Les débuts de la patrimonialisation de l’œuvre construite de Le Corbusier en France, une histoire hors normes
p. 73-78
Résumés
Le premier édifice significatif de la production architecturale du xxe siècle à être protégé en France au titre des Monuments Historiques en tant que tel n’est pas une réalisation de Le Corbusier ; de même, la France n’est pas le premier pays à avoir consacré par cette reconnaissance l’une de ses œuvres. Pourtant, les quelques années qui précéderont la disparition de l’architecte (1965) seront dans ce pays l’occasion d’une transformation significative de la doctrine de protection de son service des Monuments Historiques, et il en sera en grande partie à l’origine.
Nous nous proposons de rendre compte très rapidement de ce moment particulier où se sont confondues histoire de l’architecture et histoire culturelle et dont les conséquences ont eu, et sans doute avec une certaine spécificité française, un rôle déterminant dans les pratiques de ces deux champs.
The first significant building of the 20th century to be protect in France as an historical monument was not a Le Corbusier’s architecture, indeed, France was not the first country to celebrate with this type of recognition one of his architectural works ; however, the few years leading up to the disappearance of the architect (1965), will be in this country the opportunity of a significant transformation of the preservation doctrine of his own historical monument’s institution and he will be at the origin of this evolution.
The communication propose to report quickly this singular moment where architecture’s history mixed up with cultural history and which consequences had played, with the french specific, an important part in the uses of thoses both disicplines.
Entrées d’index
Mots-clés : Le Corbusier, Malraux (André), Chastel (André), Savoye (villa), Monuments Historiques
Keywords : Le Corbusier, Malraux (André), Chastel (André), Savoye (villa), historical monuments
Texte intégral
1À l’occasion de sa session de l’été 2016, le Comité du patrimoine mondial examinera pour la troisième fois la candidature, déposée par la France, d’une sélection des principales réalisations de l’architecte, réparties sur trois continents ; c’est dire tout à la fois la réalité de la dimension patrimoniale que cette œuvre a pu acquérir dans les dernières années, comme la vigueur du débat qui continue de l’entourer. En France, c’est la quasi-totalité de son œuvre construite qui fait aujourd’hui l’objet d’une reconnaissance institutionnelle au travers de mesures d’inscription ou de classement au titre des Monuments Historiques, du moins pour les parties extérieures des édifices (on sait combien la question de la protection des intérieurs est délicate, notamment dans les cas de propriétés privées). Mais ce qui ressort aujourd’hui d’une certaine forme d’évidence est le fruit d’un processus très particulier dont on tentera ici de relater brièvement la genèse.
2Le premier édifice significatif de la production architecturale du xxe siècle à être protégé en France au titre des Monuments Historiques en tant que tel n’est pas une réalisation de Le Corbusier1 et la France ne sera d’ailleurs pas le premier pays à consacrer par une mesure de reconnaissance patrimoniale forte un travail de l’architecte. Pourtant, entre 1959 et 1965, année de sa disparition, c’est en grande partie autour de sa personnalité et de son œuvre que va s’organiser en France le débat sur la possibilité de faire entrer l’architecture moderne dans le patrimoine national, conduisant à une transformation substantielle de la doctrine et des pratiques de son service des Monuments Historiques.
3Trois facteurs principaux expliquent cette mutation dont il est difficile, cinquante ans plus tard, de mesurer la radicalité : la création en 1959 du ministère des Affaires culturelles, la détermination constante de l’architecte de voir l’État français reconnaître et protéger ses principales réalisations, et bien sûr, le lien privilégié qui rapproche ces deux personnalités hors normes que sont Le Corbusier et André Malraux.
4Nous nous proposons donc, au travers de quelques exemples précis appuyés sur la présentation de documents d’archives issus de la Fondation Le Corbusier ou du ministère de la Culture (médiathèque de l’architecture et du patrimoine), de rendre compte de ce moment très particulier où se sont confondues histoire de l’architecture et histoire culturelle de notre pays au début de la deuxième moitié du xxe siècle.
« La pénible affaire de la villa Savoye »
5Tel est le titre qu’André Chastel donne à la chronique qu’il publie dans le quotidien Le Monde daté du 27 mars 19592 ; il attire ainsi l’attention du grand public sur le triste sort que connaît alors la célèbre villa Les Heures claires, que Le Corbusier avait réalisée à Poissy en 1928 pour la famille Savoye. Abandonné pendant la Seconde Guerre mondiale, l’édifice, déjà iconique, mais alors dans un état d’extrême dégradation, venait d’être acquis par la collectivité afin de construire un lycée sur son terrain. On sait avec quelle énergie Le Corbusier tente alors d’alerter l’opinion internationale et les institutions afin d’empêcher sa destruction définitive3 ; la nomination d’André Malraux en février 1959 à la tête du tout nouveau ministère des Affaires culturelles va permettre à ce dernier de faire modifier le projet de lycée et ainsi sauver la villa avant de la faire finalement affecter à son département ministériel (juin 1962).
6Le but affiché est alors d’y installer le siège d’une « fondation internationale », en réalité la future fondation que l’architecte envisage de créer depuis déjà quelques années. Une mesure de protection juridique est envisagée pour garantir la conservation de l’immeuble, mais les règles du service des Monuments Historiques interdisent son classement : est mis en avant le manque de recul dans le temps, mais surtout, l’architecte est encore vivant, critère alors rédhibitoire pour envisager une telle mesure. La décision est alors prise de classer l’immeuble au titre des « Bâtiments civils de l’État4 », mais là encore, et malgré la pression constante du ministre, relayée auprès des services par son directeur de l’architecture, Max Querrien, le dossier traîne. Pourtant, depuis de nombreux mois, Le Corbusier tente de se voir confier par le ministère la responsabilité de la restauration de la villa, il fait même travailler à partir de l’été 1962 quelques collaborateurs sur le sujet. Si le ministre y est favorable, ce n’est pas le cas de ses services qui lui expliquent qu’il s’agirait d’une exception fâcheuse (note de mars 1963 à cet effet). Le Corbusier de son côté entretient la confusion en annonçant lui-même qu’il vient d’être nommé Architecte des Monuments Historiques. L’arrêté de classement au titre des Bâtiments civils ne sera réellement signé que le 7 février 1964 et c’est à Jean Dubuisson, grand prix de Rome et Architecte en Chef des Bâtiments civils et palais nationaux que le ministère des Affaires culturelles confie finalement la responsabilité de l’opération de sauvetage.
La commission des monuments modernes
7Parallèlement à tous ces développements, André Malraux et son cabinet n’avaient pas pour autant renoncé à l’idée de protéger la villa au titre des Monuments Historiques. Le Corbusier lui-même, à plusieurs reprises (il est à cet égard sans doute le premier architecte au monde à l’avoir fait), avait écrit au ministre dès le début des années 1960 pour proposer plusieurs de ses réalisations à un classement au titre des Monuments Historiques5. L’argument était en général celui de la menace de dégradation qui pesait sur l’une de ses réalisations qu’il considérait comme majeure, « […] qui ont fait les véritables révolutions dans l’art de bâtir dans le monde entier (en toute modestie) […] » comme il le dit dans l’un de ses courriers concernant l’immeuble de la rue Nungesser-et-Coli à Paris6.
8Si au tout début des années 1960 le cas de la villa Savoye est emblématique et a pu servir de catalyseur, le ministère est évidemment conscient qu’il s’agit d’une question beaucoup plus large et alors tout à fait pionnière. Avec l’introduction dans le corpus des monuments français protégés d’une sélection de témoignages de l’architecture du xxe siècle, et pour quelques-uns, de sa seconde moitié, on imagine le risque d’incompréhension de la part de services qui, en 1950, avaient décidé en commission supérieure des Monuments Historiques de ne pas proposer de classement pour des réalisations dont l’auteur avait moins de cent ans, a fortiori lorsqu’il était vivant.
9Si le classement n’était pas envisageable, l’inscription n’était alors réglementairement pas possible, car réservée aux biens présentant un « intérêt archéologique ». Par décret du 6 mai 1961 fut apportée une modification à la loi de 1913 sur les Monuments Historiques, notamment pour permettre d’attribuer ce statut aux édifices modernes ; la barrière du critère de l’architecte « vivant » pouvait ainsi être contournée.
10Une commission, dite « des monuments modernes », est créée en 1963 afin de proposer une sélection d’œuvres architecturales du xxe siècle susceptibles d’être protégées au titre des Monuments Historiques et composée de plusieurs personnalités proches de Le Corbusier. Elle propose dans sa liste de 1964 la reconnaissance d’une dizaine de ses réalisations, dont la villa Savoye, mais également de plusieurs autres, plus récentes, parfois achevées depuis à peine dix ans7.
Les premières protections d’œuvres de Le Corbusier
11Malgré les réticences évidentes de certains, les années 1963-1964 voient donc se poursuivre les efforts en vue de la protection au titre des Monuments Historiques, hautement symbolique, de la villa Savoye. Un dossier documentaire est constitué en vue d’une présentation devant la commission supérieure des Monuments Historiques. Toutefois, sans doute en raison de l’aspect alors déplorable de l’immeuble (qui ne comprend aucune photographie récente), neuf clichés de Marius Gravot illustrent le dossier, extraits d’un portfolio édité en 1930 par la revue L’Architecte et présentent dans toute sa splendeur le bâtiment tout juste achevé. Les avis sont requis selon la pratique habituelle et l’Inspecteur Général des Monuments Historiques compétent, Albert Chauvel, propose sans trop s’engager une simple mesure d’inscription8. La commission examine le dossier dans sa séance du 8 janvier 1965, mais l’acte administratif tarde à se concrétiser ; on imagine que le décès de l’architecte durant l’été suivant va faciliter la procédure et l’arrêté est signé le 16 décembre par le directeur de l’architecture Max Querrien. L’honneur du service des Monuments Historiques était sauf, l’architecte était décédé depuis un peu moins de quatre mois.
12Pourtant, lors de son décès en août 1965, Le Corbusier était bien le seul architecte à avoir vu en France l’une de ses réalisations protégées au titre des Monuments Historiques sous la forme d’une inscription à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques : la première Unité d’habitation, la « Cité radieuse » de Marseille, avait été protégée un peu moins d’un an plus tôt (arrêté du 26 octobre 1964).
13Moins de deux ans plus tard, fin 1967, c’étaient dix des principales réalisations françaises de l’architecte qui avaient été protégées au titre des Monuments Historiques dont plusieurs achevées quelques années seulement auparavant, comme la chapelle Notre-Dame du Haut à Ronchamp (70), le couvent Sainte-Marie de La Tourette à Éveux (69) ou l’Unité d’habitation de Rezé près de Nantes (44). Cette fois, les pratiques traditionnelles de protection venaient d’être réellement bousculées.
Notes de bas de page
1Plusieurs édifices du xxe siècle avaient déjà fait l’objet d’une protection au titre des Monuments Historiques dès le début des années 1920, mais il s’agissait pour l’essentiel de lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale ; le premier à être explicitement classé en raison de son intérêt sur le plan de l’histoire de l’architecture est le théâtre des Champs-Élysées des frères Perret (1913), classement du 11 décembre 1957.
2André Chastel, Architecture et Patrimoine, Choix de chroniques parues dans Le Monde, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des Monuments Nationaux, p. 115-117.
3Le Corbusier alerte l’opinion internationale dès le début de l’année 1959, notamment l’historien de l’architecture et professeur à Harvard, Sigfried Giedion, entraînant à sa suite de nombreuses lettres de soutien des architectes les plus en vue de l’époque : Richard Neutra, José Luis Sert, etc.
4Les Bâtiments civils et palais nationaux étaient des édifices, propriétés de l’État, le plus souvent historiques, affectés au ministère chargé de la culture. Ils abritaient des services ou des institutions culturelles nécessitant des adaptations et modifications fréquentes. À ce titre, ils faisaient l’objet d’un mode de gestion sensiblement différent des Monuments Historiques dont la finalité première restait avant tout celle de leur conservation. Ce statut, très spécifique à la France, avait été créé en 1791 ; il a été mis en extinction en 1991, entraînant la suppression du corps spécialisé d’architectes qui l’accompagnait, généralement issus du grand prix de Rome.
5Plusieurs courriers dans ce sens sont conservés dans les archives de la Fondation Le Corbusier et à la médiathèque de l’architecture et du patrimoine (lettres du 18 juillet 1963, du 1er juin 1964, etc.)
6Lettre de Le Corbusier au ministre d’État, ministre des Affaires culturelles, André Malraux, du 22 juin 1964.
7La « commission des monuments modernes », créée en avril 1963 et pilotée par le directeur de cabinet du ministre, André Holleaux, avait pour objectif de proposer une sélection d’édifices représentatifs du xxe siècle ; à côté d’Architectes en Chef des Monuments Historiques (André Chauvel, Jean Trouvelot) siégeaient de nombreux architectes (Albert Laprade, Louis Arretche, Ionel Schein, André Wogenscky, etc.), pour la plupart fidèles à Le Corbusier, ainsi que le conservateur du musée d’Art moderne, Maurice Besset, l’un de ses plus ardents défenseurs. Dans la liste figurant dans la note du 23 octobre 1964, trois architectes sont particulièrement représentés : Auguste Perret avec sept réalisations, Tony Garnier avec cinq, mais en premier et de loin, Le Corbusier, avec pas moins de onze édifices.
8Albert Chauvel, Architecte en Chef et Inspecteur Général des Monuments Historiques, membre désigné au sein de la commission précitée et l’un des représentants du service les plus favorables à la reconnaissance de l’architecture moderne, donne sur le dossier de protection un avis manuscrit laconique en octobre 1964 : « C’est une œuvre intéressante qui mérite une inscription sur l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. »
Auteur
-
François Goven
Architecte, Inspecteur Général des Monuments Historiques
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