Le travail dans la géographie italienne

1Le développement des processus de mondialisation et les tensions constantes qui « assiègent » tous les systèmes de production ne manquent pas de nous rappeler, jour après jour, que les faits économiques planétaires se reflètent directement sur la vie et les activités de chacun. L’évolution de l’économie des pays les plus développés (le changement de sa structure avec l’augmentation de la composante financière aux dépens de celle de la production, processus qui fait partie du développement du système capitaliste) affecte assez fortement le territoire, notamment par le biais des effets qu’il provoque sur le travail et sur son organisation. Emportée et imposée plus par la force des choses et de l’histoire que par l’organisation et la volonté des hommes, une nouvelle « géographie du travail » semble s’affirmer presque de façon autonome, au-delà des choix politiques effectués à différentes échelles. Pour cette raison, il est utile de mener une réflexion (même préliminaire et exploratoire) sur l’approche de la question du travail par l’analyse géographique pour tenter d’obtenir une meilleure compréhension du phénomène à différentes échelles. Depuis toujours, le rapport entre travail et territoire a une grande importance pour les disciplines géographiques : c’est de l’organisation du travail des hommes que viennent la relation avec l’environnement, la production (et la configuration) de l’espace et du territoire. C’est l’organisation sociale du travail qui permet de surmonter les obstacles posés à la survie et de satisfaire des besoins toujours plus complexes.

2Face à un rôle si central, les disciplines géographiques italiennes n’ont cependant que rarement reconnu directement ce rôle au travail. La géographie économique, dans son approche de questions comme l’inégal développement et les disparités régionales, s’est concentrée sur la production, en reprenant la théorie de la localisation industrielle ou l’analyse des flux de production à la lumière de la méthodologie de l’analyse quantitative. Le focus s’est orienté sur la production, avec comme résultat de concentrer la recherche sur le capital, étant généralement considéré comme principal agent actif de la production non seulement de biens mais aussi de territoire. Une grande partie des études considère le capital comme le seul élément, en mesure de modeler à « bon escient » l’espace pour atteindre son propre objectif : la maximisation du profit. Selon cette position, à la géographie économique reviendrait surtout le devoir de fournir une connaissance précise et détaillée de l’organisation spatiale du facteur « nature » et du facteur « travail », donnant si possible une interprétation et une prévision des effets sur la production, finissant par mettre de côté l’étude du facteur « travail » en soi, dans ses formes plus ou moins organisées, qui pourtant contribuerait à une compréhension plus globale du territoire et de ses potentialités.

3Déjà dans les années 1920, P. Gribaudi, par exemple, intitule un de ses livres Geografia del lavoro (« Géographie du travail ») et la définit comme :

la partie de la Géographie humaine qui étudie la superficie terrestre dans la mesure où il s’agit du domaine de travail humain […] ; le travail humain s’exerce sur la superficie terrestre spécialement à travers l’agriculture, l’industrie et le commerce, et pour cette raison la Géographie du Travail pourrait également s’appeler Géographie agraire, industrielle et commerciale1.

La définition est intéressante car elle identifie fondamentalement une constante de l’analyse disciplinaire : le travail n’est pas analysé comme facteur de production à part qui s’inscrit dans le territoire, mais se dissout dans l’analyse des différents secteurs de la production. Le cœur de la recherche est centré sur les résultats de la production, c’est-à-dire sur ses relatives modalités et ensuite, sur ses quantités et sur ses localisations. De cette façon, le travail finit surtout par être considéré comme un des éléments importants pour la localisation d’une entreprise.

4Situé dans le même contexte méthodologique, U. Toschi, dans son Compendio di geografia economica generale de 1951 (« Précis de géographie économique générale »), reprenant la théorie de la localisation d’A. Weber, attribue au coût du travail la possibilité d’influer sur le coût de la production et, donc, sur la localisation industrielle. U. Toschi ne se limite pas cependant à évaluer les éléments physiques et techniques qui modèlent l’espace : il examine également les facteurs « territoriaux », liés au profil socio-économique du processus de localisation industrielle. Il fait ainsi une place (voire une place remarquable) aux facteurs qui ne sont pas quantitatifs. À côté des facteurs quantitatifs, qu’il qualifie de « techniques », U. Toschi distingue des « facteurs paratechniques » et des « facteurs politiques » :

les facteurs paratechniques. – En parallèle mais de concert avec les facteurs techniques, agissent deux facteurs complexes, l’inertie et l’initiative, qui ne sont pas tant liés au processus productif industriel en soi mais surtout à l’entreprise industrielle, [facteurs] qui conduisent à apprécier les éléments techniques de manière non uniforme [non mécanique] : sur cette évaluation pèsent aussi des critères de différente nature, y compris psychique. Non pas la nature de l’industrie, mais l’éducation, le caractère, l’animus, en somme, de l’entrepreneur deviennent les déterminants des choix effectués, dans la mesure où ils sont décidés sous l’influence de ces facteurs, qui [ne sont pas vraiment techniques et] sont donc pour cela qualifiés de « paratechniques ».
les facteurs politiques. – […] à côté des exigences propres aux industries et à celles des industriels, interviennent dans le processus de création et de localisation des industries des exigences propres aux collectivités. L’État, interprète des exigences collectives, intervient suivant des tendances qui peuvent se résumer en termes de tendances à l’autarcie, à l’équi-distribution territoriale et à la valorisation des ressources nationales2.

5U. Toschi introduit donc un profil social que l’analyse géo-économique devrait prendre en compte puisqu’au-delà des éléments (« facteurs ») matériels, mesurables et facilement insérables dans un algorithme pour le calcul de la « localisation optimale », d’autres variables moins objectives et moins absolues, mais avec un poids semblable, entrent en jeu. L’espace économique est également façonné par les choix de la société dans son ensemble (les « exigences propres aux collectivités ») et par d’autres variables sociales (« Non pas la nature de l’industrie, mais l’éducation, le caractère, l’animus, en somme, de l’entrepreneur… »).

6Certaines idées d’U. Toschi, comme l’a observé D. Gribaudi une décennie plus tard3, n’ont pas suscité un accueil unanime de la part des géographes italiens : la plus grande attention a été manifestée aux facteurs techniques afin d’identifier des modèles abstraits et de proposer des solutions « utilisables » dans d’autres situations, éloignant ainsi la discipline des éléments de fond sur lesquels la science économique elle-même se fonde. Pour cette raison, D. Gribaudi a critiqué « la tendance moderne à considérer le processus économique comme quelque chose de purement objectif et mécanique et par conséquent à lui appliquer des méthodes purement mathématiques et statistiques »4 et souhaitait que les géographes se confrontent au « sancta sanctorum » de l’économie, plutôt que de continuer à fournir toujours « les mêmes informations démographiques – statistiques sur la distribution quantitative et qualitative des hommes à la superficie de la Terre »5.

7Selon D. Gribaudi, la géographie économique d’alors aurait négligé (à part quelques exceptions6) l’étude des éléments essentiels de l’économie, jusqu’à perdre (ou pour le moins retarder) une occasion de progrès disciplinaire, qu’à l’inverse la science économique (ou « l’économie théorique pure ») avait su exploiter. Mais, alors qu’il reconnaît une certaine dignité à l’analyse géographique des capitaux (s’inspirant d’un essai de J. Labasse7), des rentes et des prix, D. Gribaudi n’arrive pas à attribuer une telle importance au facteur travail, de toute évidence conçu comme intégré à d’autres facteurs : encore une fois, il finit par « se fondre » dans les trois branches de la production.

8Le travail est encore et toujours présent dans l’analyse géo-économique comme coût et limite, mais manque l’analyse des travailleurs. Alors qu’U. Toschi fait allusion à l’entrepreneur, à son éducation, à son caractère et à son animus, l’approche méthodologique de la géographie économique, même celle qui est la plus avancée et innovante, ignore le travailleur en tant que facteur de production et par conséquent en tant que classe. De cette approche émerge l’idée que c’est à l’action du capital que l’on doit attribuer la transformation de l’espace en territoire. D. Gribaudi cite explicitement J. Labasse : « c’est à coups d’investissements que l’homme a bâti sa région, son milieu géographique et les transforme sans cesse »8. Cette conviction semble être devenue fondatrice d’une certaine géographie économique moderne et contemporaine.

9Dans son essai « Per una geografia del lavoro », B. Nice offre une autre interprétation du travail du point de vue géographique : il délimite de façon organisée de nombreux aspects encore d’actualité dans les débats contemporains. Son étude découle de la considération que le point de vue du travail, même riche de potentialités, n’a pas été pleinement utilisé par les géographes :

Le travail constitue donc un thème basique de la géographie, qui en vérité s’y intéresse depuis longtemps, comme on peut le remarquer par les allusions que F. Ratzel et J. Brunhes lui ont dédiées. Néanmoins, parcourant la littérature géographique, le travail semble avoir été perçu de façon fragmentée et non pas en tant que tel mais pour ses résultats immédiatement perceptibles, comme les modifications du paysage, la production de biens, l’offre de services […] par commodité d’étude, on peut parler d’une géographie du travail comme on parle d’une géographie des ressources, d’une géographie des capitaux, d’une géographie de la production, d’une géographie des consommations et ainsi de suite […] le travail fournit un point de vue (une « approche » diraient les partisans de la terminologie exotique) encore peu exploité, mais précieux pour saisir ces interactions environnementales sur lesquelles la géographie se concentre9.

10On remarque combien la référence de B. Nice au caractère fragmentaire de l’interprétation géographique du travail jusqu’alors renvoie aux trois principaux secteurs entre lesquels se partage traditionnellement l’activité économique. Quand il évoque les « modifications du paysage », B. Nice semble surtout se référer aux activités du travail agricole ; alors que ses références aux activités des secteurs secondaire et tertiaire sont explicites (« la production de biens, l’offre de services »).

11B. Nice semble vouloir replacer de plein droit le thème du travail parmi les thèmes basiques et fondamentaux de l’analyse géo-économique : pour cette raison, bien qu’ayant souligné l’inutilité de la « création » d’une nouvelle branche parmi des disciplines géographiques (« au contraire les branches de notre discipline, si difficilement définissable, sont déjà trop nombreuses et à leur tour pas toujours délimitables »10), il revendique pour le travail, aux yeux des géographes, la même importance que celle du capital, de la production, des ressources et des consommations, en tant qu’acteur social déterminant pour la construction de l’espace économique.

12Une tendance quasiment opposée à celle qui est indiquée jusqu’ici semble donc prévaloir : l’analyse du capital n’absorbe plus celle du travail, mais plutôt l’inverse. B. Nice considère le travail comme étant l’un des deux facteurs « primitifs » de la production (l’autre étant la nature) : il met ainsi en évidence comment l’organisation (terme qu’il substitue directement à celui de « capital ») n’est qu’un facteur de la production dérivé de ces deux facteurs primitifs.

13Le scientifique propose également de considérer la structure sociale, en donnant de l’importance aux professions et aux positions que les individus y occupent (« entrepreneurs et professions libérales, travailleurs indépendants, dirigeants et employés, salariés, collaborateurs »11), afin d’en considérer le profil dans le contexte social. Cette division apparaît d’autant plus intéressante que, outre la structure de l’organisation, elle permet d’en souligner la spécialisation (aujourd’hui, voulant utiliser la terminologie que B. Nice définirait peut-être « exotique », on parlerait de skill) et donc la division du travail, même au sein de la même activité.

14Le rôle central du travail dans la lecture socio-économique du territoire porte B. Nice à esquisser un parallélisme entre un certain type de travail prédominant (ce qui implique inévitablement une série de relations sociales, une sorte de « genre de vie ») et l’identification d’une région. Pour lui, le travail est donc également un aspect essentiel de la géographie régionale. Aussi bien le travail que les conditions socio-économiques (dans lesquelles il est effectué) ne proviennent pas automatiquement (ou mieux de façon déterministe) du territoire dans lequel le travailleur évolue, mais du type de société dans laquelle il est inséré. L’amélioration des conditions de production et de reproduction du bien-être lui apparaît ainsi le but même du progrès. Une telle approche porte B. Nice à mettre en évidence combien la différence dans les conditions de production mais aussi de vie en général est un phénomène digne d’intérêt pour le géographe, préconisant ainsi, ne serait-ce qu’indirectement, l’analyse géographique du dumping social devenu à notre époque d’une grande actualité en raison du règne du libre-échange :

Les conditions des travailleurs varient considérablement des pays les plus arriérés, où il peut parfois y avoir encore certaines formes d’esclavage, aux pays les plus avancés sur la voie des acquis sociaux des travailleurs, qui est en substance la voie du progrès. Le large éventail des différents types de travailleurs existants dans le monde, des plus traditionnels aux plus modernes, de ceux des sociétés capitalistes à ceux des sociétés socialistes, constitue un aspect essentiel de la géographie régionale. Souvent, un certain type de travailleurs caractérise de façon déterminante une région, de sorte que si elle devient inappropriée dans le temps, sa disparition et son remplacement par un autre type peuvent avoir d’importantes répercussions dans l’environnement régional (comme le montre, par exemple, la crise actuelle du métayage en Toscane)12.

15B. Nice présente dans son analyse une série d’idées, très novatrices13, qu’on ne peut ici approfondir davantage. Au-delà du fait qu’il propose le thème du travail comme central, il souligne le lien indissoluble avec les processus socio-économiques territoriaux, qui doivent être étudiés avec les données sur la diffusion spatiale. Pour le géographe, établir la répartition des variables n’est pas suffisant, il est nécessaire d’aller plus loin pour comprendre et représenter les corrélations socio-économiques qui « forment » le territoire : « Bien sûr […], le géographe ne se limitera pas à décrire la distribution du phénomène, mais il en cherchera les liens avec toute la structure socio-économique de la région considérée »14.

16Le travail est donc considéré comme un phénomène économique et social constitutif du territoire et non plus (seulement) comme une variable pour le calcul du lieu optimal de localisation industrielle.

17Malgré les conditions posées par B. Nice, une vraie géographie du travail (qui ainsi définie ne pouvait être qu’une géographie sociale) ne s’est pas constituée en Italie. La base de l’analyse, même pour les géographes qui contestaient l’approche « libériste » à partir de positions radicales ou néo-marxistes, restait le capital, doté d’une capacité de localisation rationnelle qui aurait tendanciellement conduit à l’optimisation du système économique. Dans cette optique, l’espace réservé au travail est secondaire, espace qui se trouve encore plus réduit à cause de l’affirmation de l’idéologie du libre-échange et des innovations technologiques appliquées aux transports, aux communications, aux produits eux-mêmes et aux procédés de production.

18L’« ubiquité potentielle » des activités économiques est en somme mise sur le marché mondial. L’inversion apparaît, une fois de plus, paradoxale. Alors que pendant des siècles les communautés, constituées en société, avaient rassemblé la force de travail pour créer des produits qui répondent à leurs besoins et, grâce à la spécialisation du travail, avaient créé du surplus (c’est-à-dire des capitaux) utile pour se doter d’une meilleure organisation et de nouveaux moyens techniques et pour renforcer ainsi le travail, dans le monde de la production contemporaine, les groupes humains visent à se disputer le capital, car le travail aujourd’hui en a absolument besoin pour pouvoir s’activer et produire. Le capital va donc se fixer sur le territoire dans lequel les meilleures conditions sont offertes et reste prêt à se déplacer de nouveau pour en avoir d’encore plus favorables. Le travail, dans ces analyses du processus productif, finit par devenir « omniprésent » et donc fondamentalement sans incidence. Il s’agit d’une « omniprésence » à double rôle : si, d’une part, le travail s’est répandu dans tout l’écoumène, de l’autre, il est contraint de poursuivre les opportunités que lui offre le capital. En somme, ce n’est plus le capital qui suit (ou, plutôt, qui en découle) le travail, mais le travail qui poursuit le capital :

Le travail est le facteur de production dont l’offre est plus uniformément répartie dans l’espace : le territoire étant lui-même un produit de l’application d’énergie-travail à l’espace primitif par ses habitants, on peut dire qu’il [le travail] est distribué dans les mêmes mesures que le peuplement et la densification de la population. La recherche historico-économique a aussi démontré, sans l’ombre d’un doute, que, lorsque la masse de main-d’œuvre disponible est importante pour le développement de l’industrie, des émigrations massives, y compris à longue distance, compensent d’éventuelles lacunes de l’offre locale par rapport à la demande de masse15.

19En même temps, M. Tinacci Mossello affirme le rôle décisif du travail dans la genèse du territoire :

Les qualités peut-être les plus importantes de la population, du point de vue géo-économique, sont celles qui concernent le travail. Samuelson observe que notre société pourrait être qualifiée sans trop exagérer de « travailliste », plus que de « capitaliste », puisque nous pouvons calculer que les revenus du travail (salaires, revenus et traitements des entreprises individuelles) constituent pas moins de quatre cinquièmes du revenu global. Forme de condamnation et occasion de rédemption dans la tradition judéo-chrétienne, le travail est de toute façon (même dans les sociétés qui ne s’inspirent pas de telles traditions) le lieu et l’instrument de médiation entre l’homme et l’environnement, « énergie informée », action transformatrice qui, au cours de l’histoire humaine, a soutenu l’évolution de l’ordre naturel et social des choses ; par conséquent, de l’organisation territoriale16.

20Comme on le voit, de nombreux points communs existent entre les positions de B. Nice et celles de M. Tinacci Mossello. Le travail, décrit par la seconde comme « instrument de médiation entre l’homme et l’environnement », évoque la perspective géographique, le « point de vue » qui permet à partir du travail de saisir les « interactions environnementales sur lesquelles la géographie enquête »17. Il s’agit d’« interactions environnementales » entendues au sens large, qui comprennent l’organisation territoriale et donc le profil social construit par l’« énergie informée » que le travail représente. Loin d’approuver l’« ubiquité forcée » du travail, M. Tinacci Mossello considère le travailleur comme une qualité du territoire, duquel il constitue l’essence même :

[…] du point de vue « qualitatif », le travail est un facteur de production relativement immobile dans l’espace ; plus exactement, il est étroitement lié au territoire, duquel il constitue le véhicule et la substance. Ce que l’on veut dire, c’est que le travail ne peut pas être ramené de façon significative à la régulation du marché, car justement il est le principal véhicule de l’organisation de l’espace en territoire et, surtout, il est orienté et qualifié par le territoire18.

21C’est justement sur ce rapport si étroit entre le travail et le territoire (aussi bien pour l’individu que pour la société) que se fonde l’identification des systèmes locaux de travail19. Il s’agit d’une trame de régionalisation du territoire qui, comme affirme F. Sforzi dans son introduction, se configure comme une « tentative explicite d’appliquer à la réalité concrète les principes et les cadres théoriques en cours d’affirmation dans la géographie italienne de ces années », partant du présupposé logique que « […] c’était le travail à donner une forme territoriale au système local et à donner la principale contribution à la reconnaissance de ses frontières. D’où l’importance d’utiliser les déplacements quotidiens de travail comme variable pour identifier les systèmes locaux dans la réalité concrète »20. Il a quand même été souligné, comme justification supplémentaire pour le choix, que le travail est :

[une] activité fondamentale humaine à travers laquelle on réalise l’organisation de l’espace quotidien d’une personne, et plus généralement, d’une communauté locale. Activité capable d’influencer les choix de localisation des familles jusqu’à les déterminer : on établit son propre lieu de résidence en fonction et sous la contrainte de la distance (durée du trajet, frais de transport, contrainte psychologique, etc.) par rapport à l’emplacement du lieu de travail21.

22L’instrument des systèmes locaux de travail semble cependant avoir eu plus de chance, dans les analyses géographiques, pour analyser les « hauts et bas » du capital et des petites et moyennes entreprises italiennes, très liées au territoire (les systèmes locaux de travail furent en fait utilisés comme unités territoriales de référence pour l’identification des districts industriels), que pour approfondir une analyse sur les projections territoriales du travail et des travailleurs.

23Dans le cadre des modifications de la société et du système de production, qui ont eu comme corollaire utile un changement fondamental dans le rapport entre capital et travail, le capital, comme nous l’avons vu, « va sur le marché », libre de saisir les meilleures opportunités qui lui sont offertes, alors que les avantages compétitifs du territoire sont avant tout des avantages pour la production, offerts au capital dans l’espoir de l’attirer et, seulement secondairement, avantages de la production. Le capital, par conséquent, peut bénéficier toujours davantage de la liberté de choisir le lieu temporaire d’application, grâce à la non-homogénéité territoriale, qui résulte surtout de la diversité du travail et des travailleurs en tant que groupe social.

24Cette tendance à une potentialité croissante de mouvement n’est qu’en partie le résultat des progrès technologiques, de la vitesse et du moindre coût des transports et des communications. Elle est en réalité largement due à la confiance dans le principe « libériste », selon lequel la libre circulation des facteurs de production (parmi lesquels on oublie systématiquement le travail), uniquement réglée par les mécanismes du marché, garantit le résultat le plus efficace en termes de production, s’avérant même en fin de compte bénéfique pour tout le système. Par conséquent, ce que la doctrine économique considérait déjà comme valable dans un régime d’économie relativement fermée, vaudra a fortiori dans une open economy, qui garantit la liberté de circulation des facteurs de production et l’information complète de tous les acteurs du marché.

25Cela est un des nœuds fondamentaux et demeure on ne peut plus géographique.

26Si le capital a la possibilité de choisir où il est le plus avantageux de s’installer temporairement, le travail, lui, pour des raisons physiques, sociales, anthropologiques et culturelles, est lié au territoire. Les raisons qui contribuent à cette liaison concernent aussi bien la liberté de choix du travailleur que la nécessité du système économico-social, dans son ensemble, de préserver des équilibres consolidés. Pour autant que l’on ait affirmé que le monde contemporain a réduit l’État à une sorte de « fiction nostalgique » et que la mondialisation conduit à un monde « sans frontières »22, la réalité des masses de migrants qui se pressent aux frontières des pays « plus développés » démontre comment l’omniprésence du travail (entendue comme la capacité à poursuivre le capital) ne peut s’exercer à l’échelle mondiale, mais plutôt (et pas dans tous les cas) à l’échelle nationale ou régionale.

27Le contraste entre l’échelle d’action du capital et celle du travail peut amener à une série de réflexions géographiques. Si l’on considère le travail comme facteur relativement immobile (au moins à moyen terme), il est facile de l’envisager comme une « caractéristique » du territoire (ou du pays) dans lequel il se trouve. En d’autres termes, il constitue l’une des caractéristiques géographiques d’un État, au même titre que les caractéristiques naturelles. Le travail est vu comme une marchandise, avec des caractéristiques d’utilité, de fiabilité et même de couleur politique, dont le coût est dicté par le marché. Il s’agit d’une interprétation, qui, bien que répandue, n’est pas convaincante car elle néglige et cache la potentialité du travail à être acteur conscient, capable de fonctionner lui aussi dans le panorama économique en poursuivant ses propres objectifs. Le nœud du problème semble se situer dans les hypothèses de l’approche économique :

Pour la théorie économique néo-classique, le marché du travail est un ensemble indifférencié et (comme tout autre marché de marchandises) un facteur de production exprimé et déplacé par son prix, indépendamment de son contexte social. Il en découle une série d’hypothèses qui justifie l’approche macroéconomique et a-spatiale dans ce domaine : a) les employeurs et les travailleurs ont une connaissance satisfaisante de l’emploi et des salaires grâce au marché ; b) les deux partenaires sont rationnels et cherchent par conséquent à maximiser respectivement les profits et les salaires ; c) les décisions individuelles sont sans incidence sur le niveau général des salaires ; d) il n’existe pas d’obstacles à la mobilité du travail ; e) le travail est interchangeable et homogène pour n’importe quel marché particulier […] De fait, le travail est un facteur de production vivant, enraciné dans l’existence humaine, et non pas seulement un simple intrant, le travailleur est porteur d’une épaisseur culturelle qui ne lui vient pas seulement du lieu de production, mais plus généralement de son environnement. Pour cette raison, le travail est une pseudo-marchandise, qui devient marchandise moyennant l’offre aux employeurs, mais reste idiosyncrasique, socialement enraciné et faiblement différencié23.

28La critique formulée par la scientifique à l’égard de la vision du travail dans la théorie économique néo-classique est particulièrement significative non seulement parce que le travail, comme le prétend M. Tinacci Mossello, ne peut pas être considéré comme une marchandise « normale », mais aussi parce qu’il est évident que les conditions de la théorie (économique néo-classique) pour la plupart ne se réalisent pas dans la vie réelle.

29Si l’on reste au niveau conceptuel du travail comme marchandise, il faut faire une considération supplémentaire. Posant la libre circulation des capitaux et considérant l’omniprésence des matières premières (en raison de l’économie et de la vitesse des transports à l’échelle internationale), on devrait en déduire que la croissance intense des échanges commerciaux doit être attribuée à l’unique facteur dont les différences spatiales sont extrêmement importantes. En d’autres termes, suivant la logique « libériste », c’est vraiment la diversité géographique du travail (son coût, mais aussi ses caractéristiques sociales) qui maintiendrait « en mouvement » les échanges internationaux et les flux commerciaux, car, s’il y a une certaine équivalence entre tous les facteurs, il n’y a pas d’intérêt à mettre en place des échanges. Rappelons, par exemple, S. Conti :

S’il est vrai qu’on ne peut pas parler d’avantages concurrentiels dans un monde où presque tous sont capables de produire les mêmes produits ou services dans des temps et des coûts similaires, l’histoire récente nous enseigne aussi que de nombreuses capacités productives et ressources disponibles ne sont pas également distribuées mais diversement localisées. Le coût du travail, par exemple, est toujours un facteur clé (sinon les processus de délocalisation qui impliquent de nombreuses économies du Tiers-Monde et de l’aire postsocialiste ne s’expliqueraient pas)24.

Contributions de la littérature géo-économique anglo-saxonne

30Dans la littérature géo-économique internationale, en particulier anglo-saxonne, un certain nombre de contributions s’orientent vers une lecture de l’espace économique ouverte à la réflexion sur le rapport entre l’évolution du modèle économico-social et la configuration spatiale à laquelle il est inévitablement lié. Ces contributions, dont les origines remontent aux années 1970, avec une diffusion plus importante dans les années 1980, font progressivement une place au facteur travail comme un des éléments fondamentaux dans le processus de production et le modelage du paysage économique25. Ce sont des sujets abordés par la géographie italienne, et on vient de le voir, même en Italie, de nombreux auteurs ont souligné, selon différentes perspectives disciplinaires, l’importance du travail pour l’analyse géographique. La « nouveauté » est plutôt celle d’une approche originale, qui vise à donner une lecture des configurations spatiales à travers l’analyse des rapports sociaux, parmi lesquels le travail joue un rôle important. Selon cette approche, la géographie économique d’un espace est à la fois un miroir et un moteur des relations sociales (qu’il contient). Pour utiliser les paroles de Doreen Massey, « The geography of a society makes a difference to the way it works »26.

31Ces contributions, qui peuvent en général s’insérer dans l’approche disciplinaire de la dite critical geography, sont fortement liées à l’analyse des changements profonds de l’espace économique qui se sont imposés durant la dernière partie du XX^e siècle. Ces changements ont eu et ont encore un impact très important sur le travail. Les profonds changements structuraux, comme la désindustrialisation des pays économiquement plus développés, la tertiarisation de l’économie et la tendance à la privatisation, ont ouvert la voie (et en même temps en ont été le symptôme) à la diffusion toujours plus rapide de la pensée économique « libériste ». L’innovation technologique a signifié, par rapport au travail, un changement d’époque, avec des effets très larges sur l’organisation économico-sociale : par exemple l’accélération que la technologie a imposée à la mondialisation et à l’énorme valorisation de l’information comme matière première et facteur de production. Des paramètres comme celui de la vitesse deviennent de plus en plus importants, car l’échelle temporelle a été modifiée et comprimée par l’innovation. Mais plus que la vitesse en soi, c’est le timing qui a pris de la valeur, ou encore la capacité de l’ensemble du système productif et économique à comprendre et à seconder les rythmes du marché, capacité qui se traduit, par exemple, par l’élimination progressive des stocks en faveur de la production juste à temps. La portée de tous ces facteurs de changement a été renforcée par la simultanéité et la rapidité avec lesquelles ces facteurs ont agi sur le paysage économique.

32À bien des égards, le travail, véritable point de jonction entre l’appareil de production et le système économico-social, s’est trouvé à jouer un rôle central. Le nouveau contexte a nécessité des adaptations importantes du facteur travail, en raison de la mutation de la composition sectorielle de sa demande, mais aussi en fonction des nouvelles exigences en matière de spécialisation. La flexibilité demandée également au facteur travail a conduit à l’émergence de nombreux nouveaux types d’emplois qui ont aussi profondément modifié les relations industrielles. L’organisation des ouvriers réunis en grand nombre en confédérations syndicales hautement représentatives cède la place à un nouveau scénario : les syndicats enregistrent toujours moins d’adhérents et leur pouvoir de négociation diminue en raison aussi de la fragmentation des nouveaux types de travail.

33Dans ce contexte, on constate une attention particulière au facteur travail et une augmentation du nombre de contributions27, surtout en référence à des thèmes spécifiques : l’inégal développement, la modification de la spécialisation internationale, la délocalisation industrielle…

34Une contribution de Doreen Massey28 peut être considérée comme fondamentale dans ce domaine de l’analyse géographique. Son principal message est de soutenir la nécessité de la part des géographes d’examiner contextuellement les dynamiques économiques et sociales qui sous-tendent les configurations spatiales que le territoire prend. L’analyse des structures sociales, selon la chercheuse, ne peut pas être séparée de l’analyse géographique, au risque de ne pas comprendre les phénomènes spatiaux. Comme l’a déjà écrit B. Nice, D. Massey est convaincue qu’il est nécessaire d’approfondir la connaissance des aspects qualitatifs liés aux structures sociales. Elle reproche à l’interprétation géo-économique du moment une simplification excessive du réel, transformé en paramètres quantitatifs qui empêchent d’en saisir l’essence profonde, constituée par la trame des relations sociales. L’espace serait, en somme, une surface irrégulière, dont les plis pourraient être facilement expliqués (et par conséquent résolus) grâce à quelques indicateurs économiques fondamentaux :

Uneven development […] is still most frequently discussed as if it were only a matter of more development in some places than others ; more jobs / investment / income here than there. Implicit in this is a notion of economic space as an undulating surface, with successful high-points and less fortunate lows. The argument here is that space can be more helpfully conceptualized as the product of the stretched-out, intersecting and articulating social relations of the economy29.

35L’espace économique, dit D. Massey, ne peut être interprété de façon accomplie si l’on n’étudie que la simple distribution (et la représentation) des variables considérées comme principales, car dans le monde réel, elles sont générées par des processus sociaux plus complexes. L’analyse ne peut faire abstraction du contexte qu’elle étudie : par exemple, examiner les chiffres du chômage dans une région sans tenir compte de la situation générale de l’emploi dans cette même région et plus important encore, la qualité de l’emploi :

[…] to try to interpret economic space through the distribution of unemployment numbers (or to interpret any space simply through distributions of such phenomena) is to underestimate the complexity of social space ; most particularly it is to evade reading it relationally. To begin at the most obvious level, this interpretation does not take into account, for instance, the quality, interest and above all the power inherent in the very different kinds of jobs done by those who were still in work in the different regions30.

36Selon D. Massey, il est nécessaire d’interpréter les configurations du territoire comme résultat d’une organisation sociale spécifique, comme dispositif issu de la dialectique interne à la société et visant à atteindre les objectifs de production qu’elle se pose. Le travail, dans ce contexte, est un facteur décisif : à la fois un acteur conscient (comme dans les dynamiques de production et les rapports industriels) et un sujet passif des choix faits pour l’organisation territoriale.

37Tout le processus du changement économique de l’espace se déroule sur des plans bien définis et réels. Pour bien le comprendre, il faut cependant étudier le niveau auquel le processus prend forme, à savoir celui des structures sociales. Le changement productif, par exemple, affecte le travail de diverses façons : il en transforme la fonction dans la production (ainsi que l’importance en tant que facteur de localisation) et la capacité d’être un acteur territorial plus ou moins actif. Le résultat peut être celui de détruire le tissu économique précédent ; son impact sur le territoire, au-delà de quelques variations des chiffres du chômage, peut se traduire par une profonde mutation sociale :

[I use] the concepts of spatial structure to analyze the quite dramatic transformations in a number of major sections of the economy. In the end the primary interest is in employment, and occupational and social structures – in spatial divisions of labour. For that reason, the focus here is on labour, on changes in the spatial structure of the labour force, changes in the use of labour in production, and labour as a determinant, both as a “location factor” and as an active agent, of industry’s choice of location. Intensified economic pressures, in various forms throughout the period, brought with them changes in production process, shifts in the use of labour, attempts to search out cheaper and less combative workers, and enormous reorganizations of geographical form. All this had dramatic effects on particular places. In some the previous economic base was removed ; in others it was substantially transformed. And just as the causes and shape of industrial change do not lie wholly within “the economic”, so the impact of industrial change has far wider repercussions than simply the percentages employed in different industries or not employed at all31.

38Le cœur de la réflexion de D. Massey est donc, avec le recul, le travail : facteur en situation critique dans la mesure où il est particulièrement vulnérable aux cycles de réorganisation que la production, dans son incessante évolution, projette sur le territoire.

39Pour D. Massey aussi, la centralité du facteur travail n’est souvent qu’apparente, la création et la modification constante de l’espace économique tendent en effet à considérer comme unique et réel protagoniste le capital. La potentialité spécifique du travail, comme agent conscient dans la production de l’espace économique, demeure cachée par l’importance que D. Massey accorde aux processus sociaux. C’est donc dans les limites de la capacité du travail (et des travailleurs) de peser sur les structures sociales que réside la marge de manœuvre que l’auteur reconnaît au travail. Le capital, plus au premier plan, serait limité dans son action par la nécessité d’une « approbation » à obtenir (ou à conquérir) par la dialectique sociale.

40Pour d’autres auteurs, l’espace serait formé, plus que par des processus sociaux, par la nécessité de survie du capital. Selon D. Harvey, en particulier, le capital a l’impérieuse nécessité d’élargir et de modifier constamment l’espace économique. Grâce à cette régénération continue, il inscrit ses contradictions internes sur le territoire. La notion de spatial fix, centrale dans la pensée de D. Harvey, est éclairante à ce sujet : le capital serait sans cesse poussé par la nécessité de spatial fixes (c’est-à-dire solutions spatiales) pour ses problèmes pathologiques (« perpetually seeking out “spatial fixes” for its problems »). Harvey utilise le mot fix dans deux sens : d’un côté en soulignant comment le capital, à travers la construction / dé-construction et re-construction de l’espace, peut trouver un remède (de fix = ajuster, arranger) à ses propres contradictions ; de l’autre, comment le capital a l’exigence de se lier au territoire (de fix = localiser, fixer) pour déclencher la production et se régénérer. Ce contraste entre le besoin de mobilité et celui de se lier au territoire fait partie, selon D. Harvey, des contradictions inhérentes du capital :

[…] capitalism could not survive without being geographically expansionary (and perpetually seeking out « spatial fixes » for its problems) […] major innovations in transport and communication technologies were necessary conditions for that expansion to occur (hence the emphasis in capitalism’s evolution on technologies that facilitated speed up and the progressive diminution of spatial barriers to movement of commodities, people, information and ideas over space) […] its modes of geographical expansion depended crucially upon whether it was the search for markets, fresh labor powers, resources (raw materials) or fresh opportunities to invest in new production facilities that was chiefly at stake32.

41Dans l’esprit de D. Harvey, qui déclare pourtant également une posture marxiste, l’espace économique apparaît être la seule responsabilité du capital, qui, presque personnifié, est capable de « penser » et d’agir dans son propre intérêt. Pour D. Harvey, le travail semble par conséquent avoir une fonction résiduelle dans l’espace économique, comme « proie » du capital, avec comme seule exception le comportement actif manifesté par les migrations.

42Cette tendance des géographes de toutes les approches « idéologiques » (qu’ils soient marxistes ou « libéristes ») à trouver dans le travail un facteur de la production essentiellement passif a été identifiée par A. Herod. Selon lui, la géographie économique a trop longtemps rejeté le rôle du travail ou l’a considéré de second ordre, voire comme un « frein ». De nombreux auteurs ont vu dans le travail un frein possible à la potentialité du capital, un élément de friction qui pouvait en limiter l’efficacité, s’il n’était pas au niveau de la concurrence. Le travail, à cause de son coût, peut empêcher le développement d’une aire ; qu’il soit doté d’une faible spécialisation, non appropriée ou dépassée, peut avoir le même effet. Que son organisation soit moindre (ou pire) vis-à-vis de celle d’une région concurrente peut engendrer des coûts majeurs, des retards ou encore du gaspillage. Pour A. Herod, le travail est plutôt un agent actif capable d’établir ses propres stratégies opératoires pour réaliser ses objectifs : aussi, comme le capital, contribue-t-il a dessiner le paysage économique :

[…] many economic geographers and theorizers of the geography of the capitalist space-economy – both mainstream and Marxist – have tended either to ignore the role of workers in making the economic geography of capitalism or have frequently conceived of them in a passive manner. Although during the past two decades economic geographers have generated a considerable literature which seeks to understand how capital attempts to make the geography of capitalism in particular ways to facilitate accumulation and the reproduction of capitalist social relations, there has been much less work which examines and attempts to theorize explicitly how workers actively shape economic landscapes and uneven development 33.

43Selon A. Herod, la géographie économique devrait approfondir, comme elle le fait avec l’entreprise, la connaissance des modalités des rapports du facteur travail à l’espace économique. Cela lui permettrait d’insérer dans l’analyse de la réalité des éléments utiles à l’interprétation, la compréhension et la programmation de l’évolution des configurations spatiales. Il ne s’agirait pas de changer complètement le profil de l’analyse, mais plutôt de l’enrichir avec des éléments qui ont une place importante dans la vie réelle. Plutôt que de remplacer le capital par le travail, comme élément essentiel, il s’agirait d’intégrer les deux facteurs et d’en comprendre les dynamiques dialectiques qui aboutissent ensuite à des résultats sur le territoire : « Certainly, in suggesting that “capital is not all” I do not wish to argue that “labor is all.” »34.

44A. Herod soutient que les dynamiques dans lesquelles évoluent les travailleurs ne sont pas différentes de celles qui animent le capital : tout comme selon l’interprétation de D. Harvey, le capital doit constamment entrer en relation avec le territoire en quête de survie (le spatial fix). Ainsi les travailleurs ont aussi un rapport symbiotique avec l’espace économique et social. De ce rapport dépend, par exemple, la possibilité des travailleurs de se re-produire (au sens social) et de re-générer des espaces conformes à leur propre survie. Il s’ensuit que le paysage économique, espace de référence de l’économie capitaliste, est configuré à la fois par la pression du capital et par celle du travail. Il faut introduire les deux facteurs dans l’analyse pour être en mesure de comprendre l’évolution donc les configurations spatiales promues par les deux facteurs de la production. C’est de leur confrontation continue que résulte la production effective du paysage économique.

45Cette conception d’A. Herod semble assimilable à celle de D. Massey, même si le premier identifie avec plus de rigueur les deux (seuls) protagonistes de la phase dialectique de laquelle aboutit le modelage effectif de l’espace économique, tandis que la seconde laisse ouvert un espace plus large aux acteurs de ce processus, incarnés dans le concept de social structures. L’espace économique auquel tendent les travailleurs, selon A. Herod, n’est pas un espace différent ou alternatif à l’espace capitaliste, mais est l’espace capitaliste. Pour utiliser la terminologie de D. Harvey, A. Herod soutient que le travail aussi a besoin de configurer l’espace sur la base de ses propres exigences, devenant porteur d’un propre spatial fix (qu’il appelle « labor’s spatial fix »). Sur cette base théorique, A. Herod établit un rapport actif entre l’espace économique et les travailleurs, lesquels ont (ou peuvent avoir) des objectifs différenciés. Différents groupes de travailleurs peuvent essayer de construire des (ou avoir intérêt à la réalisation de) configurations spatiales différentes. Les travailleurs peuvent aussi avoir leur propre spatial fix non incompatible avec celui du capital, car leurs choix dépendent de leur rapport à la propriété des moyens de production, à la région où ils vivent, au secteur industriel dans lequel ils travaillent. Dans cette perspective, le travail ne représente pas une entité monolithique et indifférenciée : au contraire, il est fragmenté entre une multiplicité d’acteurs, qui sont corrélés (ou peuvent l’être), à différentes échelles, et qui peuvent aussi être opposés. En effet, deux groupes de travailleurs, placés dans deux contextes géographiques différents, peuvent avoir des intérêts contradictoires. Un groupe peut chercher à maintenir la production dans sa région, tandis que l’autre, étant disposé à travailler dans des conditions qui sont plus favorables au capital, peut avoir intérêt à inciter le capital à se délocaliser :

[…] understanding that different groups of workers may, depending upon the contexts within which they find themselves, prefer quite different types of spatial fixes-both of their own and of capital’s-allows us to view “labor” not as an undifferentiated mass in some “heroic proletarian” sense but as a social group that may have significant cleavages within itself, depending upon workers’ relationship to the means of production, their industrial sector, the region of a particular country within which they live, whether they live in the global north or global south, whether they are male or female, young or old, and so forth. Adopting such a “nonessentialist” view of how workers seek to impose their spatial visions on the landscape enables us to recognize that different and competing groups of workers may, in fact, have vested interests in generating quite different spatial fixes. Whereas one group, for instance, may seek to keep employment in their home community or country, another may encourage capital flight to theirs by agreeing to work for less or with fewer restrictive work practices35.

46A. Herod, dans ses travaux, se réfère à de nombreux cas dans lesquels les travailleurs ont réussi à réaliser leur fix spatial, même en agissant à l’échelle locale, ou ont réussi à influencer de façon conséquente le paysage économique36.

47En prenant l’exemple des travailleurs des ports de la côte Est des États-Unis, A. Herod analyse les stratégies spatiales mises en œuvre par les travailleurs pour réagir à l’introduction de nouvelles technologies de transport (en particulier la conteneurisation) menaçant, depuis les années 1950, d’arriver à éliminer presque tous les emplois et les protections des travailleurs, qui dans les ports étaient actifs et syndiqués. Les conteneurs auraient permis d’effectuer le stockage et le transfert de la cargaison loin du front de mer, déplaçant ainsi l’emploi des travailleurs (moins syndiqués, moins protégés et moins payés) de la côte vers l’intérieur. Face à cette menace, les travailleurs ont réagi en abandonnant la traditionnelle échelle locale des négociations pour chaque port, échelle qui aurait pu être facilement contournée : un accord bénéfique pour les seuls travailleurs new yorkais aurait pu se révéler contre-productif, car les compagnies de transport auraient pu facilement éviter ce port et en utiliser d’autres, plus au Nord ou plus au Sud, et effectuer les opérations ultérieures loin de la côte. L’action du personnel portuaire s’est donc caractérisée par l’imposition de l’échelle régionale, qui comprenait toute la côte orientale, et pour l’obtention de garanties particulières, liées par exemple à l’exclusivité de certaines opérations de chargement, qui n’auraient pas pu avoir lieu ailleurs que sur les jetées. Cette action, selon A. Herod, montre comment les travailleurs non seulement ont fait preuve d’une perception claire de l’évolution de la géographie économique du secteur portuaire, mais aussi comment ils ont appris à jouer un rôle actif dans la définition du paysage économique de l’époque post-conteneurs. S’il avait été seulement modelé par le fix spatial imposé par le capital, ce paysage se serait certainement mis en place de façon très différente. A. Herod soutient ainsi que, dans ce cas, les travailleurs se sont révélés « être conscients que l’espace et l’échelle peuvent être moulés de manière particulière pour répondre à des fins politiques et économiques. Dans ce sens, on peut dire que leurs actions représentent une véritable “géographie appliquée” de la part des travailleurs »37. La capacité de réaliser son propre spatial fix (bénéficiant d’une sorte de géométrie variable, autrement dit pouvant agir à des échelles différentes) constitue un grand potentiel pour les travailleurs. Le mécanisme scalaire peut être bénéfique même si l’échelle à laquelle ils peuvent agir est d’un niveau différent de celle à laquelle agit le capital.

48Ce point de vue est soutenu par bien d’autres auteurs38 :

[it] is not necessar[y] to imply that the “bigger” the geographical scale at which social actors can organize themselves the more power they have at their disposal. As Swyngedouw rightly observes, “the […] priority never resides at a particular geographical scale […] Thus, while a TNC may have power over certain workers because of its geographical mobility within, say, a continent, workers are not always relatively less powerful because their lives and actions are usually place-based. Sometimes, place-based actions in one locality can allow a given group of workers to realize their objectives, just as the fact that certain regulatory institutions are globally organized does not mean that their regulatory mechanisms will be equally effective in all the places where they are expressed. What this means, then, is that the importance of acting at certain scales is always relative and contingent, not structured hierarchically from the local to global39.

49La différence dans l’échelle des choix des deux facteurs est due, selon d’autres auteurs, à la qualité « congénitale » de l’essence même du travail et du capital et à la façon dont ceux-ci s’inscrivent dans la phase de mondialisation actuelle. Le capital serait par nature global, plus conforme aux mécanismes en réseau mis en mouvement par le développement technologique qui peut en amplifier la portée, tandis que le travail tendrait à être par nature local et serait divisé par d’innombrables intérêts individuels :

At its core, capital is global. As a rule, labour is local. Informationalism, in its historical reality, leads to the concentration and globalization of capital, precisely by using the decentralizing power of networks. Labour is disaggregated in its performance, fragmented in its organization, diversified in its existence, divided in its collective action. Networks converge toward a metanetwork of capital that integrates capitalist interests at the global level and across sectors and realms of activity : not without conflict, but under the same overarching logic. Labour loses its collective identity, becomes increasingly individualized in its capacities, in its working conditions and in its interests and projects40.

50Au-delà de l’échelle à laquelle le travail agit en qualité de modeleur de l’espace économique, il semble possible de concorder avec cette littérature (toujours plus consistante) qui montre l’utilité d’approfondir, dans une approche géo-économique, l’analyse des processus de production de l’espace économico-social qui sont liés au travail. Surtout dans cette phase historique que nous vivons, pendant laquelle un ordre social tout entier est remis en question par l’évolution de la société (et donc, en substance, par l’évolution du système capitaliste à l’ère de la globalisation), l’étude du travail comme véritable acteur territorial apparaît donc fondamentale, pour mettre à disposition des instruments de compréhension et d’action adéquats.