Introduction Partie III
p. 185-187
Texte intégral
1Tous les plaisirs sensuels semblent s’être confondus à l’époque des Lumières (caractérisée aussi comme siècle du libertinage). Grimod de La Reynière avait le goût pour les rapprochements inattendus et les analogies libertines qui mettaient l’accent sur le lien entre nourriture et érotisme. Dans le style emphatique on retiendra ses dénominations du turbot comme “le faisan de la mer”, tout comme la sardine en est “l’ortolan”. Mais surtout le marcassin qui prend de mythologiques dimensions quand il écrit dans son Manuel des Amphitryons :
Un marcassin est à un cochon de lait ce qu’est le fils d’un grand seigneur à celui d’un simple bourgeois […] il en a la rudesse et c’est véritablement alors l’Hippolyte de la cuisine. Mais comme le fils de Thésée, il fait plus d’une grande passion. Les dames sont naturellement portées pour ce jeune prince sauvage, et notre marcassin, s’il est d’une belle couleur, d’une cuisson savante, ferme et de bon goût, trouvera dans son chemin plus d’une Phèdre et d’une Aricie1.
Et s’il évoque les pâtisseries nommées « pucelages » ou « jalousies », qui sont des petits fours, il mentionnera que rien n’est plus délicat « que les pucelages, et il faut les aborder avec beaucoup de respect et de précautions. Nous en dirons de même des petites jalousies2 ». La comparaison entre la dinde du Gâtinais et la Périgourdine, amène chez lui un parallèle avec « une grisette fraîche et vermeille, [qui] paraîtra, quoique dans ses simples atours, très appétissante à l’œil d’un connaisseur, et sera toujours préférée par lui à telle douairière opulente, pliant sous le poids de son orgueil et de ses diamants3 ».
2Les plaisirs de la nourriture et les plaisirs de la chair font bon ménage et c’est la raison pour laquelle fleurissent alors les petites maisons. Car la volupté connaît son architecture, avec ces lieux discrets où sont organisés les petits soupers.
Rien de plus délicieux aujourd’hui que les petits soupers dans de petites maisons. Tout ce que les Poëtes se plaisent à raconter des lieux consacrés à l’Amour & à sa mère n’approche pas des plaisirs qu’offrent ces lieux enchanteurs. Ce n’est plus dans les bosquets de Paphos ou d’Idalie qu’on doit chercher la volupté4.
Le qualificatif de « petit » n’est en rien péjoratif, car il est synonyme de raffinement et d’intime, en opposition aux grands soupers, plus officiels. La recherche d’une discrétion et d’une intimité qui va jusqu’au renvoi des domestiques n’empêche pas une recherche de raffinements. Le souper libertin mêle hardiment les plaisirs de la chair et de la bonne chère. Intimité, tranquillité et discrétion sont de mise lors de ces repas nocturnes qui jouent le rôle de préliminaires à l’amour et à la débauche sexuelle.
3On dit que le duc de Richelieu, arbitre des élégances, possédait autant de petites maisons qu’il avait d’intrigues différentes. Il passe chez certains pour être l’inventeur des petits soupers :
Aux repas fastueux que la grandeur apprête, dont la gravité fait les honneurs, on a substitué ces petits soupers fins que le bon goût et la délicatesse préparent, dont l’amour fait les frais et que la liberté assaisonne. Si l’on ne peut toujours s’arracher à l’ennui des premiers, on a toujours au moins les seconds pour se dédommager et il n’y a pas à Cythéropolis un homme de bon ton qui n’ait deux ou trois fois par semaine sa petite partie, arrangée avec des amis choisis, pour un petit souper dans une petite maison. (Magny, Les spectacles nocturnes, 17565)
Si on n’avait pas encore perdu en 1771 le goût des petits soupers, comme en témoignent les Contes de l’abbé de Colibri, il semble que bien avant la Révolution la mode commença à en être passée.
4Si les noms de Casanova et Sade s’imposent à l’esprit dans l’évocation des plaisirs transgressifs, les soupers du Régent furent un modèle qui persista longtemps dans l’imaginaire. Ainsi le monde de la Régence et ses petits soupers ressurgissent-ils dans le film de Bertrand Tavernier Que la fête commence (1975) ou encore dans le roman de Michèle Barrière, Les soupers assassins du régent. À la mort de Louis XIV, la Cour avait regagné Paris et renoué avec les plaisirs : le vin mousseux de Champagne, très en vogue, coule à flots au Palais-Royal. Des marchands de vin parisiens, qui ne jurent que par le vin de Bourgogne, déclarent la guerre au vin « saute-bouchon », c’est-à-dire au champagne. Sont-ils responsables de l’empoisonnement d’une jeune comédienne ? À moins que le poison n’ait été destiné au Régent sur qui se concentrent des haines tenaces. Tel est le sujet du polar gastronomique de Michèle Barrière qui montre la révolution culinaire française en marche6.
5Découvert par un moine de l’abbaye Saint-Pierre de Hautvillers, dom Pérignon, le vin de champagne se met à pétiller, brisant souvent les bouteilles. Mais mieux maîtrisé dès le début du xviiie siècle, il envahit les grandes tables, tout comme la nouvelle cuisine, évoquée ici par Jean-Claude Bonnet.
6L’image que nous avons de la Régence est sans doute bourrée de clichés et de jugements hâtifs et préconçus, comme le montrent les historiens actuels. La Régence de Philippe d’Orléans ne fut pas qu’une période orgiaque, durant laquelle on se vautrait dans la luxure, mais une époque de fête et de nombreux soupers. Au xixe siècle, l’époque de la Régence et de ses petits soupers est prise pour un condensé de corruption, idée confortée en cela par Montesquieu et Louis-Sébastien Mercier qui écrit : « Le Régent ayant bouleversé toutes les fortunes il y a soixante ans, a produit le même bouleversement dans les mœurs. C’est à cette époque qu’a commencé l’oubli des vertus domestiques7 ». Eugène Lami, peintre de la vie élégante à Paris sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, également peintre d’histoire et illustrateur de livres, illustra dans une gravure célèbre intitulée Un souper du Régent cette représentation. L’image de ce souper pourrait nous faire penser à Hogarth et aux représentations de la vie dissolue de son libertin. Mais ici le souper devient épique dans le désordre et le chaos d’une orgie, orgie de couleurs et de gestes.
7A.M.
Notes de bas de page
1 Grimod de La Reynière, Manuel des Amphitryons, Paris, Capelle et Renand, 1808, p. 231-232.
2 Ibid., p. 241
3 Ibid., p. 56.
4 François-Charles Gaudet, La Bibliothèque des petits-maîtres ou Mémoires pour servir à l’histoire du bon ton et de l’extrêmement bonne Compagnie, Au Palais Royal, chez la petite Lolo, marchande de Galanteries à la Frivolité, 1761, p. 70-71.
5 Cité par Gaston Capon, Les petites maisons galantes de Paris au xviiie siècle : folies, maisons de plaisance et vide-bouteilles, Paris, H. Daragon, 1902, p. IV.
6 Michèle Barrière, Les soupers assassins du régent, Le livre de poche, 2009.
7 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, [1780], éd. Jean-Claude Bonnet, Mercure de France, 1994, ch. 29. Voir aussi ch. 84 et 392.
Auteur
Professeur émérite de littérature comparée, Université Clermont Auvergne, CELIS
Membre honoraire de l'IUF
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