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    Plan détaillé Texte intégral Les protagonistes de la rencontre La scène de la rencontre. Alice Springs et les McDonnell Ranges dans les années 1890 Le cycle de l’Engwurra Conclusion Notes de bas de page Auteur

    La scène de la rencontre

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Science victorienne et didactique aborigène

    Une rencontre improbable dans l’Outback australien de la fin du xixe siècle

    Victorian Science versus Aboriginal Didactics. An Unlikely Encounter in the Australian Outback at the End of the 19th Century

    Pierre Cornu

    p. 141-161

    Résumés

    Alice Springs, modeste station télégraphique de l’Outback australien à la toute fin du xixe siècle, constitue le lieu improbable d’une rencontre asymétrique et néanmoins particulièrement féconde entre un groupe de savants britanniques anxieux de trouver une validation naturaliste et anthropologique du schème de l’évolutionnisme dans un monde australien qui déjoue leur expérience, et un groupe d’hommes influents de la population aborigène locale, les Arrernte, inquiets de l’impact sur le maintien de leur autorité sur les jeunes, de l’implantation récente de colons européens dans les McDonnell Ranges. Médiatisée par l’agent du télégraphe, Francis Gillen, irlandais d’origine, autodidacte et commis à la protection des « indigènes », la scène constitue un événement majeur à la fois de l’histoire de l’anthropologie occidentale et de l’affirmation d’un point de vue aborigène sur et dans l’espace global modelé par l’impérialisme britannique. Véritable moment « total », la rencontre d’Alice Springs permet à l’historien de saisir toute la complexité de la dialectique entre ordre et anomie dans la cosmogonie des modernes.

    Alice Springs, a modest telegraph station set in the Australian Outback, is the place of the improbable, asymmetrical, but altogether fertile encounter between a group of British scientists, anxiously trying to validate their evolutionist pattern in a natural and social reality that baffles their experience, and a group of influent men of the local Aborigine population, the Arrernte, unset by the arrival of European settlers in the surroundings of the McDonnell Ranges, and fearing a loss of control on their youngsters. Francis Gillen, the agent of the telegraph station, is an autodidact Irish, who happens to be in charge of the protection of the Aborigines. He plays the role of the go-between in an encounter that takes place in the very end of the 19th century, but which still constitutes a major event both in the history of western anthropology, and in the assertion of an Aboriginal point of view in and on a global world shaped by British imperialism. This encounter, working as a true “total moment”, allows the historian to set light on the complexity of the dialectic between order and anomie in the cosmogony of modernity.

    Entrées d’index

    Mots-clés : histoire des sciences, Empire britannique, Australie méridionale, évolutionnisme, sciences de la nature, histoire de l’anthropologie, Aborigènes, anomie

    Keywords : history of sciences, British Empire, South Australia, evolutionism, natural sciences, history of anthropology, Aborigines, anomie

    Texte intégral Les protagonistes de la rencontre La scène de la rencontre. Alice Springs et les McDonnell Ranges dans les années 1890 Le cycle de l’Engwurra Conclusion Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Alice Springs, modeste station télégraphique de l’Outback australien à la fin du xixe siècle, est le lieu improbable d’une rencontre majeure à la fois de l’histoire de l’anthropologie occidentale et de l’affirmation d’un point de vue aborigène sur et dans un espace global modelé par l’impérialisme britannique, dans une scène ayant associé un savant anglais fraîchement émigré à Adelaide, Baldwin Spencer (1860-1929) ; un agent du télégraphe, irlandais d’origine, autodidacte et commis à la protection des « indigènes », Francis Gillen (1855-1912) ; et un groupe d’hommes influents de la population aborigène locale, les Arrernte1.

    2C’est à l’occasion de l’expédition Horn en 18942, première exploration à visée scientifique dans le territoire aride des McDonnell Ranges, financée et dirigée par le magnat australien William Horn (1841-1922), désireux d’associer son nom à un inventaire naturaliste et anthropologique de l’Outback, que le dialogue entre ces hommes s’est noué. Dialogue prudent et formel tout d’abord, tant était grand l’écart de représentations, de systèmes culturels et de conceptions de l’altérité des uns et des autres ; mais dialogue tout de même, né de la convergence des besoins conjoncturels de chacun : nécessité de trouver des informateurs fiables pour le leader d’une expédition scientifique déboussolé par le monde naturel et humain incompréhensible de cette région désertique ; besoin de communication et de légitimation pour un Francis Gillen désireux de donner sens et légitimité à sa passion de collectionneur d’artefacts et de mythes aborigènes ; enfin et surtout, urgence de trouver un espace d’expression et de reconnaissance pour les membres du groupe des hommes initiés de la population Arrernte, inquiets de l’intrusion d’un monde, celui des colons britanniques, qui ne respecte rien de ce qui, dans leur conception relationnelle de l’espace-temps et de ses existants, œuvre à maintenir l’ordre du monde entre êtres humains et non-humains.

    3Ainsi, la scène de la rencontre est-elle dressée, les protagonistes identifiés et évalués réciproquement dès ce premier contact de 1894. Pourtant, il faut deux années encore pour passer de la prise d’informations et de garanties liminaires à l’acceptation par toutes les parties d’un engagement véritable dans un moment de partage matériel et immatériel et de confrontation de leurs modes respectifs d’identification des existants et de leurs positions et relations. C’est ainsi durant l’été 1896-1897 seulement que l’entremise patiente et habile de l’agent du télégraphe aboutit à la co-organisation d’un vaste cycle de célébrations rituelles aborigènes auquel lui-même et Baldwin Spencer, préalablement « initiés », sont admis à participer.

    4Les données anthropologiques fournies par cet événement vont asseoir la réputation scientifique du duo et générer une exceptionnelle floraison de littérature anthropologique directe et indirecte, notamment grâce à la caution de James G. Frazer, l’auteur du Rameau d’Or3, alors en quête de témoignages sur les croyances et usages des Stone Age People, mais également grâce à Émile Durkheim4, lecteur critique mais passionné des comptes rendus d’enquêtes de Baldwin Spencer et de Francis Gillen, et à Sigmund Freud enfin, fasciné par les rites qui assoient le pouvoir des anciens sur les jeunes dans les cérémonies d’initiation aborigènes, et qui nourrissent sa réflexion sur les origines du pouvoir dans l’écriture de Totem et Tabou5.

    5On se tromperait toutefois à ne voir dans cette rencontre, certes documentée uniquement par la production narrative, la collecte d’artefacts et la production d’inventaires naturalistes effectuée par des membres de l’élite sociale et culturelle britannique en situation d’agents de la colonisation de l’Australie méridionale, qu’un rapport d’aliénation de l’identité aborigène à la curiosité scientifique occidentale. La scène, telle qu’on peut la découvrir dans la très riche documentation qu’elle a produite (articles, ouvrages, photographies, mais également correspondances amicales et scientifiques6), est en effet d’une grande complexité, et d’une asymétrie initiale très efficacement contrecarrée par la « partie aborigène », visible à qui sait lire les archives « contre le grain ». En effet, sans que l’on puisse saisir autrement que de manière très indirecte l’impact de cette rencontre sur la partie aborigène, la lecture des sources privées et imprimées produites par la partie britannique suffit à convaincre l’historien de ce qu’il y eut bien, dans cette scène singulière, un outrepassement du sens maîtrisable par le système cognitif des intéressés, qui produisit autre chose qu’une confirmation rhétorique de ce même système, en l’occurrence sa subversion irréversible.

    6De fait, l’Australie représente un cas limite particulièrement intéressant de la fragilité du grand récit évolutionniste qui fonde l’ethos victorien, aussi bien dans sa conception de l’ordre naturel que dans ses prétentions à construire un ordre social universel sur les bases du capitalisme entrepreneurial et des relations de marché. Appropriée avec une facilité déconcertante dès la fin du xviiie siècle, la Terra nullius du continent austral se révèle particulièrement difficile à maîtriser dans la durée, générant des effets de perturbation de la vision du monde des élites britanniques qui font retour jusque dans la vie académique et parlementaire du Mother Country sous la forme d’un doute historiciste lancinant. Déjà, les expéditions en Australie centrale des années 1870 et 1880 avaient dessillé les colons britanniques sur le mirage d’un Éden caché au cœur du grand désert intérieur australien et sur les possibilités d’en dompter la wilderness. Le vaste continent ne recèle nul trésor, nul vestige d’un âge d’or de la nature ou d’une humanité supérieure à l’humble population des chasseurs-cueilleurs du Bush, seulement une énigme indéchiffrable pour des migrants anglo-saxons habitués aux terroirs apprivoisés depuis des millénaires par une civilisation agro-sylvo-pastorale sédentaire, et qui ne comprennent pas comment des hommes nus et dénués de toute technique dépassant l’usage de la sagaie parviennent à tirer leur subsistance d’une terre dans laquelle ni les moutons ni le blé ne parviennent à survivre par-delà les quelques années humides que compte chaque décennie. Quant à soumettre les Aborigènes au salariat, là aussi, la tentative se solde par un échec complet. Comme l’écrit William Horn lui-même en introduction des volumes de l’expédition qu’il a impulsée, et en guise d’adieu à un monde qu’il quitte pour aller finir ses jours dans la verte Angleterre, l’Aborigène est décidément « impossible à domestiquer7 ». Investissements, innovations techniques, contrainte ou persuasion, rien n’y fait : l’Outback défie la « commodification » de la nature et du travail humain. Quant aux plantes et aux animaux, de même, ils ne se laissent ni inventorier ni rationaliser dans les cadres préétablis, offrant des énigmes insolubles à la rationalisation de leurs phénotypes.

    7Dès leur retour de l’expédition Horn de 1894, les naturalistes britanniques en charge de fonder une science de l’Australie comprennent donc qu’il leur faudra amender les lois de l’évolution fondées depuis Charles Darwin sur l’observation comparée de la sélection humaine dans la zone tempérée et de l’exubérance naturelle de la zone intertropicale. Après l’expérience des McDonnell Ranges, il s’avère que la nature, en Australie du moins, n’est pas ce que l’on croyait, et la culture non plus. Et pour un esprit inquiet comme Baldwin Spencer, frappé par le désordre écologique et politique des confins de l’empire et ébranlé par l’expérience sensible de la condition aborigène transmise par son nouvel ami Francis Gillen, le véritable « sauvage » n’est plus forcément l’indigène nu, mais peut-être, de manière plus inquiétante, le prolétaire généré par le marché auto-régulé, d’autant plus lorsque ce prolétaire, flétri par la justice et déporté aux Antipodes, est censé être l’instrument de sa propre rédemption en même temps que de celle de la wilderness australienne, mais démontre au contraire le travail de sape des fondements de l’ordre « civilisé » d’une entreprise de colonisation fondée sur la double négation de l’ordre naturel et social du continent austral8.

    8Dès lors, la scène d’Alice Springs revêt un autre enjeu que celui de l’identification et de la classification positiviste d’une altérité biologique et culturelle : celle d’une rencontre totale, ouverte à un questionnement génésique et prospectif croisé, dont l’enjeu est l’identification du principe d’ordre du monde et des modalités par lesquelles on peut en restaurer le règne dans le contexte perçu d’un collapsus imminent.

    Les protagonistes de la rencontre

    9Comme beaucoup de titulaires de chaires universitaires australiennes, Baldwin Spencer n’est pas natif des mers du sud, arrivé à l’âge d’homme en Australie pour y faire carrière. Fils d’un directeur d’usine textile du Lancashire, il est élevé dans la foi congrégationnaliste, à l’instar de beaucoup d’entrepreneurs et de représentants des nouvelles élites industrielles de l’ère victorienne. Passé par la Manchester School of Arts, il en garde un excellent coup de crayon pour saisir sur le vif les scènes naturalistes et dessiner les spécimens collectés. En 1879, il entre à l’université Victoria de Manchester, où il commence à étudier la médecine, et découvre en même temps la biologie darwinienne, qui l’enthousiasme. En 1881, il intègre l’université d’Oxford, où il fait la rencontre de Henry Nottidge Moseley (1844-1891), professeur d’anatomie comparée, engagé dans la cause du darwinisme, qui a participé à l’expédition maritime scientifique sur le HMS Challenger entre 1872 et 1876, avec une halte en Australie, le long des côtes de la Péninsule du Cap York (Queensland). Son enseignement à Oxford comprend à la fois l’histoire naturelle et une ouverture sur l’ethnologie, dans une perspective évolutionniste évidente qui séduit le jeune naturaliste.

    10Baldwin Spencer ne se contente toutefois pas d’un seul maître, profitant très largement des enseignements professés dans la cité universitaire, et notamment de ceux de John Ruskin (1819-1900), éveilleur de goût artistique mais également de conscience sociale et politique pour toute une génération9, et de Edward Tylor (1832-1917), fondateur de l’anthropologie culturelle britannique. Il travaille également un temps avec Halford McKinder, qui lui apprend à traiter les données biologiques selon leur distribution géographique – méthode qu’il appliquera dans l’expédition Horn et dans ses travaux ultérieurs.

    11Hormis cette vie académique déjà très dense, Baldwin Spencer se distingue également par son goût pour les excursions dans la campagne anglaise, à l’instar de beaucoup de jeunes gens de bonnes familles qui fréquentent les collèges d’Oxford ou de Cambridge en ces dernières décennies du xixe siècle, et dont les familles pratiquent la bi-résidentialité entre manoir et résidence urbaine. La randonnée scientifique collective, sur les terres et parcours de chasse de la landed aristocracy ou des classes moyennes enrichies et souvent anoblies de l’ère industrielle, sert ainsi de terrain d’entraînement à des expériences à plus vaste échelle et sous des climats plus sévères.

    12Le jeune Baldwin Spencer, dont le travail scientifique propre se concentre sur l’étude des reptiles, maintient ainsi un très large spectre de centres d’intérêt, qui le conduisent, toujours aux côtés de Henry Moseley, à participer activement à la création du Pitt-Rivers Museum10 à Oxford en 1884. C’est sans doute dans ce contexte qu’il apprend les principes de la classification des artefacts issus de collectes ethnologiques. On ne saurait toutefois sous-estimer le travail proprement zoologique qu’il produit dans ces années extrêmement actives : pionnier de la physiologie comparée, Baldwin Spencer mène un travail de laboratoire extrêmement poussé, publiant dans les pages du Quarterly Journal of Microscopical Science une série d’articles marquants, qui font de lui l’un des chercheurs les plus prometteurs de la seconde génération des naturalistes darwiniens11.

    13En 1886, l’université de Melbourne12 crée une chaire de biologie. Soutenu et encouragé par ses prestigieux professeurs, Baldwin Spencer postule, et obtient la chaire convoitée, contre Alfred Cort Haddon, protégé de Thomas Huxley. Dès 1887, il commence son enseignement, caractérisé par un darwinisme évident13, et se fait remarquer par son activisme : construction de laboratoires modernes, promotion des femmes à l’université, soutien aux activités sportives, organisation d’excursions scientifiques où il brille par ses talents de dessinateur, participation aux sociétés savantes, etc. Il est notamment, dès sa création en 1888, un membre actif de l’Australasian Association for the Advancement of Science (AAAS)14, y donnant régulièrement des conférences. En 1890, il est secrétaire honoraire de la Royal Society of Victoria aux côtés de l’eugéniste Henry L. Rusden. En 1892, enfin, il prend la tête de la section zoologique de l’AAAS à Hobart, en Tasmanie15.

    14Francis Gillen, pour sa part, est complètement étranger au monde académique en formation de l’Australie méridionale, sans pour autant se rapprocher davantage de celui des pionniers de la conquête de l’Outback. Né de parents irlandais pauvres tout juste émigrés en Australie dans les années qui suivent la grande famine du milieu du siècle, il travaille dès l’âge de douze ans comme coursier pour le service des postes de l’État d’Australie méridionale. En 1871, il obtient un poste dans la capitale de l’État et peut s’inscrire aux cours du soir de la South Australian School of Mines and Industries. Caractère prompt à l’enthousiasme, grand lecteur, joueur invétéré, il dispose, via la communauté irlandaise d’Australie, d’un réseau social étendu, qui nourrit sa réflexion critique sur l’empire comme sur la colonisation. À partir de 1875, il est affecté à la nouvelle ligne de télégraphe transcontinentale, et découvre l’Outback et les Aborigènes. Il se prend de passion pour eux, et, installé à Alice Springs, obtient la charge de subprotector, qui lui permet de lutter contre les abus aussi bien des éleveurs que des policiers. Il devient ainsi l’allié et le médiateur des Arrernte, notamment sur l’accès négocié aux ressources en viande – et sans doute en tabac par la même occasion16. En 1889, il publie son premier texte sur les Aborigènes17. En 1891, il accueille à Alice Springs l’expédition du gouverneur d’Australie méridionale, le comte de Kintore, occasion pour lui de faire la connaissance d’Edward Stirling, médecin et ethnologue, à qui il montre ses collections d’artefacts et ses premières photographies. L’année suivante, il obtient le titre de maître de la station télégraphique. À cette date, il est une figure connue de toute la communauté européenne dispersée dans la région, et il est évident que l’expédition Horn devait, comme celle du gouverneur, le rencontrer comme personne ressource de premier plan.

    15Francis Gillen, qui ne connaît que les Arrernte, et même seulement une classe matrimoniale spécifique de cette population, est donc indispensable au dispositif scientifique mis en place sous la férule de Baldwin Spencer, même si les premiers écrits de l’homme du télégraphe sont fort éloignés des standards académiques. Au vrai, il faut lire sa correspondance pour comprendre le travail anthropologique réalisé à Alice Springs, et son apport personnel à cette science très incarnée. Ainsi décrit-il l’une de ses séances de « travail » dans un courrier à Baldwin Spencer daté de 1895 :

    Une fois de plus je m’adresse à vous depuis le bon vieil antre familier qui pue plus que jamais les choses anthropologiques. En plus de la vieille odeur, celle particulière de mon Royal frère, l’Alaartunja de l’Udnirringeeta, envahit l’espace, lui-même et quelques-uns de ses disciples Élus m’ont visité et ont discuté avec moi ici tous les jours pour le plus grand dégoût de ma femme qui déclare que je vais avoir une nouvelle attaque de typhoïde18.

    16De fait, c’est avant tout le point de vue des hommes mûrs que Francis Gillen transcrit ; des hommes mûrs qui, de leur côté, l’ont de toute évidence choisi pour faire passer des messages au monde des « Blancs ». Le subprotector est tout particulièrement fasciné par la capacité de ces hommes à obtenir une obéissance absolue à la coutume de tous, hommes, femmes et enfants, jusqu’aux Aborigènes en rupture de vie tribale qui, assure-t-il, sont incapables de résister plus d’un an ou deux à la terrible pression morale, y compris à distance, des maîtres de l’initiation. Cette observation, plus que toute autre, joue un rôle majeur dans la captation de l’intérêt de Baldwin Spencer, intrigué de découvrir chez des hommes qui, dans la conception reçue de ses maîtres, auraient dû être gouvernés par leurs passions et leurs besoins les plus charnels, les formes les plus extrêmes du contrôle moral et social.

    17Les Arrernte de la région d’Alice Springs constituent pour leur part un ensemble de groupes Aborigènes numériquement très modestes, vivant de chasse et de cueillette dans la vaste région aride des McDonnell Ranges. S’ils ont peu de contacts avec les colons européens avant les années 1870 et la construction du télégraphe, il serait naïf de considérer qu’ils ne savent rien du « monde blanc » avant cette période tardive. Le monde aborigène australien a ses propres outils de communication, et les « tribus » ne forment nullement des groupes étanches. Dans les régions arides du centre, notamment, la mobilité est de règle, parfois sur de très longues distances, en raison de la variation des disponibilités en eau et en gibier.

    18Avant les travaux de Baldwin Spencer et de Francis Gillen, il est extrêmement difficile d’obtenir autre chose que des informations générales, indirectes et souvent erronées sur les Arrernte. Il est notamment difficile d’obtenir des noms de protagonistes en dehors des affaires judiciaires dans lesquelles tel ou tel individu, sous un nom plus ou moins fidèle, est envoyé en prison ou soumis à un travail forcé. Ce qui est certain, c’est que les Arrernte, comme l’ensemble des groupes aborigènes survivants des premières décennies particulièrement brutales de la colonisation, comprennent des individus, « détribalisés » de manière plus ou moins importante, mais jamais complète, qui résident dans des exploitations ou des agglomérations coloniales, et qui reviennent de loin en loin participer aux rassemblements (corroborees) et aux cérémonies. Ces individus passeurs, certes déclassés, n’en demeurent pas moins des informateurs importants et parfois des intermédiaires précieux pour l’accès aux ressources en tabac, en thé, en étoffes et en denrées alimentaires indispensables à l’organisation des rassemblements cérémoniels. Mais c’est de fait une situation exceptionnelle que celle qui amène les véritables autorités Arrernte, les maîtres de l’initiation, à entrer en contact suivi avec Francis Gillen. Il ne s’agit plus de tolérer une coexistence de fait, avec des contacts limités aux aspects triviaux de l’existence, et dévolus à des individus en marge du groupe, mais bien d’entrer en relation avec ceux que les Aborigènes identifient comme les porteurs des valeurs et des codes de leur transmission au sein du nouveau monde qui s’est transporté dans leur voisinage.

    La scène de la rencontre. Alice Springs et les McDonnell Ranges dans les années 1890

    19La rencontre entre Baldwin Spencer et Francis Gillen durant l’hiver 1894, dans le contexte de l’expédition Horn, est un événement scientifique particulièrement curieux. En effet, elle produit avec une grande rapidité la formation d’un regard scientifique hybride très original. Certes, leurs contributions aux volumes de l’expédition Horn sont séparées, et marquées par une forte différence hiérarchique : Baldwin Spencer est un savant reconnu, c’est lui qui dirige la publication, qui attribue un nombre de pages à chacun et qui propose l’économie générale des quatre volumes. Francis Gillen, quant à lui, produit seulement des « notes », sur un format assez bref, en annexe au rapport anthropologique principal d’Edward Stirling. Mais il obtient ainsi un statut d’équivalence avec les experts techniques – pétrologue, chimiste, paléontologue... – qui sont invités à publier les analyses spécifiques qu’ils ont réalisées, généralement en laboratoire, des échantillons collectés. Et surtout, Francis Gillen conduit Edward Stirling, l’ethnologue officiel de l’expédition, à reconnaître qu’il n’est pas le meilleur connaisseur de la culture « Arrernte », et donc à se désengager, ce qui va aboutir à dissoudre le collectif scientifique fragile formé pour l’expédition et à en former un nouveau, plus durable celui-ci, avec Baldwin Spencer ainsi autorisé à passer de la zoologie à l’étude de l’homme.

    20Comme l’écrira bien plus tard ce dernier à la veuve de son ami, « dans les premiers temps, comme vous le savez bien, nous avions l’habitude de parler d’une expédition à travers l’Australie comme ‘‘le rêve’’19 » – reprise explicite de l’idée aborigène d’un « temps du rêve », fondateur de l’ordre du monde, par laquelle Francis Gillen avait « ouvert » la compréhension de l’« âme aborigène » à son ami. Ainsi, la rencontre avec l’homme du télégraphe avait-elle constitué, pour le zoologue, « sa plus importante découverte20 ». Écrivant pour la première fois à James Frazer le 12 juillet 1897, pour le remercier d’avoir exprimé son intérêt pour la publication du Rapport sur l’expédition Horn, la première chose que Baldwin Spencer tient à lui dire est que « le travail que nous produisons est dû en premier lieu à M. Gillen21 », « inventeur » de la culture Arunta. De fait, le moment essentiel de l’expédition, celui où l’immensité insaisissable de l’Outback s’est transformée en laboratoire opérationnel, ce furent non pas les semaines passées à dos de chameau dans des paysages écrasés de chaleur, mais bien ces quelques journées et surtout ces nuits passées, entre Baldwin Spencer et Francis Gillen, à rêver d’une science des origines dans la « tanière22 » du télégraphiste envahie par la fumée du tabac.

    21Baldwin Spencer, esprit méthodique, a bien identifié dans le manque d’observation directe des cérémonies qui mettent en scènes les appartenances totémiques, l’incapacité de l’expédition Horn à produire une théorie complète de l’univers des pratiques des Aborigènes. Ainsi, à ses yeux, la publication du rapport est-elle restée « sur le seuil de l’enquête23 ». Sachant que Francis Gillen non seulement est un bon connaisseur du monde des Aborigènes, mais surtout qu’il a franchi le seuil de l’initiation pour prendre place au sein du groupe des hommes d’âge mûr chargés de ces rituels, le naturaliste, désireux d’étoffer son rapport sur l’expédition, lui demande d’« arranger » une ou plusieurs cérémonies de ce type et, si possible, d’obtenir qu’il soit accepté lui aussi. Dès le mois de novembre 1895, le télégraphiste lui répond que la négociation avec les chefs Arrernte est un succès sur ce point : le « vieux roi », comme l’appelle Francis Gillen, accepte Baldwin Spencer dans sa propre classe des Bulthara, et lui assigne une place dans l’Udnirringeeta24.

    22Dévoué et efficace, passant des mois à négocier avec ses interlocuteurs aborigènes, l’employé du télégraphe et protecteur des indigènes fait les choses en grand : disposant, du fait de ses fonctions administratives, de ressources et d’instruments d’échanges, il négocie avec eux un grand corroboree, à charge pour lui de fournir la viande, le sucre et le tabac – ressources indispensables au maintien dans le même lieu d’une population inhabituellement nombreuse, mais également objets d’une transaction symbolique. Le tabac, notamment, est partagé entre les hommes initiés : en le donnant libéralement, Francis Gillen n’achète pas l’assentiment des hommes concernés, il démontre l’hospitalité de son propre « camp ». On peut également faire l’hypothèse, difficile à démontrer mais crédible, que les Arrernte en contact régulier avec Francis Gillen, préoccupés depuis de nombreuses années par l’impact de la présence des Européens sur leur autorité, ont cherché à nouer une sorte d’alliance conservatrice avec lui, et pour cela, à l’associer, justement, aux rituels de transmission des pratiques et de leur signification. Il est en effet frappant de constater que, dans les très nombreuses allusions à la disparition inéluctable des Aborigènes dans les textes de Baldwin Spencer, l’argument le plus fort qui est donné n’est pas la perte de l’autonomie par la dépendance à l’endroit des ressources alimentaires, mais le déclin de l’obéissance des jeunes aux vieux :

    Les jeunes hommes, sous une nouvelle influence, se trouvent libérés de l’ensemble des contraintes des vieux, qui sont tout-puissants dans les conditions normales de la tribu. Le code moral strict, qui est certainement renforcé dans leur état de nature [in their natural state], est mis de côté, et rien n’est adopté à la place25.

    23Comment ne pas lire ici, en miroir, l’expression d’une inquiétude sur l’anomie croissante des sociétés occidentales, anomie dénoncée bien avant Émile Durkheim par un John Ruskin, avertissant solennellement ses élèves d’Oxford du destin des civilisations dont les élites ne savent plus donner leur vie et donc donner sens au principe d’obéissance26 ?

    24Le projet est toutefois long à mettre en place – le dernier Engwurra remonte à trois ans –, et Baldwin Spencer, accaparé par ses responsabilités universitaires, ne peut se libérer comme il le voudrait. Si les délais sont dépassés pour inclure l’analyse de ces cérémonies dans le rapport de l’expédition, peu lui importe cependant : il est persuadé qu’il y a là matière à un développement bien plus important de la recherche, et peut-être à un dépassement spectaculaire des théories échafaudées par Alfred Howitt en Nouvelle-Galles du Sud, sur un terrain qu’il estime de fait non valide, car perverti en profondeur par la présence européenne, et notamment par la présence missionnaire dans la région. Le « fait scientifique » cristallisé en 1894 autour de l’idée de l’exceptionnalité des McDonnell Ranges au regard du principe darwinien du struggle for life est la clé de la légitimation de l’œuvre de Baldwin Spencer hors de son champ de la zoologie vers celui de l’anthropologie. Marqué par la puissance d’évocation du combat entre la vie et l’univers minéral du désert central, il sera fidèle sa vie durant à cette conception biogéographique, de fait socio-écosystémique bien avant la lettre.

    25Retourner dans les McDonnell Ranges, s’immerger plus profondément encore dans le lieu où s’est formé le style de pensée caractérisé par la toute-puissance de l’aléa climatique et, subséquemment, l’effacement de la « lutte pour la vie », c’est, pour le zoologue, le passage obligé de sa propre mue scientifique en ethnologue. En toute logique, Baldwin Spencer ne peut reprendre le fil interrompu de son observation du terrain qu’en revenant à l’expérience initiale : celle de la pluie, commencement de toutes choses dans le désert australien. Après l’ondée en effet, écrit-il en 1898 :

    Plantes et animaux de même, tous font de leur mieux pour user du bref temps pendant lequel ils peuvent croître et se reproduire, et avec eux, il s’agit simplement d’une lutte aimable27, non pas tant contre les ennemis vivants que contre leur environnement physique. Si une plante, par exemple, peut pousser d’une taille suffisante pour que ses racines pénètrent à une distance considérable sous la surface là où le sol sableux reste frais, avant que la surface, elle, n’épuise son humidité, alors elle a une chance de survivre ; sinon, elle doit périr28.

    26En 1896, ce n’est pas pour la faune et la flore que Baldwin Spencer revient à Alice Springs, mais c’est la même loi qu’il cherche dans les formes de vie comme dans les formes d’organisation sociale. Ainsi, la première phrase du livre de restitution de cette expérience exceptionnelle où l’Aborigène apparaît comme acteur est-elle particulièrement éclairante de ce point de vue : « Dans ce pays désert, il n’y a pas beaucoup de gibier29 ; on trouve de petits rongeurs et des lézards, que les indigènes capturent en mettant le feu à l’herbe porc-épic et en les dirigeant d’une touffe à l’autre30 ». Voici, les hommes sont entrés en scène, créatures qui chassent d’autres créatures, mais qui maîtrisent le feu et qui pratiquent la ruse. Baldwin Spencer n’est certes plus le naturaliste rationaliste d’avant sa découverte des McDonnell Ranges, il a intégré à son analyse la culture en tant que telle ; pour autant, il ne la conçoit pas comme une rupture du grand récit, plutôt comme un récit enchâssé, un ordre de vérité supérieur. Les Arrernte sont, à l’instar des notoryctes, marsupiaux minuscules et aveugles qui s’enfouissent dans le sable pour résister à la sécheresse, des existants qui se sont développés à l’abri de toute compétition ou relation d’échanges, et qui ont approfondi sans cesse leur être dans le sens d’une équivalence à la fois physique et spirituelle avec l’eremos. Aux yeux d’un Baldwin Spencer, ils sont des sujets humains, certes, ce qui change déjà beaucoup de chose par rapport au regard ordinaire des colons de l’Outback. Mais ils ne sont pas des individus – ce qui signifie donc que leur subjectivité n’obéit pas à la cosmogonie de l’utilitarisme, et doit donc répondre d’une autre grille d’analyse que l’intérêt rationnel, qui est pourtant censé constituer l’isthme le plus étroit entre sciences sociales et sciences du vivant post-darwiniennes. Baldwin Spencer est bel et bien entré dans une autre dimension de la question. Et c’est pour y trouver des réponses qu’il accepte de passer quatre mois, jours et nuits, à prendre des notes dans l’arrière-cour de la station du télégraphe d’Alice Springs.

    27On se tromperait à ne voir dans la figure de Francis Gillen que l’organisateur et l’entremetteur de la pratique anthropologique de Baldwin Spencer. Certes, il voue une admiration sans bornes à l’intelligence analytique de son ami et se place bien volontiers dans la position du fidèle assistant. Mais sa discipline d’observation personnelle n’est pas moins forte que celle du prestigieux professeur, et nourrie de motifs ni plus ni moins impurs. On peut en avoir un aperçu dans les rares moments de sa correspondance où il laisse apparaître les déchirements de sa propre identité, entre collaborateur d’une aventure scientifique prestigieuse, et petit employé perdu dans le Bush. Manifestement, Baldwin Spencer a heurté son sentiment national irlandais dans une lettre de janvier 1896. Sa réponse est à la fois sentimentale, politique et pleinement anthropologique :

    Pourquoi diable vous trouvez nécessaire de traîner complètement dans la boue l’irlandais par ma vie je ne peux pas comprendre, excepté que, avec un vrai instinct britannique caractéristique de manque de générosité, vous ne pouvez manquer une opportunité de renifler à une race sujette. C’est cet intolérable reniflement d’air de supériorité qui fait que le nom de l’Angleterre empuantit les narines du Celte au sang chaud et sensible, qui tôt ou tard exercera une terrible vengeance31.

    28Lecteur de la presse irlandaise en Australie, partisan déclaré du Home Rule, Francis Gillen n’hésite pas à attaquer frontalement le conservatisme anglais de son ami et à assimiler le sort des Irlandais à celui des Hottentots. Mais l’argument va plus loin :

    Le Lion britannique montre ses dents, mais tout le monde, même vous qui êtes imprégné d’idées reçues, sait bien que ces dents sont seulement des chicots abîmés et que la pauvre vieille brute ne peut plus mordre. Des chicots qui sont juste bons à écraser des Nègres équipés d’armes moins dangereuses que des sarbacanes32.

    29Et l’on en vient au cœur du sujet, à ce qui fait qu’un fils de paysans irlandais chassés par la famine se retrouve Subprotector of the Aborigines dans les McDonnell Ranges : arrêter l’élan de la « race exterminatrice de Nègres33 », non pas par un activisme quelconque, mais par un travail de médiation et de subversion de la cosmogonie de l’impérialisme. Malgré cette colère, Francis Gillen reste en effet persuadé que la science de son ami réussira là où sa philanthropie a échoué :

    Avec votre connaissance de leurs traditions, [lui écrit-il], vous comprendrez combien une certaine parcelle de terre – peut-être exactement la parcelle dont il est exclu – a d’importance pour le Nègre – c’est sans espoir d’essayer de marteler ça dans les têtes des pastoralistes qui, quand ils prennent une parcelle de terre, s’approprient la meilleure part pour l’usage exclusif de leurs troupeaux et relèguent les Nègres dans les landes stériles qui sont privées aussi bien de gibier que de traditions34.

    30Et si Francis Gillen se vante d’utiliser ses pouvoirs de police pour faire emprisonner dans sa propre cour les indigènes coupables de razzias sur le bétail, pour pouvoir mieux les interroger sur leurs croyances et coutumes35, on se gardera d’y voir une simple fanfaronnade – le sort normal des contrevenants étant l’envoi dans un pénitencier du Territoire du Nord, avec de bien faibles chances d’en revenir. Francis Gillen est bien l’homme par lequel la question sociale, la question agraire et la question indigène sont indissolublement liées. Et s’il inscrit sa réflexion critique dans le cadre du grand récit évolutionniste, ce n’est certes pas pour en valider la lecture dominante, celle du triomphe de l’utilitarisme libéral, mais pour en creuser obstinément le vide intérieur, l’indigence spirituelle.

    Le cycle de l’Engwurra

    31Le cycle de cérémonies baptisé Engwurra, qui se déroule de la mi-septembre 1896 à la mi-janvier 1897, constitue un fait d’une complexité et d’une densité difficiles à se représenter. C’est tout d’abord un véritable rassemblement de tribus qui est organisé, mettant en branle tout le système de communication propre aux groupes aborigènes d’Australie centrale, et ce dans un rayon de 300 kilomètres autour d’Alice Springs selon l’estimation de Baldwin Spencer :

    Une idée de l’importance de la cérémonie peut être obtenue en prenant en compte le fait que celle dont nous avons été témoins a commencé au milieu de septembre, et continué jusqu’au milieu du mois de janvier suivant, temps pendant lequel il y eut une succession constante de cérémonies, pas un jour passant sans l’une d’entre elles, tandis qu’il y en avait parfois jusqu’à cinq ou six en vingt-quatre heures36.

    32Au total, une centaine d’hommes initiés prennent une part active aux cérémonies. La rencontre est bien un événement exceptionnel dans l’histoire des Aborigènes de la région, le sentiment de l’importance de l’enjeu pour les anthropologues étant manifestement partagé par les interlocuteurs de Francis Gillen.

    33L’observation du cycle dans son entier permet à Baldwin Spencer de valider deux hypothèses : la première, celle qui est appelée à connaître le succès scientifique le plus étonnant, c’est celle de la fonction « magique » du rite de l’Intichiuma pour accroître les ressources du totem ; la seconde, nettement moins vulgarisée, et cependant tout aussi intéressante, est celle de la puissance instituante du collectif des hommes mûrs. C’est d’ailleurs à ce sujet qu’il apporte la seule notation sur sa propre attitude dans la relation d’enquête :

    La seule chose que nous puissions dire, après avoir observé avec attention les Indigènes pendant la réalisation de leurs cérémonies, en essayant de faire de notre mieux pour entrer dans leurs sentiments, pour penser comme eux, et pour devenir des leurs pendant l’événement, c’est que nous sommes parvenus à la conclusion que si un ou deux hommes parmi les plus puissants se mettaient d’accord pour étudier l’introduction d’un changement, même un changement important, il serait très possible que cela soit accepté et réalisé37.

    34En apparence, la nouveauté est totale par rapport à ce que le même Baldwin Spencer écrivait précédemment sur le conservatisme supposé des rituels aborigènes, assimilés par la vulgate anthropologique britannique à une culture « fossile ». En réalité, le naturaliste, aiguillé sur cette piste par Francis Gillen38, est persuadé que ces hommes dont il a observé l’autorité durant ces longs mois de rassemblements et de cérémonies ont accès à un ordre de vérité supérieur, non pas figé mais dynamique, lié à leur conception du temps des origines, l’Alcheringa, mais également à la conception que lui-même se fait de ces origines, puisée dans la paléontologie de son temps, qui leur permettrait d’être en permanence, dans un présent sans cesse répété, des législateurs de l’ordre social, mais d’un ordre social hétéronome, commandé à la fois par un ordre biologique spécifique à cette région, et par un ordre symbolique en miroir. Le regard des Britanniques en Australie, et singulièrement des membres de l’expédition Horn, est en effet obsédé par le « profil » racial des hommes aborigènes, dont ils s’acharnent à déceler la part de « nègre », et que dans le même temps ils ont sans cesse la tentation de rapprocher d’un modèle fantasmatique de patriarche hébraïque, en cohérence avec la mythologie chrétienne de la tribu perdue d’Israël. Ce que cherche à reconnaître Baldwin Spencer par sa pratique du portrait photographique à visée ethnographique, ce semble être au vrai une sorte de figure de Moïse, représentant d’un dieu vivant dans les hommes et dans les choses, chargé en son nom d’en exprimer les commandements dans l’ordre intermédiaire et imparfait de la vie prosaïque. De fait, la capacité de changement que Baldwin Spencer reconnaît aux « anciens » du monde aborigène est bien celle d’incubation et de verbalisation impérieuse d’un ordre immanent, justifiant ainsi leur appartenance pleine et entière à l’histoire, notamment par la production d’une définition culturelle de l’inceste d’une part, et par la prohibition tout aussi culturelle de l’anthropophagie39 :

    Les indigènes eux-mêmes disent que la cérémonie a l’effet de renforcer tous ceux qui y participent. Cela confère courage et sagesse, dispose bien les hommes et éloigne les querelles ; en bref, cela les rend ertwa, murra, oknirra, mots qui signifient respectivement « homme, bon, grand ou beaucoup40 ».

    35Encore une fois, on ne saurait comprendre cette obsession pour l’ordre social sans la rapporter au propre monde social de l’auteur de ce texte : membre de l’élite éclairée d’une société qui se voit elle-même comme perpétuellement menacée de décomposition, il va chercher dans le « temps des origines » et, paradoxalement, auprès d’un peuple dont le mode d’être ne valide ni la théorie de l’évolution ni celle de la dégénérescence des « primitifs », le secret d’un ordre naturel qui trouverait sa réalisation dans l’ordre culturel. Baldwin Spencer ajoute ainsi, à propos des rituels d’initiation :

    Évidemment, les principaux objets en sont, premièrement, d’amener les jeunes hommes sous le contrôle des hommes âgés, aux commandements desquels ils doivent obéir de manière absolue ; deuxièmement, de leur apprendre les habitudes de contrôle de soi et de hardiesse ; et troisièmement, de montrer aux jeunes hommes qui sont arrivés à la maturité les secrets sacrés de la tribu qui concernent les chirunga et les totems auxquels ils sont associés41.

    36Francis Gillen, malgré une sensibilité très différente de son ami sur ces questions d’ordre social, avec notamment un héritage catholique revendiqué42, n’en partage pas moins la même préoccupation. Enquêtant sur les Aborigènes du sud d’Alice Springs dont il ne parvient pas à savoir s’ils ont ou non des institutions du même type que celles des Arrernte, ses interlocuteurs habituels se montrent très méprisants sur l’ignorance des tabous dans ces tribus. Il rencontre notamment un témoin qui lui tient un discours passablement déstabilisant : « Gars nègre Piraungaru tout même gars blancs, lui prendre n’importe quelle femme43 ». Pour un Francis Gillen, l’idée que la « civilisation » se traduise par la réduction pure et simple du marché matrimonial au marché tout cours est assurément déstabilisatrice, et source de conflit d’allégeance.

    37Ébloui par le spectacle permis par le degré d’intimité de son ami avec les Arunta, Baldwin Spencer, loin d’être rassasié, ressent une intense frustration à devoir retourner à ses tâches pédagogiques et administratives, alors qu’il dispose désormais de pierres sacrées, les chirunga, dont il pense qu’elles pourraient dans l’absolu lui donner accès à la totalité du monde aborigène à travers le continent australien44. Selon lui en effet, les cérémonies observées ne constituent pas le fin mot de l’histoire, le « bedrock » de la science, mais au contraire, l’entrée dans un questionnement bien plus vaste, qui interroge à la fois le temps et l’espace, et la façon dont ces dimensions ne s’inscrivent pas seulement dans les coordonnées isomorphes du rationalisme occidental, mais peut-être dans un ordre plus profond, qui serait fait d’une juxtaposition de mondes fonctionnant chacun selon son propre équilibre entre existants et entre passé et présent.

    38Francis Gillen l’a bien compris lui aussi, qui essaie de penser sur un mode humoristique et iconoclaste, mais parfaitement senti, le retour de l’Engwurra pour son ami45 :

    Je vous imagine, après une soirée avec Howitt et Fison, avec toge et toque, marchant vers votre salle de conférence le regard dans le lointain et d’humeur contemplative. Les étudiants vous saluent et font à voix basse des observations sur le coup de soleil sur votre nez, après vous être incliné en remerciement, vous annoncez que le sujet de votre discours en cette occasion sera le protoplasme. Vous commencez : « Le protoplasme, maintenant, qu’est-ce que le protoplasme ? » Pause. « Le protoplasme, Mesdames et Messieurs, n’est plus une force imparfaitement comprise, ses liens avec l’une des étapes de l’Alchipa ont été clairement démontrés sur le sol sacré de l’Engwurra. Les cérémonies de ce temps ont été réactivées – le protoplasme vivait et prospérait à l’époque de l’Alcheringa et était largement connu comme un puissant Oknirabata de l’Alchipa renommée de l’Urrapitchera, il était affligé, je dis bien affligé, de deux organes de reproduction ».

    39Et d’imaginer, hilare, le désordre dans l’auditoire...

    40Grisé et déstabilisé par ce qu’il vient de vivre, et persuadé que c’est dans cette voie qu’il faut continuer de travailler inlassablement, Baldwin Spencer lui-même est toutefois confronté à un dilemme. Pour parvenir à ses fins, le chercheur doit en effet accepter de quitter la scène de la rencontre pour affronter celle de la restitution, exigeant qu’il effectue un travail sur lui-même et sur son matériau lui permettant de se faire accepter pleinement comme anthropologue, à un moment de l’histoire de la discipline où les enquêteurs de terrain ne sont pas reconnus comme faisant partie du monde académique. L’enjeu est donc de produire un discours théorique, et, poursuivant l’œuvre entamée par Lorimer Fison et Alfred Howitt, de donner aux anthropologues de cabinet ce qu’ils attendent : des idées neuves sur ce que l’homme primitif a à dire à l’homme moderne.

    41La restitution scientifique de ce cycle de cérémonies est ainsi l’occasion pour Baldwin Spencer de cosigner en 1897 un premier texte avec son informateur privilégié dans les Proceedings of the Royal Society of Victoria46, et d’en publier en même temps un bref résumé dans la prestigieuse revue britannique Nature47. Mais la valorisation de ce travail se télescope avec celle des quatre volumes de l’expédition Horn, dirigés par le même Baldwin Spencer, et va donner une résonance inattendue au « festival » d’Alice Springs, notamment à partir de l’entrée en scène de l’un des juges suprêmes de la légitimité académique du champ où se présente l’impétrant : James G. Frazer. À partir de là, c’est une toute autre histoire qui commence : celle, en apparence contradictoire mais en réalité hautement significative, du triomphe académique et du début du déclin cognitif du schème de l’évolutionnisme dans les tensions entre capital, travail et bioressources qui caractérisent le xxe siècle. L’histoire « moderne » de la nature et de l’humanité est effectivement marquée par l’obsession domesticatrice et auto-domesticatrice des sociétés entrées dans un rapport utilitariste au monde ; mais contrairement à ce que les élites dirigeantes de l’expansion britannique pensaient, et comme le laissent deviner les analyses de Baldwin Spencer et Francis Gillen, encore biaisées par un évolutionnisme téléologique mais déjà suggestives d’autre chose, la domestication n’est pas l’horizon ultime du devenir. Elle connaît des failles, des contradictions, des possibilités de réversion inquiétantes. Sans doute est-ce pourquoi la rencontre d’Alice Springs constitue un moment heuristique d’une telle pertinence pour notre propre monde late-fordist, confronté à une forme bien plus grave de pessimisme historique que celui des Victoriens, avec la perspective d’un changement global impossible à domestiquer, voire même synonyme de réensauvagement de l’œkoumène.

    Conclusion

    42Scène totale de la confrontation entre un ethos de la connaissance et de l’ordre civilisationnel late-victorian en proie au doute sur lui-même et un ethos de la transmission et du contrôle d’un ordre cosmogonique aborigène en proie à une menace existentielle à court terme, la rencontre d’Alice Springs révèle à l’historien, par-delà la rhétorique de l’« arriération » du schème de l’évolutionnisme appliqué à l’histoire humaine qui structure le discours des sources disponibles, la fragilité paradoxale des « dominants » britanniques dans ce poste avancé et bien peu glorieux de l’expansion du capitalisme minier et lainier48. Symétriquement, elle met en valeur l’efficacité nomothétique et la capacité intégrative du totémisme Arrernte, dont la discipline collective marque d’une manière indélébile l’historiographie de l’anthropologie occidentale au xxe siècle.

    43Dans les McDonnell Ranges, de fait, les principes de l’utilitarisme se heurtent à un obstacle imprévu, à la fois naturel, social et symbolique, celui d’un territoire rétif à toute tentative de « domestication » matérielle et immatérielle, aussi bien avec les outils et les techniques du squatter moutonnier qu’avec les méthodes et les instruments du scientifique. Pour le dire en d’autres mots, ni la rationalité économique ni la raison scientifique ne parviennent à rendre compte de cette intériorité australienne paradoxale, à la fois d’une pauvreté insigne et d’une ignorance complète de la notion même de « manque » – ce que la langue anglaise rend par le mot want, dont l’ambivalence dit aussi l’absence de volonté, chez les Aborigènes, de reconnaître et de rejoindre les normes des dominants. L’Aborigène n’a ni besoin ni désir de salaire, de même que la nature à laquelle il est lié par la relation totémique n’a ni besoin ni capacité à faire vivre pâturages non plus que labourages.

    44En tant que « scène de la rencontre », le cycle cérémoniel d’Alice Springs présente donc un intérêt tout particulier du fait qu’il soit, justement, le résultat inattendu d’une démarche de captation scientifique, à la fois naturaliste et anthropologique, de l’altérité australienne, destinée à en contrôler de manière unilatérale la production de sens, et que cette démarche se soit soldée par un échec, ou du moins par la production d’un résultat inattendu sur ce que le monde naturel et humain des McDonnell Ranges a véritablement à dire sur l’idée d’évolution. Héritier de la première génération de l’évolutionnisme darwinien, Baldwin Spencer s’était rendu en Australie méridionale précisément pour valider, par une expérience directe des limites physiques, biologiques et humaines du territoire de la civilisation - qui était aussi, dans sa conception Tory, celui de l’empire britannique –, l’universalité des lois de l’évolution et de l’adaptation. Loin d’être un chercheur universitaire égaré dans l’Outback, il était au vrai un « représentant en mission » des élites dirigeantes de l’académisme victorien, chargé de fonder à Adelaide un département d’enseignement et de recherche d’un genre nouveau, entièrement dévolu à la rationalisation scientifique de l’ultime conquête de Britannia, le continent australien, pensé à la fois comme le parachèvement d’un empire moderne et comme la redécouverte de la terre oubliée des origines. De fait, Baldwin Spencer et ses pairs répètent ici, d’une manière certes originale, mais inscrite dans une temporalité longue, l’expérience du « désert », on pourrait aller jusqu’à dire l’expérience érémitique au fondement de l’idée de nature occidentale. Ce qu’il était missionné pour effectuer, c’était la soumission d’un régime de vérité, celui de la ratio occidentalis, à la tentation du chaos ou du néant – celui d’une faune et d’une flore étranges, celui d’une humanité inclassable, rétive aussi bien à son assignation à un ordre racial qu’à son rattachement à une quelconque tradition philologique. Or, le monde victorien connaît une vulnérabilité certaine face à l’atmosphère crépusculaire qui, en ces dernières années du xixe siècle, teinte de pessimisme historique aussi bien le destin de la puissance britannique que celui de la « civilisation » dans son ensemble, perçus comme minés de l’intérieur par l’ensauvagement du prolétariat dans le processus même de l’industrialisation de la vieille Europe et par la transformation des indigènes en cheap labour – ou en black game d’une involution meurtrière du processus de colonisation49. Que la rationalisation de la nature et de l’homme mène à la destruction et renvoie à la dimension mythologique de toute cosmogonie, c’est en effet ce que l’expérience australienne révèle dès cette fin de xixe siècle, quand bien même il faudra que les Européens éprouvent ce potentiel de destruction sur leur propre sol et dans leur propre chair pour en concevoir la théorie, et les possibles contre-poisons50.

    45Dans l’arrière-cour d’une station télégraphique poussiéreuse, le fleuron de l’université britannique et l’intelligence du monde construite par des siècles de nomadisme austère se sont ainsi rencontrés dans un étonnant « partage du sensible51 », interrogeant dans un mélange de distance culturelle phénoménale, et néanmoins d’étonnante proximité de préoccupations, ce que veut dire être humain et participer au cosmos. Non pas dans la certitude de cosmogonies bien assises, mais dans l’inquiétude d’un monde naturel et social qui, de part et d’autre, aussi bien pour des élites victoriennes en proie à un accès de misanthropie, que pour des hommes mûrs du monde aborigène en souci de l’initiation de leurs jeunes dans un monde qui leur échappe du fait de l’intrusion coloniale, se dérobe à ce que l’on croit en comprendre et en contrôler. La rencontre d’Alice Springs, c’est bien cela : la confrontation inattendue des préoccupations d’hommes exerçant ou prétendant exercer, chacun dans leur monde, des fonctions directrices et éducatives, et anxieux de leur capacité à former et à discipliner les générations qui vont les suivre et à leur transmettre des cadres cognitifs cohérents avec l’altérité surgie en face d’eux.

    46Le fait que cette rencontre n’ait pas permis d’inverser sérieusement la dimension destructrice unilatérale de cette relation d’altérité coloniale sur la Terra australis en constitue une limite évidente. Mais le trouble de longue durée généré dans la pensée anthropologique occidentale et les stratégies d’affirmation efficaces développées par le monde aborigène au xxe siècle en disent malgré tout l’empreinte durable, et la fécondité persistante pour une pensée critique du processus de domestication du monde par la raison.

    Notes de bas de page

    1Désignés comme « Arunta » dans les sources britanniques.

    2Baldwin Spencer [dir.], The Horn Expedition in Central Australia, 4 vol., Londres, 1896.

    3James G. Frazer, The Golden Bough, 1890 pour la première édition en deux volumes, 1900 pour la deuxième en trois volumes, 1915 pour la troisième en douze volumes.

    4Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Alcan, 1912.

    5Sigmund Freud, Totem und Tabu: Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Leipzig; Vienne, Hugo Heller & Cie, Teschen, K.u.K. Hofbuchdruckerei Karl Prochaska, 1913.

    6Baldwin Spencer et Francis Gillen, « The Engwura, or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », Nature, vol. 56, no 1441, 10 juin 1897, p. 136-139. Baldwin Spencer et Francis Gillen, « An Account of the Engwurra or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », in Proceedings of the Royal Society of Victoria, 1898, p. 17-28. Baldwin Spencer et Francis Gillen, « Some Aboriginal Ceremonies », Journal of the Anthropological Institute, vol. 27, 1898, p. 131-135 . Baldwin Spencer et Francis Gillen, The Native Tribes of Central Australia, Londres, MacMillan and Co., 1899, 671 p.

    7Dans le texte original : « untameable ». William Horn, « Introduction », in Baldwin Spencer [dir.], Report on the Work of the Horn Expedition to Central Australia, vol. 1, p. X.

    8Jan Kociumbas, The Oxford history of Australia. Vol. 2, 1770-1860: Possessions, Oxford, Oxford University Press, 1992, 397 p. ; Beverley Kingston, The Oxford History of Australia, vol. 3 : 1860-1900, Glad, Confident Morning, Oxford, Oxford University Press, 1988, 368 p.

    9John Ruskin (1819-1900) joue un rôle très important dans la mise en cohérence, dans la logique de l’ethos des élites sociales britanniques, des approches de l’art, de l’archéologie et des sciences naturelles.

    10Il s’agit de la collection d’Augustus Henry Pitt Rivers (1827-1900), grand-père de l’anthropologue George Pitt-Rivers.

    11Glenn M. Shea, « The Horn Expedition (1894) to Central Australia: New Directions to Australian Herpetology », Bonner Zoologische Beiträge, vol. 52, n° 3-4, 2004, p. 245-273.

    12Établissement fondé en 1853, grâce à l’or découvert dans l’État de Victoria. Le patronage des chaires universitaires par les industriels et hommes d’affaires est une pratique courante de l’ère victorienne, au Royaume-Uni comme dans l’empire britannique.

    13Ronald L. Numbers et John Stenhouse, Disseminating Darwinism: the Role of Place, Race, Religion, and Gender, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 301 p. Janet Browne, Charles Darwin, the Power of Place, Londres, Pimlico, 2003, 591 p.

    14Membre du « conseil ordinaire » de l’association, il propose une communication scientifique (sur les vers de terre) dès la première session à Sydney en 1888.

    15Son adresse présidentielle à la conférence de l’association (Baldwin Spencer, « The Fauna and Zoological Relationships of Tasmania », Report of the AAAS, 1892, p. 82-124) est centrée sur le bilan des recherches zoologiques sur la Tasmanie, île qui intrigue au plus haut degré les naturalistes comme les anthropologues.

    16Les Arrernte (hommes initiés et femmes âgées) pratiquent la tabagie à partir d’une espèce australienne de tabac, sous forme de chique ; mais les Britanniques prennent l’habitude de se servir de carottes de tabac américain comme instrument de troc dans leurs relations avec eux, et développent ainsi une véritable addiction. Francis Gillen « partage » cette intense tabagie avec ses « amis » Arrernte.

    17Proceedings of the Royal Geographical Society of Australasia, South Australian Branch, vol. 4, Adelaide, 1889, cité en bibliographie par Bronislaw Malinowski in The Family among the Australian Aborigines, Londres, London University Press, 1913.

    18Lettre en date du 7 novembre 1895, in F.J. Gillen, My Dear Spencer. The Letters of F.J. Gillen to Baldwin Spencer, Melbourne, Hyland House, 2001, p. 83. L’édition des lettres de Francis Gillen, généralement longues, décousues et écrites dans un anglais particulièrement vivant mais assez approximatif, a nécessité un très grand travail de transcription et d’annotation.

    19Lettre du 18 juin 1912, citée in Sir Baldwin Spencer, Spencer’s Scientific Correspondence with Sir J.G. Frazer and Others, Oxford, Clarendon Press, 1932, p. IX.

    20Propos rapporté par Elliot Smith, professeur d’anatomie et d’anthropologie, collègue de Baldwin Spencer à l’université de Melbourne, rapporté in Sir Baldwin Spencer, Spencer’s Scientific Correspondance with Sir J.G. Frazer […], op. cit., p. VIII.

    21Idem, p. 3.

    22Dans sa correspondance, Francis Gillen évoque régulièrement son « den » comme étant le centre de son univers, ouvert à son seul ami Baldwin Spencer.

    23Baldwin Spencer, Préface à The Native Tribes of Central Australia, Londres, MacMillan and Co., 1899, p. VII. L’ouvrage est cosigné par Francis Gillen, mais l’étude des styles des deux hommes, et les conclusions des spécialistes de la question inclinent à penser que le premier a assumé la quasi-totalité du travail d’écriture, le second participant activement à l’observation, aux dialogues et à la transcription des enquêtes, mais se contentant pour le reste de lire et d’approuver le travail de synthèse.

    24Lettre du 7 novembre 1895, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 89. Le premier terme arunta se rapporte à une classe matrimoniale, le second à un totem (larve comestible). Baldwin Spencer est particulièrement fier de ce statut, comme il l’écrit à Lorimer Fison le 21 novembre 1896. Lettre citée in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 144, note 331.

    25Baldwin Spencer, The Native Tribes [...], op. cit., p. 8.

    26John Ruskin, Unto this Last, 1862.

    27« keen struggle ».

    28Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 4.

    29La langue anglaise utilise le terme polysémique « game » : on rappellera que « black game » est l’euphémisme qui sert à évoquer les expéditions punitives contre les Aborigènes « coupables » d’avoir razzié des têtes de bétail.

    30Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 4.

    31Lettre du 31 janvier 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 93-94.

    32Idem, p. 94.

    33Francis Gillen écrit très précisément : « Your Nigger annihilating race », p. 93.

    34Lettre du 1er mai 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 116.

    35Lettre du 14 juillet 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 132.

    36Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 272.

    37Idem, p. 12.

    38C’est en effet en enquêtant auprès des Aborigènes « dé-tribalisés » de la mission d’Hermannsburg que Francis Gillen s’est trouvé confronté aux formes d’adaptation des pratiques indigènes aux circonstances, notamment sur les règles matrimoniales. Selon lui, tout l’effort des maîtres des cérémonies est justement de maintenir le principe de discipline collective, même s’il faut pour cela changer la manière dont cette discipline s’exerce. Cette réflexion est développée dans plusieurs lettres de 1896.

    39L’autorité instituante du collectif des « anciens » est aussi le moyen pour Baldwin Spencer d’asseoir sa propre théorie du totémisme, en séparant l’institution des collectifs totémiques, auxquels il accorde une fonction alimentaire, et l’institution de l’exogamie, qui selon lui est un ajout tardif, et non un constituant originel du totémisme.

    40Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 271.

    41Idem.

    42Ce qui ne l’empêche pas d’être résolument hostile à l’évangélisation des Aborigènes, même si ses critiques sur ce point concernent une mission luthérienne allemande.

    43Lettre du 31 janvier 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 99.

    44Lettre de Baldwin Spencer à James Frazer en date du 12 juillet 1897, in Spencer’s Scientific Correspondence Spencer […], op. cit., p. 10.

    45Dans une lettre particulièrement affectueuse, écrite quelques jours seulement après le départ de Baldwin Spencer, le 9 février 1897, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 146.

    46Baldwin Spencer et Francis Gillen, « An Account of the Engwurra or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », in Proceedings of the Royal Society of Victoria, 1898, p. 17-28. L’article, rédigé en réalité en 1897, est principalement descriptif, muet sur la méthodologie, se contentant d’indiquer que les faits rapportés sont incompatibles avec la théorie d’un totémisme lié aux classes matrimoniales.

    47Baldwin Spencer et Francis Gillen, « The Engwura, or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », art. cit.

    48Philip McMichael, Settlers and the Agrarian Question. Foundations of Capitalism in Colonial Australia, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, 324 p.

    49Andrew Porter (dir.), Oxford History of the British Empire, volume 3, The Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1999, 774 p. ; Martin J. Daunton et Rick Halpern (dir.), Empire and Others. British Encounters with Indigenous Peoples, 1600-1850, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999, 620 p.

    50Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, 1947 [1944].

    51Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, 74 p.

    Auteur

    • Pierre Cornu

      Professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences, Laboratoire d’études rurales, Université de Lyon 2

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    1Désignés comme « Arunta » dans les sources britanniques.

    2Baldwin Spencer [dir.], The Horn Expedition in Central Australia, 4 vol., Londres, 1896.

    3James G. Frazer, The Golden Bough, 1890 pour la première édition en deux volumes, 1900 pour la deuxième en trois volumes, 1915 pour la troisième en douze volumes.

    4Émile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, Alcan, 1912.

    5Sigmund Freud, Totem und Tabu: Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker, Leipzig; Vienne, Hugo Heller & Cie, Teschen, K.u.K. Hofbuchdruckerei Karl Prochaska, 1913.

    6Baldwin Spencer et Francis Gillen, « The Engwura, or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », Nature, vol. 56, no 1441, 10 juin 1897, p. 136-139. Baldwin Spencer et Francis Gillen, « An Account of the Engwurra or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », in Proceedings of the Royal Society of Victoria, 1898, p. 17-28. Baldwin Spencer et Francis Gillen, « Some Aboriginal Ceremonies », Journal of the Anthropological Institute, vol. 27, 1898, p. 131-135 . Baldwin Spencer et Francis Gillen, The Native Tribes of Central Australia, Londres, MacMillan and Co., 1899, 671 p.

    7Dans le texte original : « untameable ». William Horn, « Introduction », in Baldwin Spencer [dir.], Report on the Work of the Horn Expedition to Central Australia, vol. 1, p. X.

    8Jan Kociumbas, The Oxford history of Australia. Vol. 2, 1770-1860: Possessions, Oxford, Oxford University Press, 1992, 397 p. ; Beverley Kingston, The Oxford History of Australia, vol. 3 : 1860-1900, Glad, Confident Morning, Oxford, Oxford University Press, 1988, 368 p.

    9John Ruskin (1819-1900) joue un rôle très important dans la mise en cohérence, dans la logique de l’ethos des élites sociales britanniques, des approches de l’art, de l’archéologie et des sciences naturelles.

    10Il s’agit de la collection d’Augustus Henry Pitt Rivers (1827-1900), grand-père de l’anthropologue George Pitt-Rivers.

    11Glenn M. Shea, « The Horn Expedition (1894) to Central Australia: New Directions to Australian Herpetology », Bonner Zoologische Beiträge, vol. 52, n° 3-4, 2004, p. 245-273.

    12Établissement fondé en 1853, grâce à l’or découvert dans l’État de Victoria. Le patronage des chaires universitaires par les industriels et hommes d’affaires est une pratique courante de l’ère victorienne, au Royaume-Uni comme dans l’empire britannique.

    13Ronald L. Numbers et John Stenhouse, Disseminating Darwinism: the Role of Place, Race, Religion, and Gender, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 301 p. Janet Browne, Charles Darwin, the Power of Place, Londres, Pimlico, 2003, 591 p.

    14Membre du « conseil ordinaire » de l’association, il propose une communication scientifique (sur les vers de terre) dès la première session à Sydney en 1888.

    15Son adresse présidentielle à la conférence de l’association (Baldwin Spencer, « The Fauna and Zoological Relationships of Tasmania », Report of the AAAS, 1892, p. 82-124) est centrée sur le bilan des recherches zoologiques sur la Tasmanie, île qui intrigue au plus haut degré les naturalistes comme les anthropologues.

    16Les Arrernte (hommes initiés et femmes âgées) pratiquent la tabagie à partir d’une espèce australienne de tabac, sous forme de chique ; mais les Britanniques prennent l’habitude de se servir de carottes de tabac américain comme instrument de troc dans leurs relations avec eux, et développent ainsi une véritable addiction. Francis Gillen « partage » cette intense tabagie avec ses « amis » Arrernte.

    17Proceedings of the Royal Geographical Society of Australasia, South Australian Branch, vol. 4, Adelaide, 1889, cité en bibliographie par Bronislaw Malinowski in The Family among the Australian Aborigines, Londres, London University Press, 1913.

    18Lettre en date du 7 novembre 1895, in F.J. Gillen, My Dear Spencer. The Letters of F.J. Gillen to Baldwin Spencer, Melbourne, Hyland House, 2001, p. 83. L’édition des lettres de Francis Gillen, généralement longues, décousues et écrites dans un anglais particulièrement vivant mais assez approximatif, a nécessité un très grand travail de transcription et d’annotation.

    19Lettre du 18 juin 1912, citée in Sir Baldwin Spencer, Spencer’s Scientific Correspondence with Sir J.G. Frazer and Others, Oxford, Clarendon Press, 1932, p. IX.

    20Propos rapporté par Elliot Smith, professeur d’anatomie et d’anthropologie, collègue de Baldwin Spencer à l’université de Melbourne, rapporté in Sir Baldwin Spencer, Spencer’s Scientific Correspondance with Sir J.G. Frazer […], op. cit., p. VIII.

    21Idem, p. 3.

    22Dans sa correspondance, Francis Gillen évoque régulièrement son « den » comme étant le centre de son univers, ouvert à son seul ami Baldwin Spencer.

    23Baldwin Spencer, Préface à The Native Tribes of Central Australia, Londres, MacMillan and Co., 1899, p. VII. L’ouvrage est cosigné par Francis Gillen, mais l’étude des styles des deux hommes, et les conclusions des spécialistes de la question inclinent à penser que le premier a assumé la quasi-totalité du travail d’écriture, le second participant activement à l’observation, aux dialogues et à la transcription des enquêtes, mais se contentant pour le reste de lire et d’approuver le travail de synthèse.

    24Lettre du 7 novembre 1895, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 89. Le premier terme arunta se rapporte à une classe matrimoniale, le second à un totem (larve comestible). Baldwin Spencer est particulièrement fier de ce statut, comme il l’écrit à Lorimer Fison le 21 novembre 1896. Lettre citée in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 144, note 331.

    25Baldwin Spencer, The Native Tribes [...], op. cit., p. 8.

    26John Ruskin, Unto this Last, 1862.

    27« keen struggle ».

    28Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 4.

    29La langue anglaise utilise le terme polysémique « game » : on rappellera que « black game » est l’euphémisme qui sert à évoquer les expéditions punitives contre les Aborigènes « coupables » d’avoir razzié des têtes de bétail.

    30Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 4.

    31Lettre du 31 janvier 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 93-94.

    32Idem, p. 94.

    33Francis Gillen écrit très précisément : « Your Nigger annihilating race », p. 93.

    34Lettre du 1er mai 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 116.

    35Lettre du 14 juillet 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 132.

    36Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 272.

    37Idem, p. 12.

    38C’est en effet en enquêtant auprès des Aborigènes « dé-tribalisés » de la mission d’Hermannsburg que Francis Gillen s’est trouvé confronté aux formes d’adaptation des pratiques indigènes aux circonstances, notamment sur les règles matrimoniales. Selon lui, tout l’effort des maîtres des cérémonies est justement de maintenir le principe de discipline collective, même s’il faut pour cela changer la manière dont cette discipline s’exerce. Cette réflexion est développée dans plusieurs lettres de 1896.

    39L’autorité instituante du collectif des « anciens » est aussi le moyen pour Baldwin Spencer d’asseoir sa propre théorie du totémisme, en séparant l’institution des collectifs totémiques, auxquels il accorde une fonction alimentaire, et l’institution de l’exogamie, qui selon lui est un ajout tardif, et non un constituant originel du totémisme.

    40Baldwin Spencer, The Native Tribes […], op. cit., p. 271.

    41Idem.

    42Ce qui ne l’empêche pas d’être résolument hostile à l’évangélisation des Aborigènes, même si ses critiques sur ce point concernent une mission luthérienne allemande.

    43Lettre du 31 janvier 1896, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 99.

    44Lettre de Baldwin Spencer à James Frazer en date du 12 juillet 1897, in Spencer’s Scientific Correspondence Spencer […], op. cit., p. 10.

    45Dans une lettre particulièrement affectueuse, écrite quelques jours seulement après le départ de Baldwin Spencer, le 9 février 1897, in F.J. Gillen, My Dear Spencer […], op. cit., p. 146.

    46Baldwin Spencer et Francis Gillen, « An Account of the Engwurra or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », in Proceedings of the Royal Society of Victoria, 1898, p. 17-28. L’article, rédigé en réalité en 1897, est principalement descriptif, muet sur la méthodologie, se contentant d’indiquer que les faits rapportés sont incompatibles avec la théorie d’un totémisme lié aux classes matrimoniales.

    47Baldwin Spencer et Francis Gillen, « The Engwura, or Fire Ceremony of Certain Central Australian Tribes », art. cit.

    48Philip McMichael, Settlers and the Agrarian Question. Foundations of Capitalism in Colonial Australia, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, 324 p.

    49Andrew Porter (dir.), Oxford History of the British Empire, volume 3, The Nineteenth Century, Oxford, Oxford University Press, 1999, 774 p. ; Martin J. Daunton et Rick Halpern (dir.), Empire and Others. British Encounters with Indigenous Peoples, 1600-1850, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999, 620 p.

    50Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Dialektik der Aufklärung, 1947 [1944].

    51Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, 74 p.

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    Cornu, P. (2019). Science victorienne et didactique aborigène. In K. Rance, N. Ponsard, J.-P. Luis, S. Maillot, & P. Cornu (éds.), La scène de la rencontre (1‑). Presses universitaires Blaise-Pascal. https://doi.org/10.4000/143cv
    Cornu, Pierre. « Science victorienne et didactique aborigène ». In La scène de la rencontre, édité par Karine Rance, Nathalie Ponsard, Jean-Philippe Luis, Stéphanie Maillot, et Pierre Cornu. Clermont-Ferrand: Presses universitaires Blaise-Pascal, 2019. https://doi.org/10.4000/143cv.
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