Conclusion générale
p. 459-461
Texte intégral
1Les études publiées dans cet ouvrage démontrent l’importance qu’ont revêtu les politiques de restauration au xixe siècle, aboutissant à de nouvelles théories débattues dans toute l’Europe et à l’échelon des territoires, comme le souligne Diane Daussy dans son essai consacré à l’élaboration des doctrines de restauration des sculptures à Amiens, et Chiara Devoti dans le laboratoire identitaire de l’Italie du Nord, où était redécouverte et étudiée l’architecture « lombarde ».
2Dans toute l’Europe, la physionomie des monuments a été profondément transformée par les chantiers de restauration du xixe siècle, à commencer par le château de Pierrefonds et le Hoh-Koenigsburg, chantiers emblématiques du Second Empire et du Deuxième Reich ; à la cathédrale de Clermont et au-delà, dans les chantiers d’achèvement des cathédrales françaises ; au Castello Sforzesco à Milan. Les études consacrées dans ce volume aux églises d’Auvergne montrent qu’une grande attention était donnée aux décors, pour faire renaître le monde médiéval d’images sculptées qui ornaient les chapiteaux du rond-point du chœur à Saint-Austremoine d’Issoire. À la cathédrale de Clermont, le geste restaurateur s’est étendu à la recréation de décors, aboutissant à créer un réseau d’artistes autour de Viollet-le-Duc. Emportés dans le temps des réactions et contre-réactions propres au siècle des révolutions, des monuments religieux ont été amputés de leur environnement urbain médiéval. Fabienne Chevallier apporte de ce point de vue une lecture neuve des interventions réalisées sur l’église Saint-Germain l’Auxerrois à Paris.
3Au xixe siècle, la restauration n’est pas une simple intervention. Elle est une prise en charge globale et sociale du monument, une réinterprétation. Elle ajoute ou retranche. Elle invoque la tradition et se révèle capable d’en renouer patiemment les fils, comme le montre l’essai d’Arnaud Timbert sur les chantiers de Viollet-le-Duc en Bourgogne, qui étudie les pierres médiévales, provenant de différentes carrières, dans les constructions. La tradition, ce sont en effet tout d’abord les matériaux d’origine, mais ce sont aussi les techniques du passé et même la transmission des gestes anciens et des savoir-faire des artisans et des ouvriers, auxquels s’intéresse l’essai de Diane Daussy publié dans la deuxième partie de ce volume, consacré à la toiture en plomb de la cathédrale de Clermont. Mais dans un élan qui n’est pas du tout contradictoire à l’époque, la restauration s’inscrit aussi pleinement dans le temps de la modernité, un temps court, nerveux, parcouru de techniques industrielles. Le restaurateur, qui peut s’entourer des sciences de l’ingénieur, n’hésite pas à avoir recours à des matériaux nouveaux ou à des techniques nouvelles, et cette tendance s’accentue à partir des années 1880. Le désir d’actualiser les fonctions d’un bâtiment ancien accélère parfois ces recours, comme le montre Monica Naretto à travers l’exemple de la réalisation d’un château d’eau dans le donjon du Castello Sforzesco à Milan au tournant du xixe siècle et du xxe siècle. L’emploi du béton armé, diffusé en Italie du Nord où le brevet Hennebique est détenu par l’entreprise Porcheddu de Turin, s’impose alors sur ce chantier.
4Le xixe siècle restaure les monuments pour qu’ils contribuent à l’appréhension du temps propre à ce siècle, qui est friand d’imaginer et de réinventer le passé. Dans ces processus culturels aujourd’hui mieux connus, et qui dépassent le champ des restaurations, Jürgen Osterhammel a décelé une propension du xixe siècle à opérer sur le temps passé une véritable entreprise de réforme1. Dans notre domaine, il s’agit d’identifier cette modalité d’appropriation du passé, et d’y reconnaître un « effet de seuil » connu des archéologues : une rupture technique, sociale et idéologique, entre un monde inscrit dans la permanence d’un « temps long », immémorial, rural et artisanal qui transforme le monument. La volonté de mettre en place dans les restaurations une unité de style est d’un des avatars de ce paradigme de réforme du temps propre au xixe siècle. Dans l’essai publié dans la troisième partie de ce volume, Nicolas Reveyron en examine les sources littéraires. Il étudie en profondeur les créations de l’imagination, où la sensibilité romantique apporte sa touche essentielle, fondatrice, qui aboutissent à des perceptions nouvelles des monuments. L’essai sur la conservation du palais de Mari, un édifice en terre situé en Syrie, par Jean-Claude Margueron, apporte un précieux contrepoint dans ce champ du rapport au passé entretenu dans l’Europe du xixe siècle. Il est en effet apparu que la conservation de ce palais ne peut faire l’impasse de l’étude de son équilibre hydrologique. Le rapport de l’archéologue contemporain au passé est ici apaisé, en tentant non pas d’imaginer ce monument et ses usages, mais de comprendre comment les constructeurs d’origine ont analysé le milieu naturel et mis en œuvre des techniques se prêtant à une bonne conservation. Le défi est alors de « restaurer » ces techniques.
5La mise en perspective des relations entre les restaurations, la signification donnée au passé, la place donnée à l’œuvre d’imagination, l’assemblage entre la tradition et la modernité, constitue le point fort de ce volume dont l’intention est d’encourager un renouvellement de l’historiographie. Il est temps aujourd’hui de reconnaître que les études patrimoniales ont souvent été animées par des intentions de valorisation explicites ou implicites des restaurations. Dans le renouvellement souhaité, le regard de l’archéologue s’est révélé essentiel aux côtés de celui de l’historien. D’autres collaborations ont été essentielles, favorisant les regards croisés et les complémentarités. Lors des journées d’études organisées à l’Institut National d’Histoire de l’Art, Diane Daussy, Bruno Phalip, Nicolas Reveyron ou Arnaud Timbert étaient des représentants des études médiévales. Si l’étude des chantiers de restauration par des médiévistes est évidente, leur regard a été confronté à celui des contemporanéistes : Fabienne Chevallier, Chiara Devoti, Bérénice Gaussuin, Jean-François Luneau ou Monica Naretto. Pour élargir le regard, la contribution d’un représentant des études orientales anciennes, Jean-Claude Margueron, s’est révélée très fructueuse. Certainement en rapport avec le climat de réformes permanent à l’Université, au CNRS, ou dans les centres de recherche, de nouvelles façons de travailler se sont imposées, en revisitant la vieille opposition entre discours fonctionnaliste des architectes et formaliste des historiens de l’art. L’archéologie, comme les représentants des études purement techniques ou matérielles, se plaçant plutôt du côté des fonctionnalistes, la place de l’histoire fut elle-même réévaluée en ne se situant plus uniquement dans le champ institutionnel ou prosopographique2. Ce volume témoigne donc aussi, dans notre champ, du refus de l’enfermement disciplinaire et chronologique.
6Ces travaux montrent que l’étude du chantier de restauration marque un espace commun où les complémentarités deviennent la règle, tant les liens tissés entre le monument médiéval et le restaurateur sont étroitement enchevêtrés. La restauration n’est pas un fait isolé, elle fait partie intégrante de l’histoire des monuments.
Notes de bas de page
1Jürgen Osterhammel, The Transformation of the World. A global History of the Nineteenth Century, Princeton University Press, 2015, p. 69-71.
2Bruno Phalip, « Comprendre et conserver l’architecture médiévale, un débat épistémologique entre formalisme et fonctionnalisme », in Chiara Devoti et Monica Naretto (dir.), Archivi et cantieri per interpretare il patrimonio, fonti, metodi, prospettive ; Archives et chantiers pour l’interprétation du patrimoine, sources, méthodes, mise en perspective, HEREDIUM 2, 2021, Politecnico di Torino, p. 249-257 ; « L’histoire de l’art et le bâti du Moyen Âge en France. Une discipline en quête de nouveaux espaces de recherche », Hortus Artium Medievalium, vol. 25-1, 2019, p. 70-80.
Auteurs
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Bruno Phalip
Bruno Phalip est professeur d’histoire de l’architecture et d’archéologie du Moyen Âge à l’Université Clermont Auvergne, membre du CHEC (EA 1001 – USR 3550). Ses recherches, comme ses publications, sont liées à l’analyse des chantiers de construction et de restauration des monuments du Moyen Âge. La part technologique, mais aussi les parts des hommes et des communautés, y sont prépondérantes dans leurs liens avec les sociétés considérées.
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Fabienne Chevallier
Fabienne Chevallier est administratrice civile et historienne de l’architecture (HDR), chargée de la mission Inventaires et de l’histoire institutionnelle des collections au musée d’Orsay. Elle est membre associée du CHEC (EA 1001 – USR 3550), Université Clermont Auvergne. Ses recherches et ses publications ont trait aux identités nationales dans l’architecture et la ville européenne depuis la fin du xviiie siècle, à l’histoire de Paris, à la modernité urbaine et au patrimoine monumental. Son dernier ouvrage publié est Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe– début xxe siècle), PUBP, 2021, codirigé avec Bruno Phalip.
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Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe-début xxe siècle)
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