Introduction Partie IV
p. 267-268
Texte intégral
1En tant que rituel curial et mondain, le souper comporte une dimension éminemment théâtrale : on s’y donne en spectacle dans un cérémonial qui a ses hiérarchies – du grand souper au soupé prié –, ses subdivisions – les services –, ses dialogues et même ses comptes rendus dans les gazettes et les chroniques contemporaines. Théâtre ou comédie, le souper est un espace de représentation sociale privilégié à la faveur duquel le roi, la noblesse et ses imitateurs se mettent en scène avec ostentation et délectation.
2Cette théâtralité du souper en fait précisément un sujet dramatique paradoxal. D’abord parce que faire jouer par des acteurs professionnels ou amateurs le souper du roi, de nobles ou de parvenus équivaut à mettre le souper à distance, à en déposséder les acteurs naturels pour en faire les témoins de leurs propres pratiques sociales ou à donner celles-ci en spectacle à un public élargi. Un tel renversement est d’autant plus propice à l’instauration d’une distance critique à l’égard du rituel du souper que, si celui-ci est un usage du beau monde, les bienséances classiques tendent à cantonner l’ingestion – compromise par ses liens avec le corps grotesque et ses accointances farcesques – dans le registre comique. Enfin, il est probable que le souper, en tant que cérémonie mondaine caractéristique des usages de l’élite sociale et politique, ait suscité au sein du – des – public(s) des sentiments divers et fortement contrastés.
3La place très particulière qu’occupe le souper dans l’imaginaire européen en fait donc un sujet à part dans le répertoire dramatique. Son caractère paradoxal et polémique se manifeste volontiers – comme le montrent bien les articles rassemblés dans ce chapitre – par le biais de représentations provocatrices et transgressives. À cet égard, Don Juan est exemplaire : l’hybris du héros se déploie dans son rapport au souper comme dans son rapport à la galanterie ; au mépris de toutes les règles de la civilité et de la convivialité, le libertin transforme le souper en défi et finit englouti à son tour par son hôte. Les soupers de Don Juan ne peuvent manquer de susciter chez ses spectateurs des émotions violentes et mêlées ; le rire et l’angoisse y ont partie liée. Des pièces telles que Le Souper des Jacobins d’Armand Charlemagne, satire féroce des exactions commises sous la Terreur, et Cotillon III, ou Louis XV chez Madame Dubarry d’Anicet Bourgeois et Émile Vanderburch proposent également des représentations de soupers déviants, inquiétants, où le rire se tord en grimace. Le caractère transgressif du souper, dans la comédie de l’an III comme dans la comédie-vaudeville de 1831 est poussé à son comble puisque la distorsion des genres et des registres y est pleinement assumée : les jacobins singent les usages de la noblesse qu’ils ont exterminée ; le roi, dont le souper était à Versailles un spectacle sacré, n’est plus le roi quand il mange et boit avec la Dubarry.
4La transgression, ces exemples le montrent bien, est indissociablement sociale, politique et esthétique. Du fait de son caractère paradoxal – et de ses exigences scéniques – la représentation dramatique du souper se voit favorisée à partir du xviiie siècle par l’émergence de répertoires dissidents à l’égard des normes classiques, susceptibles d’intégrer des registres multiples tout en proposant une représentation de plus en plus précise des interactions sociales.
5Au sein de ce répertoire constitué d’opéras-comiques, de comédies mêlées de chants, de drames et d’opérettes, le caractère polémique de la représentation du souper se trouve toutefois jugulé par des propositions originales de participation du public aux festivités mises en scène. La Partie de chasse de Henri IV de Collé fournit ainsi, à la fin de l’Ancien Régime, un modèle très populaire de souper fédérateur qui substitue à l’entre-soi décrié du souper fin une alternative conviviale, dans laquelle le monarque devient l’invité du meunier Michau et de sa famille, dont il peut éprouver la générosité et la loyauté. Sur les scènes publiques et privées, de Paris à Vienne, le souper est appelé à devenir un moment de liesse partagée, où l’abondance – fût-elle rustique – et les chants – que les spectateurs peuvent reprendre en chœur – entretiennent l’espoir d’une régénération sociale ou offrent au spectateur l’ivresse d’un divertissement somptueux, exutoire à ses frustrations.
6Pour les dramaturges français et viennois de ces temps troublés, l’art du souper devient celui de contenir le potentiel inquiétant de la représentation du rituel mondain et de rendre, ne serait-ce qu’en rêve, le public acteur de ce théâtre-là.
7F.L.B.
Auteur
Maître de conférences, Université Clermont Auvergne, CELIS
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