Aux sources de l’invention partagée
L’exemple rouennais à la fin du Moyen Âge
The Sources of Shared Invention.The Example of Rouen at the End of the Middle Ages
p. 243-256
Résumés
Entre 1450 et 1500, la production picturale rouennaise est marquée par une forte homogénéité : les œuvres convergent vers un style collectif, où modèles et poncifs sont mis en commun. De la simple réutilisation d’éléments de compositions à la reprise de patrons à grandeur, les degrés sont multiples à l’échelle d’un milieu artistique, et leurs sources diverses. L’artiste évolue dans des cercles qui sont autant de lieux d’échanges. Cette vie communautaire commence par la famille et l’atelier, cellule de base de la création artistique, au sein de laquelle se transmettent les fonds graphiques. Le système dynastique, très répandu à Rouen, ainsi qu’une véritable politique matrimoniale, contribuent à créer un milieu endogame où les modèles s’échangent par les liens familiaux. La vie communautaire s’étend également à la paroisse : dans le cas de Rouen, Saint-Nicolas-le-Painteur est un microcosme où les peintres se côtoient comme voisins, paroissiens, trésoriers de la fabrique et membres de la même confrérie. Cette topographie sociale favorise les interactions dont les registres notariaux témoignent. À partir de 1475, l’encadrement législatif des métiers artistiques rouennais fournit également aux peintres un cadre officiel de contrôle, mais aussi d’entraide et de partage, au sein duquel les interactions professionnelles sont favorisées. Enfin un autre corps peut également être identifié comme étant partie prenante de l’invention partagée : celui des commanditaires. Dans une période marquée par l’après-guerre de Cent ans, les donateurs répondent à une volonté de repli sur soi en s’inscrivant dans une tradition de représentation issue de la première moitié du siècle, et contribuent largement à la faire perdurer jusqu’aux premières années du xvie siècle. Ainsi, ils reprennent délibérément des modèles vieux de plusieurs décennies de manière à s’inscrire dans l’histoire locale. La confrontation des archives et des œuvres permet de cerner une partie des sources de l’invention partagée à l’échelle d’une des villes les plus importantes du royaume, au tournant de la modernité.
Between 1450 and 1500, the Rouen pictorial production was marked by a strong homogeneity: the works converged towards a collective style, where models and stencils were pooled. From the simple reuse of elements of compositions to the revival of full-scale patterns, we find multiple degrees of sharing within this artistic milieu and its different sources. The artist evolved in circles that were places of exchange. This community life began with the family and the studio, the basic unit of artistic creation, in which the graphic collections were transmitted. The dynastic system, widespread in Rouen, as well as a true matrimonial policy contributed to creating an endogamous environment where models were exchanged through family ties. Community life also extended to the parish: in the case of Rouen, Saint-Nicolas-le-Painteur was a microcosm where painters lived side by side as neighbours, parishioners, factory treasurers and members of the same brotherhood. This social topography favoured the interactions the notarial registers bear witness to. From 1475 onwards, the legislative framework for Rouen’s artistic professions also provided the painters with an official framework of control, but also of mutual assistance and sharing, in which professional interaction was encouraged. Finally, another body can also be identified as part of the shared invention: that of the patrons. In a period marked by the aftermath of the Hundred Years’ War, donors responded to a desire of withdrawal by following a tradition of representation that emerged in the first half of the century, and contributed significantly to its continuation until the early years of the 16th century. Thus, they deliberately replicated models that were decades old, in order to become part of local history. The confrontation of archives and works makes it possible to identify a part of the sources of invention shared at the scale of one of the most important cities of the kingdom, at the turning point of modernity.
Entrées d’index
Mots-clés : histoire de l’art, circulation des modèles, vitrail, enluminure, confrérie, corporation, Rouen, XVe siècle, XVIe siècle
Keywords : art history, model, stained glass, illumination, brotherhood, guild, Rouen, 15th century, 16th century
Texte intégral
1Au cours de la seconde moitié du xve siècle, Rouen devient à nouveau l’une des villes les plus importantes du royaume : affaiblie au sortir de la Guerre de Cent ans, elle jouit à nouveau d’une grande prospérité. Plusieurs facteurs ont favorisé cette renaissance : la signature du traité de Picquigny, mais aussi l’installation pérenne de l’Échiquier de Normandie, transformé en Parlement par François Ier en 15151. Pendant cette période, la production picturale rouennaise est marquée par une forte homogénéité. Malgré des différences de facture évidentes, liées à la diversité des ateliers, les œuvres convergent vers un style collectif, où modèles et poncifs sont clairement mis en commun. Il s’agit d’une manière assez stéréotypée, qui s’éloigne de tout humanisme et de toute expressivité et qui en revanche, propose une maîtrise éclatante de l’ornement, particulièrement dans les bordures enluminées. La grande cohérence de cette production figurée et ses sources peuvent être appréhendées dans le vitrail et l’enluminure, et par les archives notariales et paroissiales2.
2À Rouen, les peintres, peintres verriers, libraires, enlumineurs, sculpteurs vivent sur un périmètre restreint, situé non loin de la cathédrale, de l’archevêché et de Saint-Maclou, trois des grands pôles de la commande artistique.
3La plupart d’entre eux se sont regroupés autour de l’église Saint-Nicolas, tant et si bien qu’ils ont donné leur nom à la paroisse, devenue Saint-Nicolas-le-Painteur3. Il s’agit de la plus petite paroisse de Rouen, composée seulement de quatre rues encadrant l’église. Sur ce territoire, les artistes sont à la fois voisins, paroissiens, membres de la même confrérie et partagent les mêmes lieux de vie et de travail. Les archives témoignent : dans la rue Saint-Romain vivent les familles Damaigne, peintres et peintres verriers, Lemoine, peintres et peintres verriers, Barbe, peintres verriers de la cathédrale, Coquet, enlumineurs et libraires, et Néron, libraires4. Ils sont voisins et partagent, pour certains, des dépendances comme la cour commune aux Barbe et aux Damaigne5. Leurs maisons abritent boutique et atelier au rez-de-chaussée, ouverts sur la rue par une devanture, et les étages résidentiels dans les parties supérieures6. L’espace professionnel est ainsi constamment tourné vers l’espace public, favorisant les échanges. À Rouen, les contrats d’associations et autres transactions professionnelles n’étaient manifestement pas consignés dans les registres notariaux et demeurent introuvables. Les actes du tabellionage témoignent toutefois des multiples interactions financières et immobilières entre artistes. Parfois, l’un achète ou vend une rente à l’autre, mais les mentions les plus intéressantes sont celles où ils interviennent comme témoins. Lors du passage devant le tabellion de Rouen, des personnes extérieures doivent être présentes comme témoins de la transaction. C’est ainsi que Jean Lemoine, peintre et peintre verrier de Saint-Nicolas-le-Painteur, fait appel à Jean Coquet, libraire sur la même paroisse7. Ces échanges concernent les hommes et leur patrimoine immobilier, mais au-delà de ces considérations juridiques et matérielles, ces actes montrent une réalité plus intéressante, celle du lien quotidien entre artistes, entre voisins.
4Ce lien quotidien se consolide autour de l’église Saint-Nicolas. Certains des fidèles sont étroitement associés à l’administration de leur paroisse, et notamment au sein de la fabrique. Parmi les trésoriers cités dans les sources, durant la seconde moitié du xve siècle, les mêmes noms reviennent régulièrement : Barbe, Coquet, Damaigne, Lemoine8, etc. Leurs femmes s’investissent également dans l’administration du trésor : elles collectent les quêtes et se relayent pour les remettre au trésorier. Cette vie paroissiale est aussi rythmée par la vie des confréries, et notamment de la confrérie principale, dédiée à saint Nicolas. Au début du xvie siècle, celle-ci compte plus de soixante-dix confrères dont les noms ne nous sont pas parvenus, excepté celui d’Olivier Tardif, peintre verrier de la cathédrale, qui occupa le poste de maître de la confrérie de 1551 à 15529. Si la confrérie de Saint-Nicolas n’est pas une confrérie de métier, il est évident que d’autres peintres, peintres verriers, libraires ou enlumineurs résidant sur la paroisse en font également partie. Outre les liens professionnels, tous entretiennent ainsi de fortes relations d’entraide et de solidarité dans l’idéal confraternel. Les échanges entre ces hommes, ainsi que la perméabilité de leurs métiers, démontrent qu’ils avaient une grande sensibilisation à la vie communautaire, à laquelle se mêle la vie professionnelle. Quoi de plus naturel que de s’associer ponctuellement sur un chantier, comme à la cathédrale de Rouen où Guillaume Barbe fait intervenir la famille Damaigne sur un vitrail10 ; quoi de plus naturel que de mettre en commun, à cette occasion, des documents graphiques, sources de leurs compositions.
5Sur ce territoire à l’échelle d’une paroisse se concentrent des lieux d’échanges ; parmi eux, le portail des libraires occupe une place centrale, au cœur des interactions : situé entre la cathédrale et la rue Saint-Romain, il est occupé par des échoppes d’enlumineurs et de libraires. Cette proximité avec les peintres de la paroisse Saint-Nicolas permet un accès privilégié aux modèles enluminés et gravés en vente sur les étals. Ainsi, il n’est pas surprenant de retrouver les mêmes compositions utilisées par des ateliers et des mains résolument différentes. Ce phénomène d’invention partagée se manifeste particulièrement bien dans l’enluminure, notamment au travers du phénomène des œuvres du « Maître de l’échevinage ».
6Ce nom de convention désigne les peintures d’un groupe de manuscrits réalisés pour l’échevinage de Rouen : des œuvres de haute qualité, réalisées par un artiste à la formation manifestement flamande et à la tête d’un atelier actif entre 1460 et 1480 (Fig. 1)11.
Fig. 1 : Maître de l’échevinage, Résurrection du Christ, vers 1460-1480, Bréviaire à l’usage de Besançon

Bibliothèque municipale, ms. 69, f°417 © Bibliothèque municipale de Besançon.
7Certaines de ses compositions sont reprises par des intervenants au talent inférieur, et ce des années 1460 jusqu’en 1500, dépassant ainsi de loin la seule capacité et le rayonnement d’un atelier. Une grande partie de cette production concerne des livres d’heures, largement diffusés par les libraires de la rue Saint-Romain, ainsi que de nombreux missels. La circulation des modèles du Maître de l’échevinage est également perceptible sur d’autres supports, notamment le vitrail : les fragments d’une Nativité et d’une Adoration des Mages, provenant de l’église Saint-Vincent, en témoignent12. Les visages de Marie sont très proches de celui peint par le Maître de l’échevinage dans un manuscrit de la Cité de Dieu de saint Augustin aux mêmes années13. Sans archives, le degré de parenté est ici impossible à identifier : s’agit-il de la reprise directe d’un carton du maître, de l’utilisation d’un pourtraict au petit pied (modèle à petite échelle) ou d’une simple ressemblance stylistique ? Comment identifier les différents degrés de l’invention partagée dans un milieu où la production est homogène ?
8Une partie du voile peut ici être dans une certaine mesure levée, grâce à la confrontation entre les œuvres et les archives. À Rouen, comme dans la majorité des villes en France, le système privilégié pour la transmission des ateliers est le système dynastique. Le fils, ou le gendre, reprend l’atelier familial et le fonds graphique qui y est conservé. Parmi les nombreux exemples documentés, celui de Robert Boyvin éclaire d’un jour nouveau le phénomène du Maître de l’échevinage. Robert Boyvin est un enlumineur actif des années 1480 à 1530 environ, particulièrement célèbre pour sa collaboration avec Jean Pichore au service de Georges Ier d’Amboise et de la constitution de sa bibliothèque de Gaillon14. Au début de sa carrière, autour de 1480, Robert Boyvin reprend plusieurs compositions du Maître de l’échevinage de Rouen : il a clairement accès au fond d’atelier du maître15. L’étude relative à cet artiste a montré qu’il avait été formé par un enlumineur situé dans l’entourage du Maître de l’échevinage, le Maître du missel de Raoul du Fou avec lequel il collabore étroitement au début de sa carrière (Fig. 2)16.
Fig. 2 : Maître du missel de Raoul du Fou (Jean Coquet ?), Pâques, le Christ ressuscité, vers 1480, Missel de Raoul du Fou à l’usage d’Évreux

Évreux, Bibliothèque municipale, Ms L. 99, fo 7 © Ville d’Évreux - Fonds patrimonial des Bibliothèques.
9Jusqu’alors, cette hypothèse n’avait pas trouvé d’appui dans les archives locales : les dépouillements des registres du tabellionage ont désormais permis d’identifier le lien manquant. En 1480, moment où Isabelle Delaunay situe l’apprentissage de Robert Boyvin, celui-ci épouse la sœur de l’un des plus grands libraires, mais aussi enlumineurs, rouennais : Jean Coquet17. Membre de la confrérie des libraires, dont il est juré, sollicité à de nombreuses reprises par les fabriques les plus importantes de la ville, Jean Coquet est un enlumineur issu d’une famille liée aux métiers du livre depuis le début du xve siècle18. Les collaborations entre ces deux artistes sont documentées à plusieurs reprises : la période d’activité et les rapports familiaux qu’ils entretiennent pourraient-ils permettre d’identifier Jean Coquet comme le Maître du missel de Raoul du Fou ? Leurs collaborations répétées jusqu’à la fin des années 1490, soit bien après l’apprentissage de Boyvin, révèlent les rapports privilégiés qu’entretenaient ces deux artistes19. Après 1500, l’enlumineur enrichit son vocabulaire artistique au contact de Jean Pichore à Gaillon et s’affranchit des modèles rouennais. À cette date, l’activité du Maître de Raoul du Fou prend fin et Jean Coquet disparaît des archives20. Ses compétences sont signalées dans une mention tirée des comptes de sa paroisse, pour laquelle il est chargé de peindre le décor marginal d’un missel21. Le trésorier ne mentionne pas d’activité de miniaturiste, « d’historieur » ; toutefois on ne peut écarter cette hypothèse sur cette seule mention : Jean Coquet pourrait avoir assumé l’apprentissage de Robert Boyvin. Formé par un proche du Maître de l’échevinage, ce dernier aurait ainsi eu accès à des compositions de première main.
10Le réseau familial, dans un milieu profondément endogame, est un facteur décisif de l’invention partagée à Rouen dans cette seconde moitié du xve siècle. L’étude de la famille Barbe le confirme22. En 1489, lorsque Jean Barbe prend la tête de l’atelier familial, il hérite du fonds de cartons de vitraux légué par son père, fonds qu’il n’hésite pas à réutiliser23. Ainsi, lorsqu’en 1490 Jean d’Estouteville lui commande un vitrail pour la collégiale qu’il vient de construire à Blainville-Crevon, le peintre verrier adapte une composition vieille de trente ans, déjà utilisée par Guillaume Barbe pour l’église de Caudebec-en-Caux (Fig. 3)24.
Fig 3 : Attribué à Guillaume Barbe, Calvaire, avant 1464, Caudebec-en-Caux, église Notre-Dame, baie 101

© Région Haute-Normandie, Inventaire général du patrimoine culturel, cliché Christophe Kollmann.
11Le Calvaire de Blainville-Crevon (Fig. 4) est alors amputé de la figure de saint Pierre et l’arrière-plan est réactualisé et simplifié, mais le tracé des plombs se superpose parfaitement et témoigne de l’utilisation d’un même carton à grandeur. La famille est, logiquement, un lieu de partage de modèles et le noyau de l’atelier, même pour les collaborateurs « extérieurs ». En effet le temps de leur apprentissage, les élèves sont logés, vêtus et nourris par le maître de l’atelier25. Ils vivent au sein de sa famille, tissant ainsi des liens très forts, qui trouvent souvent leur aboutissement par le mariage d’un apprenti avec la fille du maître. Geoffrey Masson fait son apprentissage auprès du peintre verrier de la cathédrale : Guillaume Barbe. Logé rue Saint-Romain, chez le peintre verrier et sa famille, il travaille dans l’atelier pendant une quinzaine d’années : de la fin des années 1460 jusqu’en 1480 environ26. Sous la direction de Guillaume Barbe, Geoffrey Masson réalise plusieurs chantiers, dont celui des fenêtres du transept de l’abbatiale Saint-Ouen, où il utilise des cartons de motifs damassés propres à l’atelier Barbe27. Dans les années 1480, Geoffrey Masson quitte l’Écu de verre, l’atelier des Barbe, pour fonder son propre atelier sur la paroisse Saint-Laurent28. Son chantier majeur lui est confié par Antoine Bohier, abbé de Saint-Ouen : il est chargé de réaliser les fenêtres hautes de la nef de l’abbatiale pour 400 livres29. Derrière les grandes figures aux coiffes exubérantes, l’artiste réutilise les mêmes cartons de motifs damassés dont il s’était servi vingt ans auparavant lors de son apprentissage. Geoffrey Masson a manifestement récupéré une partie du fonds de motifs décoratifs de l’Écu de verre et l’utilise alors qu’il est à la tête de son propre atelier.
Fig. 4 : Jean Barbe, Calvaire, 1492, Blainville-Crevon, collégiale Saint-Michel, baie 0

© Région Haute-Normandie, Inventaire général du patrimoine culturel, cliché Philippe Fortin.
12La vie communautaire est un facteur majeur de l’invention partagée : à l’échelle d’une paroisse, d’une rue, ou d’un atelier, les artistes interagissent et leurs réseaux familiaux, professionnels, confraternels, paroissiaux ou amicaux deviennent des lieux d’échanges privilégiés. Dans ce milieu endogame, les modèles circulent aisément et contribuent à l’élaboration d’un style et d’une production très homogènes. Ce phénomène est renforcé par l’apparition, dans la seconde moitié du xve siècle, des premiers regroupements professionnels30. Le 16 octobre 1475, Guerard Louf, peintre et sculpteur originaire d’Utrecht, fonde la confrérie des Trépassés au cimetière Saint-Maur, à l’extérieur de la ville. À cette occasion, il commande un manuscrit composé des statuts de la confrérie, suivis d’une Vie de saint Lazare31. À la lecture de ces statuts, il apparaît que le caractère sotériologique a clairement déterminé la création de cette confrérie, Guerard Louf incitant même le lecteur à prier pour son salut. Rien en revanche, ne désigne cette institution comme une confrérie de métier, si ce n’est une forte concentration de peintres et de sculpteurs parmi les membres fondateurs32. Elle est organisée selon une structure simple, ses vocations principales étant la charité et la dévotion à un saint patron. Peu à peu, des liens forts se tissent entre cette confrérie et la vie artistique rouennaise, institutionnalisés en 1507, lors de la création de la corporation des peintres et des imagiers33. Parmi les signataires, on retrouve plusieurs noms connus de la confrérie des Trépassés. Chaque nouvel inscrit à la corporation doit verser 30 sous à la confrérie. Former une corporation signifie un encadrement beaucoup plus rigoureux que celui d’une confrérie : une corporation est en effet régie par des statuts reconnus, écrits et passés devant le bailliage. Ces statuts fixent la réglementation et la font appliquer par les maîtres jurés ; ils sont en l’occurrence très proches des statuts parisiens rédigés aux xive et xve siècles. Ils témoignent des trois préoccupations majeures des artistes : faire appliquer les conditions d’accès à la maîtrise, réguler le travail, et s’assurer de la qualité de la production. En créant en 1475, pour la première fois pour les peintres et les sculpteurs, ce type de regroupement, Guerard Louf reproduit à Rouen ce qui existait déjà à Utrecht : le système des guildes. Il fournit aux artistes un cadre officiel de contrôle, mais aussi d’entraide et de partage, au sein duquel des interactions professionnelles sont favorisées, voire même renforcées. Un chantier a certainement concrétisé ces interactions : celui de la chapelle des confrères, au cimetière Saint-Maur. Guerard Louf prend en charge les frais de construction et d’ornementation, qu’il a dû confier aux membres de sa confrérie. Malheureusement il ne subsiste rien de ce premier édifice, détruit en 1562 pendant le sac de Rouen34.
13Au-delà des relations entre artistes, l’invention partagée est également l’affaire des commanditaires. Afin d’appréhender de la manière la plus exhaustive possible le phénomène d’homogénéité de la peinture rouennaise au xve siècle, il est impératif de relier la production picturale locale avec les comportements sociaux et économiques de la ville de Rouen. Suite à la domination anglaise, la ville peine à retrouver la place politique, mais aussi commerciale et économique qu’elle occupait auparavant. Les années 1450 sont une période de crise économique pour la cité et ses marchands35. Quant à l’activité artistique, dépendante elle aussi de l’aisance financière de la ville, elle s’épanouit peu. La persistance et l’attachement à des formes connues, non novatrices, sont peut-être alors la transcription, l’illustration d’un milieu alors convalescent qui a besoin de repères familiers. En témoigne la fidélité aux formes parisiennes et nordiques du xve siècle, courantes dans cette région de France, et surtout l’absence totale d’attention au mouvement italianisant qui pourtant remporte un vif succès dans le royaume. Le peu de renouvellement formel et l’attachement à un répertoire conventionnel des ateliers rouennais rencontre beaucoup de succès parmi la clientèle locale, comme en témoigne l’activité intense du Maître de l’échevinage. Les hauts fonctionnaires de la ville, les prélats, les membres de la noblesse, sont des commanditaires constituant une élite fortunée s’inscrivant, ou ayant l’ambition de s’inscrire dans une tradition picturale locale. Les initiateurs de la vie artistique rouennaise forment un groupe habitué à des codes de représentation. Autour de 1500, alors qu’une nouvelle classe de commanditaires, fraîchement anoblis, se place dans le sillage de la nouveauté et choisit de parrainer l’art italianisant de la Renaissance, la veille aristocratie continue à commander des œuvres issues de ce style conventionnel36. C’est un choix mûrement réfléchi qui favorise le remploi de cartons vieux de plusieurs dizaines d’années. Lorsque Jean d’Estouteville s’adresse à Jean Barbe afin que ce dernier réalise les vitraux de sa nouvelle collégiale à Blainville-Crevon, c’est en connaissance de cause : Jean Barbe est directement issu d’une des plus grandes dynasties locales de peintres verriers, au style immuable depuis la première moitié du xve siècle. Il faut donc envisager l’intervention du commanditaire dans le choix du carton à grandeur utilisé pour la composition du vitrail à réaliser. D’un point de vue anachronique, l’utilisation de vieux cartons et l’appel à des artistes locaux peuvent être vus comme une stratégie de communication pour l’aristocratie locale. La figure de Georges Ier d’Amboise incarne pleinement cet attachement tardif à des formes que l’on pourrait croire dépassées37. Lorsque le prélat arrive dans son nouveau siège archiépiscopal, il choisit de reconstruire de novo la résidence secondaire des archevêques : le château de Gaillon, situé à quelques kilomètres de Rouen. Afin de faire de cet édifice un manifeste de la Renaissance, il sollicite des artistes à la renommée internationale : Michel Colombe, Jean Pichore ou encore Andrea Solario38. En revanche, en ce qui concerne sa résidence rouennaise, ses choix diffèrent : en plein cœur de la métropole, dans un palais ancré dans l’histoire locale, il s’adresse à Jean Barbe, dont la famille est un acteur majeur de la vie artistique rouennaise depuis le début du siècle. Ce peintre verrier crée alors un ensemble de vitraux civils reprenant ostensiblement des modèles gravés dans les années 1480-1490 par les frères Schongauer et Israël van Meckenem (Fig. 5)39.
Fig. 5 : Jean Barbe, Couronnement d’épines, 1503, Rouen, Archevêché, Salle des États, baie H

© Région Haute-Normandie, Inventaire général du patrimoine culturel, cliché Christophe Kollmann.
14De cette façon, le nouvel archevêque s’inscrit dans la continuité de l’aristocratie locale. Cette tradition de commande contribue à faire perdurer et à faire circuler les modèles en usage à Rouen jusque dans les années 1510. Lorsque Robert Boyvin adapte des compositions du Maître de l’échevinage vieilles de plus de vingt ans, il sait pertinemment qu’il existe toujours une clientèle intéressée par cette production. Après cette décennie toutefois, les formes italiennes supplantèrent définitivement le style rouennais des années 1450. Aujourd’hui, les attributions vagues à l’atelier du Maître de l’échevinage ou « dans le style de Guillaume Barbe » témoignent de la difficulté d’appréhension du corpus rouennais de cette époque. Particulièrement documentée par les archives et les œuvres conservées, l’activité des artistes locaux témoigne d’interactions permanentes au sein des différents cercles dans lesquels ils évoluent. L’individu est enserré dans une pléiade de cellules diverses : famille, paroisse ou encore groupements professionnels. L’homme seul n’a pas de place dans la société médiévale ; au contraire il ne peut se dispenser de « faire corps40 ». Présents au quotidien, ces corps lui sont plus familiers que les grandes catégories théoriques des trois ordres. Ils sont, pour l’artiste médiéval, un lieu privilégié d’échange, d’interaction et de partage et leur étude est indispensable afin d’appréhender ce phénomène de création plurielle.
Notes de bas de page
1Michel Mollat du Jourdain, Histoire de Rouen, Toulouse, Privat, 1979, p. 145. En ce qui concerne l’histoire du Parlement de Normandie, voir Nicolas Plantrou (dir.), Du Parlement de Normandie à la Cour d’appel de Rouen, 1499-1999, Paris, Imprimerie Nationale, 1999.
2Vitraux et manuscrits enluminés sont conservés en nombre, contrairement aux autres productions picturales locales de cette période.
3Charles de Beaurepaire, « Notice sur l’église Saint-Nicolas de Rouen », Bulletin de la Commission des Antiquités de la Seine-Maritime, Rouen, Commission des Antiquités de la Seine-Inférieure, 1879-1881, p. 177-201.
4Caroline Blondeau, Le vitrail à Rouen, 1450-1530, « l’escu de voirre », Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 60-63.
5A. D. de Seine-Maritime, Tabellionage, 2 E1 190, 20 octobre 1461.
6Caroline Blondeau-Morizot, « À l’enseigne de l’écu de verre, une maison de peintres verriers aux xve et xvie siècles », in Étienne Hamon (dir.), Formes de la maison, au Moyen Âge et à la Renaissance en Loire et Meuse, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (à paraître).
7A. D. de Seine-Maritime, Tabellionage, 2 E1 203, 7 janvier 1479.
8A. D. de Seine-Maritime, Comptes de fabrique de Saint-Nicolas, G 7324, non folioté.
9A. D. de Seine-Maritime, Comptes de fabrique de Saint-Nicolas, G 7329, fo 227.
10A. D. de Seine-Maritime, Comptes de fabrique de la cathédrale, G 2492, fo 74 vo.
11Claudia Rabel, « Artiste et clientèle à la fin du Moyen Âge, les manuscrits profanes du Maître de l’échevinage », Revue de l’art, no 84, Paris, 1989, p. 48-60.
12Rouen, Musée des Beaux-Arts.
13Paris, BnF, ms. fr. 28, fo 155.
14Isabelle Delaunay, « Le manuscrit enluminé à Rouen au temps du cardinal Georges d’Amboise : l’œuvre de Robert Boyvin et de Jean Serpin », Annales de Normandie, volume 45, no 3, 1995, p. 211-244.
15Idem.
16Ibid., p. 222. « Il a pu commencer son apprentissage au contact du peintre principal des Heures Playfair, le Maître du missel de Raoul du Fou, actif jusqu’au début du xvie siècle. En effet, comme chez ce peintre, certains des visages masculins des premières peintures de Boyvin sont particulièrement allongés […]. De plus, Boyvin est chargé de quelques peintures dans les Heures Playfair que je place parmi ses premières œuvres ».
17Le contrat de mariage entre Robert Boyvin et Catherine Coquet est encore conservé dans les registres du tabellionage. A. D. de Seine-Maritime, Tabellionage, 2 E1 204, non folioté.
18L’activité de cette famille est documentée dans les comptes de fabrique de Saint-Nicolas-le-Painteur. A.D. de Seine-Maritime, G 7323 fos 12, 34, 147, 188, 279, 297, 309 et G 7324, fos 130, 221.
19I. Delaunay, « Le manuscrit enluminé […] », art. cit., p. 211-244.
20L’activité de Jean Coquet est documentée des années 1470 à 1500 environ.
21A. D. de Seine-Maritime, comptes de fabrique de Saint-Nicolas, G 7324, fo 130.
22Voir l’étude qui leur est consacrée : C. Blondeau, Le vitrail […], op. cit., passim.
23La passation entre le père et le fils est documentée grâce aux comptes de fabrique de la cathédrale : A.D. de Seine-Maritime, G 2513, fo 90 vo.
24Blainville-Crevon, église Saint-Michel, baie 0, vers 1492. Caudebec-en-Caux, église Notre-Dame, baie 101, avant 1464.
25Plusieurs contrats d’apprentissage le confirment. Ils ont été transcrits par Charles de Beaurepaire dans ses notes conservées aux archives départementales. A.D. de Seine-Maritime, Notes d’érudits, 6 F 16, non folioté.
26Voir C. Blondeau, Le vitrail […], op. cit., p. 202-206.
27Rouen, abbatiale Saint-Ouen, baies 221 à 230. C. Blondeau, Le vitrail […], op. cit., p. 202-206.
28A. D. de Seine-Maritime, Comptes de fabrique de l’abbaye Saint-Ouen, 14H 85, non folioté.
29Idem.
30À la fin du Moyen Âge, on dénombre une soixantaine de confréries de métiers uniquement pour la ville de Rouen. Toutefois, les premières formes d’encadrement touchant aux disciplines artistiques n’apparaissent que très tardivement. Catherine Vincent, Des charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du xiiie siècle au début du xvie siècle, Paris, École normale supérieure, 1988, p. 35.
31B. M. de Rouen, ms. Martainville Y 97.
32Les statuts de la confrérie sont transcrits dans C. Blondeau, Le vitrail […], op. cit., p. 260-261.
33A. D. de Seine-Maritime, Registres de l’Hôtel-Dieu, H Dépôt 1 – 1 GP 10, statuts de la corporation des peintres et sculpteurs. Ibid., p. 261-263.
34Laurence Riviale, Le vitrail en Normandie entre Renaissance et Réforme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 283-307.
35M. Mollat du Jourdain, Histoire […], op. cit., p. 145.
36Isabelle Lettéron, Delphine Gillot, Rouen : l’hôtel de Bourgtheroulde, demeure des Le Roux, Rouen, Connaissance du patrimoine de Haute-Normandie, 1996, p. 27.
37L’activité de Georges Ier d’Amboise comme bâtisseur, bibliophile et amateur d’art est abordée dans : Jonathan Dumont et Laure Fagnart (dir.), Georges Ier d’Amboise, 1460-1510. Une figure plurielle de la Renaissance, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
38Le décor du château de Gaillon est abordé dans les études suivantes : Élisabeth Chirol, Un premier foyer de la Renaissance : le château de Gaillon, Rouen-Paris, Lecerf-Picard, 1952 ; Flaminia Bardati, « Le château de Georges Ier d’Amboise à Gaillon », in Bernard Beck (dir.)., L’architecture de la Renaissance en Normandie, Caen, Presses Universitaires de Caen et Éditions Charles Corlet, 2003, p. 13-29 ; Michel Hérold, « Les vitraux des chapelles d’Amboise », in Agnès Bos (dir.), L’art des frères d’Amboise, les chapelles de l’hôtel de Cluny et du château de Gaillon [cat. exp.], Paris, Musée national du Moyen Âge, RMN, 2007, p. 107-113. Ces artistes sont également cités dans les comptes du chantier, transcrits et publiés par Achille Deville, Comptes de dépenses de la construction du château de Gaillon publiés d’après les registres manuscrits des trésoriers du cardinal d’Amboise, Paris, Imprimerie Nationale, 1850.
39Recensement des vitraux anciens de la France, Les vitraux de Haute-Normandie, Paris, CNRS Éditions, 1991, p. 354. Le vitrail du Couronnement d’épines, reproduit ci-dessus, cite par exemple une partie de la composition de la gravure éponyme d’Israël van Meckenem, issue d’une série dédiée à la Passion du Christ, réalisée autour de 1480. Jean Barbe réutilise la figure du bourreau de droite, au visage caricatural et à la posture bien identifiable. Cette gravure d’Israël van Meckenem est conservée au Metropolitan Museum, département des dessins et gravures, n° 2003.476.
40André Vauchez, Les Laïcs au Moyen Âge : pratiques et expériences religieuses, Paris, Le Cerf, 1987, p. 95-124.
Auteur
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Caroline Blondeau-Morizot
Docteur en histoire de l’art
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