Conclusion
p. 237-244
Texte intégral
1La particularité du binôme route/petite ville tiendrait-elle dans une complémentarité plus marquée, dans une dépendance – fonctionnelle comme identitaire – plus affirmée des villes de cette strate vis-à-vis de leur desserte routière, qu’à des niveaux d’urbanité supérieurs ou que dans des localités catégorisées comme rurales ? Poser ce type de question liminaire, avec l’ambition d’une approche pluri-périodique, pouvait paraître périlleux, en raison même de la fragilité de l’un des deux concepts mobilisés : comment définir la « petite ville » ? Ce concept-combinaison suppose en effet à la fois d’isoler des caractères et des critères d’urbanité, et d’établir une hiérarchisation. Si les spécialistes de l’Antiquité romaine mobilisent largement le concept d’agglomération secondaire, emprunté à M. Mangin (1986), le champ qu’il recouvre, défini par exclusion – des chefs-lieux de cités comme des établissements ruraux – et non positivement, en fait un outil insatisfaisant, conduisant à juste titre P. Salé à proposer de distinguer parmi elles – et donc à extraire de notre champ d’investigation spécifique – les « dépendances domaniales », aussi difficiles à identifier qu’elles puissent être. Les usages taxinomiques des témoignages d’époque, tels les récits de voyageurs convoqués par J.-C. Ducène à propos du delta du Nil au Moyen Âge, ne permettent guère, quant à eux, de mettre en place une échelle explicite. De fait, chaque sphère culturelle opère sa classification spécifique, suggérant à la fois que l’objet « petite ville » peut être opératoire, mais aussi qu’il est perçu selon des prismes qui ne lui reconnaissent pas forcément une totale urbanité (centri minori) ou qui privilégient le critère politico-institutionnel (Siedlung/Landstädte). Face à cet objet difficile à cerner, la voie de l’évaluation par critères multiples pondérés, permettant des sous-catégorisations fines, est retenue par plusieurs chercheurs : F. Barret évoqué par F. Trément et al. pour la cité Arverne à l’époque romaine ; on peut également penser aux travaux de R. Favier sur le Dauphiné, mobilisés ailleurs par J.-L. Bersagol1.
2Mais la pluralité des approches et des acceptions reste au final un obstacle en soi. Pour une approche si pluri-périodique que celle conduite ici, elle suggère combien chaque configuration sociétale opère sa sous-catégorisation relative des groupements considérés comme urbains. Dans la Toscane médiévale, très urbanisée, des villes d’une dizaine de milliers d’habitants ont pu de la sorte être considérées comme relativement petites, quand, dans d’autres zones, une telle population pouvait caractériser une ville importante (P. Pirillo) ; inversement, dans l’Autriche moderne, le faible nombre de villes octroyait à chacune une perception survalorisée (L. Pelizaeus). L’importance de chaque ville est ainsi relative au spectre de l’urbanité dans une société et un temps donnés. En particulier, les seuils de population retenus varient beaucoup, dans cette perspective, et plus encore, ne peuvent être connus ou approchés que pour les siècles récents. Retenons que la « petite ville » ne peut être abordée sans la référer aux échelons perçus dans la société concernée comme supérieur et inférieur : la grande ville comme la localité rurale, dont le rapport spécifique et respectif à la route gagnerait à être étudié à son tour, pour mieux cerner, par confrontation comparatiste, les singularités de la petite ville en la matière.
3L’autre difficulté est venue de la capacité à appréhender la route, réalité relativement précaire en fin de compte. Tant que les moyens de déplacement et de transport ont combiné plusieurs modalités-supports – eau et terre, piéton multi-adaptable, portage animal et roulage –, la carte des cheminements (plutôt que « carte routière » : dans le delta du Nil médiéval, le terme ṭarīq se réfère au « trajet d’un endroit à un autre » et non à une voie en tant que telle) a pris des libertés avec toute priorité impérative dans l’emprunt d’un itinéraire plutôt que d’un autre. Sachant que le temps de parcours n’est pas la variable forcément déterminante, que chaque option était aussi évaluée à partir d’un calcul du risque, s’est déployée une capacité à moduler en permanence l’itinéraire en fonction de cadres et contraintes parfois pérennes – certains noms de routes, tel la « charreira » dans le Massif central, signent un statut carrossable-roulable stable – mais aussi changeantes. Les saisons en particulier, plus aléatoirement des conflits ou épidémies, pouvaient radicalement changer la praticabilité d’un parcours d’un moment à l’autre : les routes du delta du Nil médiéval se trouvaient régulièrement inondées (J.-C. Ducène), l’enneigement des Monts du Cantal bloquait temporairement l’une des routes d’accès à Saint-Flour, quand ce n’était pas la mise en place d’un péage qui provoquait le détour (H. Todescato). Les petits pôles urbains desservis par des routes ont beau être fixes, entre eux les connexions démultipliées ont longtemps présenté une « multitude de canaux », un « chevelu » de cheminements possibles (P. Pirillo ; F. Roversi ; A. Bretagnolle et A. Franc) et un accident, tant naturel que géopolitique, a pu à tout moment reconfigurer la hiérarchie temporaire entre chemins (P. Grillo, L. Pelizaeus). Il faut un saut qualitatif suffisamment substantiel et coordonné pour introduire entre les options de cheminement routier une hiérarchie très marquée et stable entre un type de routes bien aménagées et hiérarchisées (et dès lors privilégiées de façon stable) et les autres itinéraires : il intervient avec l’initiative étatique en France au xviiie siècle (« Mémoire instructif sur la réparation des chemins », 1738), avec le concours des Ponts et Chaussées, mais dès le Moyen Âge en Toscane et plus largement en Italie2, ce qui suggère qu’avant la traction mécanique il s’agit plus d’une affaire de saut qualitatif coordonné politiquement que d’un basculement chronologiquement commun lié à une quête moderne de normalisation partagée à une échelle continentale.
4La sélection d’entités relevant de la partie basse du spectre urbain s’est surtout attachée, dans les contributions réunies, au nombre limité de fonctions assurées. C’est d’ailleurs de cette spécificité qu’est née l’interrogation initiale : la limitation de ce spectre entraîne-t-elle une majoration du rôle de la route pour « faire » et « faire fonctionner » la ville ?
5La fonction de relais, d’étape, a ainsi largement été identifiée comme première source de la promotion d’une localité routière dans un modeste statut urbain. L’espacement relativement régulier de ces villes et/ou leur alignement le long d’une voie importante ont pu être alors mobilisés comme indices (B. Pichon pour la Gaule Belgique ; F. Trément et al. à propos de la cité des Arvernes ; P. Pirillo en Toscane ; D. Degrassi et P. Grillo au regard des routes de passage des Alpes…). Or, pour les périodes non contemporaines, qui ont été privilégiées dans les travaux menés, c’est la rupture de charge qui très souvent crée l’étape, dans deux configurations dominantes : passage du roulage au portage pour franchir un massif (P. Grillo, D. Degrassi) et, surtout, passage de la route fluviale à la route terrestre ou vice versa – car autant que possible, c’est le déplacement sur l’eau, plus sûr, plus rapide, qui était privilégié. Si l’étude du rapport route-petites villes n’incluait pas les routes « naviguées » – y compris celles du cabotage, pour des implantations littorales, comme dans le cas de l’Égypte médiévale vue par J.-C. Ducène – elle s’interdirait, jusqu’au xviiie siècle au moins, de comprendre la façon dont ces réalités s’articulent entre elles. Et quand il n’y a pas de rupture de charge imposée, un carrefour de routes, un franchissement de gué ou de pont sont des sites-types récurrents qui suggèrent pareillement l’importance spécifique de la fonction d’étape-relais dans la promotion urbaine incomplète (F. Trément et al., B. Pichon, J.-C. Ducène, H. Todescato, D. Degrassi, L. Pelizaeus). Les fonctions de service logistique (entrepôts) et d’hébergement peuvent apparaître comme relevant du stade minimal d’association d’autres activités à la fonction d’étape, car elles la rendent possible, elles la font. La fonction commerciale, avec un premier stade marqué par la présence d’un marché ou d’une foire, puis un second par celle de commerçants sédentaires, peut être considérée comme la première phase d’élargissement, a fortiori aidé par des privilèges octroyés par les autorités seigneuriales (D. Degrassi en évoque pour Portogruaro ; L. Pelizaeus pour Hall et Schwaz dans le Tyrol où les marchands disposaient à l’époque moderne d’un droit de déchargement et d’un privilège de vente). À son tour, elle contribue à « faire » la ville et à la distinguer de villages. Pour autant, la valorisation, grâce aux points d’appui des petites villes relais, des marchandises transitant par les routes naviguées ou terrestres, mais aussi des productions de l’arrière-pays, engage toute la région environnante : c’est à cette échelle que doit alors être envisagée cette fonction d’échange, comme le montre bien le cas d’Udine (D. Degrassi).
6Il apparaît ainsi un noyau de fonctions primaires (étape, logistique, hébergement, commerce) au cœur de l’articulation route/petite ville. Cela ne doit pas conduire à négliger les cas plus complexes où la petitesse de la ville va néanmoins de pair avec l’existence de fonctions plus rares, plus diversifiées, mais plus inégalement reliées à l’importance de la desserte routière. La fonction productive (artisanat, mines dans le Tyrol ou le Massif central, pêche dans le delta du Nil), sous son aspect fréquent de « spécialité locale », ne fait pas sortir du caractère de ville au spectre d’activités réduit, tout en mobilisant l’importance de la connexion routière qui permet la spécialisation, en offrant un marché et en délestant d’un certain nombre de contraintes d’autosubsistance. La façon dont s’opère la conjonction peut être complexe, comme l’illustre au xvie siècle le cas de Schwaz dans le Tyrol (L. Pelizaeus) : une situation sur un axe combinant route naviguée et route terrestre qui relève de l’héritage, une capacité à provoquer une rupture de charge sans nécessité physique (privilège de débarquement des marchandises), laquelle brise toute velléité d’émergence d’un large spectre d’artisanat local (tous les produits transformés sont disponibles), une richesse minière ancienne (cuivre, argent), mais une explosion de la demande qui active le processus de développement de la localité, lequel n’est pourtant que de courte durée. Géographie et histoire jouent, ici, pour générer non pas une configuration singulière, mais des configurations successives. Dans le delta du Nil au Moyen Âge (J.-C. Ducène), la réputation d’une localité pour ses produits de pêche ou textiles peut entraîner le déplacement de la route : le rôle d’étape, alors, n’est pas exclu, mais dans une démarche de transport combiné avec du ravitaillement intermédiaire – ou plutôt de la prise en charge de stock. L’adjonction de fonctions religieuses ou politiques (P. Pirillo sur la Toscane ; F. Roversi sur l’Émilie-Romagne ; A. Bretagnolle et A. Franc sur la France) signe une phase de complexité plus aboutie et, souvent, de pérennité plus assurée de la localité dans un statut urbain – a fortiori quand on prend en compte le cas français de promotion de nombre de petites villes comme chefs-lieux de départements lors de la réforme territoriale révolutionnaire. Mais dès lors que s’affirment ces fonctions plus sélectives, le poids de la route semble bien devenir moins systématique. Un détour par les contre-exemples relevés – quand une petite ville n’apparaît pas associée à une route notable ou bien identifiée – est en ce sens éclairant. Les agglomérations secondaires de Gaule Belgique antique qui relèvent de cette configuration paraissent d’abord marquées par une fonction militaire ou religieuse (B. Pichon). Maurs, reconnue pourtant comme l’une des six « bonnes villes » de Haute-Auvergne, n’est desservie par aucune route jusqu’aux années 1760, puisqu’il faut même la gagner à pied sur les derniers kilomètres. Bien plus que la route, c’est parfois l’éloignement des principales villes-centres qui a pu provoquer la densification de fonctions d’une localité (Gaule Belgique : B. Pichon ; Saint-Flour : H. Todescato ; delta du Nil : J.-C. Ducène). Ou bien, dans le cas inverse de densité de la desserte routière, on commence souvent à se situer dans les franges hautes de l’objet « petite ville » et à se trouver confronté à tous les problèmes d’harmonisation et de porosité du concept.
7La dernière fonction urbaine évoquée de façon récurrente, celle de pôle de surveillance et de sécurisation de la route, apparaît particulière par rapport aux autres : à la fois potentiellement omniprésente et majorée avec l’amélioration de la qualité de la desserte routière, elle n’apparaît vraiment mobilisée – entendons de façon active – que par intermittence (foires, épidémies, périodes de difficultés alimentaires). C’est ici une autre gestion du temps qui apparaît dans ce rapport entre petite ville et route : non plus rythmé par des séquences de durée moyenne marquant la promotion puis le recul d’une fonction facteur de développement (L. Pelizaeus), mais davantage par des oscillations de temps court. Et sur le plan spatial, elle juxtapose les logiques de proximité (fortifier la ville et imposer de ce fait la perception de son urbanité) et des combinaisons en réseaux de localités maillant un territoire et prenant toutes leur part dans sa sécurisation, quelle que soit leur place dans la hiérarchie (P. Grillo, P. Pirillo).
8Le rapport étroit et fonctionnel avec la route, quand il est avéré, peut s’envisager de la sorte à travers le prisme de jeux d’échelles.
9À très grande échelle – au plus près de la ville – la configuration urbanistique enregistre-elle l’importance de l’interdépendance par une forme de survalorisation ou de singularisation de la route ? Les contributions confirment fréquemment l’attractivité et la capacité organisatrice de la voie. Elle concentre les marqueurs d’un niveau d’urbanisation supérieur à celui du reste de la localité : trottoirs (B. Pichon) ; façades en pierre et non plus à pans de bois, imposition d’alignements, nouvel hôtel de ville, fontaine, arbres, halle (J.-L. Bersagol) ; mausolée ou sanctuaire (P. Salé ; P. Bet et al. pour Corent) ; organisation de la traversée par la voie comme lieu de marché, avec maisons sur arcades accueillant des boutiques (D. Degrassi) ; manifestations – même si elles restent rares – d’un souci d’affichage esthétique (P. Pirillo). De ce fait peut se matérialiser une sorte de tendance à la distinction entre l’espace urbain bâti le long de la voie et le reste de la localité, non forcément construit avec le même référentiel architectural ni le même principe d’organisation (orthogonalité ou non : B. Pichon, P. Salé ; J.-L. Bersagol). Or, cet aspect binaire peut être moins marqué dans de plus grandes villes aux codes urbanistiques plus mêlés, comme dans des villages ne pouvant se permettre d’accéder à cette théâtralisation ; d’où, effectivement, à cette échelle d’hyper-proximité, un impact du passage de la route qui pourrait apparaître majoré dans des petites villes. P. Salé remarque d’ailleurs a contrario, pour les agglomérations antiques du centre de la Gaule, que les villes plus importantes s’affranchissent plus facilement du principe organisateur de la route, allant jusqu’à détourner celle-ci dans la traversée du tissu urbain : elle se trouve alors soumise à des enjeux propres à la localité. Mais face à la tendance contemporaine à l’abandon des centres-villes par les commerces, le constat de J.-L. Bersagol à Maurs, où l’implantation légèrement périphérique de la route n’entraîne pas, jusqu’au milieu du xxe siècle, un report massif vers elle de ces activités, invite à nuancer la capacité centripète de la rue-route dans la petite ville.
10Or, ce n’est pas seulement à un axe, porteur de flux, que la petite ville a affaire dans son rapport à la route, mais aussi, à moyenne et petite échelle, à des aires : d’abord dans sa relation propre – objet d’un rapport asymétrique – avec son arrière-pays. Il est l’espace privilégié de collecte d’une production agricole commercialisable via la route, comme de diffusion de marchandises captées sur cette route : Varennes-sur-Allier, carrefour routier de la cité des Arvernes dans l’Antiquité, est marquée par une forte concentration d’établissements ruraux dans ses environs, laissant présager le fonctionnement en symbiose (F. Trément et al.) ; Chiavenna, près du passage des Alpes, combine, au Moyen Âge, trafic international et exploitation des alpages (P. Grillo). L’arrière-pays est également l’aire immédiate de sécurisation et/ou de valorisation et d’amélioration de la route : par la construction d’édifices de surveillance ou de génie civil, tel un pont remplaçant un gué (environs de Saint-Flour, de Chiavenna, au Moyen Âge). Les villages peuvent jouer, sous l’influence ou l’autorité formelle de la petite ville, un rôle coordonné dans la fonction de contrôle et de valorisation de la route, comme autour de Chiavenna médiévale, dépendant elle-même de Côme et organisant la répartition des corvées pour l’entretien et la sécurité des routes (P. Grillo ; P. Pirillo pour le cas toscan, similaire). La petite ville ne se contente pas de « profiter » de la route ; elle est une des composantes du dispositif de centralité des lieux, avec pour spécificité d’être l’ultime relais vers les localités considérées comme rurales. Elle est, à ce titre, une articulation essentielle dans un système territorial connecté qui a pour vocation de garantir la pérennité, sinon d’une route majeure, du moins des itinéraires principaux. De ce point de vue, la position dans la répartition des charges d’entretien et de sécurisation des routes, quand elle est formalisée, fixe la hiérarchie urbaine ou la révèle, du moins, combinant, dans le cas de la Toscane médiévale, hiérarchie fonctionnelle et politique. Inversement, le cas du nord-est de l’Italie (D. Degrassi) montre qu’en cas d’abandon trop prolongé et trop généralisé d’itinéraires – ici dans l’Antiquité tardive – c’est le maillage territorial mais aussi, par voie de conséquence, l’existence même de petites villes qui ont pu se trouver affectés : cet exemple suggère le niveau de symbiose entre « sillonnement » routier d’un territoire et « équipement » de ce dernier en petites villes.
11La promotion puis la fixation à l’échelle d’un État d’un réseau viaire normalisé et hiérarchisé (Toscane des xiiie-xive siècles, France des xviiie-xixe siècles – P. Pirillo, A. Bretagnolle et A. Franc) renvoie cependant à un renforcement de la centralité de certaines « villes dominantes » – les capitales de provinces, en France. S’il conduit à une plus forte « intégration » globale des villes3, cela se fait, dans les cas étudiés, au détriment d’une majorité des petites villes, moins bien positionnées dans le nouveau système, plus souvent rétrogradées que promues en termes de niveau de desserte relatif, du fait de la captation des trafics par les grandes villes privilégiées par le pouvoir central. Dans le cas de l’État toscan médiéval, P. Pirillo parle de « rapport de plus en plus asymétrique entre centre urbain et périphéries », le pouvoir n’hésitant pas à faire œuvre d’opportunisme en favorisant telle ville plutôt qu’une autre. Cette formalisation d’un maillage plus fixe a donc pour conséquence que la hiérarchie des petites villes se trouve elle-même reconfigurée du fait de la recomposition routière.
12Dépassant cette échelle étatique, les exemples alpins montrent les vertus d’une histoire connectée en suggérant combien l’échelle internationale intervient également dans la façon dont peuvent se réagencer les rapports route/petite ville. Le binôme conflit/paix joue sur les flux d’hommes et de marchandises dans la traversée d’un massif : « L’importance des routes du Spluga et du Maloja augmenta à la fin du xiiie siècle, quand les conflits entre les confédérés suisses et l’Empire ont rendu plus dangereux le col du Saint-Gotthard », rehaussant le rôle des petites villes-étapes sur ces parcours très contraints par le relief (P. Grillo). L. Pelizaeus montre pour sa part combien les villes tyroliennes de Hall et Schwaz ont vu, rapidement, leur rapport à la route reconfiguré en fonction de changements géopolitiques. Il relève l’alternance, au xvie siècle, entre domination d’un trafic sud-nord, puis ouest-est, puis nord-sud, mobilisant, à une échelle globale, tant la reconfiguration des États des Habsbourg que la modification des réseaux commerciaux mondiaux par la globalisation économique (marché des épices, marché des métaux précieux) ou encore l’impact de l’avancée ottomane, mais aussi les besoins très locaux d’approvisionnement alimentaire. Il suggère combien la façon dont une ville, même petite, reconstruit en permanence son rapport à la route qui la traverse, peut être affaire de multi-connexions d’échelle mondiale, qui jouent sur les flux – sur les choix d’itinéraires – mais aussi sur le rapport offre-demande et, par conséquent, sur ce qu’a à offrir ou non la localité, selon la configuration du moment, dans ce grand jeu.
13Cette mise en garde géographique, invitant à mobiliser les jeux d’échelle, conduit de la sorte à une mise en garde historique : les configurations sont instables et, tout autant qu’aux constances fonctionnelles conduisant à tenter d’esquisser des modélisations, il convient d’être attentif aux moments de basculement. Des contributions qui y pourvoient ressort l’intérêt du recours à un jeu de temporalités différenciées. Sous l’Empire romain, la mise en place de cités, de l’ubiquité d’un système routier normalisé et la nouvelle organisation des territoires qui en résulte, puis la décomposition de l’ensemble dans l’Antiquité tardive et la disparition ou le déplacement de routes et de villes (sans exclure le prolongement de permanences comme pour certains itinéraires de traversée des Alpes), apparaissent comme des éléments de contexte européen et des dynamiques partagées de construction-déconstruction touchant routes et urbanité à l’échelle d’un cycle de plusieurs siècles. D’autres articulations apparaissent plus techniques – quoique n’excluant pas le poids du contexte politique – et plus ramassées dans le temps : le recul de l’usage du véhicule au profit de l’animal de port dans le delta du Nil et le monde arabo-musulman au Moyen Âge, ou la généralisation du roulage rendue possible par la politique routière en France dès le xviiie siècle. Mais les exemples italiens de normalisation routière dès le Moyen Âge invitent à se méfier de toute schématisation qui conduirait à scander une succession de grandes phases partagée à une échelle au moins continentale. C’est sans doute un plus grand saut technique – dont la prise en compte ne figure pas ici, dans des contributions qui s’arrêtent au début du xixe siècle – qui, communément en Europe, bouleverserait davantage la donne : celui de la création du chemin de fer.
Notes de bas de page
1René Favier, Les villes du Dauphiné aux xviie et xviiie siècles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1994, p. 447-448, cité par Jean-Luc Bersagol, « La couverture notariale en Haute-Auvergne aux xviie et xviiie siècles : un critère urbain », in Jean-Pierre Poussou (dir.), Les petites villes du Sud-Ouest de l’Antiquité à nos jours, Paris, Presses Paris-Sorbonne, 2004, p. 149-165.
2Thomas Szabò, Comuni e politica stradale in Toscana e in Italia nel Medioevo, Bologne, Clueb, 1992, cité par P. Grillo et P. Pirillo.
3Cette « intégration » globale des villes est à entendre non pas comme une subite entrée dans un monde connecté mais dans une configuration où la normalisation des axes et la « connectivité » des nœuds permettent de gagner très largement en rapidité sur un itinéraire par un jeu de choix stratégique du parcours.
Auteur
-
Vincent Flauraud
Maître de conférences en histoire contemporaine,
Centre d’Histoire « Espaces et Cultures »,
Université Clermont Auvergne, EA 1001
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