L’art du souper sous le Second Empire
p. 169-182
Texte intégral
1Le 2 décembre 1852, Napoléon III restaure l’Empire : « restaurer », c’est à la fois rétablir un régime – en l’occurrence celui de son oncle, Napoléon Ier – et à la fois reprendre des forces en mangeant. Sympathique clin d’œil alimentaire qui rappelle que l’épopée napoléonienne commence et se termine par un souper. En 1793, obligé de quitter la Corse, le jeune Napoléon Bonaparte se met au service de la république française. Il écrit alors le Souper de Beaucaire. Cet enfant des Lumières, ancien élève-officier du roi de France, s’est rallié aux idées de la Révolution et, dans ce pamphlet, il imagine une conversation avec des marchands afin de défendre la politique de la Convention nationale. Remarqué par Augustin Robespierre, Bonaparte obtient le commandement de l’artillerie au siège de Toulon, son premier fait d’armes notable et le début de l’épopée.
2Vingt-deux ans plus tard, le 6 juillet 1815, quelques semaines après la bataille de Waterloo et la défaite de Napoléon, Talleyrand invite Fouché à souper dans son hôtel parisien. Il s’agit de construire l’avenir de la France et de donner, au passage, une leçon de savoir-vivre. Des coups de feu dans la rue font réagir Fouché : « Pourquoi tiraillent-ils encore ? » ; « Parce qu’ils ne sont pas contents. Et vous savez ce qu’est un mécontent, Fouché ? C’est un pauvre qui réfléchit », répond Talleyrand. Dans la pièce Le Souper de Jean-Claude Brisville, créée en 1989 au théâtre Montparnasse, Claude Brasseur est Fouché et Claude Rich est Talleyrand, tout comme dans le film qu’Édouard Molinaro tire de cette pièce en 1992.
3L’épisode napoléonien est encadré par deux soupers de fiction. Au début du xixe siècle, l’art de la table et celui de la bonne chère, surtout l’art d’en parler, sont théorisés. Sous le Consulat apparaît le mot « gastronomie », inventé en 1801 par Joseph de Berchoux dans Gastronomie ou l’homme des champs à table. Le souper y est bien sûr évoqué : « Après le crépuscule un souper copieux / Vous prépare au sommeil, et vous ferme les yeux ». La distinction entre les repas du soir, le dîner et le souper est soulignée. Ils sont tous les deux associés au plaisir, comme cela était déjà le cas sous l’Ancien Régime : « Adieu, joyeux dîners, soupers plus gais encore, / Doux propos et bons mots que le vin fait éclore1 ». Les bouleversements politiques et sociaux que permet la révolution n’effacent pas les pratiques festives. En 1806, dans l’Almanach des gourmands, Grimod de La Reynière explique que « le souper ne doit être qu’une collation légère servie en ambigu2 », sachant qu’un ambigu est un repas où sont servis en même temps la viande et les fruits, une sorte de collation. Pour Grimod de La Reynière, à la suite de ce qui se pratiquait déjà au xviiie siècle, le souper n’est pas seulement consacré à se nourrir : « Une grosse pièce froide au milieu, deux rôtis froids en volaille ou en gibier aux deux bouts, et huit ou dix entremets au centre. Le dessert formera un cordon tout à l’entour. Quelques jeux innocens (sic), un peu de danse ou de musique, ou une promenade au clair de la lune si le temps est très-doux, rempliront l’après-souper qui doit être court à la campagne où l’on aime à se coucher de bonne heure3. » Dans la Physiologie du goût, ou méditations de gastronomie transcendante, paru en 1825, Jean Anthelme Brillat-Savarin présente lui aussi le souper comme un moment d’exception qui fait suite au dîner et aux vêpres : « Vers neuf heures, le souper fut servi : souper soigné, délicat4 ». Le Dictionnaire Académie française, dans sa sixième édition, en 1835, définit le souper comme « le repas ordinaire du soir » où se distinguent « Grand souper. Souper fin. Souper délicat. On leur servit un magnifique soupé. Qu’avez-vous à votre souper ? On faisait autrefois de petits soupers charmants ».
4Ainsi, quand Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République en 1848 puis proclamé empereur en 1852, le souper a déjà une longue histoire et il est porteur de sens, de symbolique, d’images et d’imaginaire. Les choix faits par Napoléon III pour mettre en scène son pouvoir ont marqué les contemporains, en France et partout dans le monde, au point que le régime est résumé en une expression lapidaire, celle de « fête impériale », imposée par Frédéric Loliée au début du xxe siècle5. Elle insiste sur l’intense vie mondaine qu’a connue la France de 1852 à 1870. Au cœur de « la fête impériale », aux décors et aux costumes somptueux, le souper tient un rôle essentiel. Il devient un moment incontournable qui se décline selon l’âge et le sexe des convives, mais surtout selon la place occupée dans la société.
Honoré Daumier, La Soupe, vers 1862-1865 (Photo Lemare, 1912).

5La nécessité de se nourrir fait du souper populaire une scène de genre que les artistes reprennent comme l’expression de pratiques intemporelles dans une France transformée par la révolution industrielle. Dans le même temps, le souper est un art de vivre, appelant crinolines, uniformes et arts de la table. C’est un intense moment de sociabilité et de convivialité encouragé par le pouvoir. Des lundis de l’impératrice aux réceptions officielles, de l’intimité dans les palais aux soirées pompeuses, le souper est un spectacle réussi. La fête impériale est flamboyante, mais elle est utilisée par les opposants pour dénigrer le régime. L’insouciance, la légèreté et les plaisirs de la cour expliquent, en partie, « la dégringolade impériale », selon le titre d’un pamphlet de Léon Bienvenu : le souper délicat des élites annonce l’orgie impériale.
La nécessité de se nourrir
6Tout comme son oncle, Napoléon III met en place un régime autoritaire qui n’est pas une dictature militaire, même si l’armée occupe une place considérable. De sa candidature à la proclamation de l’Empire et durant son règne, la figure tutélaire de Napoléon Ier est sans cesse évoquée. Dans cette mythologie impériale, la saynète du souper au bivouac connaît un grand succès. C’est celle de Napoléon III au camp de Châlons, figure de l’empereur proche de ses soldats, en écho à d’autres anecdotes qui relient les deux empereurs, tel l’étrange souper impérial lors de la bataille de Wagram, en 1809, rapportée, entre autres, par Émile Marco de Saint-Hilaire : l’empereur parcourt le campement de ses grognards, la nuit tombée ; il s’arrête devant le feu dans lequel un brave soldat fait cuire des pommes de terre dans la braise. Napoléon en saisit une : « Au même instant, l’un des dormeurs ouvrit les yeux, et, apercevant un individu en train de lui ravir une part de son souper, il lui cria d’un ton brusque, sans cependant bouger de sa place : Eh ! Dis donc, monsieur Sans-Gêne ! Si tu voulais bien respecter nos pommes de terre et aller chercher tes comestibles ailleurs ! » Quand il reconnaît Napoléon, le grognard se confond en excuse : « Ah ! mon empereur ! tenez, tenez, prenez celle-ci, c’est la plus cuite… ; Non, celle-là, c’est la plus grosse… Ah, misérable que je suis !... Prenez-les toutes, sire6. »
7Le souper se décline selon les strates de la population et il n’est pas réservé aux dominants et aux élites même si, bien souvent, le souper prestigieux ou libertin fait oublier le repas du pauvre, de l’ouvrier et du paysan. En 1862, dans Les Misérables, Victor Hugo décrit le modeste souper de l’évêque Bienvenu Myriel : « Le soir à huit heures et demie il soupait avec sa sœur, madame Magloire [la servante] debout derrière eux et les servant à table. Rien de plus frugal que ce repas ». Jean Valjean, le forçat en cavale, est accueilli par l’évêque qui l’invite à sa table : « Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez. Ici l’homme comprit tout à fait. L’expression de son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou : – Vrai ? quoi ? vous me gardez ? vous ne me chassez pas ! un forçat ! Vous m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ! Va-t’en, chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh ! la brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! un lit ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! » Le souper populaire est un moment de convivialité, sans autre prétention de partager la nourriture, échange fondamental à un moment où la préoccupation d’une grande partie de la population est de manger à sa faim chaque jour. Ce souper du pauvre se retrouve dans le souci accordé aux plus démunis. Baigné des idées de Saint-Simon, Louis-Napoléon Bonaparte est l’auteur, en 1844, de L’Extinction du paupérisme. Devenu empereur, il encourage les soupes populaires, ou fourneaux économiques, qui donnent à manger aux plus pauvres en échange d’une somme symbolique, le pendant paternaliste de la charité religieuse ou aristocratique.
8Alors que la France entre dans la révolution industrielle, les structures économiques et sociales sont bouleversées. Dans la pluralité des formes que peut prendre le souper – celui du militaire, du petit paysan ou du pauvre –, c’est un monde qui disparaît que veulent saisir, souvent de manière fantasmée, les peintres de l’école de Barbizon, entre autres. Cette fascination pour les gestes du peuple se retrouve aussi chez Honoré Daumier quand il dessine La Soupe, vers 1862-1865. Ce souper intemporel, sans fioriture, répond à la nécessité de se nourrir, bien loin du souper bourgeois qui lui est empreint de posture sociale. En 1859, la comtesse Anaïs de Bassanville propose Les Deux Familles, ou Bonne et mauvaise éducation, un ouvrage pétri de morale et de conseils de savoir-vivre, la spécialité de l’auteur qui distingue deux formes de souper. Le premier est celui de la convivialité du repas : « Quand nous entrâmes dans une grande salle, je vis une bonne vieille femme qui filait au rouet près de l’âtre. Autour d’une longue table couverte d’assiettes, de morceaux de pain et de plusieurs écuelles remplies d’une soupe aux choux, dont l’appétissant fumet, s’exhalant tout autour, semblait activer l’ardeur des convives, et chargée de grands pichets de cidre, plusieurs jeunes garçons et jeunes filles, qui étaient assis, paraissaient attendre avec impatience que le moment fût venu de commencer leur repas7 ». Le second souper est libertin et aristocratique : « Aussi le séjour [du] jeune marquis était marqué par une série non interrompue de chasses, de soupers, de mascarades, de danses, enfin de plaisirs de toutes sortes8 ». Ces plaisirs sont ceux auxquels l’imaginaire a réduit les soupers sous le Second Empire et pour lesquels les cafés parisiens sont des lieux fantasmés.
9Le souper du Café anglais, appelé aussi « le Grand 16 » du nom du salon numéro 16 où il se tenait, a marqué les mémoires. Situé boulevard des Italiens, à Paris, il est ouvert toute la nuit et il est le lieu de rendez-vous des soupeurs après le spectacle. Ils y restent jusqu’au petit matin. Dans l’opérette La Vie parisienne, les paroles de Meilhac et Halévy sont mises en musique par Offenbach. Le Café anglais est décrit comme un lieu de perdition, mais surtout de plaisir : « C’est ici l’endroit redouté des mères, / L’endroit effroyable où les fils mineurs / Font sauter l’argent gagné par leurs pères / Et rognent la dot promise à leurs sœurs ». D’autres cafés ont la cote, comme le restaurant Philippe, la Maison Dorée, présentée en 1861 dans Paris dans sa splendeur : « La Maison Dorée, ce palais féerique, consacré, des fondations au faîte, au culte de la bonne chère, des joyeuses et élégantes orgies ; la Maison Dorée, ce temple du souper fin, des parties carrées, du Champagne frappé et du filet au vin de Madère9 ». Qui trouve-t-on dans ces cafés ? En 1857, dans Madame Bovary, Gustave Flaubert explique que « dans les cabinets de restaurants où l’on soupe après minuit riait, à la clarté des bougies, la foule bigarrée des gens de lettres et des actrices10 ». Le souper inonde la littérature, mais il est pour l’immense majorité de la population un fantasme croisé au détour d’un article, d’un roman ou d’une opérette. Le médianoche n’est pas le quotidien, mais il fait rêver. Dès lors, le pouvoir impérial, qui fait le choix de s’exposer dans le faste, s’en empare.
La nécessité du faste
10Élu président de la République en décembre 1848, Louis-Napoléon Bonaparte renoue avec l’aspect festif du pouvoir, qui avait été écarté depuis la chute de Louis-Philippe, qui lui-même n’avait pas voulu donner une image fastueuse de son règne. Le général de Castellane, rallié tardivement à la République, participe à un bal donné à l’Élysée le 16 janvier 1849. Il retrouve dans le palais présidentiel des codes à même de rassurer cet aristocrate partisan de l’ordre : « On donne à chacun, en le présentant au Président, les titres qui sont interdits par la Constitution ; les valets de pied appellent : la voiture de Mme la duchesse de Poix, de Mme la duchesse de Gramont, en donnant les titres avec un soin particulier ». Le général de Castellane est sensible au faste retrouvé : « Cela a été vraiment une magnifique fête ; le souper en buffet a été bien servi : abondance de valets de chambre en noir. Le prince Louis-Napoléon a longtemps habité l’Angleterre ; on voit qu’il se connaît en confortable11 ». Louis-Napoléon Bonaparte, confiant dans le soutien populaire que lui assure l’élection présidentielle, veut rallier les élites et pour cela il cherche à les fasciner en leur donnant la possibilité de s’auto-admirer. Après une soirée à l’Élysée en avril 1849, le général de Castellane note dans son Journal que « le bal du Président de la République était moins nombreux que les premiers et fort beau. Le souper, au premier, en petites tables, était magnifique. Il en a, comme à l’ordinaire, très bien fait les honneurs12 ». Dès la présidence, le prince-président réussit sa stratégie de conforter sa légitimité par la fête.
11Après le coup d’État du 2 décembre 1851, et plus encore après la proclamation de l’Empire le 2 décembre 1852, il poursuit cette politique, mais cette fois avec les moyens considérables que lui offre la liste civile, soit vingt-cinq millions de francs par an. Une institution caractéristique des monarchies est mise en place, la Maison du souverain, dans laquelle le service de la bouche est chargé des fastes de la table. Il se décompose en autant de sous-services qu’il y a de spécialisation des métiers : cuisine, office, cave, argenterie, porcelaine et cristaux. Trente personnes sont employées en permanence dans les cuisines impériales, du chef au garçon du garde-manger. Lors des cérémonies et des soupers d’apparat, une armée de cuisiniers, d’aides, de serveurs est mobilisée. C’est le cas le 25 août 1855 quand un impressionnant souper est organisé à Versailles lors de la visite de la reine Victoria au moment de l’Exposition universelle. Des centaines d’invités profitent d’un formidable déploiement de faste, ensuite utilisé par la propagande impériale, commenté dans la presse et reproduit sous forme de gravures. Une aquarelle d’Eugène Lami rappelle cette fête ; elle figure dans l’album offert à la reine Victoria pour Noël 1855. L’Empire est ponctué de soupers officiels, toujours très observés. Lors de l’Exposition universelle de 1867, le comte de Beauregard remarque « une magnifique fête officielle eut lieu aux Tuileries en l’honneur de l’empereur de Russie ; un immense escalier conduisait les invités de la salle des Maréchaux dans les parterres illuminés : le souper fut servi dans la salle de Spectacle13 ». Pendant l’Exposition universelle, le journaliste Adrien Marx est employé par la Maison de l’empereur pour faire un compte rendu des événements. Dans Les Souverains à Paris, il évoque la fête donnée le 29 octobre 1867 par le prince et la princesse de Metternich à l’ambassade d’Autriche : « Le souper a été servi vers une heure. L’Empereur, l’Impératrice, le roi et la reine des Belges, le prince Alfred, le prince et la princesse de Prusse, le prince de Saxe-Weimar, la grande-duchesse Marie de Russie, le duc de Lichtenberg et la duchesse Eugénie, le prince et la princesse Murat, et tous les ambassadeurs et les ambassadrices sont montés au premier étage, à travers deux murailles de plantes exotiques. Deux salons leur étaient réservés dans les appartements particuliers du prince de Metternich. Une table était présidée par S. M. l’Empereur, l’autre par S. M. l’Impératrice14. »
12Pour le pouvoir impérial, s’exposer dans le faste sert à montrer le rayonnement de la France. Le comte de Beauregard évoque le souper impérial lors du voyage de Napoléon III en Algérie, en 1865 : « Le séjour à Alger se termine par une fête au Palais de Mustapha, où l’Empereur ouvre le bal avec la duchesse de Magenta. Le tout est accompagné de l’illumination de l’escadre et de l’admirable coteau de Mustapha, et d’un grand feu d’artifice tiré du Fort de l’Empereur. Au menu du souper offert au Souverain figuraient des galantines de gazelle, des pièces froides de chameau et d’autruche, des salmis de poules de Carthage, etc.15 ». Un souper d’exception.
13Dans sa quête de l’adhésion des différentes élites, de l’ancienne noblesse à celle de la finance, Napoléon III favorise les moments festifs, organisés par la Maison de l’empereur. Leur image, largement diffusée, est ensuite copiée par la « bonne société ». Le pouvoir propose un modèle de vie où les codes festifs peuvent être repris par l’ensemble des élites, avec une ampleur différente. Le souper, associé au plaisir et au spectacle, en fait partie. En novembre 1865, le marquis de Massa, familier de la cour et futur écuyer de l’empereur, propose une pièce de théâtre, Les Commentaires de César, où les rôles sont tenus par les proches des souverains :
Pour plaire à nos coquettes,
Dans les petits soupers,
Je chantais les défaites
Des amoureux... dupés...
La cigarette aux lèvres,
Quelques fois, j’ai bien ri
En poursuivant deux lièvres :
L’amant et le mari16 !
14La fête impériale, dans laquelle le souper occupe une place de choix, conforte la légitimité du souverain qui s’expose confiant. Madame Carette, dame du palais, se souvient qu’au début de l’année 1870, alors que les tensions politiques et internationales sont au plus fort, un souper est organisé pour le jeune prince impérial et ses amis aux Tuileries : « Toute celle jeunesse s’amusa infiniment et la fête finit par un souper, que l’Empereur présida lui-même, jouant avec les enfants et prenant sa part de leur gaieté17. »
15Éclairage à la bougie, au gaz, à l’électricité, profusion des mets transportés par le chemin de fer, le souper officiel affiche la prospérité de la France, qui entre de plain-pied dans la révolution industrielle. Le commandant Schneider, régisseur du palais de Saint-Cloud, est sensible aux progrès techniques lors de la grande fête en l’honneur du Khédive le 8 juillet 1869 : « Feu d’artifice, lumière électrique, bal, souper18. »
Les lundis de S.M. l’Impératrice, L’Illustration, 22 mai 1869. Fête donnée le 10 mai aux Tuileries en l’honneur du prince de Galles et de l’archiduc Louis-Victor d’Autriche.

16La Maison de l’empereur organise la vie dans les palais, les voyages et les cérémonies. Elle offre aux invités la possibilité d’approcher les souverains selon des cercles de proximité allant du grand souper officiel, avec des centaines d’invités, au souper plus restreint dans l’intimité d’un salon des Tuileries. C’est le cas après une représentation théâtrale à laquelle les souverains ont participé ou encore lors des lundis de l’impératrice, un moment privilégié pour lequel les invitations sont recherchées. Prisés parce qu’ils offrent une proximité avec les souverains, ces soupers sont lestés du poids du protocole et du cérémonial. Augustin Filon, précepteur du prince impérial, se souvient que participer à ces soirées est « une forme de dévouement à l’Empire. Quand la musique s’arrête, on entend les clameurs de la foule, chargée par les agents. Au souper, beaucoup de tables vides ; souper, c’est aussi du courage19 ». Nous sommes loin de la festivité du Café anglais, mais les palais impériaux ne sont pas hermétiques à la ville. Le personnel de leur Maison est utile aux souverains pour tisser des liens avec les autres composantes de la société et les anecdotes circulent. Madame Carette se souvient d’une de ces histoires sulfureuses commentées lors des sages soupers de l’empereur : « Le nom du Prince d’Orange fut mêlé à une aventure parisienne, dont il n’était cependant pas le héros. Une fort jolie jeune femme, appartenant au monde de la finance, fut surprise par son mari dans un cabaret à la mode, en compagnie d’un prince de sang royal, au milieu d’un souper fort galant. Son partenaire, gêné de voir mêler son nom à une affaire de ce genre qui amusa tout Paris – la jeune femme aidée par les gens de la maison, ayant eu l’adresse de s’échapper vêtue en marmiton – confia son embarras au Prince d’Orange, que le hasard d’une nuit de plaisir avait amené dans le même lieu. Il se nomma généreusement à la place du coupable, ses légèretés ne devant offenser personne puisqu’il n’était pas marié ; et il eut l’honneur de cette aventure sans en avoir le profit20. »
17Sous le Second Empire, le souper oscille entre le plaisir normé, officiel, encouragé par le pouvoir et le souper indécent, sulfureux et qui conduit au scandale.
La nécessité de plaisirs, du souper festif à l’orgie indécente
18Le pouvoir impérial est partisan de l’ordre dans une société baignée de la morale imposée par l’Église. L’article 291 du Code pénal, de 1810, interdit les réunions à plus de vingt personnes sans autorisation préalable. Cette disposition est confirmée en 1820, sous la Restauration, et en 1834, sous la monarchie de Juillet. Carnaval permanent à un moment où les bals masqués connaissent un grand succès, le souper est une alternative à la surveillance des réunions, même après 1868 quand la liberté de se réunir est accordée, mais toujours avec l’interdiction d’aborder les questions politiques et religieuses.
19Alors que la presse est censurée et que toute prise de parole est sévèrement contrôlée, le souper est utilisé comme un contre-modèle à l’ordre moral. La courtisane invitée au Grand Café s’oppose à la grande dame qui soupe dans les palais impériaux. Le journaliste Gaston Jollivet raconte ses Souvenirs de la vie de plaisir sous le second Empire et il se souvient de l’effervescence qui saisit alors la jeunesse : « Ce rondeau donne l’impression que nous étions restés des collégiens qui, libérés de la classe, se précipitent dans le brouhaha de la récréation. Nous continuions dans nos soupers avec nos “rires éclatants” dans “le fracas du Champagne”, criant tant qu’on peut crier. Et quelle joie, quelle fierté d’être des noctambules, nous qu’on avait fait coucher pendant huit ans dans la geôle des dortoirs de neuf heures du soir à cinq heures du matin ! Les drôles de bonshommes que nous étions ! et si inconséquents21 ! »
20En 1851 sont publiées Les Scènes de la vie de Bohèmes d’Henry Murger où les plaisirs de vivre et de créer sont magnifiés. Les « peintres de la vie moderne » en font leur mode de vie, en rupture avec le monde bourgeois dont ils sont issus, pour la plupart. Leurs choix de vie et leurs propositions artistiques sont utilisés pour s’opposer au régime : alors qu’il est interdit de parler de politique, rien n’empêche de parler d’art, de peinture, de musique. Dès lors, critiquer les choix de l’École impériale de peinture, de l’Académie des beaux-arts ou du Salon officiel, c’est s’opposer au régime. Émile Zola, le futur auteur de La Curée, est critique d’art sous le Second Empire. Si le souper, tel qu’il est pratiqué par les partisans de la bohème littéraire, s’oppose à la morale, c’est un déjeuner qui fait scandale en 1863 : Le Déjeuner sur l’herbe, d’Édouard Manet, exposé au salon des refusés, une manifestation voulue par l’empereur lui-même, dans sa démarche de rallier à sa cause l’ensemble des courants de pensée.
21Déjà sous l’Empire, mais davantage après sa chute, les pamphlets attaquent le règne de Napoléon III comme étant celui de la débauche, des dépenses inconsidérées et de l’insouciance qui ont conduit à la défaite de 1870. Dans L’Empereur s’amuse, un pamphlet paru en 1871, Victor Vendex analyse quelle est, selon lui, la débauche impériale : « Un souper fin, des vins, délicieux, des propos d’une lascivité désopilante entraînaient les esprits à la représentation des images les plus désordonnées ; les voix, de plus en plus animées, s’élevaient à un diapason discordant. Que disaient-elles donc ? Mais, silence ; le huis-clos est ici nécessaire. Napoléon III s’amusait ; le vulgaire ne doit point se mêler à ses impériales distractions22 ». Ainsi, le faste qui a fait la gloire de l’Empire, est utilisé pour dénigrer le régime. La princesse Mathilde, cousine de Napoléon III, est remarquée par la qualité des invités de son salon et par la flamboyance de ses soupers. Elle est surnommée « Notre-Dame des Arts », mais dans La Ménagerie impériale, composée des ruminants, amphibies, carnivores et autres budgétivores qui ont dévoré la France pendant 20 ans, elle est « la truie (luxure – impudeur) ». Pour Albert de Maugny, « plus des trois quarts des dix-huit années de corruption se sont écoulées joyeusement. Nous sommes en plein dans le tourbillon du luxe, de plaisir et de franche gaieté qui nous emporte, dans une course folle et enivrante, vers un inconnu que nous voyons en rose23 ». Si la Troisième République conserve les codes mis en place par Napoléon III – le faste du pouvoir, les ors des palais, les cérémonies imposantes et les superbes uniformes –, elle rejette la fête. D’ailleurs, la démocratisation du souper qui s’est opérée sous l’Empire appelle à sa disparition.
Eugène Lami, Souper donné le 25 août 1855 en l’honneur de la reine Victoria dans la salle de l’Opéra du château de Versailles. Photo © RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Gérard Blot / Hervé Lewandowski.

22Sans cesse à la recherche de l’adhésion des différentes élites, de l’ancienne noblesse à celles de la finance et de l’industrie, Napoléon III favorise les moments festifs, organisés par la Maison de l’empereur. Leur image est largement diffusée, notamment par la presse, et ensuite copiée par la « bonne société ».
23Dans son enfance, Ferdinand Bac est le témoin privilégié des fastes de la cour impériale. Il considère que le Second Empire se réduit à « un beau théâtre qui flambera en quelques heures pour ensevelir sous des cendres toute la frivolité empanachée24 ». Comparer l’Empire à un théâtre est pertinent. Il pourrait l’être aussi à un souper, qui se termine par une gueule de bois : il n’y a qu’un pas du souper à l’orgie et de l’orgie à la curée.
Notes de bas de page
1 Joseph de Berchoux, Gastronomie ou l’homme des champs à table, Paris, Giguet et Michaud, 1803, p. 47 et p. 68.
2 Grimod de La Reynière, Almanach des gourmands : servant de guide dans les moyens de faire excellente chère, 1806, p. 116.
3 Ibid.
4 Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, A. Sautelet, 1825, p. 260.
5 Frédéric Loliée, Les Femmes du Second Empire. La Fête impériale, Paris, F. Joven, 1907, XI-371 p.
6 Émile Marco de Saint-Hilaire, Napoléon au bivouac, Paris, C. Warée, 1845, p. 14-15.
7 Comtesse Anaïs de Bassanville, Les Deux Familles, ou Bonne et mauvaise éducation, Tours, Mame, 1859, p. 224.
8 Ibid., p. 27.
9 Armand Audiganne, P. Bailly, Eugène Carissan, Paris dans sa splendeur, Paris, H. Charpentier, 1861, vol. 2, p. 26.
10 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, M. Lévy, 1857, vol. 1, p. 84.
11 Boniface de Castellane, Journal, Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1895-1897, t. IV, p. 134-135.
12 Ibid., p. 150.
13 Comte Durand de Beauregard, Étude et revue de l’histoire de l’empereur Napoléon III. Jadis et maintenant, Nice, 1903, p. 127.
14 Adrien Marx, Les Souverains à Paris, Paris, E. Dentu, 1868, p. 214-215.
15 Comte Durand de Beauregard, Étude et revue de l’histoire de l’empereur Napoléon III […], op. cit., p. 213.
16 Marquis de Massa, Les Commentaires de César, Théâtre du Palais de Compiègne, 26 et 27 novembre 1865, in Théâtre intime, Tours, Mazereau, 1877, p. 132.
17 Madame Carette, Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries, Paris, Paul Ollendorff, 1889, vol. 2, p. 68.
18 Commandant Schneider, Le Second Empire à Saint-Cloud, Paris, Victor-Hayard, 1894, p. 232.
19 Augustin Filon, « L’Impératrice Eugénie », Revue de Paris, septembre-octobre 1920, p. 94.
20 Madame Carette, Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries, op. cit., vol. 1, p. 149-150.
21 Gaston Jollivet, Souvenirs de la vie de plaisir sous le second Empire, Paris, Jules Tallandier, 1927, p. 105.
22 Victor Vendex, L’Empereur s’amuse. Les passe-temps secrets de Napoléon III, Toulouse, C. Brun, 1871, p. 119.
23 Albert de Maugny, Le Demi-monde sous le Second Empire : Souvenirs d’un sybarite, Paris, E. Kolb, 1892, p. 3.
24 Ferdinand Bac, Intimités du Second Empire. La cour et la ville, d’après des documents contemporains, avant-propos sans pagination, Paris, Hachette, 1931.
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Saulo Neiva et Soraya Lani (dir.)
2021
Vivre et travailler au même endroit
Personnages, écrivains et peintres confinés
Thierry Poyet (dir.)
2022