La photographie dans le processus de patrimonialisation de l’architecture corbuséenne
p. 33-46
Résumés
Soucieux du devenir patrimonial de son œuvre et conscient des multiples potentialités offertes par le médium photographique, Le Corbusier a su très tôt exploiter les différentes dimensions de l’image pour la conservation, la diffusion et la promotion de son architecture. Qu’elles soient réalisées peu de temps après la construction des édifices ou longtemps après la mort de l’architecte, ces photographies semblent avoir joué un rôle décisif dans la reconnaissance et la légitimation progressive de cette œuvre devenue Monument Historique. Il s’agira donc d’examiner le rôle et la fonction de ces images dans le processus de patrimonialisation de l’architecture corbuséenne, c’est-à-dire dans la transformation de cette œuvre architecturale, autrefois décriée, en patrimoine quasi unanimement célébré.
Concerned about the heritage of his work and aware of the many possibilities offered by the photographic medium, Le Corbusier knew very early how to use the different dimensions of the image in order to preserve, to broadcast and to promote his architecture. Made shortly after the construction of buildings or long after the death of the architect, these photographs seem to have played a decisive role in the success and legitimation of this historical and monumental work. We will therefore examine the role and the function of these pictures in the heritage process of Le Corbusier’s architecture, and ask how this work so decried became now almost unanimously celebrated.
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Mots-clés : Le Corbusier, photographie, architecture, patrimonialisation, réception
Keywords : Le Corbusier, photography, architecture, heritage, reception
Texte intégral
1Patrimoine et photographie ont, dès le début du xixe siècle, entretenu d’étroites relations. De la Mission héliographique de 1851 à celle de la Datar dans les années 19801, le médium photographique semble avoir fourni un instrument idéal d’identification, d’inventaire et de valorisation du patrimoine architectural. Si les photographies des monuments ont largement été utilisées pour leurs qualités testimoniales et documentaires, elles ont également été reconnues pour leur dimension expressive et interprétative, capable de faire émerger un discours spécifique sur les œuvres, et même de contribuer à la constitution de nouveaux objets patrimoniaux2. Bénéficiant de la reconnaissance artistique et de la légitimation institutionnelle du médium photographique intervenue dans la seconde moitié du xxe siècle, les photographies d’architecture réunies aujourd’hui au sein de nombreuses collections muséales ou de fonds d’archives privés et publics, ont elles-mêmes récemment acquis le statut de « patrimoine photographique3 ».
2Sensible à la question du devenir patrimonial de son œuvre et conscient de ce potentiel à la fois documentaire, expressif et « monumentaire4 » du médium photographique, Le Corbusier a su très tôt exploiter ces différentes dimensions de l’image pour documenter, diffuser et promouvoir sa vision singulière de l’architecture, qui comme l’a rappelé Stanislaus von Moos, demeure pour lui une « matière essentiellement conceptuelle5 ». S’il a parfois pratiqué lui-même la photographie, c’est le plus souvent à d’autres qu’il confie la couverture photographique de son œuvre, tout en exerçant sur eux, de la prise de vue à la publication finale, un contrôle minutieux. La diffusion massive de ces images semble avoir joué un rôle décisif dans la connaissance, la reconnaissance et la légitimation progressive de cette œuvre majeure du modernisme. Après la mort de l’architecte en 1965, et surtout depuis la fin des années 1980, de nombreux photographes contemporains plasticiens continuent de s’intéresser à ces édifices désormais classés Monuments Historiques. À travers des images elles-mêmes monumentales, ces derniers renouvellent en profondeur la perception que nous en avons, en proposant une relecture inédite tout à la fois respectueuse et critique de cette architecture iconique.
3C’est donc sur cette dimension doublement patrimoniale des photographies d’architecture de Le Corbusier (réalisées du vivant de l’architecte ou longtemps après sa mort) que cette étude se propose de concentrer sa réflexion. Il s’agira donc d’examiner le rôle et la place de ces photographies dans le processus de patrimonialisation de l’architecture corbuséenne, autrement dit dans la transformation de cette œuvre architecturale, autrefois décriée, en « patrimoine » aujourd’hui quasi unanimement célébré.
De la monumentalisation à la patrimonialisation
4Entendons-nous tout d’abord sur la notion de « patrimonialisation ». Celle-ci renvoie moins à un état qu’à un processus long et complexe de reconnaissance historique et d’appropriation culturelle par lequel un objet, en l’occurrence architectural, acquiert le statut de « patrimoine ». Ce dernier terme, distinct de la notion de « monument », recouvre selon la définition générale qu’en donne Michel Mélot : « ce que l’on a hérité des générations passées et/ou que l’on veut – ou que l’on doit – transmettre aux générations futures6 ». S’interroger sur le processus de patrimonialisation revient par conséquent moins à déterminer, dans une perspective essentialiste ou substantialiste, les raisons pour lesquelles l’architecture corbuséenne relève du « patrimoine », qu’à examiner de manière pragmatique les diverses opérations par lesquelles elle le devient en partie avec ou grâce aux images.
5Comme le suggère Jean Davallon, il ne saurait en effet y avoir de patrimonialisation sans gestes de patrimonialisation7, c’est-à-dire sans opérations d’ordre symbolique, social, institutionnel et juridique, se succédant partiellement et s’inscrivant dans le temps long de l’héritage et de la transmission. C’est plus précisément sur trois de ces gestes ou opérations de légitimation et d’appropriation que nous voudrions nous attarder, afin d’y interroger le rôle qu’a pu y jouer la photographie. Le premier de ces gestes, d’ordre symbolique, est celui d’une reconnaissance et d’une mise en valeur (esthétique ou historique) de l’objet. La question est alors de savoir ce qui dans la photographie en général, et les photographies de Le Corbusier en particulier, a pu mobiliser un regard apte à conférer une valeur ajoutée à cette architecture.
6Le deuxième geste, d’ordre institutionnel et juridique, est un geste d’authentification, de déclaration et de protection. Liée à la prise de conscience d’une menace pesant sur l’œuvre et conduisant à la mise en place de mesures de conservation et de restauration, cette deuxième opération suppose de conférer à cet objet tout autant un sentiment de valeur que celui d’une perte potentielle ou d’un risque de destruction et d’oubli. Nous verrons ainsi comment certaines photographies, comme celles de la villa Savoye menacée de destruction en 1958, ont pu apparaître comme de véritables plaidoyers pour une sauvegarde de l’édifice.
7D’ordre social et culturel, la troisième opération, plus lente et ambiguë, renvoie quant à elle à ce que France Vanlaethem nomme une « appropriation élargie », proche de cette « compréhension lente » du public, distincte du simple « consensus isolé » des critiques, dans la théorie de la réception élaborée par Hans Robert Jauss8 : « Si l’architecture moderne est de mieux en mieux protégée dans de nombreux pays, elle l’est, écrit Vanlaethem, au titre de Monument Historique bien plus que comme patrimoine9. ». Ces deux notions doivent en effet être distinguées dans la mesure où la première, héritée du xixe siècle, repose sur le « jugement de spécialistes et l’appréciation d’une élite10 », tandis que la seconde implique au contraire une appropriation sociale et culturelle plus large, liée à un sentiment de bien commun collectivement partagé. Là encore, il s’agira de mesurer en quoi les photographies d’architecture de Le Corbusier ont pu contribuer à ce processus de reconnaissance étendue.
La fabrique des images-icônes et la construction du mythe
8L’intérêt que Le Corbusier porte à la photographie et à l’image en général est à la fois ancien et constant. Dès le début de sa carrière, il explore les diverses possibilités offertes par ce nouveau médium, symbole de modernité, et l’envisage à la fois comme un moyen de documentation, de recherche et de réflexion11. Une fois publiée, la photographie s’avère également un moyen efficace pour construire son image, fabriquer sa propre légende, et promouvoir sa vision spécifique de l’architecture. À l’occasion de la sortie de son livre-manifeste Vers une architecture, en 1923, Le Corbusier souligne à quel point : « […] les faits éclatent sous les yeux du lecteur par la force des images12 ». Comme le rappelle Léa Baudat, « la production architecturale ne se situe plus exclusivement sur son lieu de construction, mais également sur les sites immatériels que sont les publications, les revues et les expositions. La page imprimée n’est plus seulement un lieu de représentation, mais bien déjà un lieu d’architecture13. »
9N’ayant pas d’héritiers directs, Le Corbusier se montre également très vite attentif à la postérité de son œuvre et de tout ce qui l’entoure, et tend littéralement à « monumentaliser sa propre histoire » en conservant notamment toutes ses archives14. Ainsi que le souligne Jean Jenger, « […] il ne lui suffit pas de savoir que ses œuvres construites entreront durablement dans le patrimoine architectural et ses livres dans l’histoire de l’architecture. Très tôt, il se préoccupe de la sauvegarde et de la non-dispersion de ses archives écrites, de ses études et des éléments de son œuvre plastique dont il ne s’était pas dessaisi15 ». Dès 1949, il écrit d’ailleurs à son ami Jean-Jacques Duval pour lui manifester sa peur de voir disparaître ses documents :
On peut casser sa pipe à toute heure de la vie. […] J’ai pris des dispositions, d’accord avec ma femme, pour léguer aux pauvres ce que je possède. Or, ce que je possède peut faire du papier à brûler, ou mieux. J’ai ici, 24 rue Nungesser et Coli (et même 35 Sèvres dans une cave) des archives considérables et multiformes : dessins, écrits, notes, carnets de voyage, albums, etc. Il ne faudrait pas qu’un voyou quelconque puisse venir piller sans coup férir, et annuler des séries qui valent parce qu’elles sont groupées. En deux mots, il faudra qu’on étudie un peu mes archives afin de les valoriser utilement (pour vendre ou pour donner à des gens, des institutions, des musées)16.
Quelques années plus tard, l’idée d’une fondation spécifique prend forme et donne lieu en 1968 à la création de sa Fondation éponyme17.
10On comprend alors la grande importance accordée aux images dans ce processus de conservation et de transmission d’une œuvre essentiellement conceptuelle, et susceptible d’être un jour détruite18. Bien qu’il pratique lui-même la photographie, en particulier durant ses années de formation et son célèbre voyage d’Orient en 1911, c’est à des professionnels de l’image qu’il fait appel pour réaliser la couverture photographique de son œuvre. Parmi les nombreux photographes, connus ou moins connus, qui collaborent avec le maître dès 1919, citons entre autres : Fred Boissonnas, Charles Gérard, Thiriet, Marius Gravot, et surtout Lucien Hervé, son photographe attitré de 1949 à 196519. Il est intéressant de constater que Le Corbusier exerce sur la plupart d’entre eux, et même sur ce dernier auquel il reconnaît pourtant une « âme d’architecte20 », une emprise très forte, et n’hésite pas à retoucher, manipuler et éliminer toutes les images qui ne lui conviennent pas. Dans une lettre significative du 18 novembre 1949 adressée à ses photographes, il rappelle ainsi : « […] je me réserve tous droits et initiatives à faire emploi de documents pour mes démonstrations personnelles telles qu’expositions, livres, etc, etc... [sic] par un emploi total ou fragmentaire de chaque document (je suis maître de mon chantier et je ne tiens pas en autorisant à faire des affaires personnelles sur ce chantier, à me forger moi-même des chaînes qui m’empêchent de travailler ou qui me lient à quantité de conditions particulières)21. »
11S’il lui arrive de donner des directives précises au moment de la prise de vue, c’est plus souvent au moment de la publication que le contrôle et la sélection s’opèrent de manière drastique. Sur certaines d’entre elles, comme dans le célèbre cliché de la villa Schwob paru dans le no 6 de L’Esprit nouveau, l’architecte n’hésite pas à gommer ce qui lui paraît superflu, pittoresque ou trop contextuel pour mieux mettre en évidence les qualités formelles du bâtiment et l’adapter à une esthétique plus « puriste22 ». Quand il ne les retouche pas, Le Corbusier choisit de ne publier que les images les plus flatteuses, celles qui coïncident avec sa vision singulière de l’architecture et mettent en valeur les qualités plastiques de ses bâtiments. C’est ainsi que la fameuse séquence photographique de Marius Gravot dédiée à la villa Savoye en 1930 va fixer durablement, à travers la multiplicité des points de vue successifs et des cadrages rigoureusement composés, le principe corbuséen de la « promenade architecturale » (Fig. 1). Le soin particulier apporté aux éclairages et à la géométrie des formes traduit ainsi à la perfection la modernité de cet édifice-manifeste.
Fig. 1 : Marius Gravot, La villa Savoye, s.d., circa 1930

Fondation Le Corbusier, image numérisée à partir d’un négatif 24 x 36 cm © FLC/ADAGP, 2010.
12Parmi les images les plus connues et sans doute les plus réussies, celles de Lucien Hervé sont probablement celles qui ont su le mieux magnifier voire sublimer cette architecture. Confinant parfois à l’abstraction, son goût pour les compositions géométriques, son recours aux contre-plongées et aux contrastes tranchés mettent en avant la dimension esthétique de l’œuvre et ses qualités plastiques. Les jeux d’ombre particulièrement maîtrisés révèlent également l’importance doublement essentielle accordée à la lumière, tout à la fois pinceau du photographe et « assiette fondamentale de l’architecture23 ».
13La réception qui ressort ainsi de toutes ces photographies est celle d’une image séduisante et hautement artistique qui va marquer durablement les esprits et avoir un impact déterminant sur la mémoire de chacun. Cet impact a pu parfois apparaître quasiment plus puissant que celui produit par l’édifice lui-même, faisant écho à cette célèbre formule de Walter Benjamin dans sa Petite Histoire de la photographie écrite en 1931 : « Chacun aura pu observer combien un tableau, plus encore une sculpture, et par-dessus tout une architecture se laissent mieux appréhender en photographie que dans la réalité24. »
14On peut toutefois se demander si cette survalorisation de l’architecture par la photographie et la surmédiatisation de ces images-icônes n’auraient pas pu également et paradoxalement constituer un obstacle à cette « appropriation élargie » dont parle France Vanlaethem. Celle-ci suggère en effet qu’une des principales difficultés de l’architecture du Mouvement moderne à s’imposer comme patrimoine serait en partie liée au fait que celle-ci resterait une architecture non familière, idéalisée25.
Des images-documents aux « images-plaidoyers »
15À l’opposé de cette approche idéalisante et sacralisante isolant l’architecture en la déconnectant de sa fonction sociale, d’autres photographes comme René Burri26 dans les années 1950, ou Pierre Joly et Véra Cardot27 dans les années 1960, choisissent au contraire de la replacer dans son contexte en intégrant dans leurs compositions divers personnages, habitants ou simples usagers. Héritiers de la photographie humaniste et du réalisme poétique, ces photographes-reporters travaillent généralement en dehors de toute commande et échappent de ce fait aux contraintes exercées par l’architecte. Publiées dans des revues d’art ou d’architecture généralistes, destinées à un plus large public, ces images souvent accompagnées de textes critiques ont permis de diffuser et de faire connaître largement tous ces édifices, tout en sensibilisant l’opinion à la question de leur conservation.
16Les nombreuses photographies de Pierre Joly et Véra Cardot consacrées aux différentes Unités d’habitations corbuséennes construites après-guerre, à Briey, Nantes-Rezé, Firminy ou Marseille, peu de temps après leur achèvement ou longtemps après la fin du chantier, ont ainsi activement participé à l’histoire de leur réception. Mettant l’accent sur la manière dont les habitants ont su s’approprier cette architecture singulière longtemps controversée, ces photographes rappellent à travers leurs images à quel point les édifices sont non seulement des constructions résultant d’intentions mais sont tout autant modelés par l’usage qu’en font ceux qui s’en saisissent. S’inspirant des travaux de Paul-Henry Chombard de Lawe28, Pierre Joly et Véra Cardot adoptent ainsi dans leurs différents reportages une approche littéralement dialogique et quasi sociologique. Plusieurs de leurs clichés montrent par exemple Pierre Joly29 discuter avec les usagers devant ou à l’intérieur de leurs appartements.
17Les photographies que le duo dédie à la villa Savoye, d’abord dans les années 1960 dans la continuité de celles que réalise René Burri dès le milieu des années 1950, peuvent prendre une valeur exemplaire du plaidoyer que peuvent constituer certaines images (Fig. 2). En 1964, quelques mois avant la mort de l’architecte, Pierre Joly et Véra Cardot photographient la villa déjà amplement documentée par les premiers photographes de Le Corbusier. Mais à la différence de leurs prédécesseurs qui exaltaient la beauté et la modernité de cette œuvre, les deux photographes rendent compte de l’état de délabrement avancé de la villa, et posent la question de son devenir matériel et politique.
Fig. 2 : Villa Savoye, Poissy, Le Corbusier, Photographie Véra Cardot et Pierre Joly

© Droits réservés Le Corbusier © F.L.C. / ADAGP. Cardot Véra © ADAGP Paris, Crédit photo : photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI Bibliothèque Kandinsky, Dist. RMN-Grand Palais / Fonds Cardot et Joly.
18Depuis son achèvement en 1931 et surtout après son occupation successive par les Allemands et les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, la villa Savoye se trouve fortement dégradée. Laissée quasiment à l’abandon pendant plusieurs années, elle est même menacée de destruction en 1958. Ce n’est qu’en 1964, peu de temps après le reportage de Pierre Joly et Véra Cardot, et grâce à une mobilisation internationale, sous l’impulsion d’André Malraux, que les autorités décident de la restaurer30 et de la classer Monument Historique31. Toute la question est de savoir dans quelle mesure les photographies ont pu ou non influer sur cette décision de sauvegarde et de restauration. Quoi qu’il en soit, l’engagement de Pierre Joly et Véra Cardot est présent au travers de ce regard photographique. Le rôle qu’ils ont pu jouer dans le processus de sauvegarde de l’architecture est avéré dans d’autres exemples, à commencer par celui de la villa Cavroix de Mallet-Stevens à Croix dont Richard Klein rappelle qu’ils ont été les premiers à militer auprès de l’administration pour que des mesures de restauration soient prises32.
19En juillet 1987, soit plus de vingt ans après leur premier reportage, le duo réalise un deuxième ensemble de clichés pour rendre compte de l’évolution matérielle de la villa qui fait alors l’objet d’une deuxième campagne de restauration, menée par l’architecte Jean-Louis Véret (de 1985 à 1993). Ces images essentiellement en couleurs, qui préfigurent d’une certaine façon l’usage intensif qui en sera fait par les photographes plasticiens de la génération suivante, mettent en évidence la blancheur retrouvée de la façade et surtout la polychromie de l’édifice, qui est au cœur des débats alimentant ses restaurations successives. Car, comme le rappelle Guillemette Morel Journel : « Bien qu’elle termine la série des maisons dites blanches de Le Corbusier – c’est-à-dire appartenant à la période puriste – la villa Savoye est tout sauf incolore33. » En proposant une relecture inédite de cette architecture moderne, connue jusque-là essentiellement par des publications noir et blanc, l’utilisation de la couleur par Pierre Joly et Véra Cardot revêt en outre une dimension polémique dans la mesure où l’architecte lui-même critiquait sévèrement les représentations polychromes de ses édifices34. C’est dans cette même perspective de relecture critique que semble s’inscrire le travail des photographes plasticiens contemporains.
De l’image-icône à l’image-monument : vers une relecture postmoderne et plasticienne de l’architecture corbuséenne, entre déconstruction et réactivation du mythe
20Dès les années 1970 et surtout à partir des années 1980, au moment même où l’œuvre de Le Corbusier accède à une pleine reconnaissance en France35, de nombreux photographes contemporains s’attachent de nouveau à photographier ces édifices en faisant œuvre à leur tour et parviennent à travers des images elles-mêmes monumentales, à modifier la vision que nous en avons. Parfois réalisées sur commande, dans certains cas à l’initiative des institutions chargées de la sauvegarde et de la promotion du patrimoine architectural corbuséen, dans le cadre notamment de résidences d’artistes36, ces images contemporaines accompagnent largement ce processus de patrimonialisation37 qui, comme le suggère Bruno Fayolle-Lussac, doit nécessairement se projeter « dans le temps long de la transmission, en suscitant un désir et un processus de réappropriation de l’œuvre par ses usagers et ses consommateurs38 », un processus qui ne cesse en outre de se réactualiser.
21C’est à cette logique d’hommage et de distanciation paradoxale que semble obéir la série de photographies Architectures d’Hiroshi Sugimoto consacrée aux édifices emblématiques de la Modernité39 parmi lesquels se trouvent plusieurs bâtiments clés de l’œuvre de Le Corbusier (tels que la villa Savoye et le couvent de La Tourette qui sont sans doute d’une manière générale les deux édifices les plus souvent photographiés). Débuté en 1997, cet ensemble de photographies grand format en noir et blanc, réalisé à l’aide d’une chambre photographique ancienne et d’un temps de pose extrêmement long, donne à voir des images intentionnellement floues et tremblées de ces monuments familiers et lointains, qui apparaissent mystérieux et comme nimbés d’une étrange aura.
22Le photographe Thomas Kellner réinterprète quant à lui de manière apparemment plus critique ces monuments célèbres (comme le Siège des Nations Unies achevé en 1952 et auquel il contribue) par un travail de déconstruction et de reconstruction – matérielle et symbolique – de l’image. Dans cette série photographique consacrée entre 1997 et 2001 aux principales icônes de l’histoire de l’architecture du xxe siècle, l’artiste commence par photographier méthodiquement le bâtiment en prenant plusieurs vues successives partielles et fragmentaires selon des angles et des perspectives variées et parfois contradictoires. L’ensemble des négatifs de la pellicule réunis sur la planche-contact qui constitue l’œuvre finale révèle alors en la recomposant une image surprenante, à la fois fidèle et non réaliste, de l’architecture.
23Les photographies grand format et en couleurs de Stéphane Couturier réalisées à Chandigarh dans le cadre d’une commande pour « Lille 300040 » illustrent tout autant ce phénomène d’appropriation et de réinterprétation à la fois « respectueux et impertinent41 ». À partir d’une technique de mixage numérique, ce dernier mêle et combine dans des compositions conceptuelles et expérimentales des photographies extérieures de façades avec des vues intérieures des édifices corbuséens. Dévoilant ainsi les multiples facettes de l’œuvre du grand maître, ces images hybrides perturbent en la réinterprétant de façon postmoderne la rationalité et la rigueur orthogonale de cet ensemble architectural longtemps stigmatisé.
24Au terme de cette étude, il convient par conséquent d’insister sur le caractère déterminant de toutes ces photographies dans l’histoire complexe de la réception « immédiate et différée42 » de l’œuvre de Le Corbusier. Si les premières photographies ont largement contribué à sa valorisation esthétique et plastique, participant autant à la promotion qu’à la protection de plusieurs édifices majeurs, il semblerait que les photographies contemporaines des artistes plasticiens, en déconstruisant paradoxalement le mythe tout en le réactivant, illustrent ou accompagnent également cette réappropriation sociale et culturelle de l’œuvre sans laquelle il ne saurait y avoir de patrimoine. Au-delà du rôle de ces photographies d’architecture dans le processus de patrimonialisation de l’œuvre corbuséenne, il conviendrait alors d’ouvrir plus largement le questionnement sur une autre catégorie de photographies – non prises en compte dans cette étude mais pourtant essentielles dans l’histoire de la fabrication du mythe – celle des portraits individuels du maître, publiés largement de son vivant et après sa mort. Réalisées par des photographes de renom aussi divers que Brassaï, René Burri, ou encore Willy Rizzo (dont plusieurs clichés couleurs publiés en 1953 dans Paris-Match ont récemment été exposés43), ces images elles-mêmes mythiques semblent avoir contribué à l’accession littérale de leur auteur au statut de « figure patrimoniale ».
Notes de bas de page
1Plus récemment, voir le catalogue de l’exposition Philippe Arbaïzar (dir.), Photographier le patrimoine. Photographies de l’Inventaire général du patrimoine culturel, Paris, BnF, Lieux dits, 2004.
2Voir Monique Sicard, « Du de visu à l’in situ, la production d’un monument par sa représentation », Les Cahiers de médiologie, no 7, 1er semestre 1999, p. 119.
3Voir à ce sujet Raphaële Bertho, Jean-Philippe Garic et François Queyrel (dir.), « Patrimoine photographié, patrimoine photographique », publication en ligne des actes de la journée d’étude organisée le 10 avril 2010 à l’INHA, Paris.
4Thierry De Duve, « Bernd et Hilla Becher, ou la photographie monumentaire », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 39, mars 1992, p. 118-129.
5Stanislaus v n Moos, Le Corbusier. L’architecte et son mythe, Horizons de France, 1971, p. 279-280, cité par Beatriz Colomina, La Publicité du privé, de Loos à Le Corbusier, Orléans, Éditions Hyx, 1998, p. 102.
6Michel Mélot, « Le monument à l’épreuve du patrimoine », Les Cahiers de médiologie, no 7, op. cit., p. 10. Cette définition large a l’avantage selon l’auteur « de s’appliquer autant aux biens matériels qu’aux valeurs morales, et d’être aussi exacte pour le patrimoine financier, génétique que culturel ».
7Voir Jean Davallon, « Du patrimoine à la patrimonialisation », publié en ligne sur PREAC – Patrimoines et diversité (http://crdp.ac-paris.fr/preac patrimoine et diversité), 2013.
8Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
9France Vanlaethem, « Introduction. Patrimoine et stratégies de conservation », in Yves Andrieux et Fabienne Chevallier, La réception de l’architecture du Mouvement moderne : Image, usage, héritage, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 196-197.
10Ibid.
11Voir à ce sujet Nathalie Herschdorfer et Lada Umstätter-Mamedova (dir.), Construire l’image. Le Corbusier et la photographie, catalogue d’exposition, La Chaux-de-Fonds, musée des Beaux-arts, Bruxelles, Centre international pour la ville, l’architecture et le paysage, 2012.
12Le Corbusier, document publicitaire pour Vers une architecture, publié dans les numéros de L’Esprit nouveau de 1924 et 1925, cité par Léa Baudat, « L’architecte, l’image et le mot. Le Corbusier dans Cahiers d’art (1926-1933) », Cahiers de l’École du Louvre. Recherches en histoire de l’art, histoire des civilisations, archéologie, anthropologie et muséologie [en ligne] no 2, mars 2013, mis en ligne le 15 mars 2013.
13L. Baudat, ibid.
14À la différence d’un architecte tel qu’Adolf Loos qui détruisait toutes ses archives. Voir à ce sujet Beatriz Colomina, La Publicité du privé, de Loos à Le Corbusier, op. cit.
15Jean Jenger, Le Corbusier, Choix de lettres. Sélection, introduction et notes de Jean Jenger, Basel, Birkhaüser, 2001, p. 29.
16Lettre de Le Corbusier à Jean-Jacques Duval, datée du 30 avril 1949, Archives FLC E1-20-465, reproduite dans Le Corbusier, Choix de lettres, Ibid., p. 300.
17Dans une note du 13 janvier 1960 conservée dans ses archives, il déclare en effet « […] léguer la totalité de ce [qu’il] possède en faveur d’un être administratif, la “Fondation Le Corbusier”, ou toute autre forme utile, qui va devenir un être spirituel, c’est-à-dire une continuation de l’effort poursuivi pendant une vie. »
18Beatriz Colomina rappelle d’ailleurs que Le Corbusier lui-même envisageait le remplacement de ses édifices au bout d’un certain nombre d’années.
19D’autres collaborateurs plus ponctuels peuvent également être mentionnés comme les Frères Chevochon, mais aussi Brassaï, Doisneau ou René Burri.
20Voir la célèbre lettre de Le Corbusier à Lucien Hervé, le 15 décembre 1949, Paris FLC E2-4-219 : « Je tiens à vous faire mes plus sincères compliments sur votre travail remarquable. Vous avez l’âme d’un architecte et vous savez voir l’architecture ».
21Le Corbusier, « Avis à l’usage de Messieurs les photographes », 18 novembre 1949, Paris, FLC T1-1-461-51-19.
22Voir B. Colomina, La Publicité du privé, de Loos à Le Corbusier, op. cit., p. 95-99. Ces clichés retouchés sont conservés à la photothèque de la Fondation Le Corbusier sous la cote FLC-L2-12.
23Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Les Éditions Grès, 1923.
24Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, 1931, in Walter Benjamin – Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 315.
25F. Vanlaethem, « Introduction. Patrimoine et stratégies de conservation », art. cit., p. 196.
26Voir Émilie Jouvin, René Burri et Le Corbusier, la représentation totale d’une œuvre architecturale, mémoire de Master 1, Serge Lemoine (dir.), Université Paris IV-Sorbonne, 2007.
27Voir Julie Noirot, La méthode Pierre Joly et Véra Cardot. Étude et inventaire(s) des photographies du fonds Cardot-Joly de la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou, thèse de doctorat en histoire de l’art, Paul-Louis Rinuy (dir.), Université Paris-X-Nanterre, 2009.
28Voir Paul-Henry Chombard De Lawe dir.), Famille et habitation, t. 1, Sciences humaines et conceptions de l’habitation, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1959.
29Auteur d’une thèse de sociologie de l’art sous la direction de Raymonde Moulin, enseignant à l’école d’architecture de Paris La Villette de 1967 à 1987. Ce dernier a joué un rôle déterminant non seulement en tant que photographe mais également en tant que critique et historien de l’architecture. Il fut à l’origine de plusieurs mesures de protection d’édifices importants du xxe siècle. Voir Pierre Joly, L’architecture quotidienne. Histoire d’une architecture sans histoire. Essai de méthode, thèse de doctorat en sociologie de l’art, Raymonde Moulin (dir.), École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1980.
30La restauration de l’édifice est confiée à l’architecte Jean Dubuisson entre 1964 et 1965.
31La villa est classée Monument Historique par arrêté le 16 décembre 1965.
32Voir Richard Klein, « La Villa Cavrois en 1986. Photographies de Véra Cardot et Pierre Joly », Hector Guimard, Robert Mallet-Stevens : villas modernes, Paris, CNDP, 2004, p. 54-59.
33Guillemette Morel Journel, La villa Savoye, Paris, Éditions du Patrimoine, 1998, p. 9.
34Voir Gérard Monnier, « La couleur absente », in Le Corbusier et la couleur, IVe rencontres de la Fondation Le Corbusier, 11-12 juin 1993, Paris, FLC, 1992, p. 79-87.
35Cette reconnaissance commence en France à partir de 1930 et connaît un essor notable dès les années 1960, avant même la mort de l’architecte.
36On peut par exemple mentionner le projet photographique autour de la villa Savoye réunissant en 1984 les six photographes Martine Franck, Caroly, Ehrmann, Morvan, Sarramon et Sucheyre. Voir Centre National d’Art et de Culture Georges-Pompidou, Action et Recherche Photographique en Aquitaine, Six photographes, une architecture : La villa Savoye : exposition, Bordeaux, ARPA, 1984.
37Aujourd’hui, on peut noter que plusieurs œuvres photographiques ou plastiques sont en effet réalisées à l’initiative des institutions patrimoniales. Plusieurs d’entre elles s’inscrivent dans le cadre de résidences d’artistes donnant lieu à des expositions plus ou moins médiatiques. À titre d’exemple, les frères dominicains invitent depuis plusieurs années en résidence des photographes-artistes contemporains à mettre en dialogue leurs œuvres avec celle de Le Corbusier. Voir notamment l’exposition Regards d’artistes contemporains : Exposition de photographies du couvent, présentée en 2013 à l’occasion de l’achèvement du chantier de restauration du couvent, ou tout dernièrement l’exposition Regards contemporains de photographes réunissant en 2014 à La Tourette les œuvres de Philippe Chancel, Franck Christen, Stéphane Couturier, Marie-Noëlle Decoret, Françoise Diot, George Dupin, Pascal Hausherr, Laszlo Horvat et Jacqueline Salmon.
38Bruno Fayolle-Lussac, « De la stigmatisation à la monumentalisation du Mouvement moderne : l’œuvre de Le Corbusier en Gironde », in La réception de l’architecture du Mouvement moderne […], op. cit., p. 205.
39L’artiste commence cette série en 1997 dans le cadre d’une commande du Museum of Contemporary Art de Los Angeles.
40Voir Quentin Bajac, Chandigarh replay, photographies de Stéphane Couturier, Paris, Éditions Ville ouverte, 2007.
41Philippe Piguet, « Chandigarh, regards croisés », dans le catalogue d’exposition Brasilia-Chandigarh-Le Havre. Portraits de ville, Le Havre-Paris, Musée Malraux-Somogy, 2007, p. 9-10.
42Gérard Monnier (dir.), L’architecture : la réception immédiate et la réception différée : l’œuvre jugée, l’édifice habité, le monument célébré, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.
43Voir le catalogue de l’exposition Le Corbusier by Willy Rizzo, Paris, Fondation Le Corbusier, 2012.
Auteur
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Julie Noirot
Maître de conférences en études photographiques, Université Lumière Lyon 2
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