1À l’aube de sa carrière, Edgar Morin, sociologue, théoricien de la pensée complexe, auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, s’est intéressé au cinéma. Un moment réflexif qu’il rappelle systématiquement lorsqu’il revient sur son parcours : « J’ai consacré au cinéma une part importante de mon activité de chercheur »1. Période circonscrite à deux décennies – des années 1945 à 1965 – qui s’avère d’une grande richesse puisqu’il publie deux ouvrages d’anthropologie sociologique, rédige plusieurs dizaines d’articles, réalise deux films documentaires de cinéma et de télévision et concourt au scénario d’un long métrage de fiction. Ses deux ouvrages – Le cinéma ou l’homme imaginaire2 (1956) et Les stars3 (1957) – et le film qu’il coréalise avec Jean Rouch  – Chronique d’un été (1961) – ont acquis une indéniable notoriété. Son film de télévision en deux parties intitulé Le cinéma-vérité bénéficie d’une reconnaissance moindre, sans doute parce qu’il ne fut que très peu montré après sa première présentation télévisuelle en 1966. L’apport de Morin est donc incontesté, pour autant sa place au sein d’une histoire des théories du cinéma n’est encore qu’incomplètement perçue et ce depuis la parution du Cinéma ou l’homme imaginaire, constat qui est aussi formulé par les auteurs d’Esthétique du film lorsqu’ils écrivent : « L’importance et l’originalité de cet essai d’anthropologie ont été gravement sous-estimées dans les deux décennies ultérieures »4.

2Les investigations menées sur les théories sociales du cinéma – auxquelles les expérimentations cinématographiques de Morin participent à plus d’un titre – et la présence à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) des archives du chercheur font que j’ai souhaité engager une rencontre scientifique qui lui soit dédiée. Le soutien de l’IMEC, en la personne de François Bordes, délégué à la recherche, et de sa directrice Nathalie Léger, mais aussi celui de l’équipe Lettres, arts du spectacle, langues romanes (LASLAR – EA4256) de l’université de Caen Normandie, dirigée par Brigitte Diaz, ont rendu possible l’organisation de cette manifestation5. Rencontre qui est à l’origine des contributions rassemblées dans cet ensemble. Il s’agissait d’interroger ce qui fait la spécificité des réflexions de Morin quant au cinéma mais aussi de rappeler les contextes intellectuels dans lesquels il s’insère et avec lesquels il dialogue.

3Les études rassemblées dans cet opus construit en trois temps ont été rédigées par des historiens, des sociologues, des philosophes, des spécialistes du cinéma ou de l’anthropologie visuelle. En ouverture d’une première partie intitulée « Le cinéma au sein d’une trajectoire biographique et intellectuelle », j’ai envisagé son parcours afin de montrer comment ses propositions s’inscrivent dans un courant intellectuel français intéressé au rôle social du cinéma. Monique Peyrière, qui a patiemment concouru à la valorisation des textes de Morin quant au cinéma, publiant en 2018 une anthologie de référence, reprend en partie les recherches qu’elle proposait alors. Il nous a, en effet, semblé important qu’elle soit associée à cet ensemble. Son texte restitue la genèse d’une pensée développée au sein de l’Institut de filmologie tout en analysant ses relations avec celle de Siegfried Kracauer. Elle rappelle comment le cinéma est abordé par Morin selon une triple réalité : historique, sociologique et anthropologique, tout en étant pris dans une tension permanente entre l’artefact et la vie. Chiara Simonigh avec son étude : « Cinéma et complexité : l’aventure de la pensée d’Edgar Morin » clôt cette première partie. Elle montre comment les écrits sur le cinéma peuvent être envisagés comme un travail propédeutique à l’élaboration de la « pensée complexe », développée dans les six volumes de La méthode (1977-2004). Selon elle, l’une des contributions majeures de Morin à la recherche sur le septième art est assurément l’élaboration d’une méthode interdisciplinaire puisque le théoricien analyse de concert les modalités culturelles, esthétiques, sociologiques, anthropologiques, psychologiques, politiques, économiques ou technologiques du cinéma.

4Dans la deuxième partie dénommée « Expérience et mise au point de catégories cinématographiques », les exposés interrogent ses constructions théoriques. Jean-Marc Leveratto se place dans une perspective d’histoire des sciences. Il examine le contexte scientifique – l’épistémé au sens de Michel Foucault – dans lequel trouvent place ses premiers écrits sur le cinéma en s’intéressant au rôle joué par le cadre institutionnel et l’héritage intellectuel de l’École française de sociologie, avec notamment l’enseignement de Marcel Mauss. François Albera revient sur les articulations entre l’œuvre théorique de Morin et l’expression cinéma-vérité, une locution avec laquelle il se réfère à la doctrine homonyme de Dziga Vertov. Tandis qu’Ekaterina Odé confronte la conception radicale et novatrice de la phonogénie, proposée par le sociologue, au regard de la voix « acousmatique » – celle dont la source est invisible –, un concept issu de l’Antiquité et réinventé au XX^e siècle par Pierre Schaeffer et Michel Chion.

5La troisième partie aborde Chronique d’un été afin d’envisager la façon dont l’œuvre filmée participe des réflexions contribuant à la mise en œuvre d’une anthropologie visuelle. Réjane Hamus-Vallée s’intéresse à l’entretien filmé dans Chronique d’un été afin de mettre en perspective son essor au sein de la sociologie visuelle et le rôle joué par Morin dans ce développement. Caroline Zéau revient sur les processus de réflexivité instaurés dans Chronique d’un été, un film réalisé par Morin entre la publication de deux textes de nature autobiographique : Autocritique6 en 1959 et Le vif du sujet7 en 1962-1963. Tandis que Nadine Michau revient sur la construction sociale du geste cinématographique dans la constitution du savoir anthropologique. Elle constate que l’image est encore secondaire dans l’analyse des faits sociaux en anthropologie, en dépit des nombreux projets qui ont précédé ou accompagné l’œuvre de Morin. Michel Tabet conclut cette troisième partie en analysant les visées réflexives des mises en scène de Chronique d’un été, à l’aune de sa propre pratique de chercheur-réalisateur. Selon lui, la notion de cinéma-vérité suppose que soit développée une esthétique de la sobriété afin que les personnes filmées soient conduites, par le dispositif de tournage, à être les acteurs de leur propre vie et de leur propre pensée.

6Ces contributions, par la diversité des problématiques et des perspectives théoriques, déploient la richesse conceptuelle de la pensée cinématographique d’Edgar Morin mais aussi ses potentielles résonances actuelles. En l’inscrivant dans son environnement intellectuel et institutionnel d’alors, elles concourent à l’écriture d’une histoire des théoriciens du cinéma en France encore en cours d’élaboration. Réflexions qui à partir du geste conceptuel d’Edgar Morin retrouvent la dimension politique du voir et du savoir, en parenté avec ses propos de 1959 :

La philosophie exprimait, sous une forme désincarnée et idéale, le besoin humain d’émancipation. Mais la philosophie, pour se réaliser, devait se muer en pratique révolutionnaire. Il fallait obéir à l’histoire pour la commander, accepter le réel pour le dompter. C’est la praxis qui transformerait le monde8.