Le Corbusier à Firminy-Vert
D’une visite incognito au culte patrimonial
p. 101-112
Résumés
En 1954, la création d’un quartier de plus de 1 000 logements doté de services et se voulant résolument moderne est lancée à Firminy (Loire). Loin de ses ambitions, Le Corbusier se voit confier une Maison de la Culture, un stade, une Unité d’habitation et une église paroissiale. Réalisés du vivant de l’architecte ou post-mortem, ces édifices sont des « objets » qui se suffisent à eux-mêmes et viennent déséquilibrer la lecture « patrimoniale » du plan d’urbanisme de Firminy-Vert. Pour beaucoup aujourd’hui, Firminy c’est Le Corbusier. Mais il serait regrettable de tomber dans le piège de l’occultation de l’ensemble par le singulier et, préférable au contraire, de tenter de comprendre quels processus d’invention et de mises en lecture du patrimoine sont actuellement à l’œuvre dans la région stéphanoise.
In 1954, the creation of an area of more than 1,000 accommodations with parks, schools, shops and sports facilities is underway in Firminy (Loire) under the leadership of its mayor, former Reconstruction Minister, Eugène Claudius-Petit and a small team of architects, all eager to support the development of a new society through a modern architecture and urbanism. Le Corbusier was invited to join the reflection on the organization of spaces. His ambitions for the area are high and it aspires to a larger site to establish his ideas. However, the mayor only grants him the design of a House of Culture and a stadium, then of a housing unit. Thereafter, he will inherit the parish church project. Made in his lifetime or after death, these buildings designed by Le Corbusier are « objects » that are self sufficient and they unbalance the appearance of the « heritage » of the Firminy-Vert urban plan. For many today, Firminy is Le Corbusier. It would be unfortunate to fall into the trap of concealing the whole designs by the singular and more legitimate to consider which inventiveness and heritage reading processes are currently at work in the Saint-Étienne area.
Entrées d’index
Mots-clés : architecture moderne, urbanisme, patrimonialisation, Le Corbusier, Firminy
Keywords : modern architecture, urbanism, heritage, Le Corbusier, Firminy
Texte intégral
1L’année 2015 est riche en commémorations étiquetées « Le Corbusier » : le cinquantenaire de sa mort est l’occasion ici ou là d’expositions, de conférences, de polémiques aussi. À Firminy, petite commune ligérienne, 2015 est une date importante dans le culte corbuséen à d’autres titres : elle marque les cinquante ans de la dernière visite de l’architecte dans la cité, de l’inauguration de la Maison de la Culture, de la pose de la première pierre de l’Unité d’habitation. Le 21 mai 2015 une petite cérémonie, loin des fastes de certaines commémorations, s’est donc tenue au pied de ce « navire en plein ciel » : quelques discours, un verre de l’amitié. Quelques habitants sont passés, des enfants jouaient… Le maire n’avait pas fait le déplacement laissant cette mission à un conseiller. Au milieu d’une allocution, dans un froid mordant, on a rapidement sorti les drapeaux français et européen pour rappeler que cette commémoration s’inscrivait dans un cycle plus vaste, national voire international. Ils ont claqué au vent sous les pilotis de l’Unité et à peine dépliés, on les a vite rangés. Il y a, ici comme ailleurs, des aficionados de l’architecte mais la cérémonie se voulait surtout personnelle, comme si une relation particulière s’était construite entre Le Corbusier et la cité un peu oubliée des circuits touristiques et patrimoniaux actuels, même en cette année de commémoration. Peu de monde se pressait au pied de l’Unité d’habitation, certains habitants paraissaient curieux de voir ce qui se passait, visiblement peu informés de la tenue de l’évènement. « Un anniversaire, Le Corbusier, ah bon ? », passons, mesdames et messieurs, c’est un lieu d’habitation ici alors… Finalement, cette cérémonie, malgré ses cartons d’invitation dûment envoyés, semblait très confidentielle et passait presque incognito dans la cité à l’image de la première visite de Le Corbusier, quelques années auparavant.
Eugène Claudius-Petit : d’Alger à Firminy-la-Noire
2Eugène Claudius-Petit (1907-1989), natif d’Angers, devient très jeune artisan ébéniste. Il évolue au cœur d’une période de transition qui voit peu à peu les petits ateliers disparaître au profit de plus grandes structures et il s’engage syndicalement dans la défense de sa profession. Retrouvant le chemin de l’Église, il suit la voie d’un catholicisme social et marche dans les pas de Marc Sangnier1 et de son mouvement : le Sillon. Dans les années 1920-1930, jeune parisien, il multiplie les visites d’expositions et les lectures. L’architecture et l’agencement intérieur des logements l’intéressent. Passionné, il suit des cours du soir en dessin et passe finalement le concours de l’Éducation nationale qui l’amène à Lyon où il exerce comme professeur dès 1937. Il poursuit ses engagements dans le mouvement la Jeune République2 et initie ses élèves à l’architecture moderne. Il leur parle déjà de cette rue sans joie qui court le long des vallées de l’Ondaine et du Gier. Il leur décrit ces habitats noirs, ces rues tristes et vétustes, ces ouvriers harassés par le travail et qui n’échappent jamais à l’entreprise qui a la mainmise sur leur vie et sur leur ville. Le professeur fait visiter à ses élèves des expositions et déjà leur parle de Le Corbusier. Il les emmène même le voir en conférence, un soir, à Lyon. Lorsque la guerre s’annonce, Eugène Claudius-Petit entre, comme il l’explique lui-même, un peu par hasard dans la Résistance : doué en dessin, il falsifie des papiers d’identité. Ses responsabilités s’accroissent et il doit finalement partir pour Londres avant de rejoindre Alger. Là, il se lie d’amitié avec des architectes, notamment André Sive et Marcel Roux, et ensemble ils envisagent déjà la reconstruction de la France. Pour eux, l’urbanisme, le logement moderne engendreront une nouvelle société. Ils réfléchissent, publient… et se retrouvent quelques mois plus tard à Paris. Eugène Claudius-Petit est élu député d’une circonscription de la Loire et ses premiers discours donnent à voir ses aspirations pour l’architecture et l’urbanisme. Il parle de palais ouvriers, intègre différents cercles et patiente pour enfin devenir, en 1948, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme. Malgré l’instabilité ministérielle, il demeure à ce poste cinq ans, ce qui démontre son aptitude à remplir cette mission. Avec ardeur, il poursuit la reconstruction de la France et tente d’influer sur les décisions de son prédécesseur qu’il juge trop timoré et « conservateur ». Pour Eugène Claudius-Petit en effet, hors de question de reconstruire à l’identique. Il faut profiter de l’opportunité pour promouvoir l’architecture moderne, la lancer et ainsi faire éclore une autre société. Pour lui, le cadre de vie n’a rien d’anodin et il lui consacre donc toute son énergie.
3En 1953, après avoir quitté le ministère, il se lance dans une bataille qui paraît, de prime abord, de moindre envergure : briguer la municipalité d’une petite ville ouvrière de la Loire, Firminy. Eugène Claudius-Petit est un peu désabusé de son expérience à la tête de l’État. Les choses bougent certes, mais lentement. Il prend conscience que c’est à une échelle plus restreinte qu’il pourra réellement œuvrer. Il choisit avec soin ce terrain : une ville moyenne, un peu plus de 20 000 habitants, soit une taille idéale. Suffisamment grande pour mener des projets et avoir des financements mais pas trop pour avoir une influence personnelle directe. De plus, la cité n’a pas connu de grandes opérations immobilières municipales ou privées et tout reste donc à faire en matière d’urbanisme et d’habitat moderne. Eugène Claudius-Petit est élu maire en avril 1953 sur ses compétences de ministre de la Reconstruction et sur son aura. Dès lors, il envisage son action sur trois mandats et a pour objectif de moderniser la cité dans son ensemble, mais surtout de bâtir un nouveau quartier, un modèle éventuellement reproductible, une application du bien-fondé des théories auxquelles il croit.
Le maire et l’architecte
4Parmi les théories qui bercent le nouveau maire, la Charte d’Athènes a une place de choix. Dans le cadre de son mandat de député, il est amené à rencontrer Le Corbusier en 1948, sur un bateau en partance pour les États-Unis. Ils rejoignent une mission d’architectes et de politiques partis observer de l’autre côté de l’Atlantique l’urbanisme et les procédés de construction. Le voyage dure trois semaines que Le Corbusier met à profit pour réfléchir à la mesure de l’homme et sa théorie du Modulor. Les deux hommes discutent et peut-être plus souvent, le député écoute. Ils ne retrouvent finalement pas le reste de la mission partie en éclaireuse. C’est donc à deux qu’ils arpentent les terres américaines, l’architecte faisant profiter le jeune politique de son expérience, de ses contacts.
5Pour Eugène Claudius-Petit, cette rencontre est un moment fondateur et devenu maire, il pense évidemment à Le Corbusier pour ses projets. L’architecte vient donc sur place en juin 1954. Dans ses carnets, il paraît vexé de cette visite incognito. Pas d’accueil officiel, il aperçoit brièvement le site, notamment cette carrière aux abords de la cité. La venue à Firminy n’est en fait pas envisagée dans un premier temps. Eugène Claudius-Petit l’invite pour réfléchir à un projet pour la ville de Saint-Étienne sans en avertir le maire. La venue de Le Corbusier doit donc être discrète. Comme il reste un peu de temps ce jour-là, le politique emmène l’architecte dans son nouveau fief. Il lui fait faire un tour rapide de Firminy et lui montre surtout les terrains disponibles pour réaliser ses projets. Comme à son habitude, Le Corbusier griffonne quelques croquis sur son carnet puis repart.
6Quelques mois plus tard, la municipalité lui passe commande pour un « centre civique » : une Maison de la Culture, un stade. L’équipe de la rue de Sèvres se met au travail. L’architecte tente d’obtenir de plus amples projets, mais le maire sait qu’il doit manœuvrer habilement et qu’il ne pourra exprimer ses aspirations, ses projets avec Le Corbusier. Trop impressionnant, trop directif. Il lui préfère un duo d’amis, André Sive et Marcel Roux. Ils sont de la même génération, ils ont beaucoup partagé à Alger et discuté de projets très variés. Ils conçoivent un ensemble au nom révélateur de leurs aspirations : Firminy-Vert. Un quartier de Firminy et non une ville nouvelle, un quartier moderne, aéré – seule 20 % de la surface est bâtie, le reste est consacré aux espaces verts – qui s’oppose à la ville ancienne noire et étriquée. Un peu plus de 1 000 logements auxquels sont intégrés, écoles, supermarchés, équipements sportifs voient donc le jour. Les bâtiments, standardisés, s’échelonnent sur les collines offrant sur eux-mêmes des points de vue sans cesse renouvelés. Soleil, espace, verdure. Le quartier se rêve aussi œuvre artistique et est une recherche constante d’équilibre entre variété et uniformité (Fig. 1).
Fig. 1 : Un quartier tout de vert vêtu : Firminy-Vert, vers 1960

© Archives municipales de Firminy.
7En 1959, la municipalité commande une Unité d’habitation, initialement conçue comme première étape d’un plan plus vaste comprenant la réalisation de trois Unités venant s’adosser au quartier. En 1960, Le Corbusier hérite aussi de la commande d’une église paroissiale, initialement confiée à André Sive, l’église Saint-Pierre, son dernier projet à Firminy sur lequel il travaille, avec ses collaborateurs et notamment José Oubrerie3, jusqu’à sa mort, en 1965, le laissant inachevé. À cette date, seule la Maison de la Culture est quasiment terminée. L’Unité d’habitation est limitée à ses pilotis, quant aux chantiers de l’église et du stade, ils ne sont même pas ouverts. Les bâtiments pensés par Le Corbusier deviennent ainsi des « objets » insérés dans le plan d’urbanisme de Firminy-Vert.
8Grâce à l’intérêt et aux efforts des collaborateurs de Le Corbusier et d’associations privées, le chantier de l’église ouvre en 1971. Mais en 1978 les travaux sont stoppés par manque de fonds. Pendant une trentaine d’années, le bâtiment arrivé à hauteur de la nef est laissé à l’abandon. La municipalité qui succède à Eugène Claudius-Petit, communiste, lance un projet de gymnase à son emplacement. Les autorisations sont obtenues, la démolition va commencer, mais l’ancien maire mobilise ses réseaux, notamment celui de la Résistance, pour annuler la décision. Un temps squatté, le bâtiment est muré. Pour les visiteurs de passage, il est une verrue dans le paysage, peut-être un bunker de la Seconde Guerre qu’on n’a pas encore pris la peine de détruire. Et il reste ainsi pendant près de trente ans. Temps de la construction, temps de l’oubli, temps de la reconnaissance, temps de la recherche, dans une région en crise, des potentialités de reconversion. Ainsi, depuis 2001, Firminy et Saint-Étienne Métropole entreprennent le long chemin de « patrimonialisation » du tissu urbain de Firminy-Vert afin de revitaliser l’économie locale par le biais du tourisme culturel. Pour Saint-Étienne Métropole, l’église Saint-Pierre devient « l’accélérateur de la dynamique culturelle et touristique du territoire4 ». Elle est donc achevée sous la direction de José Oubrerie et consacrée en 2007. Pour beaucoup aujourd’hui, Firminy c’est Le Corbusier. Mais il ne faut pas tomber dans le piège de l’occultation de l’ensemble par le singulier – de Firminy-Vert par Le Corbusier – et, au contraire, tenter de comprendre quels processus d’invention et de mise en lecture du patrimoine sont actuellement à l’œuvre dans la région stéphanoise.
Du legs encombrant au patrimoine revisité
9Firminy, et plus globalement sa région, est en quête d’identité après une histoire industrielle et minière prégnante. Il lui faut tout à la fois réinvestir ce passé et s’en détacher pour avancer. La cité, pour des raisons essentiellement de politique interne, suit le mouvement de l’agglomération avec un temps de décalage ; la reconnaissance d’un patrimoine n’est d’abord le fait que d’une minorité militante qui cible ses actions, dans les années 1980, sur l’Unité d’habitation menacée et agit hors de tout contrôle municipal, et bien souvent contre la municipalité. Lorsque celle-ci regroupe les habitants, condamne la partie nord du bâtiment pour limiter les dépenses de chauffage et mure les rues, certains se rebellent et viennent à leur tour murer la porte de la mairie. Ils obtiennent finalement l’installation de parois vitrées qui laissent la continuité visuelle de la rue. Pourtant, lors de l’inauguration de l’église, le discours officiel est bien différent : « Au début, il y a eu ce formidable élan de toute une population fière de son patrimoine, qui s’est fixée la mission de le faire découvrir5. »
10À Théo Vial-Massat, opposant de longue date d’Eugène Claudius-Petit – certains différends remontent à leur engagement dans les réseaux de résistance –, succède Bernard Outin. Membre du PCF lui aussi, il est plus jeune et plus distant des querelles de ses aînés, l’heure n’est pas encore à la patrimonialisation mais plutôt à tenter de faire vivre ce quartier qui se dégrade. Durant cette première étape de la politique communale patrimoniale, les requêtes sont donc encore timides, mais à partir des années 2000, poussée et entraînée par Saint-Étienne Métropole, Firminy voit réellement dans le patrimoine une aubaine.
11La quête patrimoniale, pour être porteuse, se centre sur un homme, Le Corbusier, ignorant au passage l’ensemble urbain. Umberto Eco parle de « logique de la trouvaille6 » : des objets qui n’avaient aucune valeur autre que d’usage – c’est le cas du quartier dans son ensemble et de chacun de ses objets en particulier – prennent soudain une valeur inestimable.
12L’invention patrimoniale à l’œuvre ici est aussi celle de l’invention d’une nouvelle lisibilité, d’une simplification censée répondre aux attentes du public (Fig. 2). Le point d’orgue de cette politique est probablement le centre d’interprétation du patrimoine accueilli dans le soubassement de l’église et le basculement s’opère lors des journées d’inauguration de l’édifice. Patrimoine local, l’église devient patrimoine de l’humanité. Mobilisant la communauté architecturale internationale, c’est à partir d’elle que le lent chemin vers la reconnaissance locale se fait. Le projet initial prévoyait la construction de salles paroissiales dans la partie basse, mais celles-ci ne se justifiaient plus et un centre d’interprétation du patrimoine leur a donc succédé. Il invite les visiteurs à un voyage, un parcours entre église et Maison de la Culture, comme un cheminement patrimonial censé être « l’expérience inoubliable […] d’une immersion dans l’œuvre de l’un des plus grands architectes de notre temps7 ». Ce sont des objets, et au-delà un homme, qui sont patrimonialisés, et non le projet dans son ensemble, ni les idées qui ont prévalu.
Fig. 2 : Le « parcours Le Corbusier » ou quand le singulier occulte l’ensemble. Brochure mise à disposition des visiteurs

© Mairie de Firminy, 2006.
13Après l’image de l’agglomération ouvrière, la communauté de communes a plongé, au début des années 1990, dans un autre créneau : le design. Saint-Étienne devient ainsi une capitale du design et toute l’histoire de la région est reconstruite. On parle moins d’ouvriers que d’artisans et on fait remonter le design aux crosses de fusils ou aux rubans, fleurons de l’économie stéphanoise. À Firminy, ce qui intéresse donc essentiellement les acteurs politiques, ce sont moins les aspects sociaux du projet que sa plastique.
14La valorisation du patrimoine devient davantage un processus de construction, d’invention, et donc parfois de réécriture qu’une simple protection d’un patrimoine historique. La patrimonialisation à des fins touristiques et donc économiques a joué un rôle de premier plan dans les processus d’identification, de sélection et de restauration du patrimoine urbain. L’enjeu touristico-économique prime, comme le résumait en 1995 Alain Rallet, par une formule choc : « le patrimoine hérité du passé est certes inégal mais il s’agit autant de l’inventer ou de le réinventer que de prolonger le passé. Un patrimoine inventé vaut mieux qu’un héritage non exploité8. » Le visiteur est invité à être initié à une architecture, ou tout au moins à une lecture actuelle de l’architecture moderne. Mais sa vision très limitée, tronquée, sert le discours patrimonial appelous9 qui joue avec une certaine habileté sur la fierté du visiteur. Ce n’est pas à une découverte de l’architecture contemporaine, ni même à une découverte de l’architecture contemporaine locale qu’ils sont conviés mais bien à une participation au culte Le Corbusier.
Du culturel au cultuel
15L’inauguration de l’église Saint-Pierre, souvent appelée église Le Corbusier, est d’ailleurs révélatrice de cette individualisation et personnalisation du patrimoine. Son et lumière, messe de consécration, les registres se mêlent. Spirituel et rituels de communication s’imbriquent. La population est appelée à communier… et à communiquer. La ville est mobilisée, invitée à s’approprier cet étrange cône de béton durant un week-end festif.
16L’argumentaire est simple et fort : un homme – il n’est quasiment jamais fait mention de l’Atelier – dont les idées sont peu ou pas explicitées, mais un architecte suffisamment connu pour être reconnu par la plupart des visiteurs venant voir ce qu’on affiche partout comme un ensemble unique en Europe. Le culte Le Corbusier s’est donc incarné lors des journées inaugurales et si la population était invitée, c’était davantage pour apprendre à poser un nouveau regard sur ce qui l’entoure que pour témoigner d’une vie dans cet ensemble. La nécessité pédagogique de balisage requiert en effet des choix qui, pour le bâti du xxe siècle, passent souvent par l’élision du principal : la vie des habitants. L’image proposée est celle, figée, du temps de la construction, occultant les quotidiens, y compris la vie des bâtiments avec leurs usures, leurs réhabilitations, discutables mais nécessaires, inhérentes à leur vocation première, l’habitat. La patrimonialisation semble souvent imposer un factice arrêt sur image qui entraîne l’élision des habitants et de leur mémoire au profit d’une communion illusoire et éphémère.
17À Firminy, il a fallu rendre visible et lisible l’invisible ordinaire. La tâche a été simplifiée par la construction de l’objet à patrimonialiser, mais il n’en demeure pas moins qu’après lui, les autres ont dû redevenir visibles aux yeux des habitants et des visiteurs de passage. Or, c’est toujours sous le pratique vocable « Le Corbusier » que ce chemin s’est fait au point que, pour ne pas être exclus du mouvement et pour avoir l’impression de participer à cette histoire en marche, certains habitants en sont venus à changer leurs discours sur le quartier, à reconstruire partiellement leurs souvenirs pour que leur mémoire soit en adéquation avec le discours donné.
18Les concepteurs de la scénographie du centre d’interprétation, Nadine Cahen et Laurent Grégori, expliquent : « Nous avons choisi d’habiter l’espace, de faire vivre Le Corbusier dans son propre édifice, humainement présent par de grandes photographies qui nous plongent au cœur de la thématique de chaque salle, il nous commente l’exposition par un choix de citations écrites directement sur les murs10. » Le Corbusier commentateur devient le guide personnel de tout visiteur.
19Une partie du discours scientifique vise d’ailleurs à renforcer cette vision, à l’enraciner. Le patrimoine urbain devient alors un spectacle dont certains habitants refusent aujourd’hui d’être les acteurs. Un discours patrimonialement correct s’établit : Le Corbusier, deus ex machina, venu incognito dans la cité en aurait donné tout le programme. Les envolées lyriques et les panégyriques se multiplient. Il est de bon ton de suivre la nouvelle doxa : « Depuis l’Unité d’habitation jusqu’au stade, qui portent aujourd’hui le nom de Le Corbusier, depuis la Maison de la Culture jusqu’à cette église, où que notre regard se porte, nous percevons l’empreinte géniale, le style unique, la grande liberté de cet artiste visionnaire11. » Oubliés les inconnus qui ont dessiné le quartier, pas assez vendeurs. Dans son dossier de candidature comme « ville créative design », Saint-Étienne englobe Firminy et rappelle alors : « Dans les années soixante, le célèbre architecte Le Corbusier choisit Firminy pour construire ce qui est aujourd’hui le plus grand ensemble architectural d’Europe, Firminy-Vert12. » La reconnaissance patrimoniale se double donc d’une méconnaissance du projet, voire d’une volonté d’ignorer tout discours ne servant pas directement l’objectif. Pour que le discours s’ancre bien, il est l’objet de concours à destination des enfants : « Dessine le portrait du grand visionnaire » en 2006 (Fig. 3), « P’tit Corbu en herbe » en 2008. L’église est alors achevée mais on demande aux enfants « d’imaginer ou de terminer l’église Saint-Pierre que Le Corbusier a construite à Firminy » : la formulation même invite à dresser le portrait de ce qui vient d’éclore et les heureux gagnants remporteront « des kits de dessin Le Corbusier, des pin’s Modulor, des T-shirts Modulor ». On ne commence jamais trop jeune…
Fig. 3 : « Dessine le portrait du grand visionnaire » : une « éducation » à Le Corbusier ou la participation à un culte ?

Photographie C. Lauras.
20Saint-Étienne devient en 2010, la première ville française à intégrer le réseau ville créative Design de l’Unesco rejoignant Berlin, Montréal ou Kobe. Firminy, membre de la communauté d’Agglomération, semble de plus en plus, pour le patrimoine, être une extension de Saint-Étienne, cette « terre de créateurs et d’inventeurs, caractéristique d’un territoire pionnier13 » qui vient d’adopter une « marque économique » : « Saint-Étienne Atelier Visionnaire ». Le Corbusier, exposé comme visionnaire et pionnier, entre donc naturellement dans cette invention. Dans des temps ressentis comme incertains, le patrimoine et la patrimonialisation ont un côté rassurant, notamment pour les édiles qui voient là la possibilité de nouvelles activités, de débouchés économiques. Or, la marque Le Corbusier paraît facilement identifiable : un logo, des couleurs simples et éclatantes, un rappel des jeux d’enfants et une signature comme gage d’authenticité. Comme le chercheur Jean-Charles Chebat14 le rappelle : « La marque A devait être facilement reconnaissable pour ne pas ajouter au coût économique du produit le coût psychologique de l’incertitude et le coût en temps de la recherche d’information. Il est logique que le concept de marque se soit imposé dans notre société de choix15. » On trouve donc aujourd’hui toute une gamme de produits dérivés, certains officiellement reconnus par la Fondation Le Corbusier, d’autres plus artisanaux. Ainsi, à côté des coûteuses rééditions de la chaise longue, du nuancier Le Corbusier ou du pin’s Modulor – il faut offrir l’opportunité à toutes les bourses de verser leur obole –, on trouve les crayons de couleurs à l’effigie des bâtiments Le Corbusier de Firminy ou le projet d’un pâtissier local de gâteau au chocolat reprenant la forme de l’église. Autant de produits que l’on rapporte de son voyage ou de son pèlerinage.
21Dans le patrimoine, le visiteur cherche aussi une valeur qui situe l’objet, et par ricochet le situe lui-même, culturellement et socialement. Sam Goldwyn, père de la Metro Goldwyn Mayer et inventeur du star-system a une théorie très simple : « Pour rendre extraordinaire une personne ordinaire, il suffit de rendre extraordinaire les trois éléments de sa personnalité : son physique, son caractère et son style. » Il semble en aller ainsi avec Le Corbusier. À Firminy, un patrimoine longtemps rejeté par la population mais reconnu extérieurement – grâce aussi à une savante construction de la mémoire et une certaine aptitude à la publicité de Le Corbusier – tente aujourd’hui de s’inventer un discours de patrimoine mondial. L’architecte est une figure patrimonialisable, notamment car il a lui-même œuvré très tôt en ce sens en publiant beaucoup sous son nom mais aussi en créant sa fondation et en élaborant un premier travail d’archivage. Le Corbusier est un formidable auto-publicitaire et les nombreuses polémiques qui ont entouré son travail l’ont aussi fait mieux connaître de tous. Il est une figure patrimoniale, car il est désormais incontournable, un héros fondateur de l’architecture moderne. Beaucoup sont oubliés sur l’autel du héros et une part mythique se substitue trop souvent au discours scientifique. Ce virage vers une rentabilité économique plus forte du patrimoine appelous au détriment d’un vrai discours scientifique semble peu à peu se mettre en place, faisant fuir l’équipe de guides passionnés qui depuis des années œuvrait pour une meilleure connaissance de ce patrimoine et n’hésitait pas à allonger ses visites pour le faire découvrir. Rendons donc à César ce qui est à César, mais ne donnons pas à Le Corbusier la toute-puissance sur le patrimoine moderne, et ne transformons pas un patrimoine vivant et donc évoluant en un sanctuaire à la gloire d’une image.
Notes de bas de page
1Marc Sangnier (1873-1950) : journaliste et homme politique français. Créateur du Sillon, il est un des promoteurs du catholicisme démocratique et progressiste.
2La Ligue de la Jeune République est un parti politique français créé en 1912 par Marc Sangnier, dans le prolongement du Sillon, son mouvement social chrétien, après que ce dernier fut désavoué par le pape Pie X. Elle représentait un courant catholique social.
3José Oubrerie (1932- ) : architecte français. Entré encore jeune étudiant à l’Atelier de la rue de Sèvres, il y fait ses premiers pas en architecture avant d’y devenir assistant (1960-1965). À la mort de Le Corbusier, il s’installe aux États-Unis où il fonde son propre atelier. Il a travaillé sur le projet de l’église de Firminy dès le départ et reprend donc ce chantier après la mort de Le Corbusier puis lors de la réouverture des travaux au début des années 2000.
4Inaugurales église Saint-Pierre, brochure éditée par la Ville de Firminy et Saint-Étienne Métropole, novembre 2006.
5Journal municipal de Firminy, décembre 2006.
6Umberto Eco, « Observations sur la notion de gisement culturel », Traverses, no 5, 1993, p. 8-21.
7www.scribd.com/doc/40355221/LeCorbusier : Le parcours d’interprétation Le Corbusier sur le site de Firminy, présentation de l’exposition, juillet 2007 [consulté en octobre 2015].
8Pierre Musso, Alain Rallet (dir.), Stratégies de communication et territoires, Paris, L’Harmattan, coll. « Villes et entreprises », 1995.
9Appelous(e) : relatif à Firminy ; habitant de Firminy. L’origine du mot remonte au xixe siècle quand la clouterie était une activité-phare de la cité. Les cloutiers portaient un tablier en peau appelé « basane ». En patois, cette peau se disait « la pelou » et ceux qui la portaient étaient désignés comme Appelous. Les habitants de Firminy ont ainsi hérité du surnom des cloutiers.
10www.scribd.com/doc/40355221/LeCorbusier [consulté en octobre 2015] : « Le parcours d’interprétation Le Corbusier sur le site de Firminy », 2007.
11Intervention de Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture, lors de l’inauguration de l’église, retranscrite dans le Journal municipal de Firminy, décembre 2006.
12Elsa Frances (dir.), Saint-Étienne, ville laboratoire du design. Pour une désignation ville de design du réseau des villes créatives de l’Unesco, 2010, p. 7.
13E. Frances, Saint-Étienne, ville laboratoire du design […], op. cit.
14Jean-Claude Chebat : professeur émérite HEC Montréal. Ses recherches portent sur la consommation, particulièrement la sémiotique publicitaire, la psychologie de l’environnement, la psychologie du temps, les traits de personnalité, la voix et la persuasion.
15Marco Bassani, Saverio Sbalchiero, Kamel Ben Youssef, Stéphane Magne, Brand design. Construire la personnalité d’une marque gagnante, Bruxelles, De Boeck, 2010, p. 7.
Auteur
-
Clarisse Lauras
Docteure en histoire, Professeure d’histoire-géographie
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