Remarques préliminaires
p. 137-139
Texte intégral
1Le chapitre qui s’ouvre ici constitue, pour ainsi dire, le noyau de cette étude sur le rapport des peintres au temps entre 1850 et 1930. Ce n’est sans doute pas pour rien que Seurat fut redécouvert dans l’entre-deux-guerres1, à une époque de tension maximale entre nostalgie d’hier et impatience du lendemain. D’un bout à l’autre de sa brève carrière (1884-1891) et malgré la réorientation engagée en 1887-1888 avec Parade de cirque, Seurat ne cesse de peindre des images paradoxales. Le terme « paradoxal » convient-il d’ailleurs vraiment, est-il assez fort pour exprimer la capacité de Seurat à suggérer à la fois une chose (le flux du temps, la circulation de l’air, la vibration de la lumière) et son contraire (une impression de durée, de permanence et de fixité de l’espace en dehors du temps) ? Quelle meilleure illustration du phénomène qu’Un dimanche à la Grande Jatte. 18842 (1886) (Fig. 20) à la fois proche, temporellement et géographiquement, des visiteurs de la VIIIe exposition impressionniste de 1886, presque inscrit dans leur quotidien par la précision du jour de la semaine (dimanche), immédiat et contemporain donc et, en même temps, lointain, distant dans son parallélisme avec des spectateurs qu’il ignore (toutes les figures du premier plan sont de profil et le seul groupe avançant vers nous, une mère et sa fillette au centre du tableau, bien qu’au plan médian, paraît exagérément éloigné par le contraste entre la pleine lumière où il évolue dans une clarté aveuglante, et l’ombre protectrice du bas de la toile), sans parler de cette raideur des personnages qui leur hôte toute humanité et les mue en signes, l’empreinte dans l’espace d’une présence qui n’est plus et de corps qui n’en sont pas (Herbert a insisté sur le détail emblématique de figures spectrales, flottantes qui ne sont pas rattachées au sol par des pieds3).
Fig. 20 : Georges Seurat, Un dimanche à la Grande Jatte (1884) dit aussi Un dimanche à la Grande Jatte, 1886, huile sur toile, H. 2,07 ; L. 3,08 m, Chicago, Art Institute.

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2Nul n’a, mieux que Seurat, traduit picturalement le principe baudelairien de dualité contradictoire. Dans les années 1860, il y eut polarisation du champ artistique entre passéistes et futuristes (Moreau, Puvis de Chavannes d’une part, Manet puis les impressionnistes, d’autre part). À compter de la crise traversée par Renoir au début des années 1880, ce schéma binaire perd une grande partie de son sens, certains futuristes étant gagnés par le doute. Se retournant en arrière, une fraction des modernes d’hier devenait antimoderne. Ce qu’il y a d’unique avec Seurat, c’est la simultanéité des deux opérations. Chez lui il n’est pas question d’antithèse (la contradiction résultant de l’alternance entre une chose et son contraire, celui-ci venant dans un deuxième temps ainsi qu’il en va pour Renoir), il s’agit plutôt d’oxymore : la contradiction y est interne à l’énoncé. Comme l’a montré Jérôme Solal à propos de Baudelaire, « les choses n’ont plus un contraire, elles sont leur contraire4 ». D’où la difficulté à lire Baudelaire5, en particulier ce Peintre de la vie moderne6 où l’art est défini en termes antinomiques puisque la modernité (modernité que l’auteur remodèle sans cesse au cours du texte) n’en constitue qu’un aspect :
La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable7.
3Le mystère de ce Dimanche à la Grande Jatte c’est de saisir ce qui ne dure pas (« le transitoire, le fugitif »), d’analyser le caractère particulier d’un paysage parisien et de citadins de la classe moyenne à la mode de 1884 (« le contingent ») et, concurremment, d’inventer un mode pictural projetant le motif au-delà de l’événement, du côté de « l’éternel et [de] l’immuable ». Confrontés à cette aporie visuelle, les spectateurs s’immobilisent eux-mêmes devant la toile, comme ces figures statufiées qu’ils sentent à la fois proches et lointaines. Ainsi, de même, de ces baigneurs à Asnières bien silencieux (Une baignade (Asnières), 1884) dont les attitudes a priori très naturelles révèlent peu à peu des analogies avec un répertoire de poses sans âge (dieux fleuves, pâtres, etc.), classicisme au « second degré » qui déploie dans le temps ce fragment de la réalité urbaine de 1884 (la banlieue qui s’industrialise), et classicisme logé jusque dans de détail des accessoires : chapeau de paille de gauche, coupe au bol du baigneur trempant les pieds dans l’eau et bonnet rouge de celui tout à droite sont autant de paraphrases du pétase antique tel qu’il était figuré dans l’édition de 1876 de la Grammaire des arts du dessin8 de Charles Blanc. Ainsi surtout, de l’autre côté de la berge, sur l’île de la Grande-Jatte9, de la femme au singe, dont l’ample demi-tournure de la robe est historiquement exacte (quoique légèrement décalée temporellement par rapport à celles plus modestes de ses congénères de gauche ou de l’arrière-plan, comme si cette promeneuse-là avait un statut à part), la presse illustrée nous le garantit. Et pourtant, campée de profil, avec une césure tonale évidente entre le corsage et la jupe qui relève de l’invention picturale (on n’en trouve aucun équivalent dans La Mode illustrée, journal de la famille10 ou quelque périodique que ce soit11), elle prend des manières de centaure, à la fois femme et créature fabuleuse, parisienne de 1884 et réminiscence d’une métope du Parthénon12. Qu’est-ce qui, du singe en laisse ou de cette métaphore visuelle la colore le plus comme l’être concupiscent qu’on y a reconnu : une cocotte ?
Notes de bas de page
1Voir Françoise Cachin, « Seurat en France », in Seurat, Paris, RMN, 1991, p. 13-16 ; Kenneth Silver, Vers le retour à l’ordre. L’avant-garde parisienne et la Première Guerre mondiale (1914-1925), Paris, Flammarion, 1991, p. 293 et suivantes ; Seurat and the Making of La Grande Jatte, Chicago, The Art Institute, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2004, p. 153.
2Une fois de plus, il nous paraît indispensable d’historiciser l’œuvre dont il est question en la désignant par le titre tel que voulu initialement par l’auteur.
3Voir Seurat and the Making […], op. cit., p. 105.
4Jérôme Solal, « Une histoire belge […] », op. cit., p. 78.
5« Toutes les idées baudelairiennes sont doubles. » (Antoine Compagnon, Les cinq paradoxes […], op. cit., p. 38).
6Sur le caractère « incohérent » du texte de Baudelaire, voir Paul Smith, « “Le Peintre de la vie moderne”and “La Peinture de la vie ancienne” », in Richard Hobbs (dir.), Impressions of French Modernity: Art and Literature in France, 1850-1900, Manchester-New York, Manchester University Press, 1998, p. 76-96.
7Charles Baudelaire, Écrits sur l’art, op. cit., p. 518 (« Le peintre de la vie moderne »).
8L’édition qu’a probablement lue Seurat. Voir Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, Paris, Renouard, 1876 (1re éd. : 1867), p. 397.
9Rappelons que le site d’Une baignade (Asnières) et d’Un dimanche à la Grande Jatte (1884) se font face.
10Périodique hebdomadaire dont nous avons dépouillé la totalité des numéros parus en 1885.
11Le corsage, avec ou sans jaquette, s’harmonise visiblement toujours avec la jupe et ne présente jamais cette opposition clair/sombre. Il y a donc ici un parti délibéré.
12Par exemple la métope sud 27 (Lapithe combattant un centaure, Londres, British Museum).
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