« Les quat’z’arts avaient fait les choses comme il faut1 ». Les étudiants des Beaux-Arts, la fête et la fronde
p. 55-73
Texte intégral
1En 1968, Madeleine Rebérioux comparait les étudiants de Mai à ceux du printemps 1893, qui, eux aussi, avaient couvert le Quartier Latin de cortèges, de barricades, de libelles et de slogans2. En 1991, Jean-Claude Caron publiait Générations romantiques. Les étudiants de Paris et le Quartier Latin (1814-1851)3. En 2008, quarante ans après Mai 68, la revue Savoir/Agir lui posait également cette question des similitudes ou des écarts manifestes entre Jeunesse des Écoles du premier xixe siècle et étudiants soixante-huitards4.
2De fait, plus qu’aucun autre objet d’étude sans doute, l’étudiant cristallise la tentation des rapprochements et la quête des homologies : promptement, par-delà les siècles, le fil est maintes fois tendu entre gestes passés et présents, révoltes enfuies et contemporaines, sociologie ou engagements de la jeunesse d’hier et de celle d’aujourd’hui.
3Notre propos n’est cependant pas ici de traquer ce qui demeure de ce qui fût, de chercher en l’étudiant fin-de-siècle le frère jumeau de celui qui vécut cinquante ans plus tôt ou un siècle plus tard. Sans doute, bien sûr, la question surgira-t-elle, mais l’essentiel est ailleurs. En hommage à celui qui en fit le portrait fondateur, réjouissant et inspirant, nous souhaiterions seulement rendre vie à une autre « Jeunesse des Écoles » : ces étudiants de l’École des Beaux-Arts qui vécurent à la charnière des xixe et xxe siècles et emplirent Paris des échos facétieux et tapageurs de leurs bals costumés. Loin d’être anecdotique, ce bal des Quat’z’arts, suivi de 1892 aux années 1920, nous permettra en effet d’approcher d’autres territoires qui sont aussi, intimement, ceux de Jean-Claude Caron – ainsi des pratiques contestataires ou de la violence, en ses formes et son contrôle.
4Pour cela, nous reviendrons sur la naissance de ce bal en 1892 et l’avènement d’une tradition qui ne s’éteint qu’en 1966 ; nous éclairerons ensuite sa ritualisation progressive, puis les parts mêlées de folklore et de fronde qui le caractérisent, toujours à la charnière de la tradition admise et de l’intolérable. Nous éclairerons pour cela, et pour terminer, ce bal de 1893 dont tout part, scellant pour de longues années, aux yeux de nombre de contemporains, l’image subversive, et redoutable, de ce rendez-vous estudiantin.
L’invention d’une tradition
Un soir de 1892, quelques élèves architectes de l’École des Beaux-Arts dînaient entre eux. Après boire, ils devisaient. Quelqu’un – c’était peut-être l’un ou l’autre des Guillaume – s’étonnait, alors que toutes les écoles avaient leur bal, que, seule, la plus riche en éléments, l’École des Beaux-Arts, n’eût pas le sien. Écoles normale, centrale, polytechnique, forestière ; écoles de natation, de coiffure, tout ce peuple de gens graves et puérils, une fois l’an, festoyait et commandait les violons. Messieurs les rapins, qui étaient jeunes de la vraie jeunesse, et possédaient plus que quiconque l’art du décor et du costume, s’abstenaient d’organiser une fête dansante ! Indolence paradoxale. Les dîneurs s’en ouvrirent aux camarades des autres arts. L’idée était dans l’air ; elle fut, sans discussion, épousée. Les quatre arts acceptèrent d’emblée de se réunir dans un bal qui porterait, par son titre, la preuve de cette étroite union. On convint qu’on serait entre soi, porte close comme à l’atelier, et que, bannissant toute contrainte, on exclurait l’habit noir et les veules costumes des loueurs de dominos. Pas de moine, pas de pierrot, pas de religieuse et pas de blouses. On conspuait le médiocre et le hideux5.
5Ainsi Georges Montorgueil relate-t-il, en 1898, la naissance de ce bal des Quat’z’Arts qui allait vivre près d’un siècle. « L’idée était dans l’air », en effet : parce que danser est l’un des divertissements favoris des étudiants, mais surtout parce que se greffe alors sur lui la double vogue concomitante du travestissement festif et des bals de société, ces bals privés organisés par des associations, fonctionnant sur invitation et parfois payants. Dès la première moitié du siècle, Jean-Claude Caron l’a montré6, l’étudiant consacre une part importante de ses loisirs à la danse, en des salles qui deviennent ses territoires d’élection (Prado, bal Bullier ou Grande Chaumière) ou, à l’heure de Carnaval, en ce bal public et costumé où tout Paris veut être : le bal de l’Opéra. La vogue de bals spécifiquement étudiants créés par les différentes écoles ou facultés est cependant surtout l’apanage de la seconde moitié du siècle : en 1862, les polytechniciens se dotent de leur fête du « Point Gamma », tournant en dérision l’obsession de leur professeur d’astronomie pour ce point par où passe la terre à l’équinoxe de printemps. Certes, ce bal prend, d’une certaine façon, le relais du bal des « Fruits Secs », né en 1832 et disparu en 1848, cette « fête des fous de l’école polytechnique », cette « résurrection estivale du mardi gras », selon les mots d’Émile de la Bédollière dans son article « Écoles militaires » des Français peints par eux-mêmes7. Mais il s’inscrit en réalité bien davantage dans la vogue des bals de société, qui se multiplient dans la seconde moitié du siècle : c’est alors en effet que la plupart des étudiants créent leur bal ou leur fête, tout comme les associations les plus diverses. Les Archives de la préfecture de Police en attestent, qui conservent leurs très nombreuses demandes d’autorisation pour des fêtes costumées. En 1879, Rey, secrétaire de la Chambre syndicale ouvrière des Cuisiniers, Garçons et Dames employés de Restaurants, sollicite ainsi l’autorisation d’organiser un bal paré8 et travesti dans la salle de la Redoute, rue Jean-Jacques Rousseau9. Les Archives de Paris sont plus prolixes encore en la matière, qui renferment une foule d’invitations à ces bals associatifs : l’Association syndicale des journalistes républicains ou la Société fraternelle des officiers en retraite, la Société des Orphéonistes Belges de Paris ou La Nationale, Société de Gymnastique de Paris, organisent ainsi à partir des années 1880 leurs bals de nuit travestis et masqués10. Le bal des Quat’z’Arts naît donc à l’ombre bienveillante de cette vogue et de celle du travestissement festif. Plusieurs signes rendent manifeste l’engouement fin de siècle pour ce divertissement. Sa chronologie, tout d’abord : longtemps cantonnées au temps du Carnaval, les fêtes masquées et costumées s’en affranchissent peu à peu, jusqu’à devenir pour certaines des fêtes d’été et emplir ainsi toute l’année. C’est le cas du bal des Quat’z’Arts, qui, entre sa création et les années 1930, se voit repoussé des mois de février ou mars au mois de juillet. Un autre signe de cet engouement réside dans la diversification sociale des cercles organisateurs : bals des ouvriers typographes ou des demoiselles de maison font ainsi leur apparition. La pratique, enfin, s’instille et se répand dans tous les lieux de divertissement et de plaisir parisiens : théâtres, cafés-concert, music-hall, mais aussi cafés et restaurants, qui usent du déguisement comme d’une stratégie commerciale. C’est le cas des « brasseries à femmes » qui apparaissent alors, ces brasseries où les serveuses sont costumées : dans les années 1880, une brasserie parisienne (située Cité Bergère) attire ainsi les clients avec ses serveuses en costume de bergères Louis XV. Certains cabarets eux-mêmes recourent à ce procédé : en 1885, la préfecture de police de Paris s’émeut d’une « affaire » autour d’employés du Chat Noir revêtus de costumes singeant ceux des académiciens, tout comme l’agite celle de l’Abbaye de Thélème, un café de Montmartre, où les serveurs et serveuses étaient déguisés en nonnes et moines11. Au demeurant, la fréquentation de ce café par les journalistes du Courrier français, fondé en 1884 par Jules Roques et qui, tout à la fois, organise son propre bal costumé et soutient indéfectiblement le bal des Quat’z’Arts, montre, à sa façon, combien ces bals relèvent désormais d’un goût neuf, dans son ampleur et sa présence sociale, pour le travestissement festif. Publicité (par l’affiche ou les « voitures-réclame » circulant dans la ville), produits dérivés (éventails illustrés par exemple), circulation de photographies et multiplication des fêtes de charité costumées en attestent par ailleurs également.
6C’est sur cette toile de fond, qu’Henri Guillaume, élève et massier12 de l’atelier d’architecture Laloux, décide d’organiser le premier bal de l’École des Beaux-Arts. Son frère, Albert Guillaume, joue également un rôle décisif : dessinateur de grand talent, il illustre certains cartons d’invitation et ouvre à son frère le réseau du Courrier français auquel il collabore. Bal propre à l’École, le bal des Quat’z’Arts l’est donc dans le cercle qui préside à sa naissance : Henri et Albert Guillaume sont les fils d’Edmond Guillaume, architecte, ancien élève des Beaux-Arts, grand prix de Rome et également enseignant à l’École. Il s’agit par ailleurs bien, dans l’esprit d’Henri Guillaume, de doter l’École, comme Saint-Cyr ou Polytechnique, de son propre bal. Il doit cependant se distinguer par une inventivité conçue comme l’essence même des Beaux-Arts : ainsi la fantaisie costumière est-elle imposée d’emblée, comme le souligne Montorgueil mais comme le montre surtout le carton d’invitation au premier bal des Quat’z’Arts qui se tint le 23 avril 1892 à l’Élysée-Montmartre. « L’habit noir, la Blouse, le Costume bourgeois et le Caleçon de bain sont interdits » précise ce carton. Ce faisant, les étudiants prennent un double contrepied costumier : des codes du bal de l’Opéra, d’une part ; des usages et codes sociaux, de l’autre. Rupture avec les codes de l’Opéra, tout d’abord, dans l’exclusion de l’habit noir : de fait, si le bal de l’Opéra est un bal costumé et masqué, ni le port du masque ni le travestissement ne sont obligatoires ; du coup, les hommes de la fin du xixe siècle se cantonnent le plus souvent au port de l’habit de soirée – cet habit devenu uniformément noir à partir du Second Empire. Le Bal Masqué à l’Opéra qu’Edouard Manet peint en 1873 est sans doute l’une des illustrations les plus frappantes de ces habits noirs dominant la fête. Ainsi s’explique, pour partie, le développement contemporain d’un discours nostalgique sur ce bal à la fièvre et à la liberté perdues. Dès 1866, Albert Wolff écrivait :
Mais pourquoi parler encore de ce bal où des danseurs sont enrégimentés pour amuser le « monsieur en habit noir13 ? ».
7Ainsi s’explique également l’interdiction édictée par les rapins14 : en proscrivant l’habit noir, ils imposent à tous les hommes le port d’un costume ou, du moins, une tenue échappant à la monotonie et à la monochromie vestimentaires du temps. L’interdiction du « caleçon de bain », plus singulière peut-être à nos yeux, redouble cette rupture avec ce que les étudiants considèrent comme la banalité costumière du bal de l’Opéra. Répercutant l’évolution des loisirs et l’attrait pour les bains de mer, se sont en effet répandus, peu à peu, les costumes de baigneurs. S’ils peuvent encore sembler originaux dans les années 1860, leur multiplication les rend progressivement communs : « une cinquantaine de jeunes personnes en caleçons de bain » participent ainsi au bal de l’Opéra du 21 janvier 187015. À partir de 1898, suivant la même évolution, c’est le costume de cycliste qui se voit interdit par les cartons d’invitation au bal des Quat’z’Arts.
8Les étudiants des Beaux-Arts ne souhaitent cependant pas seulement rompre avec les usages costumiers, devenus banals à leurs yeux, du bal de l’Opéra. L’invitation de 1892 témoigne également de leur volonté de s’abstraire de toute lisibilité et de toute assignation sociales évidentes. L’interdiction de la blouse en atteste, même dans son ambiguïté : qu’elle renvoie à celle des étudiants des Beaux-Arts ou à celle de l’ouvrier, quoiqu’il la porte alors de moins en moins, elle est bien un signe statutaire évident. L’interdiction du costume bourgeois, ou de l’habit, revient elle aussi à proscrire tout vêtement-signe, renvoyant à une identité immédiatement repérable. Ces interdictions conduisent également à bannir le procédé fréquent, dans les bals costumés, de l’inversion sociale : bourgeois déguisé en ouvrier ou ouvrier déguisé en bourgeois. C’est, enfin, imposer l’obligation de s’abstraire du siècle et d’être, pleinement et strictement, dans l’ordre du costume et du travestissement : au bal des Quat’z’Arts, ni habit ni blouse, ces signes contemporains des hiérarchies sociales16. Pour les étudiants des Beaux-Arts, une seule règle donc : « le costume doit être débraillé ». Et c’est cette règle qui, tout à la fois, fonde la singularité du bal et ouvre son histoire tumultueuse.
Le rite et la fête
9S’il naît bien de la volonté d’Henri Guillaume de doter son école de son bal, le bal des Quat’z’Arts ne se définit cependant pas immédiatement comme une fête proprement étudiante. L’invitation de 1892, qui est lancée par les peintres, les architectes, les sculpteurs et les poètes, en atteste. De fait, si peinture, architecture, sculpture sont trois des quatre sections – des quatre arts – de l’École, « les poètes », eux, lui sont extérieurs : ce sont des écrivains et artistes de Montmartre et Montparnasse, dont Toulouse-Lautrec qui s’y serait rendu déguisé « en ouvrier lithographe, cotte bleue, un chapeau mou avec une pipe passée au travers17 ». À cette date, ce bal est donc parent des fêtes d’artistes comme il en existe de nombreuses depuis plusieurs décennies. La monarchie de Juillet a vu émerger ces bals masqués et costumés d’artistes et gens de lettres, tel celui organisé en 1833 par Alexandre Dumas et pour lequel Delacroix vint décorer un pan de mur. Ils se sont ensuite multipliés sous le Second Empire, à l’instigation, par exemple, d’Offenbach ou d’Arsène Houssaye, puis sous la IIIe République. En 1885, Jules Lévy crée ainsi le Bal Incohérent, après avoir lancé son fantasque mouvement des Arts Incohérents en 1882 par « une exposition de dessins de gens qui ne savent pas dessiner ». Soutenu par Rodolphe Salis, propriétaire du cabaret Le Chat Noir et de la revue du même nom, proche de la rédaction du Courrier français et propriétaire, un temps, du journal Fin de Siècle fondé par Mainguy, il illustre le rôle essentiel de la presse dans l’essor de ces bals : non seulement parce qu’elle en diffuse de très abondants compte-rendus, mais aussi parce que les journalistes les fréquentent assidûment et en organisent à leur tour : la rédaction du Courrier français créé son bal en 1887; celle du Journal lance ses redoutes masquées et costumées dès sa fondation, en 1892, par Fernand Xau, et Fin de Siècle organise le 1er mars 1893 un bal costumé qui fit scandale18. Mondes des étudiants, de la presse, du dessin et des cabarets constituent ainsi un réseau décisif pour l’organisation et la vitalité de ces fêtes à la fin du siècle. Les deux salles qui les accueillent en cette période en témoignent : l’Élysée-Montmartre, salle de bal où triompha le cancan, ou le Moulin Rouge, sont les salles d’élection de ces cercles.
Image 1 : au premier bal des Quat’z’Arts qui se tint le 23 avril 1892 à l’Élysée-Montmartre.

Source : Association 4 Z’ARTS.
10Si cette géographie montmartroise des bals des Quat’z’Arts se maintient longtemps, renouvelée par l’Hippodrome, rue Caulaincourt, pour les bals de 1909 ou 1911, elle n’est cependant pas exclusive : la salle Wagram, près de l’Arc de Triomphe, accueille également de nombreux bals des Quat’z’Arts autant à la fin du siècle que dans les années 1920. Elle est de surcroît bouleversée par l’apparition de nouveaux lieux, nés sous le coup des transformations de l’offre de loisirs au début du xxe siècle : le Luna Park, parc d’attractions parisien situé Porte Maillot, abrite ainsi plusieurs bals au début des années 1920. Toutes ces salles, il faut le souligner, doivent être louées ; aussi deux catégories d’invitations sont-elles rapidement nécessaires : les invitations gratuites et les invitations contre paiement d’un droit d’entrée. Ce fonctionnement se met progressivement en place, après les tumultes du bal de 1893 sur lesquels nous reviendrons : pour ce bal, c’est en effet Jules Roques qui finança la location du Moulin Rouge, en contrepartie de 250 invitations ; cela constitua le principal grief retenu contre Henri Guillaume lors du procès de juin 1893, celui d’avoir accepté « la collaboration de M. Jules Roques, qui a introduit dans cette fête de famille des éléments étrangers au monde des arts19 ».
11À partir de 1893, quoi qu’il en soit, le bal des Quat’z’Arts rentre dans le folklore propre à l’École, l’invitation étant lancée cette fois par un Comité constitué des peintres, architectes, sculpteurs et graveurs, soit les quatre sections des Beaux-Arts. Le bal s’affiche donc désormais, un an après sa création, comme un bal de l’entre-soi étudiant. Il fonctionne uniquement sur invitation, nominative, revêtue du cachet de l’atelier invitant et de la signature du Comité. Les intrus en sont rigoureusement exclus : quiconque s’y aventure sans carton d’invitation est menacé de finir prestement dehors et l’anecdote est inlassablement rapportée de ces audacieux malheureux dont la soirée se termine dans la rue :
« Donnez à Monsieur une place de parterre », crie le massier chargé de reconnaître les invités, puis on lui ouvre poliment une porte passée laquelle il se retrouve… sur le trottoir20.
12La diffusion des invitations elle-même repose sur un contrôle de plus en plus accentué, dont témoignent tous les contemporains. Le Courrier français du 1er mai 1898 rapporte ainsi que pour le bal du 22 avril au Moulin Rouge, « la date fixée n’avait pas été préalablement publiée et les cartes d’invitation furent remises au dernier moment aux ayants droit – précautions indispensables qui évitèrent aux artistes d’être assaillis de demandes comme les années précédentes. » L’accès à la salle, enfin, est lui-même filtré par un membre du Comité, souvent son président, qui vérifie les cartons d’invitation.
13Le bal semble donc se définir largement comme un huis-clos festif, réservé aux étudiants et à leurs modèles, aux enseignants des Beaux-Arts et à certains membres de l’Institut, auquel est rattachée l’École21. Pourtant, il ne s’y restreint jamais et demeure ouvert sur toute la période aux mondes des arts, des lettres, de la presse, voire au Tout-Paris mondain. Plus que fête étudiante, il reste donc un bal d’artistes, où se mêlent journalistes, dont les piliers du Courrier français, dessinateurs (Willette, Chéret), peintres, poètes ou hommes de lettres (tels Jean Lorrain, lié aussi au Chat Noir, au Courrier français et au Journal auxquels il contribue, ou Apollinaire), mais aussi grandes figures des cabarets – qu’il s’agisse de Rodolphe Salis ou de La Goulue – et tous ceux que distinguent leur renommée et leur goût, ou leur curiosité, pour ces nuits festives. On peut citer, sans être exhaustive, Liane de Pougy, Paul Poiret, Luis Buñuel ou Brassaï, qui photographia le bal des Quat’z’Arts au début des années 1930, comme il photographia le bal du Magic City. Roland Topor, dans ses Mémoires d’un vieux con, cette autobiographie rêvée d’un peintre inventé, y conduit ainsi son héros :
Elsa Triolet avait demandé à Éluard et Aragon de l’accompagner au bal des Quat’z’Arts. Aragon, peu amateur de réjouissances, me proposa de le remplacer. Sous le déguisement qu’il avait choisi – un costume complet de Victor Hugo, avec masque – la supercherie passerait inaperçue22.
14La notoriété du bal et ses échos sulfureux en font donc très rapidement un rendez-vous convoité : les pressions se multiplient sur les organisateurs pour obtenir des invitations et le cercle des participants s’élargit. Alors que la littérature et la presse du xixe siècle avaient fait du bal de l’Opéra le point de passage obligé des provinciaux à Paris, celles du début du xxe siècle érigent désormais le bal des Quat’z’Arts en curiosité incontournable pour les étrangers. Le Guide des plaisirs à Paris de 1927 incite tous les touristes à se rendre à ce bal « qui n’est pas une fête comme un autre23 ». L’affluence qu’il connaît fait ainsi vaciller l’image de la « fête de famille » : entre 2 500 personnes en 189624 et 4 000 personnes en 189825, la plupart des bals attirant en général une foule de 2 000 personnes, même s’il y a de rares étiages à 1 000 personnes. Malgré les contrôles à l’entrée, malgré le caractère nominatif des invitations et la volonté affichée de restreindre leur diffusion à des cercles choisis, voire parfois aux seuls étudiants des Beaux-Arts, malgré son statut de fête privée lié à ce fonctionnement, le bal des Quat’z’Arts ne s’est donc jamais réduit à un simple rite festif étudiant. En 1903, Le Journal témoigne du filtrage ambivalent qui préside à l’entrée du bal : certains, munis pourtant de cartes en règle, se voient refusés au contrôle s’ils ne sont pas reconnus, quand le contrôle « se relâche de sa sévérité en faveur de notoriétés trop… évidentes de la littérature, des autres arts et… de la galanterie26 ».
15La progressive ritualisation de ce bal tente pourtant de l’inscrire dans un folklore propre aux Beaux-Arts. Les premiers bals sont sans thème imposé mais, à partir de 1898, chaque bal a pour but la reconstitution d’une époque de l’histoire par les élèves des différents ateliers de l’École des Beaux-Arts. Ces ateliers rassemblent, sous la direction d’un maître, les étudiants de chacune des quatre sections de l’École ; ce sont soit les ateliers officiels et permanents établis au sein de l’École depuis la réforme de 1863, soit des ateliers libres, souvent situés à proximité de l’École, à l’image de l’atelier Julian, pour les peintres et les sculpteurs, ou de l’atelier Laloux où Henri Guillaume a étudié l’architecture27. L’organisation du bal des Quat’z’Arts réplique donc celle de l’école : division en ateliers et orchestration par les massiers de chaque atelier des festivités du bal. L’inspiration des maîtres est également capitale : au bal de 1893, si les étudiants ont choisi le thème qui leur convenait, ils ont souvent suivi l’impulsion donnée par leur maître. Les élèves de l’atelier de Cormon, peintre et auteur, entre autres, de Retour d’une chasse à l’ours. Âge de la pierre polie, en 1884, choisirent de réaliser un cortège préhistorique ; ceux de l’atelier Gérôme puisèrent, eux, leur inspiration dans sa Bellone, sculptée en 1892. Même si les déclinaisons Quat’z’Arts des œuvres des maîtres sont souvent parodiques, elles s’inscrivent cependant bien dans une culture d’école qu’elles contribuent, à leur façon, à renforcer.
16Les premiers bals sont donc parfaitement éclectiques et font triompher, selon les mots de Georges Montorgueil, « la saveur personnelle des déguisements28 ». Au bal du 22 avril 1898, les architectes de l’atelier Scellier de Gisors avaient composé une décoration d’équerres, de compas et de tire-lignes. L’atelier Laloux avait constitué une grande scène autour de la déesse Raison : escalier monumental couronné d’un arbre de la liberté, surmonté d’un bonnet phrygien et de l’inscription « mort aux tyrans », sans-culottes brandissant des piques avec des têtes coupées et sanglantes. L’atelier Julian avait installé un campement arabe avec puits et tentes et l’atelier Deglane une Arche de Noe29. À partir de 1900, s’impose cependant la règle de la reconstitution historique et du thème imposé : « bal antique, à l’exception de la Grèce et de Rome », en 1902 ; Moyen Âge en 1903 et en 1910 ; Babylone en 1911 ou les Barbares envahissant la Gaule en 1913, avant « Bacchanale à Pompéi » en 1923 ou Gengis Khan en 1935. La décoration d’ensemble de la salle doit donc répondre au thème imposé et la reconstitution passe, pour chaque atelier, par la réalisation de loges (espaces dédiés aux ateliers dans la salle), par la confection de costumes et la composition de chars pour les défilés. Des concours, présidés par le Comité, décernent des prix aux réalisations jugées les plus remarquables : prix d’ateliers pour les loges et les défilés ; prix individuels pour les costumes. Ce système de concours, qui reproduit largement le fonctionnement d’un cursus aux Beaux-Arts et met en concurrence les ateliers, permet, là encore, de doter le bal d’une identité proprement étudiante.
17Au-delà de la ritualisation costumière, le bal en lui-même se structure peu à peu en plusieurs séquences obligées. Le temps de la fête est marqué par l’entrée, dans un ordre défini, des différents ateliers dans la salle, par la tenue des concours, par le souper et la danse. En cela, rien ne distingue véritablement, sinon les concours, le bal des Quat’z’Arts des différentes fêtes travesties contemporaines, qu’elles soient publiques ou privées. Deux autres moments rituels l’encadrent, avant et après le bal, dans l’espace de la ville. C’est, tout d’abord, la déambulation des étudiants qui rejoignent, en cortège, la salle où doit se tenir le bal : cette déambulation est collective, costumée et tardive, les salles n’ouvrant pas leurs portes – assez classiquement pour ces fêtes qui sont toutes des fêtes de nuit – avant 23 heures. C’est ensuite, aux premières lueurs de l’aube, la dispersion des fêtards et le déploiement de cet autre cortège rituel des étudiants qui rejoignent la cour d’honneur de l’École. Se joue alors une toute autre traversée de Paris, plus erratique, plus tapageuse, plus débraillée, souvent jusqu’au déshabillé, plus bravache également. Ces deux moments constitutifs du bal des Quat’z’Arts, ces deux parades étudiantes dans la ville, sont les moments les plus surveillés et les plus redoutés. Ils révèlent la porosité de la frontière entre fête privée et démonstrations publiques, éclairent la fragilité de celle qui sépare le rite admis de la subversion intolérable, démontrent, enfin, l’extrême labilité – indissociable – des représentations de l’étudiant.
Les bals et la fronde
18Dans l’imaginaire de la première moitié du xixe siècle, l’avant autant que l’après bal costumé occupent une place à part : temps de l’attente et de l’errance pour le premier ; temps où les noctambules croisent la ville laborieuse pour le second. La focalisation des représentations sur ces deux moments vient alors témoigner du caractère encore largement insolite de la pratique de la nuit blanche festive. D’une certaine façon, l’attention portée aux séquences de l’avant et, surtout, de l’après bal des Quat’z’Arts pourrait s’inscrire dans cet héritage. La fin du bal se joue entre 4 heures et 6 heures du matin et la dispersion des danseurs costumés peut, quant à elle, s’étirer jusqu’à 9 heures ou 10 heures. Elles ont donc pour cadre une rue plus occupée, rendue à la vie des petits métiers quand il n’est que 5 heures du matin ou de tous les Parisiens quand il est 9 heures. Rien de neuf donc, apparemment, dans cette rencontre entre le contre-temps de la nuit de fête et les usages ordinaires du temps diurne que cristallise le bal des Quat’z’Arts. Pourtant, l’ampleur des tensions et la vigilance extrême dont ces deux séquences sont l’objet sont uniques.
19Les heures qui précèdent le bal – ce moment où les étudiants marchent ensemble dans la ville pour rejoindre la salle – éveillent les premières vigilances policières : les officiers de police des différents arrondissements traversés envoient régulièrement, au fil de la soirée, des télégrammes aux directeurs de la police municipale et à la préfecture pour les informer du trajet suivi par les étudiants et signaler d’éventuels incidents :
Télégramme du 19 juin 1923 à 23 h 45, 5e district à Directeur Police Municipale.
Des élèves de l'école des Beaux-Arts et des divers ateliers ont parcouru en groupes l'arrondissement et, après avoir dîné dans quelques restaurants, se sont rendus à Luna-Park où a lieu le Bal des Quat'z'Arts. Les derniers ont quitté l'arrondissement vers 10 h 45. Aucun incident30.
20Cette déambulation peut d’ailleurs prendre un caractère fort exotique, comme en 1895, lorsqu’aux étudiants vint s’ajouter un dromadaire « de grande taille » qui rallia le Moulin Rouge depuis le Jardin d’acclimatation par les boulevards extérieurs. Même sans dromadaire, cependant, la « mascarade gigantesque » qui emplit les rues de Paris en ces soirs de bals laisse souvent les passants stupéfaits31. Ce temps qui précède la fête n’est pourtant pas l’occasion de réelles tensions dans l’espace public, même s’il est un temps scruté par les forces de l’ordre : le 6 avril 1900, le commissaire du 18e arrondissement signale, vers 17 heures, que le bal qui doit se tenir le soir même au Moulin Rouge lui « prend 20 hommes service habituel » et qu’« en raison des incidents qui se produisent chaque année [sa] présence y est nécessaire32 ».
21Inquiétudes policières et troubles ne se cristallisent en réalité qu’à la fin de la fête, lorsque les étudiants rejoignent la cour de l’École. Ce retour des fêtards au petit matin est bien différent de leur défilé de la veille au soir : il s’accompagne de musique et de chants, de clameurs, parfois de feux de joie allumés33, de boîtes à ordures traînées sur les voies de tramway34 et leurs tenues, enfin, n’ont souvent plus grand chose à voir avec celles qu’ils portaient avant la fête. C’est alors que peut surgir sous les plumes policières le lexique des « bandes » incontrôlées35. Des cortèges étudiants aux « bandes », le glissement est net, qui trahit la peur de voir le folklore admis se muer en débordement. Elle explique l’observation intense et pointilleuse de ces cortèges matinaux ralliant la rue Bonaparte : rues par rues, arrondissements par arrondissements, parfois demi-heure par demi-heure ou quart d’heure par quart d’heure, les rapports de police suivent le cheminement des étudiants. Un seul exemple, pour le bal du 10 avril 1897 :
Dépêche télégraphique du 10 avril 1897, 6 h 15. 9e arrondissement à Directeur de la Police Municipale : le bal des Quat’z’Arts au Moulin Rouge vient de prendre fin. 300 étudiants ont descendu les rues Blanche et de la Chaussée d’Antin, puis ils ont pris l’avenue de l’Opéra. Pas d’incident.
Dépêche télégraphique du 10 avril 1897, 6 h 50. 18e arrondissement à Directeur de la Police Municipale : la sortie du bal des Quat’z’Arts qui a eu lieu cette nuit au Moulin Rouge s’est effectuée de 3 h à 6 h 30. À 6 heures, un groupe d’une centaine de personnes avec quelques instruments de musique et suivi d’une dizaine de voitures s’est formé à l’entrée de la rue Fontaine, pour descendre dans le centre de Paris, mais il a pu être dispersé à hauteur de la rue de Douai sans difficulté. Pas d’autre incident à signaler.
22À ce suivi minutieux nourri d’inquiétude, plusieurs raisons concourent, qui témoignent de la singularité des pratiques autant que de la perception du bal des Quat’z’Arts. La première tient aux deux défilés étudiants qui l’encadrent et qui entraînent l’occupation de la rue, le soir et le matin. Le monde étudiant est, certes, coutumier de ces cortèges qui ont un nom – monômes – et des codes : en file indienne, les étudiants défilent en chantant, la main posée sur l’épaule de celui qui les devance. Ils sont également une réalité bien vivante dans le Paris de la fin du siècle : les grandes écoles ont leur monôme rituel à l’occasion des examens d’entrée ou de la remise des diplômes, ainsi de Centrale, de Saint-Cyr ou de Polytechnique qui, depuis 1827, organise son monôme après la dernière composition écrite de l’examen d’entrée. Les architectes de l’École des Beaux-Arts, pour leur part, se sont dotés un peu plus tard de leur monôme rituel : le monôme Rougevin, du nom du concours d’architecture créé en 1857. À la fin du concours, les étudiants en architecture en parodient le sujet au moyen de chars, qu’ils promènent ensuite des Beaux-Arts jusqu’au Panthéon, sur l’air du Pompier, l’hymne de l’École qu’ils entonnent à pleine voix. Ils sont déguisés ou en blouse, portent des casques et, arrivés au Panthéon, lancent une charge qui finit en grand brasier où brûlent tous leurs chars. Pour être traditionnels et codifiés, ces monômes n’en sont pas moins menacés dans leur existence dans les années 1880-1890. Leur parenté avec la manifestation, dont la IIIe République n’a pas encore fait un droit, explique les réticences de la Préfecture de Police à les autoriser : laisser la rue à tout le monde, permettre la libre circulation, la préserver comme espace de l’individu que la foule ne saurait entraver, sont des droits qui l’emportent alors sur celui de manifester, qui revient à l’occupation maximale de l’espace public par le nombre et par le chant. L’Univers illustré raille à ce propos les « vieux émeutiers devenus sénateurs » effrayés par le monôme de Polytechnique : « car, pour épouvanter un révolutionnaire en place et pourvu, il suffit de l’ombre d’un trouble dans la rue36 ».
23Dans le cas du bal des Quat’z’Arts, la méfiance est décuplée : les cortèges étudiants qui vont au bal et en reviennent ne cadrent pas véritablement avec la définition traditionnelle du monôme ; ils renvoient sans doute davantage aux cortèges carnavalesques – descente de la Courtille en particulier à laquelle ils sont parfois comparés – mais ces derniers ont alors reflué de l’espace public, en même temps que la tolérance habituée qui les entourait. S’ajoute de surcroît un élément spécifique qui, à la charnière des xixe et xxe siècles, suscite de nombreuses polémiques : les déguisés de la veille du bal finiraient en effet, au petit matin, bien moins costumés. Nudité partielle sous les restes d’un déguisement ou nudité quasi-totale, à peine voilée par un « cache-sexe » ou par la peinture dont s’enduisent souvent les étudiants, sont en effet indissociables de ces bals des Quat’z’Arts.
24Citons ici le rapport du brigadier-chef Mathieu, du 8e arrondissement, au Commissaire Divisionnaire du 2e district, le 18 juillet 1928 :
Le 30 juin 1928, à 5 h 30, à la sortie du bal des « 4 Zarts », le brigadier et 4 cyclistes étaient chargés d’accompagner le cortège par l’itinéraire Faubourg Saint-Honoré-Saint-Philippe-du- Roule-Avenue Victor Emmanuel III-avenue des Champs-Élysées.
Dès la sortie, une musique s’est formée en tête du cortège et n’a pas cessé de jouer durant le parcours ; des chants et des cris immoraux ont accompagné la musique. Dans le cortège se trouvaient trois hommes et deux femmes entièrement nus ; arrivés au rond point des Champs-Elysées quelques-uns manifestèrent leur intention de se baigner, mais les bassins étant à sec, leur idée ne fut pas mise à exécution. Les observations faites ont été sans résultats. J’ai connaissance que place de la Concorde deux femmes se seraient baignées dans le bassin, vêtues d’un léger cache-sexe. Au Pont Alexandre, trois hommes entièrement nus auraient traversé la Seine de rive droite à rive gauche.
25Or, cette question est alors cruciale. L’article 330 du code pénal, qui réprime « l’outrage public à la pudeur », est de plus en plus invoqué, mais aussi de plus en plus discuté, en un moment de tension où la décence de la tenue demeure une norme sociale dominante mais où s’affichent de plus en plus de corps dévoilés, que ce soit sur scène, par la photographie ou dans les bals. Les bals des Quat’z’Arts, parce qu’ils sont des bals privés, échappent normalement à cet article 330 ; les déambulations dans l’espace public qui les accompagnent, en revanche, peuvent être visées par lui. La précision des rapports quant à la tenue des étudiants s’explique ainsi et ce d’autant plus que se multiplient alors les protestations contre les exhibitions impudiques des Quat’z’Arts. Les nombreuses lettres de riverains et de représentants de ligues de morale publique (telle la ligue « Respectez nos enfants ») révèlent ainsi une pression sociale croissante contre ces mascarades étudiantes à partir des années 1920 :
Lettre du 30 juin 1928 à M. le Préfet de Police de Paris :
J’ai l’honneur de porter, à toutes fins, à votre connaissance, les faits suivants :
Je me trouvai hier, vers 21 h 30-22 h, aux Champs-Elysées où, pour une fois avec ma fillette, j’espérais trouver un peu d’air et de calme ;
Des hommes nombreux et quasi-nus, des sauvages (?), apparemment ivres, ont envahi les Champs-Elysées et les rues avoisinantes, se livrant à des excentricités, poussant des hurlements, etc (…).
Je ne vois pas au nom de quels principes, naturels ou écrits dans quels textes, le scandale pourrait bénéficier d’une immunité parce qu’il émanerait – hypothèse vraisemblable venue aussitôt à mon esprit – du bal annuel dit des « Quat’z’Arts » ? »
26Cette pression culmine, en 1924, avec un épisode, singulier et déroutant, de lynchage, relaté ici dans un rapport de police du 17 juin :
À 21 h j’étais prévenu qu’un groupe d’étudiants presque nus se trouvaient sur les boulevards, se dirigeant vers l’Opéra. Avec le gardien Grasset, j’ai rejoint ce groupe place de l’Opéra. Comme la foule était hostile à cause de leur tenue, j’ai invité ces étudiants à monter dans des voitures pour se rendre à leur bal à Luna-Park. Au moment où presque tous avaient pris place en voiture, nous avons été environnés de 4 à 500 personnes qui se mirent à taper avec violence sur les occupants, arrachant un de ceux-ci de la voiture, et le frappant brutalement à terre, criant « tuez le ». J’ai du à ce moment mettre mon revolver à la main pour le protéger. Se relevant, cet étudiant qui se nommait Renaudin Georges, 33 ans, élève des Beaux-Arts (…) se sauva et se réfugia à la terrasse du restaurant Viel poursuivi par la foule. Bientôt environ 500 personnes se trouvèrent devant la terrasse, menaçant de mort Renaudin37.
27À l’aune de ces sources, on mesure combien, alors que les bals masqués et costumés du premier xixe siècle cristallisaient surtout des conflits, sans heurts, d’usages du temps, le bal des Quat’z’Arts cristallise, lui, de violents conflits d’usages de l’espace et de représentations de la rue. Semble en effet s’enfuir, entre le xixe et le xxe siècles, une conception de la rue comme espace accueillant des cortèges festifs, au profit d’une rue conçue bien davantage comme un espace de décence impérieuse et comme une vitrine édifiante de l’ordre social.
Image 2 : le retour du bal de 1933.

Source : Association 4 Z’ARTS.
28Si tout cela explique largement la vigilance et les tensions suscitées par l’avant et l’après bal des Quat’z’Arts, un dernier élément intervient : au-delà de la question de la nudité dans l’espace public, au-delà de la crainte de la foule étudiante envahissant la rue, il faut en effet tenir compte d’une forme de politisation, incidente ou flagrante, à certains moments, de ces déambulations étudiantes. Ainsi, entre 1894 et 1906, le chahut des étudiants en fête prend-il souvent l’allure d’un charivari aux contours politiques. Sa cible ? Le sénateur René Bérenger. Ses formes ? Rassemblements et tapage – ou simples tentatives – sous les fenêtres de son appartement. Parfois, ce ne sont que huées au gré des cortèges, mais la récurrence et la durée du phénomène sont frappantes et obsèdent les forces de l’ordre. Le 9 avril 1897, le bal des Quat’z’Arts du Moulin Rouge leur fait craindre des manifestations tumultueuses : la veille, en effet, Bérenger est intervenu au Sénat pour interpeller le gouvernement sur « l’extrême licence des publications et du théâtre ». Le 27 avril 1901, un bulletin est distribué lors du bal pour appeler les étudiants à se rassembler, le lendemain matin, en bas de chez Bérenger – la police obtenant finalement la promesse du Comité qu’ils ne s’y rendraient pas. Le 28 mai 1906, encore, en fin du cortège de 300 étudiants qui rejoint l’École au petit matin, sont lancés ces mots à hauteur de la rue Villersexel : « Voici la rue à Bérenger ! Allons le conspuer ! ».
29Tout cela – ces derniers événements autant que ce que nous avons évoqué plus haut – serait incompréhensible sans un bal fondateur, par lequel nous allons terminer, et qui se tint le 9 février 1893. L’histoire se noue au gré d’une chronologie qui s’étire de l’hiver à l’été 1893 :
9 février 1893, bal des Quat’z’Arts au Moulin Rouge, invitation dessinée par Jules Chéret. Sarah Brown, Manon, Yvonne et Suzanne, quatre modèles, y sont promenées peu vêtues sur des chars. Sarah Brown est costumée en Cléopâtre, d’après un tableau du peintre Rochegrosse, lui-même ancien élève des Beaux-Arts ; Manon porte une chemise noire, dégrafée, laissant sa gorge dénudée ; Suzanne une chemise transparente et Yvonne un maillot noir laissant son buste nu.
14 février 1893, lettre de M. Bérenger, président de la Société Centrale de protestation contre la licence des rues au Procureur de la République : « J’ai l’honneur de vous dénoncer un fait d’une gravité extrême et d’une telle impudeur que, malgré les témoignages les plus dignes de foi, j’ai cru devoir douter de sa réalité jusqu’à ce que je l’ai trouvé confirmé par l’article ci-joint du Courrier français d’avant-hier38. »
10 mars, Bérenger demande à interpeller le Président du Conseil sur « certains faits d'outrages aux moeurs qui se produisent dans les rues et les lieux publics, et notamment sur les actes scandaleux qui ont été commis dans un bal donné par une société d’artistes ».
23 mars 1893, note de la préfecture de Police au chef de la police municipale pour l’informer que « les artistes, les étudiants et les organisateurs du bal des Quat’z’Arts ont l’intention de se rendre prochainement, rue d’Anjou, devant le domicile de M. Bérenger, sénateur, pour le conspuer39 ».
23 juin 1893, comparaissent devant la 11e chambre du tribunal de police correctionnelle de la Seine cinq inculpés pour « outrage public à la pudeur et complicité » : fille Royer Marie-Florentine, dite Sarah Brown, 24 ans, modèle ; fille Lavolle, Joséphine Clotilde, dite Manon, 19 ans, modèle ; fille Roger Clarisse Berthe Hortense, dite Yvonne, 21 ans, modèle ; fille Denne Emma Julie, dite Suzanne, 20 ans, modèle ; Guillaume Henri Charles Bernard, 24 ans, architecte, élève à l’école des Beaux-Arts. Le tribunal « remet la cause à huitaine40 ».
30 juin 1893 : les cinq prévenus sont condamnés solidairement et chacun à 100 francs d’amende.
30 juin 1893 : affichage dans la salle des Pas-Perdus de l’École des Beaux-Arts d’un « factum » invitant les artistes à prendre part, le soir, à 9 h, place de la Sorbonne à un « chahut-monôme anti-bérengiste », selon les mots du commissaire de police du 6e arrondissement41.
Du samedi 1er juillet au samedi 8 juillet : journées d’émeute dans Paris.
30Dans les archives, des centaines de pièces gardent la trace de ces journées, de leur déclenchement jusqu’à l’enquête qui, de part en part, traque les complicités possibles : « attitudes anarchistes », « attitudes révolutionnaires », « attitude de la presse » ou « nationalistes »42. Tout est consigné, jusqu’aux lettres d’insultes ou de soutien reçues par le préfet Lozé. C’est ainsi l’emballement de ces émeutes43 qui s’y lit, avec le tournant fatal, le 1er juillet au soir, de la mort de Nuger, ce jeune homme attablé à la terrasse du café d’Harcourt, atteint par le jet d’un porte-allumettes. Ce sont tous les acteurs, si nombreux, qui donnent sa dimension à l’affaire : la société centrale de protestation contre la licence des rues, fondée en 1892 par René Bérenger, mais aussi par Jules Simon, Jules Ferry et Lavisse ; Millerand qui, dès le 3 juillet, interpelle le chef du gouvernement, Charles Dupuy, sur ces premières journées d’émeute et dénonce la promptitude du parquet à écouter celui qui s’est « constitué le gardien de la pudeur en France » ; les premières associations étudiantes, dont l’Association générale des étudiants de Paris fondée en 1884, parrainées par des maîtres illustres qu’embarrassent bien vite ces journées, tel Gabriel Monod ; mais aussi Alexandre Zévaès, député socialiste, Jean Carrère, écrivain, chargé d’organiser les obsèques de Nuger, ou les syndicats, qu’appellent en renfort certains étudiants. Au gré de ces archives, revivent également tous les gestes protestataires qui accompagnent ces journées : les barricades, plus importantes qu’on ne pourrait le penser, parfois construites aux cris de « vive la Commune ! » ; les kiosques et omnibus brûlés, les tramways renversés, les bec de gaz décapités ; l’invention d’une langue, aussi, avec ses « mort aux vaches44 » , et d’un répertoire chansonnier : « Messieurs les Sergots », « La Marseillaise des étudiants » ou « Monsieur Bérenger45 ». C’est, enfin, la répression qui se lit aussi : les forces mobilisées, les dérives, quand l’Hôtel Dieu est investi par la police, l’intervention de l’armée à partir du 6 juillet.
Conclusion
31Après sept jours où « le quartier latin [fut] à feu et à sang » selon la une du journal L’Étudiant des 1er et 2 juillet, après sept jours d’émeutes pour un bal, le dimanche 9 juillet, presque brusquement, Paris retrouve le calme. L’apaisement des émeutes, pourtant, ne les engloutit pas. Représentations et mémoire frondeuses du bal des Quat’z’Arts accompagnent désormais, pour de longues années, ce rendez-vous. Les débats soulevés restent, également, pendant longtemps, des questions vives. Ainsi de la tolérance de la société aux rites étudiants. Sous les plumes, tour à tour, ils sont simples divertissements de jeunes gens soumis à la pression des études, éphémères transgressions « bon enfant », débauches inacceptables ou étalage par la bourgeoisie de ses vices46 : la fluctuation des regards est considérable et elle influe largement sur l’attitude des pouvoirs. Autre question, presque une guerre, celle de la nudité et, surtout, de la construction sociale de son impudeur. À Bérenger, qui voulut faire condamner les quatre modèles pour s’être montrées quasi nues, les artistes opposèrent en effet la conception d’un « nu chaste » : celui que, chaque jour, les étudiants côtoient dans leurs ateliers, nu incompréhensible pour les hommes en habit noir, dont le regard ne verrait que licence et fabriquerait la pornographie. Autre question, enfin, sans être exhaustive, celle qui sépare le privé du public en matière de fête et de décence. De fait, ce que ne manquent pas de souligner les défenseurs des étudiants, c’est que toutes les mises à nu – si elles furent, ce qui fut aussi ardemment débattu – se sont jouées dans le champ clos du Moulin Rouge au cours d’un bal sur invitations. Et les juges durent en effet invoquer la foule présente au bal, inconnue pour partie des organisateurs du fait des invitations données à Jules Roques, pour établir la publicité de l’outrage. En une formule lapidaire et sarcastique lancée à ses juges, Henri Guillaume résuma toute l’absurdité, à ses yeux, du procès de juin 1893 : « pourquoi [Bérenger] a-t-il risqué son œil affaibli par le trou de la serrure ? ». C’est à lui, ce jeune « rapin », que nous laissons les derniers mots : quelques mots d’étudiant du xixe siècle, donc, en hommage à Jean-Claude Caron.
Notes de bas de page
1Georges Brassens, « Les quat’z’arts », 1964. Nous remercions sincèrement l’Association 4 Z’ARTS (4zarts.org) à laquelle nous devons les illustrations de cet article.
2Madeleine Reberioux, « Jaurès et les étudiants parisiens au printemps de 1893 », Bulletin de la Société d’Etudes jaurésiennes, no 30, juillet-septembre 1968, p. 1-9.
3Paris, Armand Colin.
4« Grand entretien avec Jean-Claude Caron, Révoltes populaires et révoltes étudiantes au xixe siècle », Savoir/Agir, décembre 2008.
5Georges Montorgueuil, Paris dansant, Paris, Théophile Belin, 1898, p. 121-122.
6Ibid., p. 151-165.
7Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du xixe siècle, t. 5, Paris, Curmer, 1842, p. 120.
8Un bal est dit « paré » quand la tenue de soirée ou la toilette de bal est requise. Un bal peut être « paré et travesti » quand le choix est laissé aux convives.
9Archives de la préfecture de Police de Paris (par la suite APP), DA 62 : concerts et bals, salle Valentino, 1871-1880.
10Archives de Paris, D1 3Z/2, Archives privées, collection Delcourt : cartes d’invitations.
11APP, DB 415 : Bal Bullier, Le Chat Noir, cabarets et auberges divers.
12Dans le jargon de l’École, le « massier » désigne l’étudiant chargé de gérer « la masse » c’est-à-dire les sommes récoltées auprès des étudiants pour assurer les frais de fonctionnement d’un atelier.
13Albert Wolff, Mémoires du Boulevard, Paris, Librairie Centrale, 1866, p. 52.
14Terme utilisé au xixe siècle pour désigner les étudiants des Beaux-Arts, même s’il désigne originellement – et sans que l’origine du terme ne soit véritablement établie – les étudiants nouvellement arrivés dans l’École.
15Comme le rapporte La Vie Parisienne du 22 janvier 1870.
16Alain Faure, « La blouse ouvrière au xixe siècle. Les normes de la dignité », Modes Pratiques. Revue d’histoire du vêtement et de la mode, no 1, 2015, p. 149-173.
17Gustave Coquiot, Lautrec ou quinze ans de moeurs parisiennes, 1885-1900, Paris, Ollendorff, 1921, p. 38.
18Ce bal, sur lequel nous ne reviendrons pas, suit de très peu le bal des Quat’z’Arts du 9 février 1893. Il fut également l’objet d’un procès pour outrage public à la pudeur impliquant, entre autres, Mainguy et Joséphine Lavolle, dite Manon, l’une des modèles présentes au bal des Quat’z’Arts et poursuivies par Bérenger.
19Le Figaro, rubrique « Gazette des Tribunaux », 24 juin 1893.
20Louis Morin, Carnavals parisiens, Paris, Montgrédien et Cie, s. d., p. 37.
21« Il y a tout de même, à l’Institut, des peintres qui ne s’enferment pas dans leur égoïsme comme dans une tour d’ivoire, et il est consolant pour la jeunesse de voir des artistes, tels que M. Gérôme et M. Guillemet, par exemple, s’intéresser à tous les essais carnavalesques de ces derniers temps », ibid., p. 28.
22Roland Topor, Mémoires d’un vieux con, Paris, Wombat, 2011, p. 152.
23Guide des plaisirs à Paris : Paris le jour, Paris la nuit, où dîner, où souper, les dessous de Paris, comment on s'amuse, où l'on s'amuse, ce qu'il faut voir, ce qu'il faut faire, Paris, s. n., 1927, p. 132.
24Estimations données par le rapport de police du 18 avril 1896. APP, DB 414 : Bals masqués (Opéra, Châtelet, Quat’z’Arts etc).
25Estimations données par le rapport de police du 22 octobre 1898. APP, DB 414.
26Le Journal, 26 avril 1903.
27Sur l’organisation des études à l’École des Beaux-Arts, voir, en particulier, Les Beaux-Arts, de l’Académie aux Quat’z’arts. Anthologie historique et littéraire établie par Annie Jacques avec la collaboration d’Emmanuel Schwartz, Paris, ENSBA, 2001.
28« Le carnaval de la rue, ou de l’Opéra, ou des plus somptueux salons, est, quoi qu’on veuille, banal. Les déguisés sortent de chez le fripier ou de chez le costumier, ce qui est tout un (…). À leur bal, les artistes se passent de ce double concours. Ils sont leurs propres costumiers.». G. Montorgueuil, Paris dansant […], op. cit., p. 135.
29Voir le compte-rendu et les nombreuses illustrations dans le Courrier français du 1er mai 1898.
30APP, DB 414.
31« Déjà, aux alentours de l’Élysée-Montmartre, vers minuit, le coup d’oeil vaut le dérangement. […] L’effet est étrange ; ce sont les quelques passants égarés et regardant avec stupéfaction la mascarade gigantesque, qui semblent des revenants et détonnent avec leurs complets foncés, dans cette orgie de vives couleurs. Les rues qui sont par là, presque aussi mal éclairées qu’au Moyen Age, ajoutent à l’illusion. », Le Courrier français, 3 mai 1903.
32APP, DB 414.
33Note de police du 6 avril 1900, 9e arrondissement : « À 6 h 55, les étudiants au nombre de 150 environ sont placés place de l’Opéra où ils ont allumé un feu de joie avec des vieux papiers. », APP, DB 414.
34Rapport du 28 mai 1906, APP, DB 414. Lors de ce retour matinal, les étudiants ont de surcroît envahi le ministère des Travaux Publics aux cris de « Vive Barthou ! », alors détenteur du portefeuille. Simple chahut sans portée politique ? Pressions sur le ministère en charge des commandes publiques ? Connivence railleuse avec les rumeurs entourant la vie privée de Barthou ? Cet événement, absent de la presse contemporaine, mêle sans doute tous ces éléments.
35Une note du 9 avril 1897 enjoint ainsi d’éviter absolument « la formation de bandes », ajoutant que « ces bandes pourraient descendre vers le centre de Paris (souligné) », APP, DB 414.
36L’Univers illustré, journal hebdomadaire, 20 février 1892.
37APP, DB 414.
38Courrier reproduit dans Le Rappel, du 25 juin 1893.
39APP, DB 414.
40Archives de Paris, D.1 U6 476, Tribunal Correctionnel de la Seine. Minutes des jugements ; rôles ; répertoires ; audienciers.
41Factum et rapport du commissaire de police, APP, BA 1526, Cabinet du Préfet. Affaires Générales. Dossier 1 : manifestation des étudiants (juillet 1893).
42APP, BA 1526, Cabinet du Préfet. Affaires générales. Dossier 2.
43Alain Monchablon, « 1893, révolution au quartier latin », L’Histoire, septembre 1993, no 169, p. 78-80.
44APP, BA 1525, cabinet du Préfet, Affaires Générales. Dossier 2 : journée du 4 juillet 1893.
45Air du Vieux Sergent, de Béranger : « Ce siècle aura deux Béranger notoires, / L’un chansonnier, l’autre sénateur ; / C’est ce dernier qui vivra dans l’histoire / Sous le surnom de Papa-la-Pudeur ; / C’est l’ennemi des peintres et des modèles, / Qui n’ont pas le culte du vêtement. », APP, BA 1526, Dossier 1.
46Comme le titre l’Humanité du 19 juin 1924, ajoutant : « Pendant que la classe ouvrière manifestait dans le meeting monstre de la Grange-aux-Belles contre les crimes de la bourgeoisie, celle-ci sans pudeur, se livrait à une exhibition éhontée de tout son vice et de la pourriture de ses moeurs. » L’article dénonce également la complicité de classe qui unirait les forces de l’ordre aux étudiants, qu’elles laissent libres d’agir.
Auteur
-
Corinne Legoy
Polen, Université d’Orléans
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