Madeleine impliquée dans la Grande Guerre

1Des vacances pour se remettre ? Un voyage ? Point ne fallait y penser ! Il y aurait même de l’indécence à y songer dans une France meurtrie par la guerre. Sur le front, les combats redoublaient d’intensité alors que la victoire espérée tardait. À l’arrière, outre les efforts demandés à chacun, il fallait organiser et gérer les soins aux soldats blessés et convalescents. La Manche, de ce point de vue, offrait un ensemble cohérent et dense d’hôpitaux intégrés à la région militaire de Rennes. Le chef-lieu du département appartenait à ce réseau avec ses hôpitaux complémentaires, auxiliaires ou temporaires, auquel s’ajoutaient des initiatives individuelles d’hébergement. L’inspecteur d’académie, étant donné sa fonction, ne cessait de transmettre, auprès des instituteurs et institutrices de son ressort et, à travers eux, auprès des familles, une ardente conviction de patriotisme2. Dans son message pour la nouvelle année, le 31 décembre 1917, Léon Deries s’adressait aux instituteurs et institutrices du département en ces termes3 : « L’année qui demain va commencer sera, dans les annales du monde en général et en même temps dans les annales de la France en particulier, une année décisive. » Il en appelait au devoir universel, ce sentiment qui doit dicter à tous la conduite à tenir et de conclure : « Haut les cœurs ! mes amis, et vive la France. » De son côté, M^me Deries, tout au long de ces années, ne se ménagea guère pour montrer l’exemple en apportant son aide et son soutien indéfectibles. Elle se mit au service des Dames de France et intervint directement auprès des blessés. Leur fille, sitôt les examens universitaires terminés, reprit auprès de sa mère des activités d’infirmière que ses études l’avaient contrainte d’interrompre.

2Assurément, un passage aussi rapide du premier au second grade universitaire témoignait de l’importance du bagage capitalisé au cours des années de préparation du baccalauréat. La licence dégageait l’horizon et ouvrait à la jeune Saint-Loise un avenir assuré. Allait-elle emprunter le chemin tracé par le père ? Les portes de l’instruction publique lui étaient grandes ouvertes. À moins que l’influence de l’ami de la famille, du conseiller écouté que fut Paul Le Cacheux, archiviste départemental, lui suggérât quelques autres voies plus orientées vers l’histoire, la recherche et les vieux papiers. Souvent Madeleine sollicita son aide tant elle avait confiance en ses judicieux conseils. Jamais il ne faillit. Jamais il ne manqua de lui apporter les références indispensables pour l’engager dans des lectures utiles, lui recherchant et procurant même la documentation nécessaire à ses recherches.

3Qu’allait donc choisir la jeune universitaire ? Laissons-lui tout de même le temps de se reprendre après de tels efforts. La rentrée d’octobre allait apporter la réponse attendue. Madeleine se serait bien vue sur un poste d’enseignante dans un collège secondaire ou bien dans une école primaire supérieure. Son inexpérience serait sans doute un obstacle mais les relations paternelles pallieraient très certainement. Au demeurant, n’était-ce pas le lot commun de ces jeunes diplômées, hormis pour quelques-unes admises à concourir à la prestigieuse École normale supérieure de Sèvres ?

4Pour l’heure, Madeleine contribua à l’effort de solidarité nationale. Et s’intégra au réseau d’aide et de soins opérationnels dans les hôpitaux complémentaires implantés à Saint-Lô et dans leurs annexes. Parfois, pour pallier le manque de lits, certains particuliers offraient l’hospitalité aux convalescents. Ce fut vraisemblablement le cas de la famille Deries-Simon. Madeleine, de Caen, s’inquiéta souvent auprès de sa mère du sort de « ses réfugiés ». Proche des deux hôpitaux complémentaires implantés à l’École normale de la rue Saint-Georges et à l’école de filles de la rue de Carentan, qui, l’un et l’autre, accueillirent des soldats belges, la propriété des Palliers était très bien située pour remplir cette fonction.

5La victoire tardait bien que le front allemand continuât de se lézarder sous les coups redoublés des alliés désormais coordonnés par le général Foch, promu maréchal de France. En ces mois de juillet et d’août, de Montdidier à Amiens, de la Marne à la Somme, d’Épernay à Soissons, partout, du front, les nouvelles se voulaient rassurantes4. Les troupes recouvraient un moral depuis longtemps en berne. Au chef-lieu du département, comme ailleurs, des événements festifs et sportifs furent organisés tout au long de la guerre. Destinés à maintenir la bonne santé de l’opinion, la mobilisation de la population et l’élan populaire, ces manifestations permettaient de soutenir l’effort de guerre. L’inspecteur d’académie, accompagné de sa famille, se devait, par sa présence aux côtés des édiles, du préfet et des élus, de marquer l’implication des services publics. En outre, la jeune femme ne pouvait abandonner aussi vite ses chères études. Si proche de son père, elle dut non seulement fréquenter la bibliothèque familiale qui ne cessait de s’enrichir d’ouvrages nouveaux, mais également contribuer aux recherches paternelles, voire participer directement à la documentation et à la rédaction des travaux en cours. Une intellectuelle désormais rompue aux études universitaires ne pouvait demeurer longtemps inactive. Mais alors que tout porte à imaginer l’étudiante saint-loise suivre une voie que l’on percevait maintenant bien tracée, un événement allait surgir. Aussi brusque qu’inattendu, il allait bousculer l’existence de la jeune femme.

Madeleine Deries épouse Jean Dupuis

6Le 24 septembre 1918, à Saint-Lô, Madeleine Deries épousait Jean Dupuis (fig. 1). Cette hâte était, pour le moins, surprenante. Jamais Madeleine, dans sa correspondance, ne s’était abandonnée à des confidences affectives. Tout au plus avait-elle laissé paraître une légère émotion avec les enfants Domin et avait manifesté une interrogation sur la bienséance pour une jeune fille d’inviter, chez elle, son professeur quand ce dernier était célibataire. Le 24 septembre 1918, donc, à 6 h 15 du soir, Auguste Leturc, président du conseil d’arrondissement, officier de l’Instruction publique, maire et officier de l’état civil de la Ville de Saint-Lô, reçut, en l’Hôtel de Ville, le consentement des deux époux et les déclara unis par le mariage5.

Fig. 1 – Jean Dupuis, 1929, carte d’ancien combattant.

7Le contractant, Jean Robert Octave Dupuis, cultivateur de son état, était à ce moment-là soldat mitrailleur au 150^e régiment d’infanterie aux armées. Décoré de la Croix de Guerre, âgé de vingt et un ans, il était né à Braine, département de l’Aisne, le 7 juillet 1897 et était domicilié à Compiègne. Son père, Henri Alfred Félix Dupuis, était décédé à Braine le 17 juillet 1907 ; sa mère, Julia Tassin, propriétaire, domiciliée à Compiègne, se trouvait momentanément à Hirson. Elle ne pouvait être présente. Pour la même raison de pays envahi, le futur époux ne put produire ni extrait d’acte de naissance ni d’acte de décès du père. Un acte de notoriété, établi par le juge de paix du canton de Saint-Lô, devait pallier et une notification du président du tribunal civil dispensait le jeune homme du consentement de sa mère restée au pays. Les parents de la future épouse, eux, étaient bien présents et consentants. Il était, en outre, précisé qu’un contrat de mariage avait été reçu par M^e Jouanne, suppléant M^e Pougheol, notaire à Saint-Lô et ami de la famille Deries, mais absent car mobilisé au front. Le choix des témoins n’est jamais anodin. Pour Jean Dupuis, ce furent Charles Drucbert, un prêtre âgé de cinquante-trois ans, et Jules Lemarchand6, comptable, âgé de trente-sept ans, tous les deux domiciliés à Saint-Lô. Madeleine, de son côté, appela pour témoins deux de ses amies, Yvonne Opérie, professeur, domiciliée à Lisieux, et Gisèle Fraitot, de Vire.

8Après la publication d’un seul ban, au lieu des trois rituellement requis, et d’une dispense d’heure, le mariage religieux fut célébré le lendemain. Charles Drucbert7, « délégué par Monsieur l’archiprêtre de l’église Notre-Dame de Saint-Lô », reçut le mutuel consentement des époux et leur donna la bénédiction nuptiale en présence des mêmes témoins et de quelques autres, au demeurant peu nombreux8. De la famille, seuls étaient mentionnés les parents de Madeleine et une amie de longue date, M^me Veuve Turlotte, née Claire Pajot, l’épouse d’un caissier de la Banque de France9 décédé à Saint-Lô en 1888. Très proche de la famille, surtout de la grand-mère Simon, Madeleine l’évoquait souvent dans sa correspondance, avec l’affection d’une petite-fille. Yvonne Opérie, quant à elle, était une camarade de la future mariée, rencontrée sur les bancs de la faculté10. Gisèle Fraitot, née à Vire le 24 février 1893, était la fille du principal du collège de Vire. Émile Victor Fraitot, outre d’appartenir à la même administration que le père de Madeleine, fut un historien, auteur de publications qui ne pouvaient manquer d’intéresser Léon Deries. De la même génération, des liens se nouèrent autour de leur intérêt commun pour l’histoire.

9Il nous faut revenir un instant sur les conditions de la cérémonie. Les publications de mariage, selon le droit canon, doivent être faites trois dimanches ou jours de fêtes de préceptes, consécutifs, à l’église, au cours des messes ou d’autres offices comportant une certaine affluence dans chacune des paroisses des futurs conjoints, dont la dernière, en principe, au moins trois jours avant la cérémonie du mariage. La dispense d’une ou deux publications n’est pas une simple formalité. Elle nécessite un motif légitime. Le désir raisonnable des futurs peut, néanmoins, y suffire, notamment si leur état libre est par ailleurs acquis. C’est l’Ordinaire du diocèse où est célébré le mariage, ou son délégué, qui accorde les dispenses de publications. Publications de mariage et dispenses de bans sont consignées dans des formulaires ad hoc11. En la circonstance, au plan formel, c’est-à-dire au regard du droit canon, il ne semble pas y avoir de motif particulier pour soupçonner un quelconque vice de forme. Tout au plus certains doutes pourraient être avancés portant sur la validité de l’enquête canonique qui, probablement, a dû rencontrer les mêmes obstacles que l’enquête civile. La date de baptême du futur marié est mentionnée sur l’acte de mariage. Il a donc bien fallu qu’elle soit exactement notifiée en la forme d’un extrait d’acte de baptême conforme. Or, la paroisse et le diocèse du futur, originaire de Braine, sont en territoires occupés. Les actes de catholicité devaient être aussi difficiles à obtenir que les actes de l’état civil. À moins que le curé Drucbert ne soit lui-même originaire de la même région et n’ait été porteur des pièces requises et du nihil obstat indispensable… La dispense d’heure, quant à elle, signifie que la cérémonie a été célébrée en dehors des heures autorisées pour les offices liturgiques12, c’est-à-dire pas plus d’une heure avant l’aurore et pas plus qu’une heure après midi. Il en découle que la cérémonie a dû vraisemblablement se dérouler l’après-midi du mercredi 25 septembre 1918, plutôt que le matin avant les aurores. Ces dispenses, une assistance réduite, l’absence des proches de l’époux, portent incontestablement la marque d’une hâte à convoler qu’il va falloir tenter de clarifier, à défaut de comprendre, tant il est vrai que dans les affaires du cœur, la raison n’est guère d’un grand secours.

10Quoi qu’il en soit, entrée au bras de son père, Madeleine ressortit sur le parvis de l’église Notre-Dame au bras de son mari. Le temps, hélas, n’a laissé aucune trace pour immortaliser l’événement : pas davantage d’articles dans la presse locale, détruite pour l’essentiel dans le bombardement de la ville de Saint-Lô, que de clichés, eux aussi détruits. Le jeune couple, cependant, devait avoir belle allure. On l’imagine, elle, en robe noire ou blanche comme cela se portait à l’époque, chapeautée comme à son habitude pour ramasser son abondante chevelure, lui, grand jeune homme de 1 m 75, dans la tenue réglementaire du régiment auquel il appartenait, arborant avec fierté la Croix de Guerre qui lui avait été décernée en 1916. On l’imagine… Laissons l’imagination opérer en l’absence d’éléments probants car la réalité fut peut-être très différente pour une cérémonie voulue aussi sobre que discrète. Néanmoins, bien que l’espoir d’une victoire, annoncée comme inéluctable, soit chaque jour plus précis, s’ouvrait, devant le couple, un avenir incertain. Pour le coup, par la force des choses, car le front réclamait toujours ses soldats, la lune de miel allait être de courte durée. Jean Dupuis n’était que de passage à Saint-Lô.

11La lecture attentive de la fiche matricule13 permet d’affirmer sans se tromper que les époux ne se connaissaient pas14. Évacué aux ambulances, pour appendicite voire péritonite, le soldat Dupuis fut admis à l’hôpital d’évacuation n^o 10 de Connantre15, le 30 juin 1918, avant d’être orienté vers l’hôtel des Sources, à Vittel, réquisitionné pour héberger le centre hospitalier américain. Il y séjourna un mois, du 5 juillet au 5 août 1918, avant de rejoindre l’hôpital complémentaire n^o 5 de Martigny-les-Bains16. Il en ressortit le 7 août. Le soldat Jean Dupuis bénéficia alors d’un congé de convalescence de quarante-cinq jours, prolongé de quinze autres jours. La date retenue pour le mariage correspondait exactement avec la fin de la première période de congé accordé, justifiant ainsi de la prolongation mentionnée. Le couple dut se séparer afin que le soldat Dupuis puisse être de retour au dépôt le 9 octobre 1918.

12Certes, l’éventualité que Madeleine ait été à Vittel au cours du mois de juillet 1918 ne peut être totalement rejetée, mais, ce qui est plus vraisemblable, c’est que Jean Dupuis soit venu en convalescence à Saint-Lô, et, pourquoi pas, hébergé et soigné par la famille Deries, mère et fille. Quant aux raisons qui décidèrent d’un mariage aussi prompt, à défaut d’éléments tangibles de compréhension, les lecteurs se feront leur propre opinion. Ce qui est certain, c’est que la jeune femme ne prit guère le temps de la réflexion et de s’approprier le conseil que prêtent Paul et Victor Margueritte à Hélène Dugast, l’héroïne de Femmes nouvelles : « Je veux savoir qui j’épouse, l’étudier, estimer avant d’aimer »17. Le couple ne résista pas longtemps et rapidement se défit.

13Mais qui était donc l’élu ? Aîné de trois garçons, Jean Robert Octave Dupuis était né à Braine18 le 7 juillet 1897 au foyer d’Adolphe Dupuis, notaire et officier d’académie, et de Berthe Tassin. Le grand-père Dupuis était médecin à Clairfontaine19, une localité proche de Braine. Après le décès de son mari, survenu le 19 juillet 1907, Berthe Tassin, la mère de Jean, s’installa avec ses enfants à Compiègne. En 1915, Jean Dupuis demeurait, comme domestique de ferme, à Cricqueville-en-Bessin20, dans le département du Calvados. Sa fiche matricule établie au bureau de recrutement de Compiègne sous le n^o 1616 mentionne en effet un avis de la commission du Calvados en date du 27 mai 1915. Il est alors décrit comme un jeune homme de bonne taille, 1 m 75, aux cheveux châtain foncé et aux yeux marron clair, d’un niveau d’instruction qui, sans être supérieur, n’en est pas moins très correct21.

14Incorporé le 9 janvier 1916, il intégra le 150^e régiment d’infanterie et fut aussitôt engagé dans la campagne contre l’Allemagne jusqu’à ce qu’il fût mis en congé illimité à compter du 8 septembre 1919 avec la mention suivante : « certificat de bonne conduite accordé ». Il fut alors affecté à la réserve du 54^e régiment d’infanterie. Par la suite, il fit une carrière dans le monde agricole. Ancien élève d’une école pratique d’agriculture, il devint « chef de culture », c’est-à-dire régisseur, à Vassens22. Ancien combattant de la guerre 14-18, Croix de Guerre et chevalier du Mérite agricole, il décéda le 17 février 1976, à Laon, et fut inhumé, le 21 du même mois, dans le caveau de famille au cimetière de Bucy-le-Long23.

15Les jeunes époux se séparèrent donc à la fin du congé réglementaire pour que le soldat Dupuis puisse rejoindre le corps à la date fixée. Le couple, dès lors, ne se retrouva qu’en de brèves occasions au gré des permissions accordées. Il ne résista guère. À peine avait-il été conclu que le mariage avait vécu. Au début de l’année 1919, retenue à Chartres auprès de sa mère, l’une et l’autre fortement grippées, Madeleine écrivait à son père resté à Saint-Lô24, les 9 et 10 janvier, non seulement pour qu’il avance le montant du retour en limousine à raison d’un franc du kilomètre, soit la somme de 600 francs en mandat-carte, mais également pour le rassurer sur l’évolution de leur santé. Madeleine évoquait, encore à ce moment, avec une tonalité affective bien marquée, « son grand Jean » qui, précisait-elle, « avait accepté pour la première fois depuis leur maladie, de l’accompagner reporter un ouvrage de Seignobos à la bibliothèque ». Nous reviendrons sur cette correspondance que la « grande Madelon » concluait : « Jean et moi nous t’embrassons de tout cœur ». Quelques mois plus tard, la tonalité était bien différente. De Paris, le 23 mai 1919, elle se confiait à son père en des termes moins chaleureux : « mon cher Papa, merci pour ta bonne lettre. La Reine [c’est ainsi qu’elle désignait sa mère] te parlera au sujet de J. ». Désormais, dans la correspondance adressée à ses parents, Madeleine n’en reparla plus sinon pour déplorer la difficulté de lui procurer un emploi à Paris ou dans les environs, qu’au demeurant il ne recherchait peut-être pas. C’est ailleurs qu’il fallut se tourner pour suivre le couple. La fiche matricule du soldat Dupuis apportait, déjà, suffisamment d’informations pour que des doutes fussent permis.

16Madeleine Dupuis résidait à Paris et poursuivait sa quête intellectuelle tandis que son mari organisait son existence et s’implantait dans son département d’origine pour y asseoir sa vie professionnelle. Le couple ne se voyait qu’en de rares occasions, à Paris, le plus souvent chez Madeleine, là où elle avait trouvé à se loger, ou parfois rue Cail25, lorsque les cousins Deries l’hébergeaient.

Maternité

17Les rencontres s’estompèrent et cessèrent. Jean Dupuis décidait de faire sa vie ailleurs. À la démobilisation, après s’être fixé, un temps, à Attichy26, en septembre 1919, il s’installa à Vassens jusqu’en août 1921, puis à Compiègne. Or sa jeune femme était enceinte. Le 21 juin 1920, l’officier de l’état civil de la Ville de Caen renseignait, sous le n^o 848, le registre des décès en ces termes :

Le vingt et un juin mil neuf cent vingt, quatre heures, Marie Devaux, cinquante-quatre ans, sans profession, domiciliée à Saint-Lô (Manche) et Thérèse Guérard-Deslauriers, cinquante et un ans, sans profession, domiciliée à Caen, rue Segrais, nous ont présenté un enfant sans vie de sexe masculin dont est accouchée, rue Leroy 7, le vingt et un juin courant, à douze heures Magdeleine Marie Léonie Deries, vingt-cinq ans, sans profession, épouse de Jean Robert Octave Dupuis, vingt-deux ans onze mois, cultivateur, domiciliés à Saint-Lô (Manche), qui, lecture faite, ont signé avec nous, Ismaël Robillard, adjoint au maire de Caen, officier de l’état civil par délégation27.

18Madeleine, en effet, avait décidé de venir accoucher à Caen dans la clinique que tenait M^me Rosalie Bruneau, au n^o 7 de la rue Leroy28. C’était un petit établissement de quelques lits que la jeune femme avait dû connaître lorsque, en 1917, elle y fut hospitalisée du temps de son séjour à Caen. Ce fut, sans doute, dans cette clinique qu’était venu la visiter le recteur Moniez.

19L’enfant était mort-né. Présenté, à l’état civil, comme Anonyme Dupuis, Madeleine lui donna affectueusement le prénom de Michel (fig. 2). Le petit corps rejoignit le caveau familial du cimetière de Saint-Lô.

20Le domicile conjugal des époux était mentionné à Saint-Lô alors que le père, certes cultivateur, demeurait à ce moment-là à Vassens et que Madeleine, la plupart du temps, résidait à Paris. L’arrivée de l’enfant né sans vie fut inscrite sur le livret de famille. Plus tard, le 17 mars 1926, lors d’une requête introduite auprès du tribunal civil de Laon pour une tout autre affaire, Jean Dupuis reconnut avoir épousé en premières noces Madeleine Deries et affirma, au président et aux juges, avoir eu d’elle un seul enfant mort-né29.

Fig. 2 – Dédicace du tiré à part des Fêtes religieuses à Saint-Lô au XVIII^e siècle par « M^me Madeleine Dupuis-Deries, licenciée ès lettres », Saint-Lô, Jacqueline, s. d.

Séparation, divorce et annulation du mariage religieux

21Rapidement, Madeleine reprit le chemin de Paris, retrouva ses professeurs et s’absorba à nouveau dans les recherches et les études. Mais la situation ne pouvait durer. De son côté, Jean Dupuis vivait en concubinage avec une jeune femme originaire de Vassens, laquelle, le 22 juillet 1921, donna le jour à un garçon. Il n’en fallait pas davantage pour que Madeleine demandât et obtînt, à son avantage, le divorce, arguant que l’accès au domicile conjugal, notamment à Compiègne où elle était de droit domiciliée bien que, de fait, demeurant à Paris, lui était interdit par son mari chaque fois qu’elle s’y présentait. Une sommation lui fut signifiée par un huissier de Compiègne à laquelle Jean Dupuis répondit par le même refus. Ces faits constituaient aux yeux de la loi des « excès, sévices et injures graves de nature à faire prononcer le divorce d’entre les époux ». Au surplus, le défenseur n’avait pas constitué d’avoué et n’avait pas souhaité se présenter, ce qui laissait présumer qu’il n’avait aucun moyen à opposer à la demande formée contre lui. En conséquence, le tribunal civil de Compiègne, siégeant en audience publique le 15 février 1922, statuait de la manière suivante : « donne défaut contre le sieur Dupuis, faute par lui d’avoir constitué avoué, et, pour le profit, prononce de plano le divorce d’entre les époux Jean Robert Octave Dupuis et Madeleine Marie Léonie Deries, à la requête et au profit de la femme ». Outre l’obligation de porter la mention du divorce en marge de l’acte de mariage des époux, le sieur Dupuis se voyait condamné aux dépens au profit de l’avoué qui l’avait dûment requis. Lequel jugement était signifié au défenseur défaillant par huissier commis à cet effet. Le divorce entre Jean Dupuis, demeurant à Compiègne, 53, rue Saint-Joseph, et Madeleine Deries, demeurant à Paris, 18, rue Cail, fut officialisé le 14 juin 1922, enregistré le 15 du même mois à Compiègne puis notifié à l’officier de l’état civil de Saint-Lô le 19 juin pour être porté en marge des actes de l’état civil. Madeleine Deries reprenait ainsi sa liberté.

22Pas tout à fait cependant. Non satisfaite, la jeune femme entreprit alors une procédure en vue de faire annuler son mariage religieux. Après le tribunal civil, ce fut donc vers le tribunal ecclésiastique du diocèse qui l’avait mariée que Madeleine allait désormais devoir se tourner. Pour le coup, l’argumentation changeait de nature. Cette fois, la jeune femme allait devoir démontrer que les principes sur lesquels repose la validité du mariage religieux n’avaient pas été respectés. L’Église s’est toujours montrée soucieuse de préserver l’unité conjugale en posant le principe de l’indissolubilité des liens du mariage. Dans le cas général, et hormis des causes extrinsèques, il est impossible de rompre le lien conjugal par la cause qui l’a produit, c’est-à-dire par le consentement mutuel des époux. Il est, en effet, de pratique constante que l’Église ne rompt jamais les mariages sacramentels consommés parce qu’elle ne le peut pas, mais accepte simplement de les déclarer nuls pour des raisons qui auraient vicié le consentement conjugal ou les formalités et engagements qu’il exige.

23Madeleine, en la circonstance, était « actrix », et le mari « pars conventa »30. Pour s’engager dans un tel procès, il lui fallait donc invoquer des motifs irréfutables. D’abord, elle dut introduire auprès de l’instance compétente, à savoir le tribunal de l’Officialité de l’évêché de Coutances, un libelle introductif en vue d’obtenir une déclaration de nullité de son mariage. La rédaction, qui en était étroitement codifiée, n’a certainement pas pu se faire sans quelques conseils avisés. À défaut de pouvoir retrouver et consulter les actes mêmes du procès, un spécialiste du droit canon, M^gr Ange Martin, dans un précis théologique et canonique consacré au mariage, plusieurs fois réédité31, expliquait et commentait les démarches à effectuer en la circonstance et donnait des modèles de formulaires et de libelles.

24Un libelle devait être adressé à « Son Excellence », l’évêque du lieu, après avoir décliné les éléments de catholicité requis. Il était censé permettre à l’« actrix » d’exposer les motifs de sa requête. Madeleine ne devait pas manquer d’arguments pour considérer la nullité de son mariage. Il lui suffisait d’invoquer au moins l’un des quatre piliers fondamentaux sur lesquels repose le mariage religieux chrétien : la liberté du consentement, l’indissolubilité, la fidélité et l’ouverture à la vie. L’infidélité et le refus de lui permettre l’accès au domicile conjugal pouvaient suffire s’il fallait ajouter à cela la vie en concubinage et la naissance d’un enfant hors mariage. De plus, elle pouvait arguer que ce mariage avait été malheureux et qu’il en était résulté le divorce prononcé, le 15 février 1922, par le tribunal civil de Compiègne, notifié le 19 juin 1922 à son profit, rappelant les motifs invoqués32 « d’excès, de sévices et d’injures de son mari », puis, au moment d’introduire sa requête, de notifier le second mariage civil de son mari survenu à Vassens le 29 juillet 1922, dont elle avait très certainement connaissance ainsi que de l’enfant qui en était issu.

25Ainsi pouvait-elle poursuivre selon la formule préconisée pour régulariser pareille situation, en adressant la supplique rédigée en ces termes : « Je supplie humblement Votre Excellence d’ordonner l’ouverture d’une instance devant Votre Officialité diocésaine à l’effet d’obtenir une déclaration de nullité de mon mariage avec Jean Dupuis ». Et pour conclure, la requérante, avant la formule de politesse en usage, « Daignez agréer Excellence… », devait aussi préciser les adresses de chacun, joindre les copies authentiques de l’acte de mariage ainsi que la liste des adresses des témoins qui pourraient éventuellement être appelés à déposer pour prouver la vérité des allégations avancées33.

26Il faut croire que la jeune femme avait su trouver les arguments convaincants, car elle recevait un courrier daté du 17 novembre 1922, provenant de l’évêché de Coutances. Ce qu’elle découvrait ne pouvait que la conforter34 :

Madame,
J’ai l’honneur de vous annoncer qu’aujourd’hui même, en séance plénière, le tribunal de l’Officialité de Coutances a prononcé son jugement dans l’instance en nullité de mariage que vous avez introduite devant lui. La sentence vous est favorable et, si vous en manifestez le désir, le texte intégral vous en sera remis. Il ne suit pas de là cependant que vous puissiez, dès maintenant, reprendre votre entière liberté. Suivant les prescriptions du Droit, M. le défenseur du lien porte appel de cette première sentence devant l’Officialité métropolitaine de Rouen. Si la sentence de Rouen est conforme à celle de Coutances la cause sera définitivement jugée. S’il en était autrement, l’affaire devrait être portée en cour de Rome qui jugerait en dernier ressort.
Veuillez agréer Madame, mes salutations respectueuses.
[Signé :] G. Dépériers, vicaire de l’Évêché, notaire dans la cause35.

27À la demande du défenseur du lien, l’affaire fut donc portée devant l’Officialité de Rouen. Elle mit six mois à être instruite et réglée dans le même sens puisqu’en marge de l’acte de baptême de Madeleine36 se trouve la mention suivante : « mariage annulé le 20 avril 1923 par un jugement de l’Officialité de Rouen ».

28Quand le verdict tomba, l’histoire de M^me Jean Dupuis se conjuguait déjà au passé d’autant que depuis le 29 juillet 1922, une autre femme était officiellement en droit de revendiquer l’exclusivité de se faire appeler ainsi. Selon les termes de l’Officialité, la jeune femme pouvait donc « reprendre son entière liberté » pour dire simplement qu’elle n’était plus tenue par les engagements de ce « oui » prononcé un certain 25 septembre 1918 en l’église Notre-Dame de Saint-Lô devant l’officiant chargé de recevoir le mutuel consentement des époux. Madeleine pouvait réduire la longueur de sa signature et reprendre celle que le mariage l’avait contrainte d’abandonner.

29« Reprendre sa liberté ! » L’avait-elle jamais vraiment abandonnée ? De droit, très certainement, surtout dans le contexte d’une époque ne laissant à l’épouse qu’une autonomie relative, la plaçant sous la tutelle de son mari dans une position encore mineure voulue par le Code civil de 1804. Mais Madeleine, très rapidement, dut se rendre à l’évidence, prendre l’exacte mesure de la réalité de son couple et se résoudre à gérer seule sa propre existence. Il est vrai, aussi, que la jeune femme, à peine avait-elle convolé, reprenait avec l’autorisation de son mari le chemin de l’université. Tandis que Jean Dupuis était contraint de réintégrer le front, la jeune épouse, elle, rejoignait Paris. Constatant les déboires de son couple, en même temps que mener ses recherches et travailler à la rédaction de ses thèses, Madeleine entreprit ces lourdes et complexes démarches, tant auprès des tribunaux civils que des instances ecclésiastiques, pour régulariser une situation qui devenait insupportable. Cependant, pour gérer sa propre existence, fallait-il encore en avoir les moyens. Il est peu probable que le mari ait alors, d’une manière ou d’une autre, entretenu son épouse, comme l’obligation légale lui en était faite, ni subvenu aux besoins du foyer d’autant que la communauté avait adopté, par contrat, le régime de la séparation de biens37, « l’épouse sans le concours du mari ». Les parents, disposant d’une certaine aisance, ne laissèrent jamais leur fille unique dans la difficulté. Néanmoins, l’étudiante dut trouver par elle-même à se loger et pourvoir à ses propres besoins. Elle se mit donc en quête de chercher des emplois conformes à ses compétences et compatibles avec ses études.