Introduction
La dynastie en province : de la traçabilité des œuvres à la trace de l’œuvre
p. 9-20
Texte intégral
1Si l’histoire des arts s’est grandement constituée à partir notamment de l’étude de la figure de l’artiste et des œuvres célèbres, elle se présente aujourd’hui comme une discipline florissante, à large spectre et en interaction avec l’immédiateté du monde contemporain. Intrinsèquement liée à l’évolution de la notion de son objet : l’art, elle est désormais positionnée au croisement des sciences historiques et des pratiques de l’interprétation1.
2En effet, si l’histoire de l’art était avant tout attachée à l’œuvre et à son historicité, elle questionne désormais, et ce depuis le xixe siècle la notion d’œuvre d’art et ses valeurs. Dépassant l’imminence des créations, elle s’intéresse tant aux œuvres qu’aux hommes qui les produisent, qu’aux processus qui sont mobilisés ou induits, qu’aux milieux et aux institutions qui les soutiennent, qu’à leurs réceptions contemporaines ou actuelles.
3Explorer ces enjeux dans une perspective pluridisciplinaire permettrait de s’emparer des processus créatifs qui amènent la naissance de l’œuvre, entendue dans une acception très large, depuis sa conception jusqu’à sa réalisation finale y compris son titre, mais aussi son devenir en tant que modèles ou sources d’inspiration ultérieure. L’approche peut ainsi se décliner du « génie » initial aux diverses « mains » qui interviennent tout au long du processus d’élaboration et de fabrication et y impriment leur marque, à la dimension technique et archéologique des œuvres, mais aussi au cadre de la commande et à la nature du commanditaire. Mais une telle entreprise ne saurait se priver par ailleurs de la fructueuse nécessité de croiser les échelles et les objets ainsi que les regards et les méthodologies.
4Dans le prolongement des questionnements engagés sur la transmission des œuvres en général, et plus particulièrement ceux attachés à la transmission des techniques, des images et des théories liées au processus de création artistique2 et à la croisée de nos recherches respectives3, il s’agit d’explorer dans cette perspective les notions de dynastie et de province. Souvent associées à une approche passéiste de l’histoire des arts qui serait immuablement circonscrite à des enjeux de figure et de primauté de la capitale, le rapprochement des vocables dynastie et province permet au contraire de dépasser ces acceptions restrictives. Dès lors, la confrontation des deux termes invite à déconstruire cette représentation et à aborder avec un autre regard ce que ces deux notions conjuguées font aux processus de production et de transmission des œuvres. Ainsi, il ne s’agit plus de se restreindre à l’étude des œuvres identifiées comme majeures, mais à l’inverse d’opérer un retournement en observant l’action des artistes et des architectes qui ont produit et agit au sein de territoires provinciaux. Cette inflexion et ce croisement des regards devraient faire apparaître de nouvelles pistes d’analyses et de réflexions sur les enjeux de la transmission des processus de création des œuvres.
5Attachée tant aux idées qu’à la généalogie, la dynastie renvoie intrinsèquement aux enjeux de la filiation et de la transmission. Dans le champ de la création, elle autorise l’investigation des logiques à l’œuvre tant dans leur dimension intime et privée que normative, fondatrice ou théorique. Pour autant, il convient de relever que les travaux de chercheurs ont plutôt privilégié le sens de la filiation des idées aux dépens de l’hérédité mettant ainsi en avant les appartenances à des référents théoriques ou à des écoles de pensées en tant qu’acte ou dispositif fondateur pour la création4. Ces travaux se sont orientés principalement sur les valeurs canoniques ou émancipatrices de la filiation et ont mis en lumière ses formes et ses intrications multiples5. À l’instar des recherches conduites dans le champ de l’architecture par Jean-Pierre Epron6 dans les années 1990, la référence en tant que donnée fondamentale attachée au processus de création est apparue comme un marqueur de filiation. Sa validation par les instances de formation ou de représentation des artistes ou des architectes constituait un cadre de rattachement qui résultait de débats intenses et permanents.
6Si la légitimation des œuvres grâce à la filiation des idées a été développée sous différents points de vue7, la dynastie en tant que suite ou ensemble de personnes issues d’une même famille et occupant les mêmes fonctions, exerçant les mêmes activités ou diffusant les mêmes idées, apparaît généralement peu traitée. Exception faite des travaux relatifs à des artistes et des architectes de renom établis le plus souvent dans les capitales européennes, la question de la suite au sein d’une famille demeure peu étudiée. C’est en effet l’angle du récit des parcours des familles d’artistes ou d’architectes qui est privilégié sans que la lignée en tant qu’héritage et donc transmission construise le propos central. Enfin, la dynastie est parfois examinée sous l’angle de la reproduction sociale et considérée de fait comme « un acte routinier8 » qui occulte les dynamiques de passage entre succession et construction de cheminement au sein de cet héritage ou en dehors de celui-ci9.
7Depuis une vingtaine d’années, quelques travaux sont consacrés à des familles d’artistes10 ou d’architectes11 implantés en province et s’attachent à retracer des itinéraires inscrits dans des temps longs. Ils mettent notamment l’accent sur la continuation de pratiques ou de l’emploi de matériaux spécifiques en tant qu’identifiant de la dynastie. Ce constat incite donc à déplacer le regard sur des acteurs et des dynamiques encore méconnus, peu identifiés jusqu’à présent et parfois même considérés à la marge. Plus particulièrement, il s’agit par le prisme de l’appartenance d’analyser ce que cette construction, intrinsèquement liée à la sphère privée de l’artiste, fait aux œuvres et à l’œuvre. Cela doit permettre de mieux appréhender au sein de territoires éloignés des capitales, les modes de transmission des statuts d’artiste ou d’architecte, mais aussi les processus de création afférents et le poids de ces héritages sur la genèse des œuvres. L’étude de ces histoires familiales doit pouvoir contribuer à délivrer un nouvel éclairage sur les pratiques et les conditions des processus de création entre province et capitale.
8Si le mot de dynastie trouve son origine dans le terme grec de dynasteía (δυναστεία) avec le sens de domination, de puissance, de pouvoir, celui-ci revêt dès le xviie siècle une dimension historique12 fondée sur l’association d’une nouvelle signification : la souveraineté attachée au pouvoir. À partir de la notion de suite et de lignée, le terme s’ouvre par extension dans un premier temps à la famille et la descendance pour qualifier ultérieurement un groupe d’individus présentant des traits communs et indépendants de toute parenté. C’est précisément le sens de suite qui est privilégié pour explorer ce que la famille ou la descendance produisent sur l’œuvre, de sa naissance à son achèvement. Ce point de vue permet de s’attacher aux individus appartenant à une même filiation et d’observer ainsi sur des temps courts et longs des parcours et des stratégies personnelles et familiales. Cette approche explore en priorité des particularités13 pour identifier depuis celles-ci la façon dont elles opèrent pour s’inscrire ou déconstruire des continuités établies ou préétablies. Si l’idéal du « récit idyllique de la transmission génétique du génie14 » développé antérieurement par l’historiographie a pu contraindre l’étude de la transmission dans le champ artistique, la relecture de ces récits peut aussi ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Enfin, l’étude des données ou des personnes qui sont exclues volontairement ou fortuitement de la transmission et sur ce qui est accepté ou rejeté peut également délivrer un autre éclairage sur la question de la lignée. La dynastie entendue en tant que suite de pratiques et de générations inscrit dès lors la transmission des œuvres et leurs processus dans un cadre réflexif large et dynamique, dégagé des aprioris inopérants.
9L’association du terme province15 à la notion de dynastie conduit à resserrer le spectre des investigations pour le contenir au sein d’un espace circonscrit et peu exploré. La province est en effet un terme qui qualifie depuis ses premiers usages un territoire différent d’un autre. Inscrit dans une relation de subordination et de distanciation, il revêt progressivement une dimension de distinction et de disqualification. Espace défini en opposition à un autre caractérisé de principal et de remarquable, la province est considérée comme un territoire de second rang ou du moins subordonné16 à l’échelon national. Mises à l’écart des rythmes et des normes établies par le centre principal d’activités qu’est la capitale, les provinces s’individualisent et s’autonomisent en s’appuyant sur leurs histoires, leurs coutumes et leurs traditions. Intrinsèquement liée à l’organisation de la gouvernance d’un pays centralisé, cette construction territoriale et culturelle17 induit de fait un rapport dialectique entre terres dominantes et dominées. Cette conception est encore présente dans les représentations des territoires au sein desquelles elle prend principalement aujourd’hui la forme de centralité et de périphérie. Toutefois, certains travaux18 ont réinterrogé ces approches duales et ont fait émerger le rôle déterminant des commanditaires, des artistes ou des œuvres dans l’élaboration au sein de territoires de posture de distinction ou de résistance. Ces espaces ne sont plus abordés unilatéralement comme des terrains inertes, uniformes, voire inhibés mais dans des perspectives de réciprocité et d’équilibre.
10Dès lors, la prise en considération de la province dans l’étude des processus de production des œuvres s’en trouve légitimée tant pour ses écarts que pour ses complémentarités et ses relations réelles ou imaginaires. Cela peut laisser entrevoir à terme de nouvelles approches autour des thématiques de la diffusion19, du maillage20, de la reproduction, du rejet des références et des pratiques courantes, officielles ou d’exception dans le champ des arts. Si une telle perspective privilégie l’échelle locale comme horizon, elle vise de fait à la dépasser pour établir, par croisement des situations, des comparaisons permettant d’identifier au sein de certains espaces et de certaines temporalités des dynamiques semblables ou spécifiques. La province devient ainsi le cadre de territoires différenciés au sein desquels la transmission opère.
11Cette approche qui croise dynastie et province est inscrite dans un empan chronologique délimité par les xixe et xxe siècles. Cette période est en effet marquée par l’émergence et l’identification de nombreux créateurs mais est, avant tout, un temps caractérisé par de profondes mutations économiques, politiques et sociales. Celles-ci participent des redéfinitions de l’organisation territoriale de la France qui influent sur les perceptions, les représentations et les dynamiques des relations entre la province et la capitale. Entre héritage, transmission et familles de créateurs, l’étude des dynasties d’artistes et d’architectes établies en province aux xixe et xxe siècles pourrait révéler de nouveaux processus ou pratiques, hybrides, semblables ou distincts de ceux abordés jusqu’à présent.
12Les contributions rassemblées dans ce volume rejoignent ces enjeux et illustrent la grande variété des situations étudiées tout en laissant entrevoir certaines convergences. Pour rendre compte de ces questionnements relatifs aux dynasties d’architectes et d’artistes établies en province au cours des xixe et xxe siècles, trois thématiques principales ont été privilégiées : tout d’abord, celle de l’art comme vecteur intergénérationnel, puis celle de l’ascension sociale et de l’ancrage provincial et enfin, celle de la filiation et des pratiques provinciales.
L’art, un vecteur intergénérationnel
13L’art comme vecteur intergénérationnel examine le rôle prépondérant que jouent les œuvres et/ou l’œuvre dans la construction de la dynastie. Dans cette perspective, c’est bien la production ou la collection d’œuvres artistiques qui constitue le ferment de la lignée. Agissant de façon dynamique, les œuvres deviennent le support principal de la reconnaissance voire la raison d’être de la construction de la dynastie. En ce sens, la collection réunie par les Astor en Cornouaille sous la IIIe République témoigne, comme l’expose Gwenn Gayet-Kerguiduff, du rôle signifiant que revêt un ensemble constitué par une famille et de son inscription dans un territoire. Elle identifie clairement le point de départ du processus : la collection familiale comme support de la construction d’une lignée de collectionneur. Les œuvres constituent dès lors un ensemble conçu autant comme un identifiant qu’une reconnaissance attachée à un patronyme. D’une autre façon, le lieu de production des œuvres peut également devenir l’identifiant de la dynastie. À l’instar de la famille des Loire, La Clarté apparaît, selon Lucile Pierron, comme l’espace mais aussi le point d’ancrage des créations produites par cette lignée de peintre-verrier au sein d’un domaine associant atelier de travail et habitation. C’est aussi depuis ce lieu fédérateur et centripète que les créations et les savoirs qui leur sont attachés se sont diffusés sur d’autres territoires. À contrario, les mises au point de techniques industrielles ou les nouveaux modes de diffusion des créations se sont développés bien à l’écart de ce lieu, laissant entrevoir les traces d’une rupture intragénérationnelle au sein de cette famille de créateurs. Si le lieu peut revêtir une dimension symbolique de guide pour la dynastie, il est avant tout une balise spatio-temporelle au sein de l’espace provincial agissant comme un abri voire une maison ou bien encore un repère des œuvres et/ou de l’œuvre. Mais l’atelier dans d’autres circonstances ne suffit pas à porter la lignée. L’exemple des sculpteurs-marbriers de Dijon et de Lyon développé par Éric Sergent montre à l’inverse que la perspective dynastique permet, face à la dispersion des archives, d’une part, de reconstituer par les outils et les matériaux les ateliers et leurs pratiques, et d’autre part, de reconsidérer l’histoire de ces familles d’artistes liés à l’art funéraire et aux parcours générationnels.
14Les œuvres qu’elles soient produites ou rassemblées par une même famille constituent des ensembles construits et signifiants. Si ces entités renseignent les histoires familiales, elles délivrent avant tout des informations précieuses quant à la place affectée à l’art au sein des familles d’artistes ou d’architectes et aux rôles attribués aux œuvres par et au sein des générations.
Ascension sociale et ancrage territorial
15La thématique de l’ascension sociale et de l’ancrage provincial constitue une autre perspective de questionnement pour aborder les enjeux des dynasties d’artistes et d’architectes en province. Plus précisément, il s’agit de prendre la mesure de la figure de la dynastie et de son assise provinciale. Communément admis dans les capitales comme un mode d’ascension sociale courant, l’étude de ce modèle sur la construction des familles d’artistes et d’architectes établis en province permet de mieux en cerner les incidences. Si pour certaines familles, la dynastie peut être opérante, elle en est plus le cadre que le moyen favorisant une ascension sociale. À l’instar des Benne à Castres, dynastie abordée par Laura Girard et Constance Ringon et celle des Garros, développée par Alix Audurier-Cros et Dominique Ganibenc, dans le Bordelais, l’ascension sociale se construit à partir d’opportunités économiques locales. Ainsi la dynastie semble opérante pour garantir l’ancrage local d’une notoriété qui serait fondée avant tout sur le métier. L’exemple des Benne montre notamment que les émancipations initiées en dehors du cadre de l’agence d’architecture n’aboutissent pas, mais qu’en revanche l’attache première qui fonde les origines de la dynastie, à savoir celle du monde des artisans du bâtiment demeure. Cette disposition confère au point d’origine de la dynastie une valeur singulière qui ne vise pas la légitimation mais qui permet de rendre compte du long et patient cheminement accompli par ses membres. Si le changement de conditions est rapidement effectif, en évoluant du statut d’ouvrier à celui de notable, il apparaît plus comme un élément secondaire qu’essentiel. Il semble que ce ne soit pas la dynamique de ce processus qui soit valorisée, mais plus son aboutissement et la perpétuation de cet aboutissement social. Ainsi temps long et échelle locale interagissent à l’instar des Garros qui construisent des compétences reconnues et attachées à une famille d’édifices appartenant aux chais viticoles du Bordelais. La reconnaissance locale du savoir-faire se présente comme un des éléments garant de la continuité de la dynastie. La concentration sur un même territoire d’œuvres relevant de la même lignée facilite leurs identifications et leurs reconnaissances à l’échelle locale et constitue un cadre référentiel stabilisé et accepté. La construction dynastique peut également trouver ses origines dans une configuration singulière de la filiation. Ainsi il semble que le dispositif de la fratrie puisse constituer une figure forte qui caractérise, voire devient l’emblème d’une lignée. Les frères Soupre implantés à Bayonne incarnent, comme le montre la contribution de Tiphaine Tauziat, cette modalité fondatrice tandis qu’à l’opposé, l’article d’Emma Filipponi souligne que les frères Curtelin à Lyon représentent la rupture de la dynastie. L’ancrage local de la lignée est dans ce cas renforcé par l’existence de la fratrie et de la production qui résulte de l’association de deux créateurs. La fratrie se mue en signature, elle en devient l’un des identificateurs.
16Le cadre dynastique compose avec les territoires provinciaux au sein desquels il s’inscrit et génère différents corpus d’édifices qui révèlent à l’échelle locale les termes des débats théoriques qui parcourent les xixe et xxe siècles. Mais la dynastie n’est pas uniquement ancrée localement, elle est aussi parfois un creuset propice à des migrations courtes ou longues en dehors du territoire d’origine. Si le déplacement opéré vers la capitale demeure néanmoins un ancrage secondaire, il répond à des nécessités de développement d’un réseau de clientèle et d’évolutions des pratiques qui traduisent sans nul doute des ambitions dissimulées et la construction de parcours individualisés au sein de la dynastie.
Filiation et pratiques provinciales
17Le thème de la filiation et des pratiques provinciales explore quant à lui les logiques qui sous-tendent les implantations et l’établissement des filiations. Il s’agit ainsi d’identifier des territoires ou des structures territoriales qui pourraient être plus propices à l’accueil ou à la survenue de dynastie d’artistes ou d’architectes. Certains espaces peuvent en effet apparaître à une période donnée et constituer un terreau propice à de telles émergences. Si le contexte géographique et politique local peut être un élément favorable, il n’en demeure pas moins qu’il revient aux membres de la dynastie de s’emparer de celui-ci pour construire avec ou contre. En ce sens, la dynastie des Dupire, étudiée par Gilles Maury, qui s’implante durant plus de 170 ans dans un même quartier de la ville de Roubaix démontre le rôle prépondérant de l’ancrage spatial. Cette attache devient le support de leur identification et de leur contribution au devenir du quartier. Dès lors, les statuts de résident et d’aménageur se confondent mais n’obèrent en rien l’établissement de leur réputation locale acquise grâce à leurs nombreuses réalisations prestigieuses et aux charges institutionnelles locales qui leur sont confiées. La filiation prend forme au sein d’un territoire circonscrit et dans le cadre de pratiques locales qui légitiment la lignée. Le maillage institutionnel provincial lié aux instances de formation ou de représentation de l’État ou des professions apparaît comme un levier favorable au développement des dynasties. Toutefois, les liens qui s’établissent entre les décideurs politiques ou religieux à l’échelle locale ne suffisent pas nécessairement à stabiliser une renommée. Fabien Bellat dans sa contribution souligne que les Cordonnier implantés à Lille déploient quant à eux des stratégies extraterritoriales de reconnaissance de leur légitimité. En répondant à des concours internationaux d’architecture et en participant aux expositions universelles, cette lignée instaure entre « sa » province et la capitale une dynamique féconde qui assoie leurs pratiques régionales et leur accession à la représentation nationale au sein notamment de l’Institut de France. Entre tradition familiale et émancipation, la lignée des Lemaire, comme nous le présente Claudine Houbart, se construit suivant le même processus en s’appuyant sur la reconnaissance locale d’un savoir attaché à la restauration des monuments pour s’en détacher dans le cadre des instances internationales. En ce sens, l’approche critique des projets de conservation-restauration de Raymond Lemaire en pays flamand fait ressurgir des arguments théoriques éloignés des propos novateurs initiés par ce dernier dans le cadre des textes fondamentaux de l’ICOMOS. Cette notoriété d’expertise internationale le conduira par ailleurs à créer en pays flamand, à Leuven, un centre de formation universitaire qui contribuera à la large diffusion de ces approches théoriques et éthiques21.
18Ces parcours dynastiques apportent un nouvel éclairage sur les relations entre filiation et pratiques provinciales en dessinant la province comme un territoire fécond au sein duquel s’entremêlent différentes compétences et pratiques tant à l’échelle infraterritoriale qu’au niveau national et international. Plus qu’un terreau fertile, la province et ses pratiques se présentent comme un laboratoire de construction de parcours différenciés générés à la fois par des structures héritées et les actions des hommes en leurs seins.
19L’étude de la filiation par le prisme conjoint de la dynastie et de la province met en avant une grande variété de situations qui confirme l’intérêt à porter aux thématiques territoriales et familiales. Si la question des idées ne constituait pas le point d’entrée de cet ouvrage, celle-ci est toutefois réapparue au sein même de la lignée. Relevant d’un héritage reçu, les approches et les pratiques s’entremêlent à l’échelle locale démontrant ainsi leur profonde intrication dans la genèse des productions artistiques et architecturales. Les notions d’antériorité et de postérité demeurent certes opérantes mais il semble cependant nécessaire de les examiner avec précaution. En effet, les dynamiques propres à chacune de ces histoires familiales sont inscrites dans de longues temporalités au sein desquelles les notions de transmission d’un héritage, de pratique et de processus sont en évolution constante. Les réalisations des différents membres issus d’une dynastie le confirment en oscillant entre perpétuation, renouvellement, pas de côté et distinction. La complexité de l’héritage justifie sans doute ses situations variées et spécifiques. En effet, l’héritage d’un métier ou d’une pratique s’appuie sur un acte de transmission qui nécessite tout d’abord d’être reçu puis accepté et enfin assimilé pour alimenter ensuite les postures de continuation, de distinction ou d’écart. Cet acte n’est pas simplement synchrone et linéaire, il est inscrit dans une diachronie difficile à saisir, au sein de laquelle la question du commencement et de la fin de la dynastie constitue autant d’épreuves que d’expériences. La responsabilité de « tenir » ou « d’achever » occupe une part importante dans la production des œuvres. Celle-ci peut en effet se muer en un ressort actif ou au contraire se dessiner comme un frein. Quel que soit le cas de figure, cette part relève bien souvent du non-dit, ce qui en complexifie l’appréhension à postériori. À défaut de documents d’archives écrites sur cette question, la constitution d’archives orales orientées sur cet enjeu permettrait de mieux aborder ce point et de prendre la réelle mesure de la part du non-dit et du non-écrit.
20Par ailleurs, la lignée est une structure généalogique qui ne se limite pas uniquement au lien direct entre père et fils mais qui intègre selon les situations les branches collatérales des descendants ou des ascendants. Cette arborescence se surimpose au processus d’héritage et augmente de fait la complexité des modalités de transmission. Elle établit une grille de lecture supplémentaire qui se superpose aux autres dispositifs et enrichit la compréhension des dynamiques. Dans ce cadre régi essentiellement par le masculin, la question de la place donnée ou prise par les femmes au sein de la dynastie nécessiterait d’être explorée pour saisir les frontières du cadre de transmission et les forces inhérentes. Enfin, l’établissement à l’échelle nationale d’une cartographie des dynasties d’architectes et d’artistes établis en province compléterait utilement les questionnements. Ce type d’approche offrirait ainsi la possibilité de croiser les données et de voir émerger sans nul doute des dynamiques spatio-temporelles, voire des croisements ou des migrations infra ou supra-territoriales. En tout état de cause, cette géographie pourrait également délivrer de précieux renseignements sur les enjeux de l’ancrage local, de la répartition territoriale et des implantations intentionnelles ou subies. Des comparaisons ou des rapprochements de certains phénomènes pourraient ainsi être examinés et constituer de nouvelles pistes de recherche.
21L’approche des processus de création par la dynastie nous permet de porter un regard autre sur ce cadre et sur ce qu’il fait aux œuvres et à l’œuvre. Sans avancer de réponse définitive sur ce sujet, cette première approche ouvre néanmoins de nombreuses perspectives de questionnements. Dès lors, la dynastie et la province se dessinent comme une unité fertile et dynamique où temps longs et courts s’entrecroisent pour élaborer des œuvres et construire un ou des œuvres multiples au sein d’une même filiation. L’appartenance se présente alors comme un espace permanent et renouvelé au sein duquel se prépare et s’élabore la construction des œuvres. Aussi bien matérielle qu’immatérielle, cette fabrique revêt une dimension complexe au sein de laquelle interfèrent d’une part, l’idée de réserve de la traçabilité des œuvres produites par une même famille et d’autre part, leurs mutations potentielles en autant de traces de l’œuvre familial en train de se réaliser ou s’étant réalisé. Dynamiques, échelles et temporalités se croisent et se surimposent pour tisser des faisceaux de relations complexes entre les œuvres et l’œuvre démontrant ainsi que la suite constitue un terreau fertile et singulier pour aborder les processus de création à l’œuvre. Entre univers et imaginaire, la dynastie dépasse le cadre du récit des histoires familiales provinciales et celui de la patrimonialisation. Elle se présente dès lors comme un champ propice à l’étude de la création où l’ordinaire et l’extraordinaire, l’individuel et le collectif se conjuguent et renversent la représentation linéaire et commune de la lignée.
Notes de bas de page
1Étienne JOLLET, « Histoire de l’art : quelle histoire ? quel art ? », in Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.), Historiographies I, Concepts et débats, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio histoire », 2010, p. 195-207.
2Fabienne COLAS-RANNOU et Marianne JAKOBI (dir.), Élaborer, transmettre, créer. Essais pour une Histoire de l’art diachronique et pluridisciplinaire II, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2017.
3Mathilde Lavenu et Tiphaine Tauziat explorent actuellement dans le cadre de leurs thèses respectives placées sous la direction de Marianne Jakobi et du co-encadrement de Sharham Abadie, des archives d’architectes provenant des dynasties d’architectes établis en province que sont les Jarrier en Auvergne et les Soupre au .
4La filiation des idées chez les architectes a été notamment abordée dans le cadre de la publication d’un numéro de la revue des Cahiers thématiques (voir Philippe Louguet, Gilles Maury et Corinne Tiry (dir.), « Filiation(s) », Cahiers thématiques, no 4, 2004).
5Pour le xxe siècle, à titre d’exemple, l’examen par Marie-Jeanne Dumont des correspondances de Le Corbusier à L’Eplattenier, à Ritter et à Perret, a délivré un nouvel éclairage sur la filiation (voir la publication des correspondances aux Éditions du Linteau).
6Jean-Pierre ÉPRON (dir.), Architecture : une anthologie, tome 1 à 3, IFA, Bruxelles, Mardaga, 1992.
7À l’instar d’Emil Kaufmann en 1933 dans De Ledoux à Le Corbusier. Origine et développement de l’architecture autonome qui développe cette approche en établissant des relations entre formes architecturales et structures sociales et ce quelles que soient leurs époques de construction ou bien encore l’analyse de Nikolaus Pevsner sur les fondements du mouvement moderne (voir Émilie OLÉRON EVANS, Nikolaus Pevsner, arpenteur des arts. Des origines allemandes de l’histoire de l’art britannique, Paris, Demopolis, coll. « Quaero », 2015).
8Danièle VOLDMAN, « Trois architectes, une mutuelle conviction », in Daniel LE COUÉDIC et Simon TEXIER, La Saga Lesage, 3 architectes, le métier et la cause, Châteaulin, Locus Solus, coll. « Architecture », 2021, p. 5.
9Ibid.
10Voir Mickaël ZITO, « De la patria à la Franche-Comté : bâtisseurs et stucateurs de la Valsesia dans la province comtoise entre la fin du xviie siècle et le début du xixe siècle », Diasporas [En ligne], 32 | 2018, mis en ligne le 28 mai 2019, https://doi-org.ezproxy.uca.fr/10.4000/diasporas.2268 et Sandrine CHABRE, « Sculpteurs-marbriers en Provence », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [En ligne], 6 | 2012, mis en ligne le 19 janvier 2016, https://doi-org.ezproxy.uca.fr/10.4000/crcv.13650.
11Voir Isabelle CHIAVASSA et François GASNAULT (dir.), Les Castel, une agence d’architecture au xxe siècle, Marseille, Éditions Parenthèses, coll. « Architectures », 2009 ou bien Françoise DALLEMAGNE, Christine GAYRAUD, Danièle GIAMARCHI et Christian OPPETIT, Les Chirié, une dynastie d’architectes. Répertoire numérique de la sous-série 75 J : fonds Eugène, Pierre et Jacques Chirié, architectes, Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, coll. « Répertoire numérique 75J », 1996.
12Voir l’étymologie du terme dynastie (cf. https://www.cnrtl.fr/etymologie/dynastie, page consultée le 12 juillet 2021).
13De telles particularités renvoient à la question des jeux d’échelles et de leurs dynamiques appréhendées notamment par les travaux de Jacques Revel. Voir : Jacques REVEL (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l´expérience, Paris, Gallimard-Le Seuil, coll. « Hautes Études », 1996.
14Rodolphe BAUDIN, « Pères et fils ou l’ombre portée », in Rodolphe BAUDIN et Olga KAFANOVA (dir.), Pères et fils, rapports intergénérationnels dans les dynasties d’écrivains et d’artistes, CELIS, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, coll. « Révolutions et Romantismes », no 21, 2012, p. 8.
15Voir l’étymologie du terme province (cf. https://www.cnrtl.fr/etymologie/province, consulté le 12 juillet 2021).
16Sur le sujet de la dévalorisation des entités urbaines, voir Pierre GUILLAUME, « L’histoire urbaine en France », Urban History Review / Revue d'histoire urbaine, volume 16, no 2, 1987, p. 164-175, https://doi.org/10.7202/1017787ar.
17Alain Corbin aborde les rapports entre la capitale et « la Province » sous un angle culturel, voir : Alain CORBIN, « Paris-Province », in Pierre NORA (dir.), Les Lieux de mémoire III, Les France, Paris, Gallimard, 1992, p. 777-823.
18Voir Enrico CASTELNUEVO et Carlo GINZBURG, « Domination symbolique et géographie artistique dans l’histoire de l’art italien », Actes de la recherche en sciences sociales, no 40, 1981, p. 51-72.
19L’exemple du peintre du Puy-en-Velay, Guy François (1578-1650), qui contribua à diffuser en France le caravagisme. Voir Bruno SAUNIER, Guy François (vers 1578-1650) : Peintre caravagesque du Puy-en-Velay, Paris, Arthena, 2018.
20Le développement des Académies des Sciences et des Belles Lettres dès le xviie siècle relève de l’appropriation d’une institution et génère un maillage territorial porté et incarné par des communautés intellectuelles bien implantées localement. Voir Jean-Pierre Chaline, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, xixe-xxe siècles, Lille, Éditions du CTHS, 1998.
21Le CCHTB (Center for Conservation of Historic Towns and Buildings) est établi en 1981 au sein de la KUL (Katholieke Universiteit Leuven). Au décès de son instigateur en 1997, cette formation internationale prend l’intitulé de Raymond Lemaire International Centre for Conservation (RLICC) incarnant définitivement non plus une dynastie mais un homme. Voir https://set.kuleuven.be/rlicc/about/history.
Auteurs
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Mathilde Lavenu
Architecte et maîtresse de conférences à l'École nationale supérieure d'architecture de Clermont-Ferrand
-
Tiphaine Tauziat
Architecte DE et chargée de projets culturels à la ville de Bayonne
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Pauline Beaucé, Sandrine Dubouilh et Cyril Triolaire (dir.)
2021
La modernisation de l’Espagne
Entre réformes et conflits (xixe-xxe siècles)
Jean-Claude Caron et Anne Dubet (dir.)
2023
Prendre la plume des Lumières au Romantisme
Pratiques de l’écrit dans l’Europe de la fin de l’époque moderne
Matthieu Magne (dir.)
2019
Joconde ou madone ? La Tête de cire de Lille, énigme de la collection Wicar
Fortune et réception (1834-2021)
Laurence Riviale
2022
Statuts personnels et main-d’œuvre en Méditerranée hellénistique
Stéphanie Maillot et Julien Zurbach (dir.)
2021