Postface
p. 121-124
Texte intégral
1La patrimonialisation, une maladie nécessaire. Dans un monde dévasté, nous nous empressons de sauver les meubles. Depuis la mise à sac du musée de Bagdad, puis la mise à mort impensable de Palmyre et les ravages des attentats endémiques, sans compter les éradications de portions de ville entières perpétrées en Chine communiste, l’origine fondatrice de la langue se perd dans les sables ou sous les éboulements. La seule circulation qui vaille, n’est plus le langage dont l’architecture a été un vecteur essentiel, mais les flux exclusifs de la monnaie et de la finance mondialisée. Que reste-t-il des flèches des cathédrales, des coupoles des mosquées, des temples d’Angkor et mille autres prodiges humains à l’assaut du ciel, si ce ne sont les images d’un passé livré à l’industrie du tourisme, l’érosion publicitaire, ou encore les tours insolentes vouées au pouvoir hégémonique de l’économie ? Or, l’architecture n’est-elle pas en soi acte de célébration quel que soit le dieu, le prince ou les populations auxquelles elle est consacrée. Mais que célébrer quand les hystéries économiques, les tempêtes guerrières, les massacres condamnent des populations entières à errer sans destination à la surface de la planète ? Qu’est devenu l’ordre ancestral des choses quand l’idée même de patrimoine n’existait pas, tout simplement parce qu’il se confondait avec le présent de la vie quotidienne ? La disparition comme la création n’était pas vécue comme un crime, mais comme le destin naturel de toute chose. Émergeaient de ce monde crépitant les monuments fédérateurs et porteurs de la mémoire d’un peuple, tabernacles des cultes, abris des divinités et des pratiques locales. L’industrialisation et la démocratie elle-même ont repoussé ces limites au-delà du concevable, si bien que l’idée même de célébration s’est évaporée, et l’histoire avec elle. Il n’est pas complètement faux de dire que l’histoire a construit le patrimoine et que la patrimonialisation peut conduire à la destruction de l’histoire – la grande histoire faite de toutes les histoires familiales qui s’y sont développées. L’édifice n’est jamais que la transcription d’une culture vivante, c’est-à-dire du langage flottant au carrefour de langues diverses. La forme n’est qu’un véhicule de fonction et d’enjeux qu’elle traduit et parfois transcende. Or, quelle architecture n’a jamais célébré et l’industrialisation et la démocratie si ce n’est celle magistrale de Le Corbusier ? Elle appartient en effet à la tradition de ces icebergs que sont les dômes de Saint-Pierre de Rome, celui du Taj Mahal, ou celui du Rocher à Jérusalem. Sauf qu’aujourd’hui les icebergs eux-mêmes fondent sans qu’on ne puisse les retenir…
2S’interroger sur la patrimonialisation des legs de Le Corbusier, c’est probablement plonger dans l’abîme de nos angoisses présentes. Pourquoi avons-nous une telle soif non plus seulement de labellisation, mais de sur-labellisation de tout ce qui est, de tout ce qui fut ? Voulons-nous sauver Le Corbusier du Post-modernisme mal compris et de ses avatars absorbés par toute sorte de formalismes débridés, architectures de galettes en tout genre ? Mettre en regard le corpus corbuséen avec notre frénésie de préservation, n’est-ce pas en réalité tenter inconsciemment de renouer avec les racines de l’architecture tel que l’architecte lui-même l’a formulé une fois pour toutes dans le schéma de la maison Domino1, archétype de cinq mille ans d’architecture, soit la « forme pure2 » ? Pour Adolf Loos3, architecte viennois, la seule architecture au sens propre du terme est le tumulus4 qui dans la nature recouvre le corps d’un homme mort5. Il revient aux défunts de justifier en deçà de la forme, l’avènement de l’architecture. L’énigme de l’architecture ne réside-t-elle pas dans le fait qu’elle n’existe que lorsqu’elle célèbre autre chose qu’elle-même ? Or, la dernière instance universalisée qui puisse soutenir l’acte architectural en soi est celle des Droits de l’homme. Mais comment figurer la démocratie, et a fortiori les démocraties en formation, en s’interdisant de créer un système, aussi fort soit-il, qui par définition contient son propre épuisement ? À l’exception de Louis Khan6 et de Le Corbusier précisément, le Mouvement moderne s’est largement répété à l’échelle de la planète, niant les différences culturelles que les archéologues, les archivistes et les architectes du patrimoine cherchent aujourd’hui à recoudre. Or, à cet égard, l’œuvre de Le Corbusier est exemplaire. En travaillant les infrastructures urbaines et territoriales, il travaillait les structures sociales des habitants potentiels du futur. Ce qui implique que se pencher sur une œuvre aussi symbolique dans un monde qui semble avoir perdu tout sens manifeste, exige qu’on examine les fondements anthropologiques du monde formé de révolution en révolution. La réelle valeur de patrimonialisation du discours architectural de Le Corbusier réside autant dans son art de signifier l’ouverture d’un monde libre, égalitaire et fraternel que dans une collection d’objets livrés aujourd’hui à la consommation ambiante. Pourquoi ? Parce que toute sa production est avant tout à comprendre comme autant d’évènements architecturaux au sens politique et éthique du terme. Faire œuvre patrimoniale, c’est incarner le monde et inventer son avenir, telle est la mission que se donne Le Corbusier, soit un patrimoine du futur fondé sur une conscience aiguë des dynamiques à l’œuvre en respectant ce qui n’est plus, sans fétichisation ni nostalgie. Le patrimoine est peuplé autant des morts que des vivants. Il surplombe les uns comme les autres.
3Nous ne devons pas oublier que la Modernité et ses vertus contestées logiquement par ce qu’on a appelé le Post-modernisme, peuvent tendre à s’éloigner de la mémoire. Par conséquent, la question qui se discute dans cet ouvrage collectif a le grand mérite d’être une forme de réactualisation des enjeux modernes sous d’autres regards disciplinaires que celui des architectes. Il en est un, déjà implicitement mis en œuvre par Le Corbusier et élaboré il y a une trentaine d’années aux États-Unis, c’est celui de l’anthropologie urbaine7. L’architecture vit de la chaîne des humains qui l’habitent. Encore balbutiante en France, cette discipline peut amplement épauler les métiers de l’espace. La Ville radieuse8 n’est-elle pas en soi un texte théorique pour vivre en société ? Pour Le Corbusier la pratique architecturale est l’organisation des espaces entre eux, à la fois collectifs et individuels, propre à mettre en scène d’autres procédures sociales. Certes, les guerres du xxe siècle, les évolutions économiques et les nouvelles technologies ont contredit la logique corbuséenne. Néanmoins, cette attention toujours soutenue à articuler ordre collectif et ordre individuel est probablement un des legs essentiels de Le Corbusier. Si aujourd’hui les Cités radieuses9 sont habitées par des intellectuels conscients de jouir d’un privilège, les logements de Firminy, eux, sont occupés par une population beaucoup plus diversifiée. Est-ce parce que le programme initié par Eugène Claudius-Petit10 pour donner naissance à un ensemble d’édifices susceptible d’inventer une autre idée de la ville prenait le risque de produire malgré soi une forme manifeste d’utopie socialiste ? L’ordre social harmonieux du dess(e)in de Le Corbusier a pu être considéré comme un obstacle. Le poids idéologique qui pèse sur l’architecture, notamment dans un univers saturé d’informations, dépourvu de grands modèles durables, la prive de socle commun, de toute culture. L’évolution doit être sans cesse repensée. On ne sait pas assez que l’auteur de Quand les cathédrales étaient blanches11 a vu très tôt dans le téléphone, puis plus tard dans l’aviation, les véritables facteurs d’une architecture révolutionnaire. La morale corbuséenne ignore tout de la nostalgie.
4À reconsidérer les qualités mais aussi les anachronismes circonstanciels, on pourra peut-être comprendre que le patrimoine architectural du vivant est avant tout parcouru de multiples dynamiques internes et ne doit pas se confondre avec les forces néfastes d’un conservatisme maniaque ou pittoresque. Certes, la patrimonialisation à outrance, dans un monde du spectacle, peut finir, non sans perversion, par détruire les vertus nécessaires et de l’histoire et du patrimoine. C’est pourquoi, cette confrontation entre un homme fasciné par le futur et les mobiles du patrimoine en tant que mise à jour des strates souterraines d’une architecture habitée soulève de nombreuses questions. Par-delà l’actualité névrotique, il est donc pertinent de relever comment l’art de Le Corbusier a surplombé la question de la patrimonialisation, et de reprendre ces mots de Sergio Crotti, architecte à Milan : « L’œuvre de Le Corbusier n’est que transcription éternelle et inaliénable. Le problème du patrimoine ne se pose pas car il l’a déjà résolu en renversant le temps et l’histoire12. »
Notes de bas de page
1Le schéma de la maison Domino a été formalisé par Charles-Édouard Jeanneret à partir de 1914. Ce système de construction consiste en la mise au point d’une structure à ossature fabriquée à partir d’éléments standards en béton armé. Ce dispositif est conçu indépendamment des éléments de programme et de la spatialité de l’habitation (cf. Le Corbusier, Œuvre complète, Volume 1 : 1910-1929, Zürich, Éditions Boesiger et Stonorov, 1934, p. 23-26).
2Voir L’Esprit nouveau, Paris, no 23, mai 1924. L’Esprit nouveau est une revue d’art international fondée en 1920 par Le Corbusier et Amédée Ozenfant. Elle est consacrée à l’esthétique contemporaine et à la théorie de l’art. Cette revue diffusera notamment le purisme, doctrine esthétique et critique du cubisme.
3Adolf Loos (1870-1933) : architecte autrichien qui prône tant dans ses écrits théoriques que par ses réalisations une architecture moderne épurée, dénuée d’ornement inutile.
4Voir Adolf Loos, On Architecture: Writtings by Adolf Loos, rééd., London, Ariadne Press, 2002.
5Voir les tombes étrusques de Cerveteri ou les champs de sépultures de diverses régions françaises.
6Louis Isadore Kahn (1901-1974) : architecte américain d’origine estonienne, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands architectes du xxe siècle. Ses écrits théoriques et ses réalisations aux États-Unis comme au Bengladesh constituent une œuvre très personnelle et sensible fondée sur la recherche de formes simples renvoyant notamment aux archétypes, au sens du lieu et à la dimension constructive.
7On se réfèrera aux travaux de l’École de Chicago qui étudia dès 1920 la ville et la vie qui se développe dans l’espace urbain, jetant ainsi les bases de l’anthropologie urbaine.
8Voir Le Corbusier, La Ville radieuse, Boulogne-sur-Seine, Éditions de l’Architecture d’Aujourd’hui, collection de l’équipement de la civilisation machiniste, 1935.
9Il s’agit des Unités d’habitation de Marseille (1947), de Nantes-Rezé (1955), de Berlin (1957), de Briey (1963) et de Firminy (1965). La Cité radieuse ou Unité d’habitation est conçue comme un nouveau mode d’habitat associant logements individuels et programmes collectifs. Voir Le Corbusier, Œuvre complète, Volume 4 : 1938-1946, Zürich, Éditions Boesiger, 14e édition, 2015, p. 174-193.
10Eugène Claudius-Petit (1907-1989) : homme politique français, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme entre 1948 et 1953, il travailla avec Le Corbusier notamment sur la Ville de Firminy dont il fut le maire.
11Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, voyage au pays des timides, Paris, Éditions Plan, 1937.
12Alain Charre (dir.), Maîtrise d’œuvre urbaine, la théorie voilée, Belgique, Éditions Mardaga, 2003.
Auteur
-
Alain Charre
Professeur honoraire d’histoire et cultures architecturales, École nationale supérieure d’architecture de Clermont-Ferrand
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe-début xxe siècle)
Un manifeste pour le temps présent
Bruno Phalip et Fabienne Chevallier (dir.)
2021
Aristocratie révolutionnaire en Espagne
La concession de nouveaux titres de Castille (1808-1854)
Arnaud Pierre
2024
Les nouveaux territoires diocésains
De l’époque médiévale à nos jours
Vincent Flauraud et Stéphane Gomis (dir.)
2021
De la parole du prédicateur au discours politique
Jalons pour une histoire de la critique religieuse du politique (du Moyen Âge à l’époque contemporaine)
Vincent Flauraud et Ludovic Viallet (dir.)
2022
Les mises à l'écart politiques
Des périphéricités paradoxales
Laurent Lamoine et Julien Bouchet (dir.)
2022
Les espaces du spectacle vivant dans la ville
Permanences, mutations, hybridité (xviiie-xxie siècles)
Pauline Beaucé, Sandrine Dubouilh et Cyril Triolaire (dir.)
2021
La modernisation de l’Espagne
Entre réformes et conflits (xixe-xxe siècles)
Jean-Claude Caron et Anne Dubet (dir.)
2023
Prendre la plume des Lumières au Romantisme
Pratiques de l’écrit dans l’Europe de la fin de l’époque moderne
Matthieu Magne (dir.)
2019
Joconde ou madone ? La Tête de cire de Lille, énigme de la collection Wicar
Fortune et réception (1834-2021)
Laurence Riviale
2022
Statuts personnels et main-d’œuvre en Méditerranée hellénistique
Stéphanie Maillot et Julien Zurbach (dir.)
2021