Saint-Lô en 1895 : une cité très respectable

1Saint-Lô, en ce XIX^e siècle finissant, est une cité très respectable. Certes, elle n’a pas le caractère de Coutances, sa voisine épiscopale, agenouillée autour de sa cathédrale, ni celui, très aristocratique, de Valognes, le Versailles normand. Elle n’a pas, non plus, le caractère industrieux, ouvrier et socialisant de Cherbourg, arc-bouté sur son arsenal, ses constructions maritimes et ses activités portuaires. Avranches tient mal la comparaison : entièrement tournée vers sa baie, surveillant jalousement son Mont, elle se penche sur son ombre. Avranches, en un siècle, a tout perdu ! Après lui avoir soustrait son siège épiscopal, on ne lui a même pas conservé son École centrale, un temps institution départementale, remplacée, en 1808, par l’invention du lycée impérial dont le privilège de la première implantation, en Basse-Normandie, revient à Caen. Plus tard, en 1853, grâce à l’entremise de monseigneur Daniel, ancien recteur de l’académie et tout nouvel évêque de la cité, ce sera au tour de Coutances d’avoir son lycée impérial. En contrepartie, le collège de Saint-Lô, un moment pressenti pour accueillir un séminaire1, de communal deviendra diocésain.

2Mais Saint-Lô est une cité d’autant plus respectable qu’elle est le chef-lieu du département et que son caractère administratif n’est plus contesté. À ce titre, elle héberge la préfecture et la plupart des administrations. La ville est éminemment culturelle. S’y réunit régulièrement tout ce que la cité comporte d’intellectuels. La musique et le théâtre sont à l’honneur. On se rencontre pour lire, pour discuter, pour échanger. La lecture est valorisée, tout comme la poésie à laquelle bon nombre s’essaient volontiers. Certains, parfois, ont la grâce d’être publiés. Il est vrai que l’édition dispose, à Saint-Lô, de représentants notoires. Les imprimeurs Prével, Barbaroux, Letreguilly, Delamare, Cordier et Jacqueline n’auront de cesse de promouvoir la profession, de sorte que, en cette fin de siècle, la renommée n’est plus à faire.

3Les grandes administrations étant présentes, chaque événement local est prétexte à manifestation. Il est vrai que les occasions ne sont pas si nombreuses, aussi ne faut-il en manquer aucune pour que les messieurs se montrent et que les dames se lancent aussitôt dans des défis de toilettes que la mode saint-loise ne saurait évidemment réprouver. Mondaines, ces réunions ? Point du tout, simplement l’expression d’une cité qui vit. Quand ce n’est pas le préfet qui invite, c’est le maire de la ville ; quand ce n’est pas l’inspecteur d’académie, c’est le directeur de l’école normale ; et quand ce n’est pas le directeur du haras national, c’est le capitaine, commandant de la caserne Bellevue. Les habitudes sont bien ancrées. D’années en années, elles se déclinent selon un agenda bien réglé. Viennent s’y ajouter les traditionnelles distributions de prix et autres manifestations en l’honneur de l’école avec leurs cortèges de personnalités et l’importance des discours. Certains, même, sans doute en raison de leur haute tenue morale, auront le grand honneur d’être publiés et commentés. Une cité en quelque sorte qui vit au rythme de ses administrations, au premier rang desquelles la préfectorale règle le cadencement et la pulsation. Dans un tel cadre, une absence est vite remarquée. La ville est petite ; tout le monde se connaît. Il vaut mieux éviter de se distinguer au risque de commentaires parfois peu amènes. Il faut assurément un vrai bon motif ou de réels efforts d’imagination pour se dispenser de ces rendez-vous traditionnels et obligés.

4Les représentants de l’Instruction publique n’y échappent pas. L’inspection académique, si restreinte qu’elle soit à cette époque, est complètement intégrée à la cité. Le cadre départemental s’est imposé, avec à sa tête, de 1850 à 1854, un recteur, puis un inspecteur d’académie chargé d’assister le préfet. Les départements2, en vertu de l’article 43 de la loi du 15 mars 1850, étaient tenus de fournir un local pour le service de l’administration académique. Le règlement du 29 juillet de la même année, en son article 13, exigeait également du département de pourvoir au mobilier nécessaire au service : un cabinet pour le recteur, une salle des délibérations pour le conseil académique et les examens des candidats au brevet de capacité, une pièce pour le commis de l’académie et une autre pour les archives. En outre, le ministre de l’Instruction publique et des Cultes ne manquait pas de recommander, avec une insistance certaine, que le recteur pût disposer d’un logement au siège de l’académie départementale. Le caractère immédiatement exécutoire de la loi entraîna une urgence dont le conseil général fut saisi.

5En conséquence, fut louée, à Saint-Lô, « pour le prix annuel de 1 400 francs et par bail de 3, 6 ou 9 ans, une maison située rue de la Peufre ». La somme figurait, pour 1851, au sous-chapitre XXII, article 11, du budget voté par l’assemblée départementale. Quant au mobilier destiné au service académique, il fut évalué à la somme de 4 253,70 francs, figurant à l’article 42 du budget départemental. Le premier locataire des lieux fut l’abbé Auguste Alexis Paimblant3. Appelé à quitter le collège de Coutances, où il assurait les fonctions de principal, il occupa la charge de recteur de l’académie départementale de la Manche, du 10 août 1850 au 24 août 1854. Il fut assisté de six inspecteurs, un par arrondissement. Monsieur Barré, qui prit la suite de l’abbé Paimblant, porta le titre d’inspecteur d’académie4, porté par ses successeurs jusqu’à nos jours5.

6L’administration scolaire, bien implantée à Saint-Lô, proche de l’administration préfectorale, constitue désormais un repère départemental inéluctable. L’inspecteur d’académie est un personnage hautement considéré. Proche du préfet, il représente, sous la responsabilité directe du recteur de l’académie de Caen, le ministre de l’Instruction publique.

7À Saint-Lô, ne manquent finalement que la justice pénale et l’administration épiscopale qui demeurent l’apanage de Coutances, la cité voisine. Notre-Dame de Saint-Lô, bien que sous des allures de cathédrale, ne reste, malgré la confusion souvent entretenue, qu’une église de paroisse. En revanche, le tribunal civil6 fait face à l’Hôtel de Ville, à côté de la préfecture. Outre des tanneries et une fabrique de papier reconnue, Saint-Lô peut s’enorgueillir de disposer d’un des plus beaux haras de France. Le haras national de Saint-Lô, agrandi en 1879, atteint, précisément en cette année 1895, la première place parmi les 24 circonscriptions que comporte l’administration des Haras nationaux. Le directeur est un personnage considéré et respecté.

8Saint-Lô, bien assise sur son rocher en forme de citadelle dont les remparts surplombent le cours paisible de la Vire, est une cité calme et sereine. Une ville où les fonctionnaires, en dignes représentants des administrations publiques, aiment se retrouver dans la quiétude de l’Enclos. Une sérénité traduite dans la gestion municipale, à l’image de la personnalité de son maire, Henri Amiard (fig. 1)7. Saint-Lois d’origine, l’homme était cultivé et brillant : « parole éloquente et facile, heureux choix dans les expressions, dialectique serrée, connaissance approfondie du droit, tempérament calme et froid, toujours maître de lui-même »8. Juriste de formation, lui-même issu de la préfectorale, fils d’inspecteur d’académie et conseiller général du canton, il avait toutes les qualités pour entretenir ce caractère paisible de la cité. Campée sur son rocher que dominent les deux flèches de l’église Notre-Dame, la cité, lovée au fond de la vallée creusée par la Vire, entourée de vallons verdoyants, que marquent à peine les cours de la Dollée et du Torteron, exprime tout le charme d’un quotidien paisible et agréable (fig. 2).

Fig. 1 – Henri Amiard (1841-1896), maire de Saint-Lô.

Fig. 2 – Pierre-Désiré Levavasseur, Vue de Saint-Lô depuis les bords de la Vire, 1851, huile sur toile.

9Dans cette petite ville non dénuée de ressources intellectuelles, les sociétés savantes rivalisent de communications et de publications. Il est donc légitime que dans une cité où la vie culturelle est si intense, l’enseignement soit bien représenté. Bien que chef-lieu du département, Saint-Lô ne dispose toujours pas de lycée. Coutances a son lycée impérial. Le lycée Victor-Grignard, à Cherbourg, est de création plus récente. Créé en 1886, il n’a pas encore dix ans. Pas de lycée au chef-lieu du département ; en revanche, Saint-Lô possède un collège de garçons de longue date renommé et transformé en collège diocésain par cession, en 1853, à l’autorité épiscopale. Les jeunes filles disposent, elles aussi, d’un établissement d’enseignement, le Bon-Sauveur, également réputé tant par son pensionnat que par son externat. Si l’enseignement classique est bien représenté en cette fin du XIX^e siècle, l’enseignement primaire ne l’est pas moins. Il l’est d’abord par une école normale de garçons qui, depuis sa création en 1832, est devenue, à Saint-Lô, une institution. Le directeur est une personnalité qui compte ; les professeurs et les élèves-maîtres font naturellement partie du paysage ; les manifestations festives, sportives et théâtrales sont suivies avec intérêt pour leur haute tenue, sans compter les relations privilégiées entretenues avec les autorités militaires, notamment dans le cadre de la Société de tir particulièrement florissante. L’école normale dispose aussi d’une école dite d’application pour permettre aux élèves-maîtres d’acquérir les rudiments du métier. L’école primaire élémentaire la plus importante de la ville se situe dans des immeubles de la rue Havin. Elle accueille d’un côté les garçons, de l’autre les filles. Bien que le mode d’enseignement mutuel soit abandonné depuis de nombreuses années, elle continue d’être dénommée « École mutuelle de la rue Havin ». En outre, dès la Monarchie de Juillet et les réformes impulsées par Guizot, Saint-Lô se distingue des cités voisines en proposant, en prolongement de l’enseignement primaire élémentaire, un enseignement primaire supérieur. Un temps abandonné sous le Second Empire, il est réhabilité par Jules Ferry, sous la Troisième République. Saint-Lô, à nouveau, s’empresse de répondre à la demande ministérielle et même la devance en ouvrant, dès 1878, une section. Elle reprend sa place, laissée vacante, précisément dans cette école de garçons de la rue Havin, avant de s’installer, en 1886, dans un immeuble situé entre les rues du Château et Dame-Denise, puis, en septembre 1895, dans le tout nouvel établissement moderne qui vient d’être édifié, route de Carentan. Cette même année, les jeunes filles se verront proposer un enseignement primaire supérieur dans les locaux que viennent de leur abandonner les garçons9. Cet enseignement primaire supérieur connaît un vrai succès d’estime témoignant de l’intérêt particulier qu’il suscite auprès des classes moyennes. De ce point de vue, Saint-Lô montre l’exemple : le succès de ce type d’enseignement est affirmé lorsque, dans la plupart des autres villes du département et des départements limitrophes, il reste à créer.

10En cette année 1895, Saint-Lô est une petite ville d’environ 10 000 âmes. Certes, mais c’est le chef-lieu d’un département qui compte près de 500 000 habitants. Le pôle économique, naguère si florissant, tend en cette fin de siècle à péricliter : la papeterie n’est plus ce qu’elle était ; la coutellerie disparaît, la serge et la finette de Saint-Lô sont passées de mode. Néanmoins, la vie locale, dans l’ancienne cité Briovère, aussi calme et paisible qu’elle est bien assise sur son rocher, se caractérise essentiellement par une activité administrative et culturelle intense bien concentrée dans l’« Enclos ». Loger rue du Château ou rue Dame-Denise ou dans l’une des rues « intra-muros » constitue assurément une marque de notoriété quand on ne choisit pas de s’installer rue des Palliers, près des jardins, ou rue Saint-Georges, voire dans le quartier du Neufbourg ou bien encore dans celui, sans doute moins bien coté, de la Dollée (fig. 3). Mais c’est délibérément choisir un style de vie davantage orienté vers les joies de la campagne. Les plus fortunés opteront pour les deux et auront à la fois un habitat en ville et un autre à la campagne. L’attirance pour la mer est encore rare, bien que des efforts soient déjà manifestes en certains endroits de nos côtes, à l’image de celles de la Côte Fleurie, plutôt réservées à quelques privilégiés.

11C’est cette bonne ville qui voit naître celle qui va devenir la première femme à obtenir, en France, un doctorat ès lettres, en histoire, délivré par l’une des plus prestigieuses universités, la Sorbonne.

Fig. 3 – Plan de Saint-Lô, carte postale ayant circulé vers 1932.