Images des coléoptères dans les albums de fiction : ressorts didactiques et mise en perspective historique
p. 67-81
Texte intégral
1Si « […] le monde des insectes présente une diversité de formes qui a suscité la perplexité des naturalistes [et] stimulé l’imagination des conteurs1 », leur présence dans les albums de fiction était souvent limitée à quelques-uns d’entre eux comme l’abeille, la coccinelle, le papillon ou la fourmi. Avec sa série « Drôles de petites bêtes », Antoon Krings est sans doute l’un des premiers auteurs-illustrateurs français à avoir élargi la palette des figures d’insectes2 à des espèces moins fréquentées ou peu attrayantes3, créant alors une véritable collection d’insectes vivants du jardin, bien loin de l’image de la collection d’insectes morts épinglés. Le film Microcosmos : le peuple de l’herbe4, sorti en 1996 est un autre exemple de forme de récit qui a largement participé à ce mouvement de découverte sensible et poétique du monde de la microfaune. Sur un plan écologique, la nécessité de préserver la biodiversité affirmée par le Sommet de la Terre de Rio en 1992 marque, nous semble-t-il, une autre rupture dans la façon de considérer les insectes non plus à travers une approche anthropocentrée selon l’opposition nuisible versus utile, mais à travers une approche systémique de leurs interactions avec les autres êtres vivants et le milieu physique. Toutefois, comme le soulignent Hervé Jactel et ses co-auteurs, face au déclin des insectes et à l’aversion principalement occidentale qu’ils inspirent généralement, il s’agit d’« inventer une nouvelle relation de l’Homme à l’Insecte » qui suppose de « revaloriser l’image et la perception de l’Insecte5. » Ces auteurs estiment en particulier que « c’est d’un nouveau “récit”, dont on a besoin, d’une ou des histoires à raconter aux jeunes générations pour qu’elles considèrent avec intérêt et bienveillance le monde des Insectes6. » Dans quelle mesure des albums de fiction plus contemporains contribuent-ils à la construction de nouveaux récits sur les insectes ?
2Dans le cadre de ce chapitre, nous avons choisi de nous focaliser sur les coléoptères pour des raisons à la fois scientifiques et didactiques. Ils représentent, en effet, l’ordre le plus abondant et le plus diversifié de la classe des insectes, avec près de 400 000 espèces actuellement décrites, qui occupent une variété considérable d’écosystèmes terrestres et d’eau douce, ce qui offre de multiples possibilités d’exploration à l’école primaire. Le plus réputé d’entre eux est sans aucun doute la coccinelle, et en particulier la coccinelle à sept points (Coccinella septumpuncta). Cette espèce familière des enfants, d’autant plus valorisée qu’elle est un exemple emblématique de la lutte biologique, constitue un motif privilégié dans la littérature de jeunesse7. Au-delà de la coccinelle, quels sont les coléoptères qui appartiennent à l’univers iconique des albums de fiction ? Considérés comme « maîtres du monde8 » par les entomologistes, sont-ils pour autant des « figures maîtresses » de ces albums ?
3Notre corpus est constitué d’un échantillon d’albums de fiction édités en France après 1992, date charnière dans la prise en compte des questions relatives à la préservation de la biodiversité. Dans le cadre d’une approche systémique des images de coléoptères, nous avons écarté de notre corpus les monographies de coléoptères comme les albums d’Antoon Krings9 ou ceux de Tatsu Nagata10 pour ne retenir que ceux qui sont susceptibles de faire interagir des coléoptères avec d’autres êtres vivants et leur environnement. Compte tenu des critères retenus, nous avons sélectionné un échantillon restreint composé de six albums11.
4Notre analyse épistémologique et didactique se propose d’interroger la façon dont les coléoptères sont mis en images dans notre échantillon, en faisant dialoguer ces images avec des illustrations naturalistes anciennes du xvie au xxe siècle qui appartiennent au patrimoine iconographique des illustrateurs12. Nous avons retenu trois axes d’analyse selon ce que les images de coléoptères permettent de développer sur le plan cognitif : le premier porte sur des images naturalistes de type « portrait » qui exposent des savoirs scientifiques sur la découverte d’un nouveau monde, celui de l’infiniment petit ; le deuxième se focalise sur des images naturalistes de type « tableau », dans le sens où elles rendent compte de la beauté de la nature et visent l’émerveillement et l’éveil aux sens ; le troisième axe prend en considération des images que nous avons qualifiées « d’images naturalistes dynamiques », car elles participent à la compréhension de la place des coléoptères dans leur environnement.
5Une lecture de l’ensemble des images (Tab.1) de notre corpus appelle trois premières remarques. D’une part, les dix espèces13 différentes de coléoptères qui y sont représentées possèdent toutes un nom vernaculaire, signe d’une connaissance commune largement partagée. D’autre part, en dehors de la coccinelle, ce sont des espèces « bousiers » (Scarabaeus sacer et Copris hispanus) qui sont les plus présentes (dans quatre des six albums). Or, les mœurs coprophages des bousiers, révélées par Jean-Henri Fabre (1823-1915), font de ces espèces des acteurs écologiques majeurs dans les écosystèmes. Enfin, les coléoptères apparaissent uniquement sous leur forme adulte, soit lorsqu’ils possèdent les appendices qui les rendent facilement reconnaissables.
Des images qui permettent la découverte d’un nouveau monde, de reconnaître puis de classer
6Les coléoptères adultes ont une taille qui varie de 0,3 mm pour les espèces vivant entre les lamelles de petits champignons14 à 17 cm pour des espèces tropicales. Avant la découverte de ces dernières, essentiellement aux xixe et xxe siècles, les coléoptères restent des « petites bêtes » difficiles à étudier. Les premières observations d’insectes se sont faites à vue avec pour conséquence des illustrations peu précises et rudimentaires15. L’arrivée du microscope va changer ce regard et ouvrir sur la découverte d’un nouveau monde : l’infiniment petit. Le monde animal s’étend alors dans des limites beaucoup plus vastes que celles qui avaient été imaginées et les détails des organismes de petite taille se révèlent. Si le microscope est connu depuis le début du xviiie siècle, il faut attendre presque un demi-siècle pour qu’il soit utilisé en sciences biologiques. Les pionniers de la microscopie16, qui sont le plus souvent des savants non universitaires appartenant à des sociétés savantes, se mettent à observer tout ce qui leur « tombe sous la main ». Afin de partager ce qu’ils découvrent, ils composent des illustrations de grande taille qui doivent être pliées pour correspondre au format du livre. Ces illustrations sont le plus souvent réalisées grâce à la gravure sur métal qui succède à la gravure sur bois et qui permet une plus grande précision. Sur l’illustration de 1754 reproduite sur la figure réalisée par L. Joblot17, nous observons une « mouche aquatique » que l’on peut identifier avec nos connaissances actuelles comme étant un Gyrin (Gyrinus sp.). Nous remarquons sur cette illustration la présence de détails observés au microscope, tels que les soies. Les différentes hachures rendent compte des nuances des demi-teintes et ne sont pas perçues comme des entités individuelles du dessin, mais comme un ensemble qui donne une idée d’une ombre ou des nuances de gris noir. Il s’agit ici de représenter ces coléoptères « en faisant connaître leurs parties et leurs qualités, de manière qu’on puisse les distinguer de tout autre, et les reconnaître quand ils frappent les sens18 ». On cherchera donc à exposer toutes les parties du corps et à donner le caractère exact de l’insecte sans en déformer les caractéristiques et en se focalisant sur les éléments essentiels que sont les pattes natatoires, les soies et les élytres. Cette image, qui présente une certaine sobriété, vient éclairer un texte descriptif et répond à un objectif de connaissance. L’histoire naturelle du dix-huitième siècle est marquée par la nécessité de reconnaître, décrire, identifier et classer. L’illustration, faite alors pour exposer un savoir, entre dans la catégorie artistique des portraits19.
Fig. 1 : Planche no VII. Autre exemple de mouche aquatique. Louis Joblot, Observations d’histoire naturelle, faites avec le microscope, sur un grand nombre d’Insectes, et sur les Animalcules qui se trouvent dans les liqueurs préparées, et dans celles qui ne le sont pas, avec la description et les usages des différents microscopes, Paris, Briasson,1754-1755.

7Le nom « Coléoptère » vient du terme grec signifiant « ailes dans un fourreau » et souligne un de leurs caractères : la présence d’élytres qui correspondent à deux ailes sclérifiées, c’est-à-dire ayant subi un durcissement. Appartenant à la classe des Insectes, les Coléoptères possèdent également leurs caractéristiques : la présence d’un squelette externe cuticulaire, un corps divisé en trois parties (tête, thorax et abdomen), trois paires de pattes et, chez l’adulte, deux paires d’ailes. Dans le « portrait » du coléoptère, on cherchera donc à faire ressortir ces caractères afin d’établir ensuite une comparaison avec d’autres espèces. Cette catégorie historique du portrait se retrouve également dans le corpus des albums de jeunesse. En effet, par un jeu de grossissements plus ou moins importants selon les albums, certains traits morphologiques et anatomiques distinctifs de chaque espèce de coléoptères sont mis en relief. Ainsi dans l’album Croque !, le nécrophore, grossi presque 200 fois par rapport à sa taille réelle (entre 15 et 25 mm de long), se déploie sur toute une double page, livrant une vue entière de la partie supérieure de cet organisme. Les détails d’une grande précision comme la présence de taches aux contours échancrés bien visibles sur les élytres, fournissent des critères pour déterminer aisément l’espèce en question. Le graphisme en noir et blanc renforce l’attention aux détails anatomiques tout en les situant dans la structure morphologique de l’animal. Avec ce niveau de grossissement, on est en présence d’une image « portrait » qui s’applique à réunir avec une grande finesse l’ensemble des caractéristiques de l’insecte. Dans cet album, peuvent se succéder plusieurs images d’un même coléoptère (c’est le cas pour le nécrophore, la coccinelle à sept points et le scarabée bousier) avec des degrés de précision différents selon la nature du grossissement opéré. La référence au microscope avec lequel on peut changer la qualité de son observation en fonction du choix de l’oculaire, nous semble ici sous-jacente. Dans les autres albums, le parti pris des illustrateurs est de cibler une caractéristique anatomique déterminante pour la reconnaissance du coléoptère, comme le rostre très allongé (plus long que le corps) du charançon des noisettes femelle (Par ici !) d’où part une paire d’antennes, la corne céphalique recourbée du bousier (Par ici !, Sa majesté & les bousiers) ou encore les élytres jaunes avec des zébrures noires du doryphore (Koi ke bzzz !, Pas de géant). Pas de géant montre à travers une loupe à main très stylisée (un disque blanc prolongé d’un manche blanc) deux espèces de coléoptères ainsi isolées sur un disque blanc. Il faut souligner ce subterfuge illustratif qui figure à la fois l’instrument utilisé par le naturaliste pour mieux observer et ce que l’on voit grossi à travers cet instrument. Un autre moyen employé pour donner accès à ce monde minuscule est le choix d’un point de vue à ras du sol, au niveau des coléoptères. Dans Pas de géant et dans Koi ke bzzz !, les images des coléoptères sont présentées en contre-plongée en proposant des rapports d’échelle avec d’autres êtres vivants qui permettent d’apprécier leur ordre de grandeur. Dans cette première catégorie du portrait, l’illustration apparaît particulièrement utile à la connaissance des coléoptères dont la complexité est au-delà des possibilités de description que pourrait fournir le texte de ces albums de jeunesse. Comme Georges Cuvier le soulignait : en histoire naturelle, « les formes deviennent si compliquées, qu’elles échappent à presque tous les termes que nous pouvons employer pour les décrire20 ».
Fig. 2 : Image extraite de l’album Croque ! La nourrissante histoire de la vie , Aleksandra Mizielinska et Daniel Mizienlinski, Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2010.

Fig. 3 : Image extraite de l’album Pas de géant, Anaïs Lambert, Paris, Les éditions des éléphants, 2018.

Des images qui éveillent à la beauté, à l’émerveillement et à la sensibilité
8Le style d’illustration naturaliste constitué par le portrait se distingue aisément d’une représentation beaucoup plus artistique de coléoptère comme le Lucane Cerf-Volant d’Albrecht Dürer21 ou les peintures de Maria Sibylla Merian22. Dürer reproduit l’ombre de l’animal sur le sol et le met en scène dans ce qui semble être un coin de mur pour donner l’illusion de l’espace. Le peintre place son champ de vision au niveau du sol pour donner plus de monumentalité à l’insecte23. L’artiste voit ici l’ensemble de l’insecte sans en étudier les détails et il cherche à rendre compte d’une attitude qui est propre au Lucane Cerf-Volant : la posture destinée à intimider ses congénères. L’animal est représenté « dans tous les degrés de mouvement auxquels il se livre par son penchant naturel, lorsqu’il est excité par ses besoins ou agité par ses passions24 ». Cette peinture et celles de Maria Sibylla Merian peuvent être classées dans la catégorie des « tableaux d’histoire ». Ces représentations artistiques mettent en scène les animaux et cherchent à faire entrer le lecteur dans une contemplation graphique25. Dans cette deuxième catégorie d’illustration, le peintre est sensible aux éclats colorés de l’échantillon. Il ne s’agit plus de prendre connaissance des espèces « selon le nombre, la figure, la position et la proportion26 » des différents organes27. Griseline et Pas de géant entrent de notre point de vue dans cette catégorie tableau avec des images magnifiées des coléoptères. On retrouve dans Pas de géant, une représentation de deux scarabées rhinocéros mâles qui sont en posture de combat. La tension dramatique est exacerbée par l’individuation zoomée des deux scarabées qui se font face et qui contraste avec une composition très artistique du milieu environnant. Les herbes, les plantes, mais aussi les autres insectes s’y détachent selon des lignes verticales imprimées dans un jeu de pleins et de vides. Chaque surface colorée capture de façon épurée la beauté graphique de certains motifs de végétaux ou d’insectes. Le personnage du petit garçon qui de la station debout passe à celle d’allongée dans l’herbe, voit amplifier ses possibilités sensorielles de prise de contact avec cette nature au ras du sol. Dans Griseline, la composition foisonnante du paysage offre une densité picturale selon différents plans qui permet d’apprécier la diversité de cette nature florissante. Sur une épine du prunellier, un Lucane Cerf-Colant est embroché. Cette nature, a priori riante, peut se révéler hostile pour ce coléoptère qui dans l’imaginaire collectif symbolise pourtant un insecte combatif, le plus souvent hostile à d’autres êtres vivants. Le contour en noir souligne sa forme générale et permet visuellement de le distinguer de la végétation environnante. Dans ces images de type tableau se noue un récit qui met en tension un émerveillement face à la nature et une situation problématique pour le coléoptère représenté. Le coléoptère n’est pas seulement un élément du décor, mais celui par lequel la nature se voit perturbée.
Fig. 4 : Le Lucane Cerf-Volant Albrecht Dürer (1505).

Des images qui évoquent des interactions avec l’environnement
9Au cours de la première moitié du vingtième siècle, on assiste à une véritable révolution dans la conception de la nature. En effet, l’histoire naturelle a été dominée jusque-là par une volonté de description et de classification des espèces afin de dresser un inventaire complet du monde vivant. Avec la naissance de l’écologie et de l’éthologie, la perception des organismes vivants est remise en cause : ils ne sont plus isolés mais interagissent, ainsi qu’avec leur environnement. L’illustration naturaliste va donc profondément se modifier, car on cherche à évoquer les relations entre les organismes28. S’il est aisé de représenter ces relations sous la forme d’un schéma, il est beaucoup plus difficile de rendre compte par le dessin de la nature des comportements et des interactions. Cette révolution du regard sur la nature s’accompagne de l’essor de la photographie naturaliste qui cherche à surprendre l’animal dans son milieu de vie. L’entomologiste Jean-Henri Fabre, qui étudie les mœurs des coléoptères29, utilise cette représentation visuelle pour instruire sur le rôle du bousier dans le recyclage de la matière organique et pour le figer « dans la vérité de [son] milieu, de [ses] habitudes, de telle façon que le lecteur aura du moins l’illusion la plus complète de la réalité30 ».
Fig. 5 : Le scarabée sacré, Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, études sur l’instinct et les moeurs des insectes (première série), Paris, Delagrave, 1923, planche I.

10Dans l’album Croque !, les relations alimentaires entre les organismes vivants sont mises en scène par des dessins soit qui associent deux à deux la proie et le prédateur, soit qui présentent une succession de prédations sous la forme d’une série d’emboîtements. Dans les deux cas, le prédateur est toujours représenté d’une taille31 très supérieure à celle de sa proie. Ainsi, lorsque la coccinelle à sept points de l’album joue le rôle du prédateur (on la voit enserrer un puceron avec ses mandibules), elle occupe la totalité de la double page alors qu’elle est réduite à quelques centimètres lorsqu’elle devient la proie d’une bergeronnette sur la double page suivante. Le rapport d’opposition entre proie et prédateur, accentué par cette différence de taille, est alors chaque fois inversé d’une page à l’autre. La valeur métaphorique des images du type « poupée russe » qui récapitule sur le plan synchronique des prédations successives, constitue selon nous32 une potentialité didactique pour penser des relations alimentaires, ici pour penser différents niveaux de relations possibles entre des espèces33 de coléoptères et d’autres organismes vivants (puceron/coccinelle/bergeronnette ; crottes de lapin/scarabée bousier/ musaraigne ; grand-duc mort/ nécrophore/ souris). Le plus souvent, les illustrateurs produisent des double-pages où une multitude d’êtres vivants grouille au sein de l’écosystème prairie (Pas de géant, Griseline, Par ici !), ce qui permet d’imaginer toutes sortes d’interactions possibles entre eux et les coléoptères et d’interroger la dynamique de cet écosystème. L’originalité de l’album Koi ke bzzz ? (fig. 6) est de donner à voir au cours du récit, un micro-habitat terrestre changeant, à savoir une plante à fleur depuis la germination de sa graine, qui disparaîtra lorsque la plante fanera à la fin du récit. Le caractère évolutif de l’habitat est mis en évidence par l’apparition d’étagements successifs dans lesquels vont se superposer et cohabiter les coléoptères avec d’autres êtres vivants. Son caractère éphémère symbolise la fragilité de tels micro-habitats qu’il s’agira de protéger, voire de construire en fabriquant par exemple des nichoirs à insectes.
11Comme nous le soulignions en introduction, les bousiers tiennent une place privilégiée dans les albums de fiction étudiés. Associés systématiquement à une ou plusieurs bouses, voire des tas impressionnants de bouses (Sa majesté & et les scarabées bousiers), on peut parler à leur sujet d’écomotif34 dans le sens où ils symbolisent les coléoptères coprophages qui participent à la dégradation et au recyclage des déjections des herbivores et par là même au nettoyage des pâtures. Pas de bousiers sans bouse dans les albums, mais les animaux (Par ici !) à l’origine de ces déjections ne sont pas nécessairement présents. Sa majesté & les scarabées bousiers offre des images d’une savane africaine dans laquelle vivent en interaction de minuscules bousiers et de grands herbivores. Sur une double-page (fig.7), les différentes mœurs d’une population de bousiers très anthropomorphisés (dressés sur deux pattes) sont juxtaposées. Les images donnent à voir la façon dont ils façonnent les excréments en forme de petites balles, le déplacement des bouses avec l’aide des pattes postérieures et leur enfouissement dans des galeries. On est ici en présence d’une effervescence d’activités qui témoigne du rôle capital des bousiers dans le traitement des déjections animales. Le sort des grands herbivores se voit lié à celui des scarabées.
12En conclusion, cette étude exploratoire nous a permis de dégager trois types d’illustration naturaliste (le portrait, le tableau, l’image naturaliste « dynamique ») et d’interroger leurs potentialités cognitives dans les albums analysés. Cet essai de catégorisation des images de coléoptères dans l’histoire de l’illustration naturaliste nous a permis d’établir un véritable dialogue avec les représentations des albums de jeunesse. Il apparaît que si ces catégories sont exclusives pour des illustrateurs naturalistes et correspondent à une revendication de leur part, ce n’est pas toujours le cas chez les illustrateurs de jeunesse qui ont davantage tendance à combiner les catégories, dans un même album voire, dans une même image. On peut se demander si l’illustrateur ne cherche pas simultanément à décrire les coléoptères, à ce qu’ils suscitent l’émerveillement, mais également à les appréhender comme des acteurs de leur environnement. Derrière une certaine naïveté, ces images sont en fait plutôt complexes dans leurs significations et appellent différents niveaux de lecture de la part des jeunes enfants.
13Nous retenons également quelques atouts didactiques des images de coléoptères qu’offrent les albums de fiction étudiés. Un premier atout tient au fait que les images affichent volontairement un point de vue à ras du sol qui place directement le lecteur au niveau du monde minuscule où vivent les coléoptères. L’observation et la reconnaissance des plus communs d’entre eux sont rendues possibles par des jeux d’agrandissement, ou parfois d’arrière-plan, mais également par la présence d’au moins un appendice distinctif sur les coléoptères représentés. Ces dessins, par contraste avec des photos que l’on trouve généralement dans les albums documentaires, isolent certaines spécificités saillantes de ces insectes, quitte à les exagérer et à avoir recours à des procédés de visualisation qui, de notre point de vue, aiguisent la curiosité du lecteur. Un deuxième atout provient de la représentation des coléoptères dans un environnement naturel non pas authentique, mais dont la beauté est particulièrement mise en relief. Cette invitation à une approche sensible de la nature dont font partie les coléoptères participe, nous semble-t-il, à rompre avec la défiance que le lecteur peut éprouver vis-à-vis de ces insectes aux comportements a priori hostiles ou parfois combatifs. Un troisième atout porte sur le caractère écosystémique des images dans lesquelles les coléoptères sont considérés en interaction permanente avec d’autres êtres vivants et avec leur milieu, voire leur habitat. Les coléoptères apparaissent comme de véritables êtres vivants dont les comportements, les actions jouent un rôle dans la dynamique de l’écosystème. Le scarabée bousier constitue dans les albums étudiés, une figure emblématique du coléoptère écologique. La fonction écologique se voit ici appréhendée au niveau de l’écosystème et non plus limitée à un service biologique utile à l’homme, comme c’est le cas pour la coccinelle ou d’autres insectes. Même si les coléoptères par rapport à d’autres insectes restent actuellement peu représentés dans les albums de fiction, on peut penser que leur grande diversité, la richesse de leur comportement et leurs étonnantes capacités d’adaptation peuvent constituer un vivier d’inspiration pour les illustrateurs.
Titre des albums Classification | Pas de géant | Par ici ! | Croque ! | Griseline | Koi ke bzzz ? | Sa majesté & les scarabées bousiers | ||||
Ordre | Sous-ordre | Famille | Sous-famille | Genre/espèce (nom vernaculaire) | ||||||
Chrysomelidae | Chrysomelinae | Leptinotarsa decenlineata (le doryphore de la pomme de terre) | x | |||||||
Curculionidae | Curculionnae | Curculio nucum (le charançon des noisettes, le balanin de la noisette) | x | x | ||||||
Coccinellidae | Coccinellinae | Coccinella septumpunctata (coccinelle à sept points, bête à bon dieu) | x | x | x | x | x | |||
Polyphaga | Dynastes | Oryctes nasicornis (scarabée rhinocéros) | x | x | ||||||
Scarabaeidae | Melolonthinae | Melolontha melolonta (hanneton de mai) | x | |||||||
Scarabacinae | Copris hispanus (bousier coprophage) | x | x | x | ||||||
Scarabaeus sacer (scarabée sacré / bousier sacré) | x | |||||||||
Silphidae | Nicrophoinae | Nicrophorus vespilloides (nécrophore) | x | |||||||
Lucanidae | Lucaninae | Lucanus cervus (cerf-volant ) | x | |||||||
Adephaga | Carabinae | Cicindelinae | Cicindela campestris (cicindèle champêtre) | x |
14Tableau 1 : Classification des coléoptères du corpus
Notes de bas de page
1 Thierry Hoquet, « Le philosophe à Lilliput », Critique, no 803, 2014, p. 294.
2 Série initiée en 1994 dans la collection « Giboulées » chez Gallimard Jeunesse. Quelque vingt-cinq titres portent sur des insectes.
3 Par exemple d’un côté le scarabée, la luciole, la cigale, de l’autre le pou, la mouche, le moustique, le cafard.
4 Claude Nuridsanay et Marie Pérennou, « Microcosmos : le peuple de l’herbe », film documentaire de 75 minutes produit par Jacques Perrin, 1996.
5 Hervé Jactel, Jean-Luc Imler, Louis Lambrechts, Anna-Bella Failloux, Jean Dominique Lebreton, Yvon Le Maho, Jean-Claude Duplessy, Pascale Cossart et Philippe Grandcolas, « Le déclin des insectes : il est urgent d’agir ». Comptes-rendus Biologies, vol. 343-3, 2020, p. 290.
6 Ibid. p. 290-291.
7 Daniel Jacobi, Les sciences communiquées aux enfants, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2005.
8 Comme le met en exergue le titre « Les coléoptères : maîtres du monde ? » de la revue Espèces, no 39, 2021.
9 Trois albums d’Antoon Krings portent sur des coléoptères : Belle la Coccinelle (no 2, 1994), Barnabé le Scarabée (no 7, 1995) et Carole la Luciole (no11, 1995).
10 Un album de Tatsu Nagata est centré sur un coléoptère : La coccinelle, Paris, Seuil jeunesse, 2019.
11 Olivier Douzou, ill. Benoit Audé, Par ici !, Arles, Rouergue, 2019. Anaïs Lambert, Pas de géant, Paris, Les éditions des éléphants, 2018. Amalia Low, Sa majesté & les scarabées bousiers, Paris, Albin Michel Jeunesse, 2019. Tessa Potter, ill. Ken Lilly, Griseline : histoire d’une maman lapin, P. Bertrand, (trad.), Paris, L’École des loisirs, « Archimède », 1997. Carson Ellis, Koi ke bzzz?, S. Giraud (trad.) Arles, Hélium, 2016. Aleksandra Mizielinska, ill. Daniel Mizielinski, Croque ! La nourrissante histoire de la vie, C. Giardi et A. Serres (adapt. du polonais), Voisins-le-Bretonneux, Rue du monde, 2010.
12 Dans une interview accordée à Claudine Hervouët en 2016, sous le titre « Antoon Krings et ses Drôles de petites bêtes », La Revue des livres pour enfants no 290, Antoon Krings dit puiser dans les peintures de Dürer (1471-1528) ou de Grandville (1803-1847) mais également dans les illustrations de Beatrix Potter (1866-1943).
13 Ces espèces appartiennent aux deux sous-ordres les plus abondants des coléoptères : les polyphaga et les adephaga.
14 Les Cryptophagidae, d’une taille entre 1 et 3 mm, sont des Coléoptères vivant dans les moisissures qui se développent dans la matière organique en décomposition.
15 Konrad Von Megenberg, Das Buch der Natur, Augsburg, Johann Bämler, 1475 [1349-1350]. Thomas Moffett, Insectorum, sive minimorum animalium theatrum, London, Thomas Cotes for Benjamin Allen, 1634.
16 Robert Hooke (1634-1703), Nehemiah Grew (1641-1712), Jan Swammerdam (1632-1723), Antoni Van Leeuwenhoek (1632-1723), Marcello Malpighi (1628-1694).
17 Louis Joblot, Observations d’histoire naturelle, faites avec le microscope, sur un grand nombre d’Insectes, et sur les Animalcules qui se trouvent dans les liqueurs préparées, et dans celles qui ne le sont pas, avec la description et les usages des différents microscopes, planche no VII, Paris, Briasson,1754-1755.
18 Jean Senebier, Essai sur l’art d’observer et de faire des expériences, Paris, Paschoud, 1802, t. 2, p. 20.
19 Ces catégories ont été définies par Louis Jean-Marie Daubenton dans L’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon (Paris, Imprimerie Royale, 1753). Il oppose les catégories artistiques du portrait et du tableau d’histoire. Dans le premier cas, le naturaliste cherchera l’exactitude dans une représentation détaillée mais plus sobre.
20 Georges Cuvier, « Sur les espèces d’animaux dont proviennent les ossements fossiles répandus dans la pierre à plâtre des environs de Paris, Ve mémoire », dans Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes…, t. 3, p. 16. Paris, Deterville, 1812.
21 Illustration datant de 1905.
22 Maria Sibylla Merian, Metamorphosis insectorum surinamensium, Amsterdam, G. Valck, 1705.
23 Madeleine Pinault, Le peintre et l’histoire naturelle, Paris, Flammarion, 1990, p.16.
24 Daubenton, L’Histoire naturelle générale et particulière de Buffon, 1753, op. cit.
25 Nathalie Vuillemin, « (D)écrire la nature au xviiie siècle, de l’ordre du visible à l’ordre de la représentation », Archives des sciences, no 63, 2010, p. 93-102.
26 Carl von Linné, Philosophie botanique, Paris et Rouen, Cailleau et Leboucher, 1788 [1751].
27 Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivité, Dijon, Les Presses du réel, 2012 [2007].
28 Valérie Chansigaud, Histoire de l’illustration naturaliste, des gravures de la Renaissance aux films d’aujourd’hui. Paris, Delachaux et Niestlé, 2009, p. 180-182.
29 Jean-Henri Fabre, Souvenirs entomologiques, études sur l’instinct et les mœurs des insectes (première série), Paris, Delagrave, 1923.
30 Ibid.
31 Toutefois, la taille n’est pas un critère scientifique pour distinguer le prédateur de la proie.
32 Catherine Bruguière et Frédéric Charles, « En maternelle, raconter une chaîne alimentaire avec un récit et des images d’un album de jeunesse », communication dans le colloque Telling science, Drawing science, Angoulême, 2019.
33 Même si dans ce modèle d’image « poupée russe », sont représentées des interactions entre individus en lieu et place d’interactions entre des populations (Astolfi et al, 1985).
34 Nous reprenons ici le terme d’écomotif utilisé par Nadja Maillard et Dominique Ulma, à propos du dodo dans leur chapitre d’ouvrage « À la recherche du dernier dodo : mythe, documentaire (et mousse au chocolat) » paru dans Nathalie Prince et Sébastien Thiltges (dir.), Éco-graphie Écologie et littératures pour la jeunesse de Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2018, p. 132-149.
Auteurs
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Représentations de l'Autre et rachat du passé
Saulo Neiva et Soraya Lani (dir.)
2021
Vivre et travailler au même endroit
Personnages, écrivains et peintres confinés
Thierry Poyet (dir.)
2022