Conclusion
p. 195-199
Texte intégral
1La journée d’étude organisée par M. Jakobi, C. Breniquet et F. Colas-Rannou, à l’origine du présent volume, a eu le grand mérite de mettre en lumière l’importance des traces dans toute science humaine et sociale, quelle que soit la période considérée et quelle que soit la méthode mobilisée. Pluridisciplinaire, interdisciplinaire, cette rencontre souligne d’emblée la féconde nécessité de décloisonner la tracéologie et d’en exploiter toutes les potentialités. Élaborée de manière originale au sein de l’archéologie préhistorique, elle a longtemps été perçue comme la simple recherche des microtraces laissées par les tranchants de silex essentiellement, même si l’un de ses pères fondateurs, S. A. Semenov (1898-1978), avec sa Prehistoric Technology, avait d’emblée montré combien l’observation de ces traces n’était pas une fin en soi, mais permettait de relier entre elles plusieurs composantes du processus technique et économique disparu : la tracéologie ne peut ni ne doit être cantonnée à la description des fonctions des outils sur roches cryptocristallines, mais elle est ouverte à bien d’autres catégories d’instruments et de matériaux, comme les industries sur os, sur coquillages, les outils de broyage, les outils de la taille comme du façonnage, etc. Elle est un moyen heuristique au service d’espaces et de temps aujourd’hui très étendus. Le décloisonnement des disciplines et des approches auquel invitaient les trois organisatrices dans leur introduction est bien à l’unisson d’une enquête qui s’applique à des objets géographiquement et chronologiquement bien distincts.
2Tous les contributeurs, venus d’horizons scientifiques différents, de la préhistoire à l’époque contemporaine et de l’archéologie à la photographie, ont eu à cœur de proposer une définition de la trace, objet mal cerné, intégré la plupart du temps dans un ensemble de restes et de vestiges aux marges des grands objets de l’enquête scientifique. R. Angevin a proposé, sur la base des interprétations des objets lithiques de la préhistoire et de tout ce que la force du temps a choisi de nous en transmettre, de séparer la trace, à la charge incidente, de la marque, à l’intentionnalité plus affirmée, pour mieux comprendre non seulement les stigmates techniques, mais aussi les affichages ou les effacements volontaires : c’est par une approche émique que l’on peut aujourd’hui repérer une trace de production ou d’usage, et une marque caractéristique mise en lumière ou soustraite au regard. Mesurer le degré d’intentionnalité derrière les traces, tel est aussi l’objectif des spécialistes d’architecture ou d’archéologie du bâti : P. Chevalier traque les traces pour reconstituer les modes de façonnage, les décors et la mise en œuvre du bâti médiéval, à la recherche des outils, des gestes, des dessins d’architecture, et même des traces de bénédiction, et couvre ainsi tout l’arc de l’intentionnalité, quand G. Gayet-Kerguiduff s’attache, aux périodes modernes, à relever les traces comme indices infimes du travail, comme empreintes, comme mémoire ou comme écriture dans les évolutions des plans, des élévations et de l’ordonnancement de l’hôtel de Grandseigne à Clermont-Ferrand. Traces passives, traces actives : depuis les observations rigoureuses d’une archéologue de l’Antiquité comme R. Nouet sur les bases de statues disparues dont elle parvient à restituer une silhouette, un style, certains processus de fabrication et plusieurs étapes de la vie matérielle, jusqu’aux photographies que M. Sicard définit comme des traces de traces, captées de paysages ou de visages en perpétuel mouvement, tous les contributeurs de ce volume mènent l’enquête pour débusquer des indices, des marqueurs, bref, un ensemble de signes qui puissent renvoyer à un ensemble d’intentions. Comme le dit L. Viallet à propos de sa quête de preuves historiques, il s’agit de suivre à la trace toutes les empreintes laissées par le temps qui puissent permettre de le lire de nouveau, d’en révéler la trame, les acteurs, les enjeux. Les manipulations des traces révèlent sans doute le mieux les volontés à l’œuvre qui président à l’écriture d’une certaine histoire et qui veulent figer le temps selon des vues bien arrêtées : B. Majdzadeh, pour mettre en lumière un événement de la révolution iranienne, décrypte les traces que laissent les victimes, et celles que tentent d’effacer les bourreaux. Les traces sont cet ensemble d’empreintes et de signes qui résistent au temps qui passe : pour A. Schnapp, la ruine, cette forme qui se défait et qui retourne à la nature, est à sa manière la trace absolue, car, malgré l’érosion qui menace tout monument de dissolution, la ruine laisse néanmoins des éléments qui résistent dans le paysage, des preuves de ce qui a existé, des vestiges qui autorisent même à le reconstituer dans sa forme propre. Quitte même à inventer des traces. L’art contemporain a pu s’emparer des traces pour volontairement les exposer et pour en faire un objet d’intentionnalité artistique en soi, si l’on suit la lecture de l’œuvre de N. Dolla que propose F. Flahutez : par ce coup de projecteur, l’artiste contemporain veut mettre au jour cette machinerie du temps qui passe et qui charrie son lot de traces innombrables, souvent insaisissables, parfois intentionnelles, parfois manipulées, toujours porteuses de sens.
3Les contributions de la journée d’étude se sont attachées, en définitive, à montrer deux façons d’utiliser les traces : les traces comme sources, et les traces comme preuves. Les traces forment en effet un vivier apparemment inépuisable, hors de toute tentative de classification possible, mais toutes les traces se caractérisent par leur génitif qu’elles impliquent, elles sont traces de quelque chose, elles n’ont aucune existence propre et autonome, mais n’existent que par rapport à cet autre chose (événement, être, phénomène) qu’elles invitent à restituer ou déchiffrer. À la rigueur, le monde est une trace, un réservoir infini d’indices et d’empreintes qu’il s’agit de connecter à leurs référents ou de relier à leur signification. Mais parce que les traces sont une mémoire et qu’elles se déroulent dans un suivi, dans une suite d’indices, elles ont leur traçabilité et, de ce fait, sont convoquées comme preuves dans nos enquêtes : empreintes et suites d’empreintes, elles acquièrent une force dans nos discours parce qu’elles viennent, aussi modestes soient-elles, soutenir l’enquête indiciaire d’une validation documentaire. La belle formule de René Char a été rappelée à plusieurs reprises : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver » : il s’agit là d’une conception de poète, car, dans le champ scientifique, la trace aura d’autant plus d’efficience qu’elle pourra être regardée comme une preuve.
4Qu’elles soient sources ou qu’elles soient preuves, qu’elles soient passives en tant que résultats d’usure et reliquats d’usages ou qu’elles soient actives en tant qu’indices d’une mémoire et séquelles d’un événement, les traces exigent une enquête, une mise en série, une démarche. Plusieurs communications du volume ont insisté sur la première caractéristique de la trace, la plus évidente : une trace témoigne d’abord d’une absence. Le creux que laissent apparaître les empreintes de pas sur les bases des statues analysées par R. Nouet témoigne de l’absence de ce qui l’a engendré. Grâce à des comparaisons avec des monuments bien conservés, on peut émettre des déductions sur la taille, la forme, la pose de la statue disparue, mais ces déductions n’iront jamais jusqu’à dépasser une simple évocation imagée, une hypothèse figurée sans certitude, sans détail précis. La trace ne permet jamais d’assurer l’identification de celui qui l’a formée, elle ne rend jamais tout à fait présent ce qui est absent.
5De ce fait, la trace est le contraire d’un signe : elle ne représente pas, elle ne fait que présenter. C’est là sa deuxième caractéristique. Il est rare qu’elle puisse atteindre le champ de la représentation ou de la convention : elle enclenche toujours une relation mécanique de cause à effet, sans pourtant permettre un raisonnement scientifique qui puisse à coup sûr restituer son environnement. La trace est toujours trace de quelque chose, avons-nous rappelé, et elle n’a pas d’existence propre et autonome ; pourtant, ce par rapport à quoi elle existe ne prend forme que sous le regard de celui qui la déchiffre. La trace est toujours à cheval entre une matérialité sans signification et une image sans fondement précis, entre une réalité sensible et une réalité sans fond. Ce sont les photographies étudiées par M. Sicard, qui sont les traces d’un monde reproduit et tout autant produit par le photographe.
6Et – troisième caractéristique –, la trace a un rapport ambivalent avec l’intentionnalité. Il faut encore revenir à ce problème, qui a occupé bien des communications de la journée d’étude. Si l’on suit les premiers préhistoriens à avoir su réfléchir sur la portée des marques laissées par l’action humaine sur le monde, la trace n’est pas fabriquée, elle est laissée, sans intention aucune. Seule une marque involontaire, incontrôlée, arbitraire prend sens et peut devenir l’indice d’un travail, d’un usage, d’une action. À la différence des signes volontairement envoyés, les traces n’ont de signification qu’au-delà de l’intention de celui qui les génère : elles exigent une interprétation qui n’en dépend pas exclusivement. P. Chevalier, en répertoriant tous les types de traces sur un bâti médiéval – traces d’outils, traces de gestes, tracés et marques de pose –, parvient à leur supposer un sens par le regard contemporain qu’elle porte sur l’ensemble des étapes de la construction et qui lui permet d’englober la totalité de l’édifice dans la totalité de son histoire. La trace exige ce regard surplomblant, capable de la replacer dans une histoire qu’elle ignore et qui la dépasse. Pour autant, la trace est-elle à ce point dénuée de toute forme d’intentionnalité ? C’est, encore une fois, le préhistorien R. Angevin qui a bien pris soin, on l’a vu, de distinguer la trace et la marque dans l’interprétation des objets lithiques – sans que cette distinction soit toujours évidente à établir et nettement caractérisée dans la documentation parvenue jusqu’à nous. C’est par l’observation méticuleuse des objets, par l’inventaire de toutes les hypothèses capables d’expliquer la présence de telle ou telle trace, c’est par une approche de l’intérieur que ces traces peuvent révéler leur genèse, leur contexte et leur portée. Plus question de surplomber ici, mais bien d’habiter la trace, d’inventer des scénarios possibles, de repérer des intentions, des négligences, des oublis. Pour autant, la restitution de l’intentionnalité de la trace est complexe. Si la plupart d’entre elles sont laissées et ne sont pas fabriquées, nombreuses pourtant sont celles qui résultent d’une manipulation : selon B. Majdzadeh, les victimes iraniennes tentent de maintenir en vie les traces d’une persécution dont les responsables cherchent pourtant à effacer le souvenir, et les combats de la mémoire passent par cette capacité à créer des traces des événements et de leur horreur ; l’art contemporain, si l’on suit M. Jakobi ou encore F. Flahutez, produit lui aussi un ensemble de traces, à l’image de notre monde qui se délite et qui ne survit que de manière fragmentaire.
7Au fond, une trace ne vaut que par ce que l’on en fait. C’est là sans doute sa caractéristique la plus évidente : pour exister, une trace doit être repérée, lue, interprétée, intégrée dans un réseau de causes et de conséquences, bref, prendre sens. La trace n’a d’existence que parce qu’on s’en empare et qu’on la désigne comme trace. On invente toujours un peu la trace que l’on observe. Elle ne dit rien par elle-même, elle ne se soutient jamais seule : sa vie et son statut lui viennent de l’interprétation qu’on lui donne et qui la fait parler. René Char dirait : on la fait rêver. Plus prosaïquement, dans le cadre d’une recherche scientifique, le statut de l’observateur des traces est décisif dans le discours qu’elles génèrent : elles ne valent que parce que cet observateur est à même de les faire accéder au niveau des preuves. Plusieurs des communications de la journée d’étude ont mis en lumière ce cheminement de la trace à la preuve, comme cette mémoire du sol de l’hôtel de Grandseigne à laquelle G. Gayet-Kerguiduff restitue la troisième dimension par la reconstitution d’une histoire architecturale ; comme ces statues que R. Nouet parvient à silhouetter par l’observation rigoureuse des empreintes qu’elles ont laissées sur leurs bases ; comme ces ruines dont A. Schnapp montre le lent et inexorable retour à la nature et que l’archéologue ou l’historien arrache à l’oubli en restituant le passé perdu. La démarche scientifique consiste à brider son imagination par les limites que les traces des monuments disparus imposent de ne pas franchir.
8Il faut chaleureusement remercier les trois organisatrices d’avoir su faire dialoguer durant toute cette journée d’étude des spécialistes d’horizons divers sur un même objet, la trace, si fragile, si dépendante du regard qu’on lui porte, et pourtant, si riche d’enseignements et de portées scientifiques.
Auteur
-
Francis Prost
Professeur d’archéologie classique Paris 1 Panthéon-SorbonneUMR 7041 – Archéologies et Sciences de l’Antiquité (ArScAn)
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