1Madeleine était une intellectuelle. Qui l’oublierait ne pourrait comprendre. Ni les événements extérieurs ni ceux de sa vie personnelle ne la détournèrent de la ligne choisie. Étudiante elle était, étudiante elle resterait. Après l’université de Caen, ce fut vers l’université de Paris qu’elle se tourna. Rien ne l’en empêcha. En même temps que son mari rejoignait le dépôt, le 9 octobre 1918, la jeune femme, elle, se rendait à Paris où elle fut accueillie chez ses cousins Deries.

2Mais être étudiante à Paris supposait de disposer de moyens suffisants de subsistance. Jean Dupuis, son mari, encore au front, ne pouvait à lui seul entretenir sa jeune épouse. Madeleine, on le sait, était fille et petite-fille unique. Sa grand-mère, décédée, avait laissé en héritage des biens estimables dont la belle propriété des Palliers à Saint-Lô. Léon Deries, inspecteur d’académie, pouvait prétendre à d’honnêtes émoluments auxquels venaient s’ajouter les produits de ses nombreuses publications. La famille Deries était de ces familles saint-loises considérées, qui, au demeurant, présentait une certaine aisance.

3Jamais, en effet, Jean Dupuis ne put offrir un logement à son épouse, et, quand il en eut un, il lui en refusa l’accès. La loi, cependant, l’obligeait à fournir à sa femme la protection en lui apportant le nécessaire pour subvenir à ses besoins. La femme, elle, devait obéissance à son mari1. Ne fallait-il pas l’autorisation du mari pour qu’une femme puisse s’inscrire dans une université ? Madeleine dut donc puiser dans ses biens propres. Mariée sous le régime de la séparation de biens, elle en avait peu. Elle dut rapidement trouver des solutions. Le peu de documentation que le temps a bien voulu laisser ne permet pas de suivre, aussi précisément qu’il serait souhaitable, les pérégrinations de la jeune femme. Comme elle ne disposait pas, à Paris, durant ses études, de domicile établi, elle dut changer fréquemment d’appartement et de chambre d’hôtel. En janvier 1919, elle accompagnait sa mère à Chartres. Quelques mois plus tard, elle écrivait de Notre-Dame-des-Victoires, à Paris ; elle était chez ses cousins puis à l’hôtel rue Suffren… Tout cela avait un coût que, seule, l’étudiante ne pouvait supporter.

4Madeleine, en effet, ne cessa de solliciter la générosité de ses parents qu’elle remerciait toujours avec beaucoup d’affection. Souvent, elle justifiait ses dépenses, les expliquant par le coût de la vie dans la capitale. Le prix de la chambre à l’hôtel Suffren et Saxe, situé dans l’avenue Suffren, dans le 15^e arrondissement, s’élevait à 13 francs par jour. Elle ajoutait : « C’est énorme mais je suis, ici, si bien à tous points de vue, que j’hésite à changer. »2 La chambre était bien chauffée, le service des plus corrects et l’endroit bien fréquenté, ajoutait la jeune femme à ses parents. En plus, l’hôtel avait l’avantage d’être situé non loin du domicile de M^me Turlotte à qui Madeleine allait rendre visite aussi souvent que ses activités lui permettaient. Le choix de cet hôtel lui avait été dicté par sa proximité avec le lieu du travail qu’elle était parvenue à trouver, lui occasionnant moins de frais de déplacement. Car Madeleine comptait. Elle dînait le soir dans un petit restaurant, rue Rosa-Bonheur, où, affirmait-elle : « on peut s’en tirer pour 2,50 francs à 2,75 francs. » À ces dépenses, il lui fallait ajouter le coût des consultations et des soins ainsi que les frais d’habillement. Madeleine, sans être dépensière, eut toujours le souci de sa tenue vestimentaire. Elle était, par exemple, obligée d’opter pour des bas de fil ou de coton. Parfois, elle se faisait plaisir en mettant 6,90 francs dans une paire de bas de soie de qualité moyenne, les moins chers, car elle ne pouvait se permettre de mettre 18 ou 30 francs dans des bas de soie de plus haut de gamme, qu’elle « réservait aux marchandes de gâteaux et de beurre »3.

5Les parents répondirent à chaque demande. Cependant, Madeleine perçut-elle l’incongruité de la situation, considérant que, mariée, elle ne pouvait profiter indéfiniment de cette générosité ?

Stagiaire aux bibliothèque et musée de la Guerre (fig. 1)

6Aussi, ayant pris quelques distances avec ses soucis personnels, l’étudiante se mit en quête, sinon de pourvoir à ses propres besoins, du moins d’y participer. Ce fut avec satisfaction et un sentiment de soulagement à peine voilé que, le 5 novembre 1920, la jeune femme put écrire à ses chers parents4 : « Je suis heureuse de vous dire que tout marche bien du côté de la bibliothèque de la Guerre. J’ai vu hier M. Fontana qui m’a envoyée au médecin de la bibliothèque (derrière les Buttes-Chaumont) lequel m’a donné un certificat favorable. Ma nomination aura lieu dans une quinzaine de jours ». La correspondance se poursuivait en des termes qui ne font aucun doute sur le rôle déterminant que purent jouer ses professeurs dans cette issue heureuse. Madeleine, en effet, ajoutait : « J’ai téléphoné à M. Aulard qui me recevra dimanche en huit et paraît très satisfait de me voir chez M. Bloch […] ».

Fig. 1 – Bibliothèque et musée de la Guerre.

7De fait, quelques semaines plus tard, le 29 novembre, Madeleine Dupuis fut invitée par Paul Fontana5 à signer un procès-verbal d’installation en tant que stagiaire (fig. 2). Heureuse, Madeleine avait toutes les raisons de l’être. La première, et non des moindres, fut de pouvoir ainsi accéder à un premier emploi rémunéré. Cette situation nouvelle lui conférait, outre une certaine autonomie financière, un statut social particulier de femme indépendante, étudiante, chercheuse mais aussi bibliothécaire et salariée. Une autre raison, plus pratique celle-là, était que le trajet qui séparait l’hôtel où elle était hébergée de son lieu de travail pouvait être parcouru à pied. Il ne fallait guère plus de temps pour aller de l’hôtel Suffren et Saxe, situé au 159 de l’avenue Suffren, au 39, rue du Colisée, qui abritait les bibliothèque et musée de la Guerre, que de se rendre à la Sorbonne. Enfin, Madeleine pouvait nourrir une certaine fierté à revendiquer d’être l’une des premières jeunes femmes à être officiellement nommée dans ce tout nouvel établissement public qui venait d’être créé pour perpétuer le souvenir de la Grande Guerre.

Fig. 2 – Procès-verbal d’installation de Madeleine Dupuis comme stagiaire aux bibliothèque et musée de la Guerre le 29 novembre 1920.

8Dans cette guerre qui bouscula l’univers, l’imprimerie joua un rôle capital. Il en sortit une littérature pullulante d’information et de propagande. Journaux, tracts, livres, affiches, images populaires, circulaires, photographies, cartes postales et autres publications, ouvertement publiés ou répandus clandestinement, entretinrent la résolution, l’espérance et la foi tant du combattant que de sa famille. Le besoin de recueillir documents, reliques, curiosités, menus objets usuels, bibelots, susceptibles de réveiller le souvenir, rapidement, prit corps dans la plupart des pays belligérants. En France, l’initiative en revint à Louise Leblanc (1869-1931), née Charlier, et à son époux, Henri Leblanc (1873-1935). Dès les premiers jours du conflit, ils décidèrent d’acquérir et de rassembler les documents, imprimés et figures au fur et à mesure de leur apparition d’abord à Paris, puis dans la France entière, débordant sur les pays étrangers impliqués dans le conflit. Ils y consacrèrent l’essentiel de leurs ressources personnelles. Louise Charlier avait hérité, par son père, de la fortune des industriels Fichet-Bauche, l’un des noms parmi les plus prestigieux du monde de la sécurité. Pendant trois années, ils se consacrèrent à cette quête, réunissant un imposant matériel formant une œuvre composée à la fois d’une bibliothèque et d’un musée. Ils mirent leurs collections à la disposition du public, ouvrant l’appartement de la rue Malakoff où était réuni, classé et exposé l’ensemble des documents. Ils entreprirent, avec l’aide de Camille Bloch, archiviste et inspecteur général des bibliothèques et des archives, la publication d’un catalogue6 dont le premier tome parut en 1916.

9En 1917, Louise et Henri Leblanc firent don à l’État de leurs collections, rencontrant l’initiative parlementaire impulsée par André Honnorat7. Le 23 juillet de cette même année, peu de jours avant l’acte de donation, la Chambre adopta une résolution fixant les conditions de fonctionnement d’un nouvel établissement public dénommé « bibliothèque et musée de la Guerre (fondés avec les collections Henri Leblanc) ». Louis Lafferre, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, par arrêté du 25 février 1918, en précisa l’organisation et en confia la gestion à un conseil d’administration de vingt-cinq membres. Préalablement, son prédécesseur, Daniel-Vincent, en avait confié la direction à Camille Bloch8 et avait désigné Paul Fontana au poste de secrétaire général. En outre, l’État s’engageait à donner une installation pérenne et unique dans les quatre années au plus après la fin du conflit. Dans un premier temps, les bibliothèque et musée de la Guerre s’installèrent dans des locaux de la rue du Colisée, dans le 8^e arrondissement de la capitale. Très rapidement, ils se révélèrent trop exigus pour conserver et mettre en valeur des collections qui ne cessaient de s’accroître. Un cadre mieux adapté fut trouvé au château de Vincennes par la mise à disposition du pavillon de la Reine9. Le 27 juin 1925, le président Gaston Doumergue put inaugurer solennellement les bibliothèque et musée de la Guerre qui y demeurèrent jusqu’à cette nuit du 24 août 1944 où un incendie détruisit une grande partie des collections. Aujourd’hui, le fonds reconstitué a trouvé place, pour une part, au Musée d’histoire contemporaine, à l’Hôtel des Invalides, à Paris10. La documentation, quant à elle, peut être consultée à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), située à Nanterre11.

10Tant pour Camille Bloch, qui le dirigeait, que pour Paul Fontana, son secrétaire général, l’établissement était « autre chose et plus qu’une bibliothèque, elle [était] un laboratoire d’histoire contemporaine, une sorte d’institut de recherches historiques »12. Madeleine ne pouvait manquer d’y trouver sa place. Elle y côtoya l’historien Pierre Renouvin et, sans doute, profita de son expérience. De plus, comme stagiaire, elle bénéficia d’un traitement selon la grille établie par le décret du 10 mars 1920 qui fixait les statuts des personnels et leurs traitements13. L’équipe se composait de la manière suivante :

• 1 directeur ;
• 1 secrétaire général ;
• 3 conservateurs ;
• 7 chefs de section ;
• 1 conservateur adjoint ;
• 13 rédacteurs ;
• 11 stagiaires.

11C’était une équipe, un collectif, que Madeleine intégrait. À ce titre, elle perçut un salaire annuel de 5 000 francs, non soumis à retenues14. C’était bien inférieur aux traitements perçus par les personnels titulaires, de 6 000 francs pour un rédacteur, de 11 000 à 13 000 francs pour un chef de section, jusqu’à 15 000 francs pour un conservateur ou le secrétaire général, quand le directeur percevait jusqu’à 22 000 francs. C’était peu, mais la rémunération était salutaire et bienvenue. Elle permettait d’assurer l’hébergement à l’hôtel où la jeune femme confiait à ses parents qu’elle se sentait si bien. À défaut d’entière liberté financière, elle pouvait revendiquer une certaine indépendance. Madeleine y passa deux années.

12C’était plus qu’une équipe que l’étudiante en histoire intégrait, c'était une ambiance. Une ambiance entièrement tournée vers la collecte de documents, la recherche, la réflexion, tout ce que Madeleine aimait. Ajoutées à cela les rencontres et les relations autres que celles qu’elle entretenait avec Camille Bloch, le directeur et aussi son professeur, chartiste, comme l’était Paul Le Cacheux, l’ami, le conseiller, archiviste départemental de la Manche. Elle y rencontra, par exemple, l’historien Pierre Renouvin qui, quelques années plus tard, remplaça Camille Bloch à la direction des bibliothèque et musée de la Guerre. Il fut une autre rencontre qui marqua notoirement l’étudiante : ce fut celle de l’abbé Grente15, rencontré aux Archives nationales, qui la pria de poursuivre l’échange au presbytère de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ce fut avec beaucoup de déférence qu’elle rapporta l’essentiel de l’entretien à ses parents dans une correspondance datée du 5 novembre 1920 : « C’est un vieillard, écrivait-elle16, d’une remarquable érudition, ayant la véritable passion de l’histoire avec le talent de la faire vivante et vraie ». « Il m’a donné, poursuivait-elle, quantité de renseignements sur les prêtres réfractaires ». L’endroit ne pouvait être mieux choisi pour recueillir les conseils avisés de l’historien17 autant attaché à l’histoire de sa paroisse18 qu’à celle du département de la Manche et, en outre, spécialiste des victimes religieuses de la Révolution. Madeleine, en se rendant à l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, n’était sans doute pas sans savoir que, proche de Port-Royal-des-Champs, cette église devint, sous l’influence d’Angélique Arnauld, l’un des centres du jansénisme parmi les plus importants.

13Clergé et Révolution. Il n’en fallait guère davantage pour emporter l’intérêt de la jeune historienne. Cette problématique, déjà bien installée dans ses préoccupations de chercheuse, allait devenir, au fil des ans, une thématique prédominante19. L’abbé Grente voyait juste en devinant chez Madeleine des scrupules qu’il tenta de lever20 : « Il a terminé sa causerie, par le conseil d’éviter le scrupule historique qu’il devine en moi et est arrivé à me donner les conseils psychologiques les plus éclairés ».

14La jeune femme était pleinement dans son élément. Elle se montrait très à l’aise dans cette vie parisienne, partageant son temps entre la Sorbonne, les Archives nationales, les bibliothèque et musée de la Guerre et les rencontres avec professeurs et historiens, sans omettre de prendre parfois quelques libertés en se promenant au bois de Boulogne, en flânant dans les rues de Paris, ou s’arrêtant à quelque terrasse de café en compagnie de familles amies ou de cousins parisiens lorsque ces derniers l’invitaient. Tout allait bien dans cette existence choisie d’intellectuelle parisienne pourtant limitée par des contingences matérielles et financières dont elle avait parfaitement conscience tant la vie était bien éloignée du confort saint-lois. Elle s’en confia à ses parents : « Je dîne dans des endroits convenables mais en compagnie d’ouvriers, avec des fourchettes d’étain. Où est-il le temps où j’étais de mauvaise humeur parce que je ne trouvais pas vos hôtels assez “chic” ! » Elle en était même parvenue à devoir réparer le bout des manches de sa robe pour être présentable à son travail. Tout irait bien, malgré cette rigueur que le poste qui venait de lui être attribué allait sans doute atténuer, tout irait bien si l’on veut bien faire abstraction de la gestion des difficultés matrimoniales qui s’accentuaient, auxquelles vinrent s’ajouter des inquiétudes grandissantes touchant à la santé de sa mère.

Disparition de sa mère, sa confidente

15Marie Simon, sa mère, était de santé précaire. De fréquents séjours en milieu médical ajoutés aux nombreuses consultations auprès de médecins de renom ne cessaient d’alerter un entourage attentif. Madeleine, de son côté, ne ménageait guère sa peine pour se renseigner auprès du corps médical parisien afin de prodiguer à sa mère les conseils les plus avisés. Rien n’y fit : pas plus les avis médicaux que les dévotions au Sacré-Cœur ou à Saint-Sulpice. Marie Simon s’éteignit à son domicile le 23 mai 1921, des suites d’une douloureuse maladie comme le précisent pudiquement les nécrologies quand elles veulent taire les causes du décès et ne pas les nommer. La souffrance fut réelle. Madeleine la partagea et, disait-elle, entre femmes, la comprenait, d’autant qu’elle-même, à ce moment-là, subissait des traitements particulièrement douloureux « d’électricité intra-utérine » qui la laissaient « comme une loque ». De la sorte, Madeleine semblait souffrir de maux similaires dans leurs manifestations, bien que de causes très distinctes.

16Alfred Quesnel, l’archiprêtre de l’église Notre-Dame, célébra la cérémonie religieuse. Marie Simon fut inhumée le 25 mai dans la sépulture familiale du cimetière de Saint-Lô, aux côtés de ses parents (fig. 3). Léon Deries, son mari, conduisit le deuil, accompagné du recteur de l’université de Caen et de M. Thouroude, avocat21. Le préfet, M. Follet, un adjoint au maire de Saint-Lô, l’avoué, M. Jouanne, et le D^r Alibert, médecin, furent chargés de tenir les cordons du poêle. Derrière le cercueil, des enfants des écoles se chargèrent de porter les nombreuses gerbes et couronnes offertes par le personnel enseignant. Un grand nombre de personnalités civiles et militaires, de membres de l’enseignement et d’amis de la famille constituèrent l’imposant cortège qui, de l’église Notre-Dame au cimetière de Saint-Lô, accompagna la mère de Madeleine et l’épouse de l’inspecteur d’académie à sa dernière demeure. Dans la grande maison de la rue Dame-Denise, la mort était passée par là. La maison avait perdu son âme, ainsi que l’exprimait Léon Deries, son mari, dans Le Jardin des souvenirs : « C’était notre maison. » Il ne reste plus que les souvenirs dans la grande maison vide de la rue Dame-Denise22.

Fig. 3 – Inhumation de Marie Simon, femme Deries, acte n^o 63, registre de catholicité de la paroisse Notre-Dame de Saint-Lô.

17Elle était d’autant plus vide que c’est en philosophe qu’il allait devoir rester seul. Madeleine, la fille unique sur laquelle il allait reporter toute son affection, s’était éloignée. Son existence était désormais à Paris. Revint-elle quelquefois à Saint-Lô ? L’absence de correspondance suivie dans le fonds d’archives personnelles, entre 1920 et 1923, comme si elle avait été triée, perdue, intentionnellement cachée ou détruite, ne permet guère de répondre à l’interrogation. On est en droit de le penser néanmoins, car la jeune femme y faisait adresser son courrier. Son père, en revanche, profondément marqué par le vide de l’absente, durant les deux années qui le séparaient de la retraite, alterna, lorsque les loisirs le lui permettaient, les séjours à Paris et Angers, ou, parfois, dans des temps de méditation, dans certaines abbayes dont il appréciait la quiétude comme celle de Solesmes et, plus tard, celle de Ligugé. Il est établi, toutefois, que Léon Deries accompagna sa fille dans les délicates démarches entreprises pour obtenir le divorce et l’annulation de son mariage religieux. L’érudit et historien amplifia ses recherches et resserra les liens qui l’unissaient avec la Société de la Révolution française, présidée par Alphonse Aulard.

Madeleine, professeur de lettres

18Néanmoins, Madeleine, au lendemain de l’inhumation de sa mère, dut reprendre le chemin de la capitale où la réclamaient à la fois ses études et son emploi. Bien que faiblement rémunéré, il était d’autant nécessaire que la jeune femme devait faire face aux dépenses engagées dans les affaires judiciaires entreprises. Il n’était cependant pas pleinement satisfaisant. L’emploi de stagiaire auprès des bibliothèque et musée de la Guerre, certes fort intéressant, ne correspondait pas aux compétences d’une jeune femme licenciée ès lettres. Madeleine pouvait naturellement espérer un poste d’enseignante.

19Il finit par lui être offert. Paul Lapie, directeur de l’Enseignement primaire, dans une lettre au timbre du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, adressée à Madeleine Deries, au domicile parisien de la jeune femme, 130, rue d’Assas, dans le 6^e arrondissement, l’informa qu’il l’avait désignée pour assurer, en qualité d’intérimaire, un emploi de professeur de lettres à l’école primaire supérieure de Decize (fig. 4-6)23. Elle devait remplacer un vieux professeur, décédé, depuis longtemps installé dans la cité nivernaise.

Fig. 4 – École primaire supérieure de Decize (Nièvre).

Fig. 5 – Nomination de Madeleine Deries à l’école primaire supérieure de garçons de Decize (Nièvre).

Fig. 6 – Decize (Nièvre), école primaire supérieure, envoi de Madeleine à son père daté du 28 juin 1922.

20Cette école primaire de garçons fut inaugurée en 1883. Le nouveau bâtiment regroupait une école de trois classes, une école primaire supérieure également de trois classes et un internat24. L’école primaire supérieure fut dotée d’ateliers d’ajustage et de menuiserie. Mais après une expérience peu suivie d’enseignement agricole, l’école primaire supérieure, en 1902, ne comptait que soixante-dix élèves de sexe masculin. C’était, en 1922, un établissement vétuste qui se remettait lentement des suites de la guerre. Les locaux, en effet, furent réquisitionnés pour servir d’hôpital militaire confié aux bons soins des Dames françaises. La vie y était rude. Le confort du chauffage central, par exemple, n’y fut apprécié qu’en 1929. Comme beaucoup d’écoles primaires supérieures, celle de Decize fut, en 1933, transformée en cours complémentaire annexé à l’école primaire de garçons.

21Madeleine, donc, était invitée à rejoindre le poste de Decize « dans les moindres délais ». Une telle opportunité ne pouvait se refuser, bien que la délégation devait prendre fin, de plein droit, le 30 septembre suivant. Le directeur de l’Enseignement primaire, toutefois, voulait se montrer encourageant en précisant qu’il étudierait la possibilité, le moment venu, de lui offrir une nouvelle délégation, cette fois dans une école de filles. Malgré la courte durée et la précarité de la situation, une offre de la sorte ne pouvait d’autant se refuser que l’emploi débouchait sur un traitement et des indemnités de professeur d’école primaire supérieure de 6^e classe non soumis à retenues pour la retraite. En application de règlements anciens25, était-il précisé dans sa lettre de nomination, il lui faudrait attendre d’être nommée professeur titulaire dans une école de filles. En fait, sans avoir les titres de capacité, Madeleine possédait les certificats de licence requis par la réglementation en vigueur lui conférant la dispense des épreuves de la première partie du professorat des écoles primaires supérieures. Elle pouvait prétendre à une rémunération26 qui allait être bien supérieure à celle qu’elle percevait préalablement, lui procurant une autonomie et un confort financiers, certes relatifs, mais, jusque-là, inégalés. Remplaçant ainsi, au pied levé, un titulaire décédé, Madeleine allait devoir s’adapter aux obligations de service de son prédécesseur dans le poste, c’est-à-dire vingt heures d’enseignement auxquelles s’ajoutaient les heures supplémentaires et de surveillance.

22Libérée des affaires matrimoniales, la jeune femme avait retrouvé la liberté. L’accès à cet emploi venait à point nommé. Il améliorait sensiblement une situation financière devenue délicate. Sans doute Madeleine allait-elle devoir organiser différemment son existence entre des obligations professionnelles, nouvelles pour elle, les hébergements, les déplacements et les études. Des études au demeurant bien avancées : les recherches sur les thèmes choisis, débutées dès 1918, étaient pour ainsi dire terminées ; l’essentiel du travail de rédaction des thèses, en cette période de l’année, était achevé, ou sur le point de l’être. Il lui restait à le peaufiner tant les doutes, l’insatisfaction, les incertitudes, sont la proie de tous les étudiants en fin de parcours. Restait la préparation de la soutenance qui ne constituait pas, dans le processus de la conquête du grade ultime de l’université, le moindre des obstacles à franchir.

23Cependant, la jeune femme n’oubliait pas sa carrière. À la fin des congés scolaires d’été, le directeur de l’Enseignement primaire confirma Madeleine Deries dans la fonction enseignante. Un arrêté daté du 12 septembre 1922, signé de la main même de Paul Lapie, la délégua dans les fonctions de professeur, dans l’ordre des lettres, à l’école primaire supérieure de jeunes filles de Roubaix (fig. 7 et 8). Le recteur de l’académie de Lille, Georges Lyon, aussitôt la pria, par lettre datée du 14 du même mois, d’en accuser réception et de rejoindre son poste sans plus tarder, c’est-à-dire immédiatement. À cette époque, on ne transigeait pas avec les règles administratives : un acte officiel de nomination était un ordre que le recteur était chargé d’exécuter.

Fig. 7 – Nomination de Madeleine Deries à l’école primaire supérieure de jeunes filles de Roubaix (Nord).

Fig. 8 – Attestation d’affectation de Madeleine Deries à l’institut Sévigné à Roubaix (Nord).

24Cette fois, Madeleine Deries entra de plain-pied dans la fonction. Elle devint professeur de plein droit et à plein temps. Elle put ainsi bénéficier d’un traitement annuel de plus de 5 500 francs auquel s’ajoutèrent autant d’indemnités de résidence, sans compter les heures supplémentaires rémunérées et les heures de surveillance27. L’établissement qu’elle rejoignit, communément appelé institut Sévigné (fig. 9), était en fait une école primaire supérieure de jeunes filles. De l’école primaire supérieure de garçons de Decize à celle de filles de Roubaix, le professeur de lettres changeait d’échelle. L’institut Sévigné, à Roubaix, était pour les jeunes filles ce qu’était l’institut Turgot pour les garçons28. Le conseil municipal de la Ville de Roubaix, conscient d’un manque après l’école primaire, décida, par délibération du 28 mars 1879, la création de ces deux écoles primaires supérieures. L’institut Sévigné s’installa l’année suivante, rue du Vieil-Abreuvoir, dans un immeuble dont la ville fit l’acquisition le 1^er août 1881. L’institut Sévigné connut un succès croissant. En 1893, il comptait plus de 300 élèves. À la veille de la Première Guerre mondiale, près de 600 élèves étaient répartis entre l’école élémentaire et l’école primaire supérieure29. Un cours d’enseignement général préparait au brevet, au concours d’entrée à l’École normale ainsi qu’aux examens administratifs. Un autre cours ouvrait sur des formations pratiques de comptabilité, de sténographie et de dactylographie, l’une et l’autre de généralisation récente30. L’établissement offrait également des formations en cuisine et aux métiers du vêtement et plus généralement du textile, spécialité de la ville de Roubaix. Dans cette ville de plus de 110 000 habitants, Madeleine, avec cette nomination, intégrait le corps professoral d’un établissement primaire important, tant par le nombre d’élèves que par les formations qui y étaient offertes. Ne se douta-t-on pas, en cette rentrée scolaire d’octobre 1922, dans la salle des professeurs, qu’on accueillait une collègue qui allait devenir la première femme docteur ès lettres en histoire. Encore aujourd’hui, la plupart des moteurs de recherche, ciblés sur l’institut Sévigné de Roubaix, amènent inéluctablement sur les travaux de « Madeleine Deries, professeur à l’institut Sévigné de Roubaix ». Nul n’aurait pensé que ce jeune professeur de lettres assurerait de cette manière le renom de l’établissement que dirigeait depuis plusieurs années M^lle Berthe Crinon.

Fig. 9 – Roubaix (Nord), institut Sévigné.

25Mais le jeune professeur disposa-t-elle vraiment de temps pour donner la pleine mesure de ses qualités pédagogiques et professionnelles ? Elle resta si peu dans la fonction qu’on peut en douter. Lorsque Madeleine se présenta à l’institut Sévigné, elle avait tout à apprendre. Les deux mois qu’elle avait passés à l’école primaire supérieure de Decize lui avaient tout juste permis de s’imprégner de l’ambiance et d’apprécier les obligations d’un métier exigeant. Au demeurant, une fille d’inspecteur d’académie, nourrie au sérail, ne pouvait en méconnaître les vicissitudes. N’en aurait-elle pas pris conscience elle-même, aurait-elle oublié les recommandations paternelles, que la directrice de l’institut lui aurait très vite rappelé qu’elle était là pour asseoir la réputation qu’elle entendait conserver à son établissement. M^lle Berthe Crinon avait acquis elle-même une solide réputation de gestionnaire rigoureuse qu’elle avait fait valoir durant la Première Guerre mondiale lorsque les armées d’occupation avaient investi l’institut Sévigné. Cet esprit ne pouvait déplaire au jeune professeur qui, bien qu’enseignante inexpérimentée, continuait de faire la preuve, dans ses études, de qualités qui lui étaient volontiers reconnues, de sérieux, de courage et de détermination. Madeleine avait des objectifs bien arrêtés, d’autant que les échéances de la soutenance de ses thèses se précisaient. Elle s’y préparait. Le but était proche. Toute son énergie se trouvait mobilisée par l’objectif. De surcroît, Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, venait de signer, le 18 janvier 1923, son admission comme élève titulaire de la section des sciences religieuses de l’École pratique des hautes études dont Madeleine était stagiaire (fig. 10). Au même moment, Madeleine sollicitait une autorisation spéciale pour consulter, aux archives du ministère des Affaires étrangères, la correspondance de Rome en vue d’une étude sur la mission du marquis d’Aubeterre (fig. 11). En réalité, la présence de Madeleine à Roubaix fut de courte durée. Prenant ses fonctions en octobre 1922, l’administration lui accordait un nouveau congé d’un mois à compter du 28 février 1923, officiellement pour raisons de santé31. L’arrêté précisait qu’elle conservait son traitement intégral jusqu’au 1^er mars, mais que, ensuite, jusqu’au 27 mars, elle n’en percevrait que le tiers. Cette précision tendrait à dire qu’elle avait épuisé ses droits. La soutenance se déroulant le 25 mars 1923, à Paris, il est hautement probable que Madeleine n’ait point revu Roubaix, ses collègues, ses élèves et la directrice, hormis, peut-être, pour les honneurs qui lui furent très justement adressés et que la presse locale prit plaisir à relayer. L’Écho du Nord se montra notoirement réactif. Le 26 mars, le lendemain même de la soutenance, le rédacteur en chef du journal adressa à l’heureuse lauréate, à son domicile parisien, 133, boulevard Brune, une demande de photographie pour annoncer son succès. C’était bien une reconnaissance qui ne manqua pas d’ajouter à la réputation de l’institut Sévigné. L’une de ses professeurs venait de conquérir, pour la première fois, en France, le grade de docteur ès lettres en histoire. Revenons donc sur ce parcours exceptionnel qui conduisit, en cinq années, une jeune étudiante de l’université de Caen avec le grade de licencié ès lettres – la féminisation des titres et grades n’était toujours pas à l’ordre du jour – au grade de docteur ès lettres en soutenant, pour la première fois, deux thèses en histoire.

Fig. 10 – Nomination de Madeleine Deries comme élève titulaire de l’École pratique des hautes études.

Fig. 11 – Ministère des Affaires étrangères, autorisation à consulter la correspondance de Rome.