Le souper à la cour de Versailles sous Louis XIV
p. 139-167
Texte intégral
1Existe-t-il une longue tradition historique et littéraire du souper comme il existe celle des banquets et des festins ? Le souper semble renvoyer à un repas d’une autre nature et un regard sur l’étymologie s’impose pour comprendre ce que signifie le mot au moment où nous le saisissons au xviie siècle dans son acception royale.
2L’histoire des types de repas nous rappelle que les banquets, publics ou privés, sont depuis l’Antiquité de grands moments de convivialité. Manger ensemble des aliments cuits, boire en communauté, même restreinte, est ce qui caractérise dans le monde gréco-romain l’appartenance à une culture par rapport au monde barbare1. Ce banquet, convivium, le fait d’être et de manger ensemble, n’est pas sans connotation politique, quand il est public, et philosophique, quand il est privé. À la Renaissance, Érasme reprendra l’esprit du banquet philosophique dans Le Banquet religieux (Convivium religiosum, 1522), banquet humaniste qui comporte un éloge de Socrate. Le texte présente un véritable modèle de convivialité, évoquant dans la maison d’Eusébius, le maître de maison, une réception de ses hôtes dans un souci d’hommage à la fois à la nature et à la qualité de l’échange. C’est un déjeuner au jardin. La saveur de l’exégèse des textes antiques et bibliques se mêle à celle des mets. Des festins, venus d’Orient, l’histoire semble avoir retenu des repas grandioses proposés par des princes, des riches mécènes, où l’art d’éblouir s’allie à des tables plantureuses. Gustave Flaubert et Théophile Gautier s’en souviendront. Mais le souper ?
3Le mot apparaît au xie siècle : sope, ou soppe : la soupe. Il est issu du bas latin, suppa. En latin classique, suppus, supinus, veut dire retourné vers le haut, couché sur le dos. Supare c’est jeter. Dans l’idée de soupe, il y a, dès le départ, l’idée de quelque chose de jeté. En effet, au Moyen Âge, la soupe est non seulement un aliment liquide dans lequel on trempe ordinairement du pain, mais aussi la tranche de pain elle-même, jetée et mouillée de bouillon. « Tailler la soupe » ou « tailler des soupes », c’est couper du pain en tranches pour la soupe. On comprend les expressions : « Ivre comme sope », ou « Mouillé comme une soupe ». La soupe étant prise le soir, le souper devient peu à peu le repas du soir. Entre le xive et le xviie siècle, on distinguera le potage et la soupe. Les mots soupe et souper vont au cours des siècles, à la différence du noble potage, être associés à des expressions pour le moins péjoratives : la soupe au vin ou soupe à l’ivrogne ; la soupe à la grimace ; être soupe au lait ; la soupe populaire ; un marchand de soupe ; cracher sur la soupe ; un gros plein de soupe2.
4Il est intéressant de souligner qu’au cours des siècles, le souper, repas peu à peu pris le soir, comme si les mets proposés étaient fades ou quelconques, comme s’il avait toujours quelques relents de soupe, sera un mot souvent relevé par des qualificatifs divers. Ces derniers vont préciser essentiellement, non pas son contenu, mais sa mise en scène. Car le souper relève d’une mise en scène à la fois littéraire et sociale. Selon son cadre et les convives, selon sa finalité, le souper sera : fin, intime, fameux, familial, dansant, petit, funèbre, aux chandelles, charmant, mondain, libertin, festif, décadent. Un simple regard sur le sommaire de nos rencontres le prouve. Nous allons nous intéresser au souper royal dans le cadre de Versailles, et analyser la mise en scène qu’implique ce dernier adjectif.
5En devenant à Versailles le repas public du roi, le souper va acquérir ses lettres de noblesse. Mais pourquoi le roi mange-t-il en public, d’où vient cette tradition et que signifie-t-elle ?
La sacralité du corps du roi
6Depuis le Moyen Âge, le roi de France mange en public. Cette tradition est issue des banquets publics organisés à Reims après la cérémonie du sacre. Dans une synthèse magistrale, Stanis Perez rappelle non seulement les aspects fondamentaux de cet acte qui fonde la légitimité et la majesté du nouveau souverain, mais aussi comment le corps du roi va être investi par l’onction, point culminant du rituel, d’un pouvoir thaumaturgique exceptionnel3. C’est, dit Stanis Perez « la fabrique du corps royal ». Ce n’est pas le lieu de développer ici le rituel du sacre, qui met le corps du roi en spectacle. Soulignons seulement que le roi, oint au sommet du front et sur le haut du corps avec une petite aiguille d’or trempée dans l’huile sainte, « préparée par les mains des anges », devra assumer « sa nouvelle fonction et ne gouverner ses sujets qu’en conformité avec la raison et la foi, spirituellement inspiré par tout ce qui vient d’en haut ».
7Un banquet est donné au peuple à l’issue de la cérémonie : « Traditionnellement, un banquet suit l’onction rémoise, à la fois occasion de réjouissance collective et mise en place de cette mécanique qui consiste à nourrir le roi nouvellement couronné. […] D’une certaine façon, le banquet du sacre préfigure les repas des grandes cérémonies ou fêtes royales : le roi occupe la position centrale et un jeu complexe de préséances et de protocole structure le service4 ». « Nourrir le roi », l’expression est intéressante et annonce la réciprocité du partage : le roi est nourri par son peuple, et lui-même le nourrit. La symbolique du banquet royal public est en place. C’est le conseil de la ville de Reims qui organise le banquet du sacre, en parallèle avec des distributions de nourriture. Après le repas, les tranchoirs de pain ayant servi d’assiettes étaient distribués aux pauvres et les reliefs des repas abandonnés aux courtisans et serviteurs. Détail important, précise Stanis Perez, « la couronne dite “de Charlemagne”, et les autres regalia sont présentes tout au long du repas ». Mais entre le rituel du sacre qui donne au roi un pouvoir quasi divin, et le banquet, s’inscrit un autre moment fondamental : le toucher des écrouelles, des scrofules, ganglions du cou d’origine tuberculeuse, réputés incurables, sauf par intervention divine. Le roi perpétue le geste du Christ guérissant les lépreux.
8Plusieurs milliers de scrofuleux se pressent pour être touchés et, peut-être, guéris par le roi. Le pouvoir thaumaturgique est immense : « Le roi te touche, Dieu te guérit5 ». De grandes précautions sont prises, pour l’époque, afin que le roi ne soit point contaminé : au Moyen Âge, lavage des mains dans du vin coupé d’eau. Louis XIV instaure le rituel des trois serviettes imbibées de vinaigre, pour désinfecter, d’eau, pour rincer, puis d’eau parfumée. Un roi est mortel et craint pour sa vie, d’autant plus que le toucher s’inscrit entre le sacre et le banquet. Sauf en cas de maladie, il suivra scrupuleusement le rite du toucher des écrouelles, cinq fois par an, touchant au front plusieurs milliers de malades triés par ses médecins, surmontant tout sentiment de dégoût et peur de contagion. Dans la semaine sainte, il lavera aussi les pieds des treize enfants pauvres, autre geste qui s’inscrit dans la perspective séculaire d’un roi non seulement de droit divin, mais investi de pouvoir christique.
9On retiendra, grâce aux travaux de Stanis Perez, l’importance pour le pouvoir, de la mise en scène publique du corps du souverain : le voir, le frôler, être touché, relève d’une proxémique essentielle inhérente à sa fonction. Louis XIV n’écrit-il pas dans ses Mémoires dès 1662, au début de son règne : « S’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince ». Le souper public est un des éléments qui en témoignent.
Le temps des repas versaillais
10Analyser les modalités du souper royal à Versailles sous Louis XIV, c’est saisir le moment de son apogée. Louis XIV à table, c’est en premier lieu l’apogée d’un cérémonial dont la fonction est de montrer l’expression de son pouvoir absolu : c’est donc un acte politique. À l’instar des entrées dans les villes de France, le repas du roi s’inscrit dans une magnificence qui se doit d’être digne d’un roi. Acte politique aussi par les emblèmes royaux présents en permanence sur la table, issus des regalia médiévales, qui disent, par leur seule présence, que le pouvoir est là. On les saluera à leur passage : ils sont le Roi. Cet apogée coïncide avec celui du pouvoir absolu. Au cours du xviiie siècle, le cérémonial du souper déclinera comme la fonction royale jusqu’en 1789. Louis XV, et surtout Louis XVI, remplaceront, en partie, les soupers publics quasi quotidiens de Louis XIV, par des soupers intimes de retour de chasse, ou des « soupers de société ». Peu à peu, le souper royal versaillais ne sera plus qu’un souvenir.
11Dès le xve siècle, la table royale française s’inspire de la magnificence des tables princières de la Renaissance italienne et des grands féodaux français, comme celle du duc de Bourgogne. Corinne Lucas évoque les mises en scène grandioses de ces tables somptueuses relatées par G. Vasari : « Le goût de l’artifice est tel que l’on pousse le plus loin possible la recherche des effets de surprise, propres à l’art théâtral6 ».
Alexandre-François Desportes, Buffet avec pièces d’orfèvrerie royale, huile sur toile, autour de 1720.

12Mais à Versailles, on ne sert plus des cygnes ou des paons, présentés comme vifs dans leur manteau de plumes ou de poils, ou des mets qui descendent du plafond dans des chars extraordinaires. On ne cache plus dans les serviettes des convives des petits oiseaux vivants qui s’envolent quand on les déplie. Le spectacle n’est plus là, il a changé de nature et de registre. C’est le roi lui-même qui le donne et se donne à table en spectacle, comme lorsqu’il danse étincelant d’or devant la foule des courtisans venus l’admirer. Versailles n’est qu’un théâtre où Louis XIV se met en scène.
13Le cérémonial de la table est fixé depuis différents règlements sous Henri III7. Louis XIV apportera peu de modifications, mais assez cependant pour faire de ce temps du souper royal un moment fondamental dans son histoire et en fixer les règles principales qui marquent une innovation.
14La notion de souper royal est elle-même complexe car elle dépend de plusieurs facteurs : du petit ou du grand couvert, du lieu (à Versailles : chambre ou antichambre, ou à Marly), du calendrier (carême, jours gras ou jours maigres), du cérémonial, de l’état de santé du roi, de l’entourage du roi à table (famille royale, invités de marque). Le mot “couvert” a plusieurs sens. Il désigne d’abord les ustensiles nécessaires (cuiller, couteau, parfois fourchette) qui marquent la place d’un convive. On rencontre pour la première fois le mot assiette dans le sens de pièce de vaisselle individuelle en 1514 : pièce en or ou en vermeil, ronde, succédant au tranchoir médiéval. Avant cette date, l’assiette est synonyme de service, on dira « un dîner de vingt-quatre mets à trois assiettes ». Le couvert désigne aussi un plat couvert par une cloche métallique destinée à le tenir au chaud et à l’abri du poison. Dès 1687, les inventaires pour Versailles et Marly mentionnent ces cloches en argent ou en vermeil. Mettre le couvert du roi, c’est donc apporter en majesté les ustensiles et couvrir tout ce qui doit l’être, y compris le verre toujours déposé à part. Le roi mange donc « à couvert » et cette expression est attestée dès le xvie siècle.
15Que signifie manger au petit ou au grand couvert ? Béatrix Saule a analysé ces expressions qui sont loin d’être simples et souligne un point fondamental rarement précisé : Louis XIV lui-même a instauré la différence qui apparaît assez tard, vers 16908. Cette distinction est établie selon plusieurs critères : nombre de plats, présence ou non du public, cérémonial, lieu du repas. Au petit couvert, le roi mange dans sa chambre, seul ou sans grand public, sans cérémonial, avec trois services de plusieurs plats chacun. Le petit couvert est aussi lié à des situations particulières, deuil, maladie, jours maigres. C’est une formule qu’il adoptera de plus en plus avec l’âge, où deuils et maladies se cumulent en fin de règne, et souvent, ce sera « au tout petit couvert ». Au grand couvert, temps du souper, le roi mange dans l’antichambre, lieu public, située entre sa chambre à coucher et la salle des gardes, et réservée à cet effet. La salle à manger n’apparaîtra à Versailles qu’en 1735. Le célèbre Déjeuner d’huîtres peint par J.-F. de Troy à cette date, a lieu dans la salle à manger des Cabinets de Versailles. Le roi ne partage pas son repas avec les courtisans. Seul à table, face au public, il représente le père, à la fois nourri et nourricier, garant de l’abondance, face à son peuple, transposition du banquet du sacre. Mais c’est une non-convivialité, le partage est symbolique. Dans ce cas, le cérémonial est donc indispensable, par la présence, notamment, des attributs royaux. Le grand couvert comprend cinq services de plusieurs plats chacun, sauf « le Fruit » toujours à part. Il existe aussi des soupers « extraordinaires », festins, banquets, en l’honneur de mariages ou de grandes fêtes, comme celle des Rois par exemple. On parlera alors de « festin royal ».
Jean Lepautre (graveur), Jean Berain (dessin), Festin donné dans le petit parc de Versailles, 1678 © BnF.

16À Versailles, les repas du roi s’ordonnent en trois temps : collation, dîner à la mi-journée, souper à 22 heures. Le matin vers 9 heures, le roi prend rapidement à son lever, une collation frugale : du pain, du vin, une infusion ou, plus nourrissant, le célèbre « bouillon du roi », bouillon de volailles qui a cuit toute la nuit sous haute surveillance. Il dîne en général seul dans sa chambre, au petit couvert. Sauf exceptions, il ne touche pas aux collations de l’après-midi. À 22 heures, le souper est le grand moment, dit « souper ordinaire au grand couvert ». Trois tables sont dressées, deux dans la salle des gardes, l’autre, celle du roi, dans la première antichambre. Ce sont de simples planches rectangulaires posées sur des tréteaux et recouvertes d’une nappe blanche damassée aux armes royales et portant le W de Versailles.
17La première table est la table de « prêts ». « Faire les prêts », c’est procéder à des essais par des mouillettes de pain trempées dans les plats et données à manger aux servants devant le roi. Depuis le Moyen Âge, la peur du poison est constante9. Au xive siècle, il existait des contre-poisons : des bézoards et des languiers. On testait les mets des souverains en les plaçant près d’extraits d’animaux réputés venimeux, d’où l’expression « mettre à l’épreuve ». Le languier est une pièce d’orfèvrerie en forme d’arbre dont les branches de corail portent des dents de licorne ou de narval. Le bézoard, dont le mot vient du persan Bedzabr (contre-poison), est une autre pièce portant, enchâssée dans son orfèvrerie, la concrétion minérale de l’estomac d’un ruminant. On leur prêtait la vertu de changer de couleur au contact des mets toxiques. La première mention de ces talismans serait « une corne de serpent », probablement de licorne, de dragon, ou d’autre animal fabuleux, utilisée par le roi de Naples en 131610. Louis XIV n’utilise pas ces talismans à l’efficacité douteuse. Il a opté comme ses prédécesseurs pour d’autres techniques plus sûres : les mouillettes, et le service couvert. Cette table des essais est parfois appelée la crédence, de l’italien credenza : c’est la table de confiance sur laquelle on procède aux essais.
18La deuxième table, le buffet, « table où l’on va boire », supportait une aiguière et un bassin, non pour le roi mais pour le lavement des mains des servants, ainsi que les carafes en cristal pour l’eau et le vin, et le verre du roi toujours couvert. Louis XIV continue l’usage de la serviette humide d’un côté, sèche de l’autre, mise entre deux assiettes d’or, instauré par Henri IV. Le traditionnel lavement de mains médiéval a fait son temps à la cour. Le roi solennise ce qu’on appellera dans les cours européennes « le lavement des mains à la française11 ».
19Le buffet est à l’origine un meuble, et par extension, Louis XIV en fera un type de collation. Assimilé à un dressoir, il vient d’Italie. Savamment orné, il supportait sur plusieurs étages, verres, boissons et plats divers. Dans les maisons princières, le nombre d’étages sera signe d’opulence.
20Trois jours par semaine, dits « jours de jeu », de six heures à dix heures du soir, donc avant le souper, Louis XIV offre ce que nous appellerions aujourd’hui « un apéritif », « un buffet » : il reçoit toute sa cour dans son Grand appartement. Ce sont « les soirées d’appartement ». Cette réception a lieu dans le salon de l’Abondance, dit « chambre des liqueurs » et dans le salon de Vénus. Dans le premier on dresse des buffets, dans le second on dresse des tables. Richement décorées, les tables sont disposées au pourtour de la pièce, on se tient donc au milieu, debout, on se sert librement, « chacun choisit et prend soi-même ce qui est le plus à son goût », de fruits frais, de sorbets, de « pastes », pâtisseries, de confitures. Sur les trois buffets, il y a des boissons depuis peu à la mode, café, chocolat, ainsi que des liqueurs, des eaux parfumées aux fruits, et des vins. Les rossolis sont très appréciés, ils viennent d’Italie. Ce sont des mélanges d’eau, « d’esprit de vin », de sucre et d’essences de fleurs. Le café est connu depuis le xvie siècle. Transitant par Marseille, il vient de l’empire ottoman. Le mot est emprunté au turc, « qahve ». Il est vraiment mis à la mode en 1669. La soirée est agrémentée de concerts, de danses et de jeux12.
21La troisième table, beaucoup plus grande, d’environ deux mètres de long, est celle du roi. Dans l’antichambre, elle est placée devant la cheminée. Le roi prendra place dans son fauteuil à haut dossier, sur le grand côté, dit haut bout, face au public. En général, personne ne mange en face de lui, quand la reine est à sa table, elle se place à sa gauche, le service se faisant par devant. Et lorsque la famille royale est présente, il n’y a pas plus de dix personnes. À sa droite, se tiennent le premier maître d’hôtel, le premier médecin, le premier chirurgien, le premier aumônier. Sur la nappe est posée une serviette qui déborde et dont la moitié recouvrira l’assiette en or du roi jusqu’à ce qu’on le serve.
Les attributs royaux
22Au grand couvert, le souper se caractérise par la présence sur la table, et à la droite du roi, de deux attributs royaux : la nef et le cadenas. La nef est le plus beau et le plus ancien attribut. On la trouve dès le xve siècle sur la table royale. En or ou en vermeil doré, c’est une pièce d’orfèvrerie en forme de navire démâté, enfermant tout ce qui pouvait être en contact avec la bouche du roi, le couvert, les serviettes humides, et les épices. Louis XIV en possédait plusieurs. La plus célèbre est celle peinte par R. A. Houasse et représentée au salon de l’Abondance à Versailles en 1683. Il s’agit de 26 kg d’or orné de diamants et de rubis. C’est la nef d’apparat, que l’on ne sort que pour les grandes occasions. D’autres, moins riches, figurent dans la vaisselle royale. Plus modeste, en simple orfèvrerie travaillée, or ou vermeil, le cadenas apparaît sous Henri III, et semble être contemporain de l’assiette et du couvert individuels. C’est un petit coffre en métal précieux, fermé à clé car il sert pour les déplacements. Il renferme les couverts, les cure-dents, les épices. Par piété filiale, le roi a conservé le cadenas de sa mère, Anne d’Autriche, de 2,5 kg d’or seulement. Il a la même fonction que la nef : dire la présence du roi, le prémunir des empoisonnements. Seul le roi peut « manger à cadenas ». Le roi est seul, aussi, à manger dans une vaisselle d’or, par ostentation, par prophylaxie, pour une éventuelle réserve monétaire. Vers 1700, elle atteint cent soixante-dix kilos d’or pur : assiettes plates, assiettes « potagères », étuis pour les couverts lors de déplacements ou offerts à des invités, écuelles pour le bouillon du matin13.
23En 1700, on compte soixante-huit étuis d’or contenant des couverts complets. Au sujet des étuis en or offerts aux invités, on se souvient du début de La Belle au bois dormant, lors du grand festin donné en l’honneur des fées. Dans l’adaptation de ses Contes, véritable hymne à la grandeur du Roi Soleil, Perrault évoque la magnificence des couverts versaillais : « On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, avec un étui d’or massif, où il y avait une cuiller, une fourchette et un couteau de fin or garni de diamants et de rubis ». Mais il manque un étui pour la dernière fée qui, vexée, se vengera… Cette vaisselle est à Versailles l’œuvre de l’orfèvre Nicolas Delaunay. La vaisselle royale de porcelaine n’apparaîtra qu’au xviiie siècle.
Manger en musique et avec les doigts
24C’est à partir de Louis XIII que le couvert s’individualise, placé de part et d’autre de l’assiette. Les étuis, réservés aux invités ou utilisés pour les déplacements sont rarement représentés dans l’iconographie du siècle. Sur les tables princières, le couteau à bout rond succède au couteau pointu, petit canif médiéval personnel. Il s’est arrondi pour éviter de se curer les dents ou les ongles à table.
25Louis XIV mangeait-il avec une fourchette ? Probablement non, ou par moments, ou selon les mets, ou peut-être uniquement avec ses invités de marque. En la matière, il n’est pas au goût du jour. Présente en Italie dès le xiie siècle, c’est tout d’abord un fourchon, une petite fourche à deux dents qui apparaît sur les tables princières, pour manger sans doute les fruits confits. De nombreux voyageurs l’ont cependant décrite au xvie siècle comme « un curieux objet ». Ce n’est pas parce que les fourchettes étaient à Versailles sur la table, sans doute pour marquer la mode, qu’elles étaient forcément utilisées. On dit que le roi « prenait adroitement au plat », c’est-à-dire mangeait le plus proprement possible avec les doigts. Sur ce point, il n’est guère innovant. L’usage de la fourchette semble cependant se généraliser en France au xviie siècle dans les milieux aristocratiques. Dans son traité de civilité, qui s’adresse aux honnêtes gens du monde, et qui fait un lien important entre civilité antique et civilité chrétienne, Antoine de Courtin, dès 1671, préconise à table l’usage de la fourchette. Il va de pair avec le fait de bien se tenir, « de ne pas mettre les coudes sur la table », de manger proprement : « Il faut tailler ses morceaux petits, pour ne se point faire des poches aux joues comme les singes. Il ne faut pas non plus ronger les os, ni les casser ou secouer pour en avoir la moelle, il faut couper la viande sur son assiette, et puis la porter à la bouche avec la fourchette. Je dis avec la fourchette, car il est (pour dire encore une fois) très indécent de toucher quelque chose de gras à quelque sauce, à quelque sirop, etc. ». Cela évite, dit l’auteur, d’essuyer fréquemment ses mains à sa serviette, « et de la salir comme un torchon de cuisine », de les essuyer sur du pain, et enfin « de se lécher les doigts, ce qui est le comble de l’impropreté. […] Il faut quand on a ses doigts gras, ou son couteau, ou sa fourchette, etc. les essuyer à sa serviette, et jamais à la nappe ni à son pain. Et pour s’empêcher d’avoir les doigts gras, il ne faut point manger avec, mais avec la fourchette, comme nous avons déjà marqué14 ». L’histoire ne nous dit pas si le roi lisait Antoine de Courtin. Mais ce qui est sûr, c’est qu’à Versailles l’usage de la fourchette est progressif. Quand on s’en sert, on pique un morceau dans le plat, on le dépose dans son assiette et on le porte délicatement à sa bouche avec deux ou trois doigts. C’est ce que préconise Érasme dans sa Civilité puérile en 1530 : « Que l’enfant prenne du plat le morceau qu’il veut soit avec son couteau, soit avec sa fourchette. […] Il faut recevoir sur son assiette ce que l’on peut prendre avec ses doigts ».
26Le marquis de Coulanges, dans son Recueil de chansons choisies (1694), célèbre l’art de « tirer au plat sans hésiter », de manger le potage dans son assiette et de se servir « poliment et de cuiller et de fourchette ».
27Malgré cela, le cérémonial est de rigueur. Il inclut la musique qui fait aussi partie de l’attribut du souper au grand couvert. Depuis l’Antiquité, elle accompagne la convivialité et les plaisirs de la table. Grand mélomane, musicien, fin danseur, Louis XIV ne pouvait déroger à ce divertissement. Pendant son souper, tout en mangeant avec les doigts, il écoute, ou prête une oreille aux vingt-quatre violons de son Cabinet orchestrés par Jean-Baptiste Lully. On faisait souvent appel à des chanteurs et à d’autres musiciens. Lors des festins, la Viande du roi, le repas, est apportée en cortège musical, et le roi lui-même est accompagné de musiciens, à son entrée et à sa sortie. Au souper du roi, on jouait les fameuses symphonies de Michel Richard de Lalande, pièces instrumentales composées d’une ouverture et de danses. Ces symphonies étaient jouées au souper du roi tous les quinze jours, Louis XV en fera de même. À côté de cette musique de table, qui agrémente aussi les « buffets », les manifestations musicales les plus importantes sont celles données lors des festins et des somptueuses collations dans les jardins15.
« La Bouche » du roi
28Les études sur la notion de souper ne dépassent pas parfois la table, les menus, la mise en scène sociale, et rares sont celles qui font un détour par les cuisines. À ce sujet, les sources font bien souvent défaut. Ce n’est pas le cas pour Versailles. Analysant la table la plus noble du royaume au xviie siècle, il nous a paru intéressant de faire un petit tour par les cuisines du château. Les travaux de Béatrix Saule et de Roland Jousselin nous y invitent16. Avant que le roi ne s’installe à table, allons voir comment se préparent les repas et surtout ce qu’ils impliquent comme incroyable organisation en termes de personnel et de matériel.
29Le terme de Bouche du roi est spécifique à la cour. Il désigne à la fois le lieu où l’on apprêtait les repas, les officiers qui les préparaient et les servaient et l’organisation en sept offices. Le premier office est La Bouche du roi : Gobelet (Paneterie-bouche et Échansonnerie-bouche), et la Cuisine-bouche, ces offices sont affectés à la table du roi et à la famille royale ; puis il y en a cinq autres dits Offices-commun : Paneterie, Échansonnerie, Cuisine, Fruiterie, Fourrière. Il y a la Bouche du roi et la Bouche de la reine : cuisine à part et service à part, même lorsque le couple mange à la même table. À la Cuisine-bouche étaient apprêtés les mets pour le roi et sa famille. C’était le corps le plus nombreux avec cinquante-cinq officiers sans compter les garçons.
30L’ensemble des offices dit « La Maison-bouche » comptait cinq cents officiers assistés de cent cinquante garçons à tout faire, « galopins », « garçons bleus », le tout, sous l’autorité du Grand Maître de France « souverain maître d’hôtel du roi ». Chaque samedi, on prévoyait les menus de la semaine et chaque jour, les denrées étaient livrées à Versailles sous haute surveillance. Jadis, les officiers de la Bouche du roi étaient tous nobles ; peu à peu, l’origine bourgeoise apparaît et c’est la qualité du service rendu qui va anoblir. Cette hiérarchie présentait donc des origines sociales diverses. Au xviie siècle, la vénalité des charges se répand, même pour les emplois les plus modestes. Les officiers, nourris et logés, cumulaient de nombreux avantages : gages en espèces, en nature, privilèges et exemptions. Ils servaient par quartier ou à l’année.
31Quittant Saint Germain, lorsque Louis XIV prit l’habitude de séjourner à Versailles avec toute la cour, en 1682, il eut l’idée de faire construire par Mansart, un grand quadrilatère, avec une cour intérieure, au sud-est du château pour regrouper les offices et le personnel : c’est le Grand commun. L’ensemble est terminé en 1683. Au rez-de-chaussée, soixante pièces voûtées abritent les cuisines et les celliers. Dans les deux étages, se répartissent les cent cinquante appartements des officiers, plus ou moins confortables selon les grades des occupants. Il y a une chapelle dédiée à saint Roch et au centre de la cour, une fontaine. Une organisation rigoureuse est nécessaire, car il y a à Versailles environ trois mille bouches à nourrir par jour. Il y a une hiérarchie pour le service, pour la desserte, pour la récupération de la nourriture, où, nous le verrons, et contrairement à ce que l’on croit, rien n’est gaspillé. Une grande partie des courtisans logés à Versailles se nourrissent sur leurs propres deniers. Soit ils apportent leur nourriture, soit ils payent leur écot. Mais le réchauffement de leurs plats empestait souvent l’air et il fallut restreindre cette pratique. Chaque officier a ses fourneaux dans une cuisine qui lui est réservée. Il y a cinq cuisines strictement affectées à une fonction : le bouillon du roi, le rôt, le ragoût, le potage, la pâtisserie. La batterie de cuisine est en argent, en cuivre et en étain selon leur usage. Un huissier est chargé de l’ordre et de la sécurité, car les cuisines sont placées sous haute surveillance. Louis XIV doit aux mauvais traitements de ses médecins et chirurgiens le peu de dents qui lui restent, aussi, ne mange-t-il que des petits pains au lait, faits avec la farine de Gonesse, la plus fine du royaume, dits « pains à la reine ». Ils sont préparés en ville, à la boulangerie du roi, à l’hôtel de La Feuillade. Au Grand commun, le service de la Paneterie ne s’occupe que de la répartition du pain pour la table du roi et pour celles des officiers. Les fourneaux sont alimentés au bois et surtout au charbon, moins onéreux. Le service de la Fourrière est chargé de l’alimentation en combustible et en bougies.
Que mange le roi ?
32Il est 22 heures, le souper ordinaire au grand couvert de Sa Majesté est prêt. Les trois tables ont été dressées. Frappant de sa baguette la porte de la salle des gardes, l’huissier annonçait le spectacle par l’apostrophe célèbre : « Messieurs, au couvert du roi ! ». Tous les privilégiés admis, après filtrage et recommandation, se rangent et mettent chapeau bas. On se dispose ensuite en demi-cercle, les hommes debout derrière, devant eux les dames, puis les duchesses à tabouret, dames très privilégiées, car elles sont assises devant, au premier rang. Il pouvait y avoir parfois une centaine de personnes. La hiérarchie est à Versailles l’ossature du pouvoir, de l’étiquette, depuis les communs jusqu’aux appartements royaux : le pouvoir absolu et divin ignore l’égalité. La hiérarchie des sièges reflète la hiérarchie tout court dans une pyramide où chacun n’existe que selon son rang, c’est-à-dire selon une place qui lui a été assignée et à laquelle il doit se tenir. On ne s’assied pas devant le roi, sauf lorsqu’on est expressément invité à le faire. La cour est une structure de domination par l’étiquette : « On détestait l’étiquette, mais il était impossible de s’en écarter, non seulement parce que le roi l’imposait, mais parce que l’existence sociale des personnes qu’elle touchait en dépendait ». Norbert Elias en a analysé toutes les composantes17.
33Le souper public est un moment très attendu. On pouvait approcher le roi, le frôler, le voir, être vu, lui parler parfois, ou, privilège suprême, être retenu pour Marly. Henri III avait tenté de faire ériger des barrières autour de sa table pour éviter toute proximité suspecte. Mais ce geste fort décrié fut vite supprimé. Le principe d’accessibilité du prince est une notion fondamentale qui n’a cessé d’être réaffirmée de saint Louis à Louis XIV.
34Dans un deuxième temps, avec son bâton fleurdelisé, le maître d’hôtel entre et annonce : « Messieurs, la Viande du roi ! ». Le mot viande a encore ici son sens médiéval, vivanda, de nourriture, de ce qui sert à vivre, de repas. On s’incline sur son passage. Le bâton est signe de commandement, sa présence, comme celle de la nef et du cadenas, caractérise le cérémonial du grand couvert. Le maître d’hôtel dirige le cortège des viandes. En fait, ils sont plusieurs à officier selon l’importance du souper, et chacun a son bâton : gainé de velours, il est incrusté de fleurs de lys en vermeil. Le roi arrive et s’installe.
35Après le lavement de mains des servants, le cérémonial de la serviette humide présentée au roi, le Bénédicité, il va être servi en grande pompe. Depuis les cuisines, arrivent dans une solennelle procession, les plats couverts de leur cloche. Il faut environ cinq minutes depuis les communs jusqu’à la table du roi.
36Au grand couvert, il y a cinq services : les potages, grands et petits ; les entrées, grandes et petites ; les viandes bouillies ; le rôt, volailles rôties ; les entremets, légumes et pâtés. « Le Fruit » est à part. Le mot soupe n’existe pas à Versailles, on parle de potage : volailles et légumes bouillis dans un pot, avec carottes, navets, poireaux, « bulbes » et autres « racines », le tout fort épicé. Plus précisément, ce sont des oilles, servies dans des « pots à oilles », en vermeil ou en argent. L’expression est un pléonasme : « oille » est la francisation de l’espagnol olla, pot, marmite. Le mot soupière apparaît à la fin du xviiie siècle.
37Les entrées consistent en charcuteries ou viandes en ragoût, très pimentées. Viennent ensuite les viandes bouillies puis les viandes rôties à la broche. Les entremets apportent des pâtés, des viandes en gelée, des légumes variés, surtout salades et petits pois dont raffolait le roi. Le Fruit se compose de fruits frais : oranges, figues, fraises, pommes, poires, ananas, melons. Ils s’accompagnent de confitures « sèches » ou « liquides », compotes, fruits confits, de gâteaux, massepains, tourtes sucrées. En matière de fromage, il semblerait que le Brie et le Parmesan soient utilisés pour les entremets. Durant les services, les gentilshommes servants font la navette entre la table du roi et les tables de la salle des gardes. Ils sont cinq ou six et servent serviette à l’épaule.
38Voici deux menus types portés sur les registres de la Bouche pour l’année 1683. Le premier est pour la préparation d’un souper au grand couvert. Précisons que le menu indique à cette époque les ingrédients nécessaires à la préparation d’un plat, et les pièces de viande ou de poisson apportées sur la table. Le mot ne prendra le sens de menu de table, de liste détaillée des plats lors d’un repas, qu’au siècle suivant. La plus ancienne série de menus de table, ronds et rectangulaires, date de 1757. Ce sont les menus du château de Choisy. On ne dispose d’aucun menu de table pour Louis XIV18.
Potages
Deux grands potages : deux chapons vieux et douze pigeons de volière
Deux petits potages : une perdrix au parmesan, quatre pigeons de volière
Entrées
Deux grandes entrées : quatre perdrix à la sauce espagnole, deux poulets gras en pâtés grillés
Deux petites entrées : six poulets et six livres de veau
Quatre petites entrées hors d’œuvre : trois poulets gras, un faisan, trois perdrix et huit livres de veau
Viandes bouillies
Un chapon, une pièce de veau, trois pigeons
Rôt
Deux poulardes grosses, quatre étourneaux, neuf poulets, huit pigeons, six perdrix et quatre tourtes
Entremets
Six livres de saucisses, quatre livres de boudin blanc, quatre livres de « salpricon » (mélange haché de gibier, poisson, truffes, foie gras et champignons).
On pourra comparer ce menu avec la frugalité, toute relative, d’un second menu de dîner maigre au petit couvert pour la même année :
Potages
Grands potages : une carpe d’un pied deux doigts, un cent d’écrevisses en bisque et un potage au lait
Petits potages : deux tortues, un potage aux herbes (petits pois et asperges)
Petits potages hors d’œuvre : une sole, une oille de poisson à l’eau
Entrées
Grandes entrées : un grand brochet, quatre truites d’un pied quatre doigts chacune
Petites entrées : trois perches, quatre soles moyennes
Quatre petites entrées hors d’œuvre : deux perches, deux soles, un cent d’huîtres, six vives
Rôt
Un demi grand saumon et six soles.
39Les entrées sont des poissons en matelote, le rôt est un poisson grillé. On compte en général quatre-vingts variétés de poissons, crustacés et mollusques.
40Petit retour vers les cuisines. Malgré cela, il n’est pas étonnant qu’on livre à Versailles, nous dit Roland Jousselin, quatre cent vingt-neuf kilos de viande par jour. Il faut dire que la viande, et surtout la volaille, est à la base de nombreuses préparations. Pour préparer les plats, les officiers de Bouche, chacun dans leur cuisine respective, ont des fonctions rigoureusement délimitées. Le hâteur ne s’occupe que des viandes rôties. Le mot vient de hastier, grand chenet à plusieurs crans où l’on met les broches à tourner. Les viandes en ragoût sont du ressort du maître queux, maître cuisinier. Les viandes bouillies, en potage ou non, relèvent du potager. Aidé du verdurier, le potager s’occupe aussi des légumes et des salades. Mais si les viandes se présentent sous forme de tourtes ou de pâtés, elles relèvent du pâtissier, qui, comme son nom l’indique, s’occupe de la pâte, pasticium et prépare donc pâtés et gâteaux. Le confiseur, ainsi que le démontrent les nombreux traités, est très en vogue au xviie siècle, il prépare confitures et fruits confits et généralement tout ce qui est à base de sucre. Depuis le xve siècle, le sucre est une épice à la mode. Il transite par Venise, il est originaire de Candie, île de Chypre. Il sert à mouler tout objet, comestible ou non. Travaillé comme une pâte de verre, il se prête à de nombreux et insolites décors de tables. En 1500, la Chronique de Pérouse conserve le souvenir d’un fabuleux repas de noce qui dura plusieurs jours pour se terminer par un véritable spectacle de sucreries : « On y voyait moulés en sucre tous les fruits de la terre, puis des grenouilles, des écrevisses, des lézards, des serpents et des oiseaux de chaque espèce, et tout cela était si abondant que l’assistance en apporta une grande partie dans de petits sacs de cuir doré, bien que tout le monde eut été rassasié19 ». Même les ustensiles de table, assiettes, couverts, plats, étaient parfois moulés en sucre : c’est l’invention des décors de table consommables. Cette technique de moulage sera reprise au xviiie siècle par les manufactures de porcelaine. Là encore, la table de Louis XIV est loin d’être une table spectacle. Les fruits et les douceurs sont simplement disposés harmonieusement dans des « corbeilles » et les confitures « sont montées » dans « des tasses ».
41Fruits et légumes proviennent essentiellement des neuf hectares de jardins potagers de Versailles. Ils sont entretenus par le célèbre Jean-Baptiste de La Quintinie dès 1670, agronome et jardinier officiel qui expérimente et acclimate de nombreuses espèces. Il cultive sous serres fraises et fruits exotiques toute l’année, les célèbres ananas, des oranges et des melons. Il a inventé la culture des primeurs, la culture biologique, la notion de microclimat, et a érigé l’art des jardins en discipline scientifique pour le plus grand plaisir du roi. Sans lui sa table ressemblerait encore à la table de la Renaissance. C’est grâce à lui et à ses soins, qu’elle présente fraîcheur et diversité des légumes et des fruits : une grande innovation en ce siècle.
42Soulignons aussi l’utilisation des plantes aromatiques : persil, basilic, fenouil, cerfeuil, qui parfument salades et cuisson, au détriment des épices toujours présentes mais en net recul : safran, anis, coriandre, ail, clous de girofle, cannelle, muscade, poivre et moutarde (de Dijon). La table de Louis XIV, apparemment pantagruélique, nous allons voir pourquoi, n’a rien à voir avec la table de la Renaissance, somptueuse et théâtrale, lourdement épicée et avec peu de légumes. Sur les tables princières médiévales, les légumes étaient peu nombreux. Ils convenaient aux repas des pauvres, des paysans mangeurs de « racines », à la frugalité imposée aux moines. Ils seront de plus en plus présents, jusqu’à ce que Louis XIV les honore, grâce à son goût personnel et à ses jardins potagers. Le légume devient, grâce à Versailles, un raffinement, et les plats de salades du roi, servies à la vinaigrette, parfumées de plantes aromatiques et parsemées de fleurs de violette ou de bourrache, sont désormais l’apanage d’un goût recherché. L’introduction de légumes nouveaux, différents des classiques « racines », devient une mode, une curiosité : choux-fleurs, asperges, pois mangetout, artichauts, champignons et cardes. Ce qu’on appelle « les herbes » diffère des salades et des légumes, ce sont : estragon, fenouil, cresson, qui voisinent avec les plantes aromatiques proprement dites. Les légumes ont une place de choix dans la préparation des entremets, plats salés intercalés entre le rôt et le fruit. Pour le roi on confectionne régulièrement des tourtes à la viande, aux épinards, aux œufs, à la crème. Tous ces aspects novateurs vont se retrouver dans les livres culinaires20.
43Fort heureusement, les jours maigres sont très nombreux pour reposer les estomacs. C’est le temps béni pour apprécier les légumes. Comme ses prédécesseurs, et selon une tradition chrétienne bien ancrée, le roi jeûne trois jours par semaine : mercredi, vendredi et samedi. Soit environ cent cinquante jours par an. Les manuels culinaires précisent souvent repas pour jours gras ou pour jours maigres. Le menu des jours maigres, nous l’avons vu, est loin d’être frugal. À chaque service, la viande est tout simplement remplacée par des œufs ou du poisson, mais il y a toujours la quantité et surtout la diversité, poissons de mer et poissons de rivière : sole, carpe, brochet, truite, saumon, huîtres, écrevisses en bisque, tout cela parfois dans un même menu. Louis XIV nourrissait lui-même des carpes dans des bassins de Versailles. Les poissons de mer arrivaient au galop de la Manche, en une nuit, par les chasse-marée. On connaît la triste histoire du pauvre Vatel acculé au suicide en 1671, pour un retard. Cela se passait à Chantilly lors d’une fête organisée pour le roi par le prince de Condé. Le souper d’un jour maigre peut être au petit ou au grand couvert. Avec ostentation, le roi respecte non seulement les jours maigres, mais aussi le carême. Dans l’année, il fait donc maigre plus d’un jour sur trois. Là, en carême, le repas ne comporte que des légumes cuits à l’eau, un peu de beurre est toléré : il a bien alors l’impression de faire pénitence. Mais hors carême, les mets sont préparés au lard ou au saindoux21.
« À boire pour le roi ! »
44Le cérémonial de la boisson trouve sa pleine justification dans la crainte permanente d’empoisonnement, car la facilité est plus grande avec un liquide qu’avec un solide. Toutes les précautions séculaires sont donc conservées. Les officiers de l’Échansonnerie ont la lourde charge de fournir l’eau et le vin du roi. L’eau provient de la fontaine de la cour du Grand commun. Le vin est acheté chaque jour chez des marchands qui ont le privilège de fournir la Maison du roi. Le roi n’a pas de cave. Ces marchands sont recrutés tous les ans par adjudications, comme les autres fournisseurs de denrées22. Le vin provient de l’île de France, d’Anjou, de Beaune. Le vin de Champagne, tout nouveau, est fort apprécié. On distinguait le « vin de table » pour la table du roi, et le « vin de suite » pour les tables subalternes.
45Les boissons sont confiées aux officiers du Gobelet. Depuis le Moyen Âge, en France, on sert le « vin trempé », coupé d’eau, à moins que ce ne soit de l’eau, souvent de qualité médiocre, coupée de vin. Louis XIV ne déroge pas à cette habitude. Boire du vin pur serait signe d’ivrognerie. C’est le cas des peuples du Nord, Polonais, Allemands et autres septentrionaux qui boivent le vin pur, aux dires de nombreux voyageurs depuis le xvie siècle. Le vin français serait-il trop généreux pour être bu pur ? Cela n’est guère convaincant, car les Espagnols, qui ont des vins forts, les boivent purs. Faut-il invoquer la coutume antique et médiévale du vin bu toujours trempé en début de repas et bu pur ensuite, tels les vins liquoreux ? Depuis le xvie siècle, on débat pour savoir s’il faut boire le vin chambré ou non. À Versailles, au cours du repas, le vin, toujours coupé, est servi frais, en fonction de la mode de « boire à la glace ». Il est conservé dans des « cuvettes » ovales, en vermeil, l’intérieur étant divisé en compartiments pour plusieurs bouteilles. Quant au vin de Champagne, il est toujours frappé23.
46À table, dès que le roi demande à boire, l’échanson crie : « À boire pour le roi ! ». Il fait la révérence à Sa Majesté, va au buffet, prend des mains du chef de l’échansonnerie la soucoupe d’or garnie du verre du roi, couvert, et les deux carafes en cristal, l’une de vin, l’autre d’eau. On procède à un essai, puis on présente le tout au roi qui se sert lui-même de vin et d’eau. Le roi appréciait particulièrement l’Irancy, vin rouge d’Auxerre, léger et fruité. L’iconographie du siècle nous montre l’importance du rituel de la boisson et l’absence de verres sur la table.
« Être de Marly »
47La résidence de Marly située à quelques kilomètres de Versailles, représente un lieu de délassement, de détente. Dès 1687, Louis XIV y reçoit en petit comité. Là, il se permet « de manger en particulier » s’affranchissant du lourd protocole de Versailles. « Être de Marly » est un grand privilège, surtout pour les dames qui y sont prioritairement conviées. On ne reçoit à Marly qu’une cinquantaine de personnes. Les modalités d’un souper à Marly montrent d’intéressantes innovations. Le traditionnel cérémonial est simplifié : il n’y a sur la table, ni nef, ni cadenas. À leur place, trône au milieu un surtout qui rassemble leurs éléments : ustensiles, épices, sucrier, vinaigrier, bougies. Des surtouts apparaissent à Marly en 1694, ils sont en vermeil blanc ou doré, richement décorés. À l’origine, le surtout est une pièce plutôt destinée aux déplacements du roi, elle est plus grande et plus décorative que l’étui qui disparaît des tables. Le surtout est différent du dormant, qui garde les fruits sur la table tout au long du repas, d’où son nom. Ces pièces sont à l’origine de la classique décoration du milieu de table. Au xviie siècle, une distinction s’est établie entre les plats à bord droit et ceux à bord incurvé en gorge. Ces derniers sont dits « à la Marly ». Cette distinction vaut aussi pour les « assiettes potagères ». Il y a là une référence directe à la vaisselle du château. On désignera ainsi par la suite le rebord des assiettes ou des plats, qu’ils soient de métal ou de céramique.
48Pour éviter la préséance du haut bout, les tables sont ovales et le petit couvert à deux ou trois services est de rigueur. À Marly on ne soupe jamais au grand couvert. Le roi occupe le centre de l’un des grands côtés, les convives se répartissant à droite et à gauche. La table est donc desservie derrière les convives, ce qui est totalement innovant. À Marly, les dames peuvent se présenter « en tenue de ville », en robe ordinaire mais avec bustier corseté. À table, on se laisse parfois aller à quelques espiègleries dignes d’une cantine. Le duc de Luynes raconte que le roi envoyait adroitement des boulettes de pain aux dames à travers la table, et acceptait même d’en recevoir24.
49Après un repas souvent fort gai, on passait dans un salon prendre thé ou café, deux boissons à la mode, sur de petites tables appelées « cabarets », et on jouait aux cartes ou au billard. Le mot « cabaret » désigne deux choses au xviie siècle, un lieu et un meuble. Le meuble est une petite table sur laquelle on sert le café. On dira « un cabaret de Chine », « un cabaret en porcelaine ». C’est aussi un lieu public où l’on boit le café.
50Quelques plans de table ont été conservés pour Marly en 1700 et 1702, où l’on voit bien les tables ovales de dix-huit couverts. Ils donnent d’intéressantes précisions sur le service qu’on appellera « à la française ». « Ces plans de service constituaient une sorte de cadre valable à Marly aussi bien pour le dîner que pour le souper qui guidait le contrôleur pour la composition des menus ; ces plans étaient d’ailleurs soumis au roi pour approbation. La composition de chaque service et la répartition des plats étaient étudiées pour que chaque convive ait facilement accès à une grande variété de plats, et en même temps pour que les changements de service s’opèrent le plus discrètement possible25 ».
51Le souper à Marly témoigne donc de l’évolution du souper royal, du lien établi entre les préceptes des manuels de l’art de servir, et la pratique. Marie-Antoinette y « tiendra ses cafés ». On peut dire que Marly est le laboratoire de l’innovation : suppression de tous les aspects du cérémonial, plan de tables et disposition des convives nouveaux, service réduit, desserte par derrière, enjouement au cours du repas, café au salon. C’est presque un beau repas contemporain.
La table du roi, une table innovante
52Lorsqu’on analyse les menus servis à Versailles, même lors des jours maigres, on se demande : comment pouvait-on avaler tout cela ? C’est une mauvaise question. Ce n’est pas comment mais pourquoi. Pourquoi y avait-il autant de plats sur la table ? Certes, l’appétit des rois est légendaire et l’opulence est nécessaire pour conforter aux yeux de tous la magnificence royale. Verrait-on un roi ne manger tout seul à sa table devant ses courtisans que quelques poulardes aux petits pois, ou un brouet clair ? L’apparent pantagruélisme versaillais a ses raisons : les modalités du service dit « à la française » et sa finalité.
53Le service dit « à la française », qui règne à Versailles, à Marly, et dans de nombreuses grandes maisons princières, et auquel succédera au xixe siècle, le service dit « à la russe », consiste à apporter, pour chaque service, tous les plats sur la table en même temps et dans une disposition précise. Un souper ordinaire au grand couvert dure à Versailles environ une heure et les plats, qui ne sont pas tous ôtés après chaque service, ne restent sur la table qu’une dizaine de minutes. Il n’y avait souvent que vingt-huit à trente plats pour tout un repas.
54La disposition de tous les plats d’un service en même temps sur la table implique un choix, et ce choix est sa finalité fondamentale. La disposition était étudiée pour que chaque convive ait facilement accès à une grande variété de plats pour chaque service, ou pour que le roi puisse choisir aisément ce qui lui plaisait, ou ce qui convenait à son régime. Fort heureusement, il ne mangeait pas tout.
55« Comme la table est fort grande, on sert avec les potages, les entrées et hors d’œuvre, qui sont de petites entrées plus exquises que les autres et placées dans les intervalles des grandes, et avec les rôts, les entremets, de sorte que cela ne fait que deux services ». Poussée à l’extrême, on appellera « ambigu », la présentation simultanée de tous les plats, du potage au fruit, cette formule étant réservée aux « collations mêlées, en sorte qu’on doute si c’est une simple collation ou un souper ».
56On a conservé un plan du premier service du grand couvert à Versailles daté de 1702. Outre les dimensions des tables, le document indique la place du roi et de ses convives, et la disposition des plats. « Le roi est seul sur le grand côté du haut bout, son cadenas à droite et deux petits plats à sa gauche, plats particuliers requis par le régime que lui imposait Fagon (son médecin), trois couverts sur chacun des retours (côtés droit et gauche), personne en face du roi, ainsi que le voulait l’étiquette du grand couvert et la commodité du service que les gentilshommes servants faisaient par devant. Au centre de la table, étaient placées sur un même rang, deux girandoles à quatre branches et deux salières carrées de faible dimension. Le premier service, est composé de quatorze plats de potages et d’entrées, ils étaient disposés sur trois rangs avec deux grands plats de potages de flanc et deux grandes entrées sur collier, c’est-à-dire rehaussées26 ». Lors des festins, la disposition des plats sera la même sur plusieurs rangs. On mesure la différence entre la table de Marly et celle de Versailles.
57Pour répondre à la question du gaspillage, soulignons les modalités de la desserte. Elle s’effectue tout au long du repas. Plats et assiettes sont ramenés aux cuisines dans la salle du serdeau. Le serdeau est un service à part entière qui répartit les reliefs des repas dans une stricte hiérarchie. Il existe à Versailles toute une hiérarchie de la récupération. Sur ces reliefs se nourrissent d’abord les officiers, puis les valets, puis les garçons, et il en reste encore. Les garçons du serdeau vendent ce qui reste aux habitants de la ville dans des baraques destinées à cet effet, situées dans une contre-allée à l’extérieur du château, véritable marché des plats préparés. Et lors des grandes collations, les reliefs aussi retournent au serdeau. Rien ne se perd, ou très peu27.
58Sous le regard des « contrôleurs », le service à la française excluait donc tout désordre. Il avait une raison : manger selon son goût.
Aux origines de la notion de goût : la diététique
59Dès le xiiie siècle, le mot gustus est synonyme de penchant, de disposition, d’envie, d’appétit pour une chose. Il relève donc très tôt de la sphère gustative. Progressivement, il va prendre son sens figuré, art de discerner, art de faire montre de son goût. Une personne de bon goût est celle qui a su faire les bons choix. Au xviie siècle, ce sens est admis et le bon goût devient le dogme d’un idéal aristocratique28.
60Manger ce qui plaît, selon son goût, son envie, son penchant, devient le propre d’une table riche qui propose des mets variés donc des choix. C’est toute la différence avec la table du pauvre qui mange un peu « à la russe » depuis longtemps. Cette présentation des plats aurait été introduite en France par Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France entre 1808 et 1812 et rentrée en vigueur vers 1820. Elle rompt le service à la française et instaure une présentation des plats par séquences. Elle fera fureur dans les milieux bourgeois et elle est à l’origine de nos manières de table. Le pauvre, lui, doit se contenter d’un plat unique, voire d’un repas unique, sans beaucoup de choix. Il faut encore qu’un repas existe par ces temps de disettes et de famines effroyables ignorées par Versailles, et qui ont fait en France, entre 1692 et 1694, des millions de morts, sans compter le terrible hiver de 1709. Le pauvre ne soupe pas, il mange de la soupe, soupe parfois aux racines diverses avec pain de seigle ou de son, pain bien mouillé, avec un morceau de lard pour un vrai jour de fête. Distinction fondamentale, clivage parfait entre soupe et souper : table des pauvres, table des riches.
61Le service « à la française » prend ses origines dans la diététique antique et médiévale. La table royale n’innove pas dans ce domaine mais perpétue, affine et porte à son apogée, le fait de manger selon son goût. Le premier ouvrage culinaire écrit en français Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne, en 1256, est l’œuvre d’un médecin italien ayant vécu en France. Il fait la synthèse des préceptes d’Avicenne, et des médecins arabes29. L’ouvrage est fondé sur la diététique : on part de la nature des aliments pour les adapter à la nature des convives, c’est-à-dire à leur tempérament. Le tempérament, c’est la prédominance plus ou moins accentuée d’une des quatre humeurs de l’organisme selon la théorie hippocratique, il est fonction du sexe, de l’âge, des saisons. La diététique est l’ensemble des règles à suivre pour un régime équilibré dans la recherche d’une harmonie entre la nature des aliments et celle du corps. Le principe essentiel est que tout ne convient pas à tout le monde, principe qui va perdurer à travers les siècles pour s’épanouir au xviie siècle. Dès le Moyen Âge, viandes, légumes, poissons, fruits, sont classés en tableaux précis selon leur nature : ils seront froids, chauds, secs ou humides. Pour les manger, on devra tenir compte des saisons, chacune étant censée faire prédominer l’une des quatre humeurs : au printemps, le sang, en été, la bile jaune, en automne, la mélancolie, bile noire, en hiver, le flegme. Le régime se devait de corriger l’effet des saisons et rétablir dans le corps l’équilibre des humeurs par des conseils souvent complexes.
62Outre les préceptes fondamentaux de diététique, le Régime du corps est agrémenté de recettes savoureuses, de compositions de sauces inédites et de bons conseils encore valables aujourd’hui, par exemples, manger le melon bien poivré en entrée, avec du bon vin et non de l’eau, ou manger les poires « souvent fort venteuses », cuites dans un vin rouge bien épicé en fin de repas. Après l’ouvrage d’Aldebrandin, il faut rappeler l’importance de celui de Battista Platina, dit Platine, De Honesta voluptate, paru à Rome en 1473 et en France en 1505 : « Ce dont je parle, c’est de la volupté à quoi tend la nature humaine, qui est tempérance et mesure… J’ai fait ce petit livre pour honnête homme soucieux de sa santé et d’hygiène alimentaire, plutôt que de luxe30 ». Le texte confirme l’idée que le régime du corps a encore une grande place et que la diététique est toujours assimilée au goût. Le souci d’harmonisation des aliments, et donc des plats, va au cours des siècles, sur les tables princières, s’associer à l’abondance qu’implique une ostentatoire richesse. Il s’accompagne, nous l’avons souligné, de l’essor des légumes. En 1651 et 1654, Nicolas de Bonnefons, premier valet de chambre du jeune Louis XIV, publie Le jardin français et Les délices de la campagne, aux titres évocateurs. Bien avant les talents de La Quintinie, ses ouvrages font une belle part aux légumes.
63En 1656, avec Le cuisinier, Pierre de Lune délaisse les épices, qui altèrent souvent le goût de la viande, au profit des plantes aromatiques, mais aussi de la fleur d’oranger, de l’eau de rose, de l’ambre et du musc. Au xviie siècle, « la distinction par le goût », selon la belle formule de Jean-Louis Flandrin, se fait par la recherche du naturel, du lien entre ce qui est sur la table, et ce qui plaît et qui convient au tempérament31. En 1601, un premier ouvrage a révolutionné le goût, Le Trésor de santé ou ménage de la vie humaine, de Jean-Antoine Huguetan très inspiré d’Aldebrandin. Ce que Béatrice Fink a fort joliment appelé « Les liaisons savoureuses » est désormais établi32.
64En effet, entre 1490 et 1620, on note seulement une cinquantaine d’éditions d’ouvrages culinaires. L’essor date de 1650. De 1650 à 1670, onze titres paraissent sur les dix-huit édités jusqu’à la fin du siècle, et en une quinzaine d’années, 43,3 % de toutes les éditions du xviie siècle sont imprimées, essentiellement à Paris. Parmi ces ouvrages divers, il y a, dès 1662, des manuels concernant le service pour les officiers de Bouche. L’art de servir et de présenter les mets sur la table s’allie à l’art de les préparer33. Nombreux sont les auteurs à avoir travaillé dans les cuisines princières et royales et ce dès le xve siècle, comme le célèbre Guillaume Tirel, dit Taillevent, cuisinier du roi de France et auteur du Viandier publié en 1490.
65La table versaillaise s’inscrit dans cette mouvance. Son apogée se situe précisément entre deux dates importantes : 1651, Le cuisinier français de François-Pierre de La Varenne, et 1691, Nouveau Cuisinier royal et bourgeois de François Massaliot. Entre les deux, L’Art de bien traiter, ouvrage nouveau, curieux et fort galant paru en 1674, célèbre anonyme mais probablement du Sieur Robert, est aussi une incontournable référence en ce siècle. Il présente une nouvelle philosophie de la table : « Ce n’est point aujourd’hui ce prodigieux regorgement de mets, l’abondance des ragoûts et des galimafrées, ce n’est pas cet entassement confus de diverses espèces, ces montagnes de rôts, ces entremets bizarrement servis, c’est le choix exquis des viandes, la finesse de leur assaisonnement, la politesse et la propreté de leur service, leur quantité proportionnelle au nombre des gens ». Il écrit avec fierté dans sa préface : « C’est un cuisinier qui ose se qualifier de royal et ce n’est pas sans raison puisque les repas qu’il décrit pour les différents temps de l’année, ont tous été servis depuis peu à la Cour ou chez les princes et les personnes du premier ordre… en publiant toutes ces recettes récemment mises au point, il permet à ceux qui vivent loin de Versailles de savourer des mets qui se rapprochent de ceux que l’on sert à la Cour. Et en élargissant la palette de tous ceux qui pratiquent cet art culinaire modernisé, il contribue à accélérer son évolution ».
66En 1651, La Varenne parle de son art comme « d’une diététique pratique qui a pour but de conserver et de maintenir la santé en bon état et en bonne disposition », et dès le début de son ouvrage, Massaliot précise : « Lorsqu’il sera question de donner un repas réglé, vous observerez le nombre de personnes pour placer vos couverts et vous aurez égard à la qualité des viandes pour les bien ordonner afin d’éviter le voisinage de deux plats d’une même façon, sans en intermédier un d’une autre sorte, car ce serait de mauvaise grâce et pourrait contraindre le goût de quelques uns de la table, chacun n’aimant pas la même chose ». On ne peut être plus précis.
67Le souper royal sous Louis XIV met en pratique les principes culinaires en vigueur dans le siècle. Il s’inscrit dans la profonde mutation du goût qui s’élabore dès 1650, car avant cette date, il y a peu ou pas de parution, et l’art de la diététique, antique et médiévale, règne encore. C’est à partir de cette date que les modèles culinaires médiévaux se défont, dans la théorie et dans la pratique, comme le soulignera L’Art de bien traiter, qui s’en prend aux auteurs « dont la cuisine est une antique et dégoutante manière d’apprêter les choses et de les servir ». C’est le siècle du goût personnel pour des saveurs inédites qui annonce l’ère de la gastronomie.
68Du souper à Versailles sous Louis XIV, l’histoire a plutôt retenu collations et festins somptueux plus ou moins voués au gaspillage, illustrés par Les plaisirs de l’île enchantée, plaisirs de tous les sens se mirant dans les eaux à travers les jardins illuminés34. On a aussi retenu l’appétit démesuré du roi, réel mais souvent exagéré. On oublie qu’il faisait souvent maigre, qu’il ne mangeait pas tout, qu’il n’y avait pas de gaspillage et que sa table était riche et diversifiée, en viandes et en poissons, parfumée, abondante en légumes et fruits frais, ce qui n’est pas le cas de nombreuses tables aujourd’hui.
69Louis XIV à table présente le dernier avatar de la sacralité du corps du roi dans l’ultime théâtralité du rapport complexe entre une fonction et un corps, comme le souligne Stanis Perez. À Marly, le roi a su jouer avec le cérémonial, à Versailles, il a su innover grâce à ses goûts personnels. Dans cette conjugaison, de nombreux traits sont à l’origine non seulement de nos manières de table, mais aussi de nos goûts. Le souper royal savoure là son apogée.
Jean-Léon Gérôme, Louis XIV et Molière, 1862. Molière invité par Louis XIV à partager son repas après avoir entendu dire qu’il était traité avec dédain par ses courtisans. Gérôme visait aussi implicitement à glorifier Napoélon III comme protecteur des arts.

Notes de bas de page
1 Pauline Schmitt Pantel, La cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, École française de Rome, Paris, 1992 et Florence Dupont, Le plaisir et la loi. Du Banquet de Platon au Satiricon, Paris, La Découverte, 2002, notamment le chapitre 2, « Le banquet perdu », p. 41.
2 Alain Rey, Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1998, article « Soupe ».
3 Stanis Perez, Le corps du roi. Incarner l’État de Philippe Auguste à Louis Philippe, Paris, Perrin, 2018.
4 Ibid, p. 249. Selon l’auteur, les modalités du banquet du sacre ne seront connues qu’en 1661. Voir page 421, note 5.
5 Ibid, p. 35. Cette formule daterait du xvie siècle, même si le toucher des écrouelles existe depuis Clovis. Pour une étude précise concernant le toucher de Louis XIV, voir « Le toucher des écrouelles, thaumaturgie et corps du roi au Grand Siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 53-2, 2006/2, p. 92-111. Voir aussi Marc Bloch, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, 1924, réed. Paris, Gallimard, 1983.
6 Corinne Lucas, article « Paraître. Le paraître et l’art de la table », in Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir vivre, Alain Montandon (dir.), Paris, Seuil, 1995, p. 667.
7 Monique Chatenet, « Henri III et le cérémonial du dîner », in Tables royales et festins de cour en Europe, 1661-1789, Documentation française École du Louvre, 2004.
8 Béatrix Saule, « Tentative de définition du grand couvert », in Tables royales et festins de cour, op. cit., p. 29. Notre article doit beaucoup à Béatrix Saule, directrice générale honoraire du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, pour ses travaux personnels et ceux entrepris sous sa direction. Qu’elle trouve ici l’expression de toute notre gratitude.
9 Frank Collard, « Le banquet fatal, la table et le poison dans l’Occident médiéval », in La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, Publication de l’Université de Rouen, 1990.
10 Zeev Gourarier, « Modèles de cour et usages de la table : les origines », in Versailles et les tables royales en Europe, xviie-xixe siècles, Paris, Réunion des musées nationaux, 1994. L’auteur présente pages 20 et 21 de belles reproductions de bézoard et de languier. Pour la description « d’épreuves médiévales », voir aussi Stanis Perez, op. cit., p. 60 à 62.
11 Zeev Gourarier, « L’ablution des mains et le protocole des tables royales », in Tables royales et festins de cour, op. cit., p. 39.
12 Voir la description d’un buffet dressé pour les « soirées d’appartement » de Versailles, dans Versailles et les tables royales, op. cit., p. 254. Pour des représentations de buffets et de dressoirs, voir pages 60, 86, 90 et 131 et 252.
13 Gérard Mabille, « L’orfèvrerie de table royale sous Louis XIV et Louis XV », in Versailles et les tables royales, op. cit. Voir une représentation de la nef de l’Abondance, p. 97 et d’un cadenas, p. 49.
14 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, première édition 1671, présentation et notes de Marie-Claire Grassi dans l’édition de 1702, Publication de l’Université de Saint-Étienne, 1998, chapitre XVII, « Ce qu’il faut observer à table », p. 131.
15 Jérome de La Gorce, « Musique de table à Versailles », in Versailles et les tables royales en Europe, op. cit.
16 Roland Jousselin, Au couvert du roi xviie-xviiie siècles, Paris, Christian, 1998, et Béatrix Saule, « Tables royales à Versailles, 1662-1789 », in Versailles et les tables royales en Europe, op. cit.
17 Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985, notamment le chapitre III, « L’Etiquette et la logique du prestige », p. 63.
18 Roland Jousselin, Au couvert du roi, op. cit., p. 72 et 73. Pour les menus, voir Zeev Gourarier, « L’histoire du menu », in La sociabilité à table, op. cit. Pour une description des menus de Choisy, Versailles et les tables royales d’Europe, op. cit., p. 273.
19 Zeev Gourarier, « Modèles de cour et usages de la table : les origines », art. cit., p. 25.
20 Marie-France Noël-Waldteufel, « Manger à la cour : alimentation et gastronomie aux xviie et xviiie siècles », in Versailles et les tables royales en Europe, op. cit.
21 Roland Jousselin, Au couvert du roi, op. cit., p. 74.
22 Ibid., p. 81.
23 Philippe Gillet, Par mets et par vins, Paris, Payot, 1985.
24 Cité par Béatrix Saule, « Tables royales à Versailles », art. cit., p. 56.
25 Voir la description des plans de table de Marly, in Versailles et les tables royales en Europe, op. cit., p. 256.
26 Ibid., p. 255.
27 Roland Jousselin, Au couvert du roi, op. cit., p. 39.
28 Voir Alain Montandon, article « Goût », in Dictionnaire raisonné de la politesse, op. cit., p. 439.
29 Pour une synthèse sur la diététique à l’origine du goût, voir les travaux de Jean-Louis Flandrin, pionnier en la matière dès les années 1975. Historien des sensibilités, « du lit à la table », comme il le précise, ses travaux sont incontournables pour l’histoire de l’alimentation en Occident. Il est le premier à avoir ouvert un front de recherches sur l’histoire du goût alimentaire, plaçant l’alimentation hors des cadres étroits du folklore et de l’ethnographie. Un de ses derniers ouvrages est L’ordre des mets, Paris, Odile Jacob, 2002.
30 Jean-Louis Flandrin a signé dans la revue L’Histoire, entre 1978 et 1981, une série de passionnantes chroniques mensuelles de « Gastronomie historique » sous le nom de Platine. Il présente l’auteur, son ouvrage, ses principes de diététique, et rédige de nombreux articles sur d’autres auteurs et sur des aspects bien méconnus de l’alimentation. Il s’est même amusé à reconstituer de nombreuses recettes médiévales qu’il savourait avec ses étudiants à Vincennes, comme « La tête de veau en aillée », ou « Le poulet au verjus ». Pour la première fois dans l’histoire, ces chroniques donnent à l’alimentation une dimension sociale et culturelle. Les Chroniques de Platine ont été éditées en 1992 aux éditions Odile Jacob.
31 Anne Gotman rappelle combien la notion d’humeur est importante pour comprendre les divers aspects de notre sensibilité. Elle souligne le dogme hippocratique, les liens entre les quatre humeurs du corps, les éléments (air, eau, feu, terre) et les saisons : c’est ce qu’elle appelle « la saisonnalité des humeurs ». Les anciens y étaient très sensibles s’appliquant à établir, dès le xvie siècle, « un régime de qualités contraires ». Voir « Humeurs », in Écrire les saisons, Alain Montandon (dir.), Paris, Hermann, 2018, p. 269.
32 Béatrice Fink, Les liaisons savoureuses, Réflexions et pratiques culinaires au xviiie siècle, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995.
33 Alain Girard, Le triomphe de la « Cuisinière bourgeoise ». Livres culinaires, cuisine et société en France aux xviie et xviiie siècles, Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. XXIV, 1977, p. 500.
34 Dans un ouvrage fondamental, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, qualifié par Stanis Perez de « bref et immense », Jean-Marie Apostolidès a analysé la mécanique de l’absolutisme et la mise en place de ce qu’il appelle « la mythistoire » p. 66. Il présente Les Plaisirs de l’île enchantée orchestrés par André Félibien, grand ordonnateur des fêtes royales, p. 93.
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