Les chimères rationnelles
Transferts et hybridations dans la restauration au xixe siècle
The Rational Chimeras. Transfers and Hybridizations in Restoration in the Nineteenth Century
p. 373-385
Résumés
Protégé ou non, le passé doit se plier au présent dans la pratique d’Eugène Viollet-le-Duc. Refusant la spécialisation des architectes, il voyage, comme ses contemporains et collaborateurs, d’un projet de restauration à un projet ex nihilo, comme les équipes d’artisans passant d’un chantier à l’autre. Les savoirs sont transférés, les formes aussi : sur la table de l’architecte, les relevés de monuments historiques s’hybrident dans des projets inédits, les chimères rationnelles.
Protected or not, the past must bend to the present in Eugène Viollet-le-Duc’s practice. Rejecting the idea of an architect specialist, he comes and go between restoration projects and new ones, alike his contemporary, alike the craftsmen. Knowledge is transfer as forms are: on the architect’s desk, drawings hybridize giving birth to original projects, the rational chimeras.
Entrées d’index
Mots-clés : architecture, restauration, monument historique, rationalisme, projet, Viollet-le-Duc (Eugène), XIXe siècle
Keywords : architecture, restoration, historical monument, rationalism, project, Viollet-le-Duc (Eugène), 19th century
Texte intégral
Faire plier le passé
1Dans sa pratique, Viollet-le-Duc traite égalitairement le monument historique et les bâtiments existants non classés. Le passé doit se plier au présent et à ses usages. Dans Histoire d’une maison1, comme dans les Entretiens2, Viollet-le-Duc est pris dans la tension qui règne entre les « idées héritées » et les « besoins nouveaux » liés à la vie moderne, particulièrement présents lorsqu’il conçoit un programme d’habitation. Sa forme idéale n’est plus celle du château dont il n’hésite pas à annoncer la destruction prochaine dans Histoire d’une maison : la maison de Marie doit être construite en accord avec la vie sociale et domestique moderne – avec le confort que cela induit – en regard du château dans lequel elle a grandi et auquel sa maison doit progressivement se substituer. Le cousin de Paul, architecte, tient le discours de Viollet-le-Duc :
Aussi M. de Gandelau, qui ne fait rien légèrement, a-t-il bien compris qu’un jour ou l’autre, et par la force des choses, sa maison ne pourrait convenir à ses enfants, et, avant de la laisser disparaître, il en élève une nouvelle pour votre sœur ; maison à laquelle on s’habituera peu à peu dans le pays, qui formera un nouveau noyau […]. Et on se fera aux habitudes plus modernes des hôtes du manoir neuf, et personne ne trouvera étrange, alors, qu’on modifie ou qu’on démolisse le vieux3.
2Viollet-le-Duc, régulièrement vu comme un restaurateur de monuments historiques, plutôt rangé du côté du patrimoine, plutôt du côté du vieux château, n’hésite pas à affirmer l’obsolescence d’une typologie d’habitat dont la disparition serait salutaire, car augurant d’un nouveau paradigme au sortir de la guerre de 1870. Il s’explique sur la conjugaison au présent de l’architecture du passé dans son Dictionnaire :
La révolution […] anéantit à tout jamais le château, et ce que l’on bâtit en ce genre aujourd’hui, en France, ne présente que de pâles copies d’un art perdu, parce qu’il n’est plus en rapport avec nos mœurs. Un pays qui a supprimé l’aristocratie et tout ce qu’elle entraîne de privilèges avec elle ne peut sérieusement bâtir des châteaux. Car qu’est-ce qu’un château avec la division de la propriété, sinon un caprice d’un jour ? Une demeure dispendieuse qui périt avec son propriétaire et ne laissant aucun souvenir, est destinée à servir de carrière pour quelques maisons de paysans ou des usines4.
3Pourtant, Viollet-le-Duc a bâti de nombreux châteaux, a accepté le caprice de son temps au risque de la pâle copie. Il en « restaure » sans les détruire, les « entretenir, [les] réparer ou [les] refaire », mais en les « rétablissant dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné5. »
4Pour les châteaux de Pupetières6, de Pierrefonds et de Roquetaillade7, il doit restaurer des vestiges et les assembler avec des dispositions nouvelles. Pour le premier8, les restes du château du xiiie siècle sont absorbés par la création d’un château correspondant au mode de vie de son maître d’ouvrage, Alphonse de Virieu. Cependant, le projet de Viollet-le-Duc, commencé en 1860, rend lisibles les parties anciennes et les constructions nouvelles par une ligne de démarcation franche sur la façade sud : la limite entre la partie ajoutée et le déjà-là est particulièrement prégnante et assumée par l’architecte. Les maçonneries des tours du château existant sont enduites alors que les parties neuves sont rendues par des matériaux non revêtus, tout en étant traitées avec une grande finesse grâce à l’appareillage de galets.
5À Pierrefonds, Viollet-le-Duc adopte le même parti : dans les tours éventrées, l’œil attentif identifie sans difficulté les maçonneries anciennes et celles rapportées par l’architecte pour la reconstruction du château de Napoléon III.
6À Roquetaillade9, comme à Pupetières, il s’agit pour Viollet-le-Duc et ses collaborateurs10 d’adapter une forteresse, ici du xive siècle, classée dès 1840, à un mode de vie bourgeois moderne. L’existant est englobé, voire régularisé par le projet. À Pupetières, le plan de Viollet-le-Duc atténue la dissymétrie grâce à une nouvelle aile. Le principe d’actualisation des édifices historiques façonne la théorie de la restauration qu’il énonce, elle-même forgée par son expérience de praticien. La restauration est envisagée comme un projet qui perfectionne les architectures héritées.
[T]ous les édifices dont on entreprend la restauration ont une destination, sont affectés à un service, on ne peut négliger ce côté d’utilité pour se renfermer entièrement dans le rôle de restaurateur d’anciennes dispositions hors d’usage. […] Qu’un architecte […] ne se prête pas à l’établissement d’un calorifère […] sous le prétexte que le Moyen Âge n’avait pas adopté ce système de chauffage dans les édifices religieux, qu’il oblige ainsi les fidèles à s’enrhumer de par l’archéologie, cela tombe du ridicule11.
7L’existant, tout historique qu’il soit, doit plier face aux usages du temps. La tension entre le passé et le présent évoquée plus haut se résout dans le perfectionnement des formes du passé par les usages du présent. Dans la conception de ses projets, Viollet-le-Duc transfère le confort moderne dans l’ancien, sans établir de hiérarchie entre les édifices. Il adopte le même parti de projet à Roquetaillade classé en 1860, à Pierrefonds classé en 1862 et à Pupetières qui n’est alors pas protégé. Le château d’Eu12, classé plus d’un siècle après la mort de l’architecte13, peut s’ajouter à la liste : datant de la fin du xvie siècle, Viollet-le-Duc y fait venir tout le confort moderne avec le gaz et l’eau courante, des baignoires et chauffe-bains dans toutes les salles de bain, le chauffage central, et d’autres éléments de confort, notamment dans les cuisines14.
Un état plus parfait
8Ce premier transfert identifié, d’autres apparaissent rapidement dans la suite du processus de projet, en particulier dans sa mise en œuvre : les mêmes équipes voyagent des chantiers de restauration aux chantiers de créations neuves. Roquetaillade, Pupetières et le château d’Abbadia15 à Hendaye – qui est une création ex nihilo – ont en commun leurs sculpteurs16. Le verrier17, pour les deux derniers, est également le même. Edmond Duthoit, architecte et collaborateur d’Eugène Viollet-le-Duc, a la charge de Roquetaillade, Pupetières et Abbadia. Lucjan Wyganovsky, quant à lui, s’occupe du château de Pierrefonds, de la cathédrale d’Amiens18 et du Prieuré19, demeure privée neuve construite à Pierrefonds. Ni les artisans ni les architectes ne sont spécialistes ni de la restauration ni de la création. Pour les projets de décors intérieurs, jusqu’au mobilier, les dessins circulent : Duthoit reprend pour Abbadia les lits créés par Viollet-le-Duc à Pierrefonds et le dessin d’une chambre qui, non réalisée à Roquetaillade, sera recyclée à Hendaye, avec plus de succès20.
9Sur la table de travail des architectes, les dessins des projets de restauration et de création se mélangent, les édifices sont traités simultanément et avec les mêmes égards. Les nouvelles techniques du siècle de l’industrie entrent aisément dans le champ des monuments historiques : au château de Pierrefonds, Viollet-le-Duc dessine une charpente en fer pour le logis. Ses dessins sont publiés dans la Gazette des architectes et du bâtiment21 pour diffuser ce modèle. Cette revue s’adresse aux praticiens et présente dans ses contenus, tant des publications de projets neufs – la nouvelle gare du Nord22 –, des restaurations, les dernières techniques – en matière d’engin de levage23 pour la construction ou la silicatation de la pierre24 –, que des articles sur la fabrication des décors – l’application de la galvanoplastie25 à la décoration architecturale par exemple. L’Encyclopédie d’architecture, qui précède la Gazette26, publie également des planches de bâtiments remarquables : la Bibliothèque Sainte-Geneviève par Labrouste mobilise l’éditeur de l’Encyclopédie pendant les dix premières années de publication de la revue avec au total 45 planches de dessins généraux et de détails ; la restauration de la cathédrale de Paris voit 43 planches publiées à son sujet soit un ordre de grandeur similaire et sur le même plan que celui de l’architecture de pointe de Labrouste27.
10Dans les Entretiens sur l’architecture, Viollet-le-Duc expose comment le transfert d’un matériau de la révolution industrielle à une architecture ancienne ne modifie ni la typologie de la structure ni l’espace et économise substantiellement la matière. Dans le 12e entretien, il propose la modification d’une partie de la structure d’une construction civile par un matériau phare de son temps, la fonte de fer :
Supposons que ce même programme nous soit donné, que nous prétendions conserver entièrement le principe de la structure ; devons-nous nous contenter de reproduire exactement la figure 1. Non, certes, l’emploi de la fonte de fer va nous permettre de supprimer ces encorbellements par assises de pierres dures, dispendieux et d’un aspect triste. Nous réaliserons des économies, nous obtiendrons une bâtisse qui offrira plus de sécurité, qui sera plus légère, qui laissera mieux circuler l’air et la lumière autour du rez-de-chaussée. […] le nouveau système adopté nous permettra de […] faire une économie sur les fondations28.
11Le nouveau système dont parle Viollet-le-Duc est le remplacement des assises en pierre par une béquille en fonte. C’est une seule pièce de métal qui se substitue à l’appareillage de pierre de l’encorbellement. Le principe de la structure n’est pas modifié, l’encorbellement reste un encorbellement. L’intervention est mineure, mais la transformation majeure : Viollet-le-Duc choisit pour l’implantation de sa prothèse métallique, la partie dont l’essence contient le tout de l’encorbellement. La soustraction d’un matériau et l’ajout d’un autre, incongru a priori dans un dispositif structurel médiéval, rend ce même dispositif plus efficient et hygiéniste29. Viollet-le-Duc entame la mue de l’architecture du Moyen Âge vers un état plus parfait :
Perfectionner le système d’équilibre admis par les maîtres du Moyen Âge, à l’aide du fer, mais en tenant compte des qualités de cette matière […]. L’emploi de tiges rigides ou colonnes de fonte, obliquement, est une ressource à laquelle nos constructeurs n’ont pas encore songé, je ne sais trop pourquoi30.
« Voir c’est savoir »
12En effet, Viollet-le-Duc est régulièrement confronté à un usage, de la part de ses confrères, des matériaux industriels contraires à leurs qualités intrinsèques. En témoigne la « querelle du fer31 » qui l’oppose en 1855 à Louis Auguste Boileau. À l’origine du désaccord entre l’architecte et l’ancien « menuisier32 », l’église Saint-Eugène construite à Paris la même année par Boileau qui utilise le fer dans une structure gothique. La critique est sans appel :
Quant aux ogives, aux colonnes gothiques moulées en fonte, aux meneaux découpés à la façon de ceux du Moyen Âge, ce sont là des puérilités d’assez mauvais goût ; ce qui convient à un art ne convient pas à un autre ; les formes qui conviennent à certains matériaux, ne conviennent pas à tous indifféremment ; les véritables innovateurs ne s’attachent pas à ces misères […]. [Les] hommes du xiiie siècle travaillaient aussi le fer et assez bien même ; rien qu’à voir leurs grilles, leurs pentures, on s’aperçoit qu’ils savaient parfaitement quel parti on doit tirer du fer forgé, quelles formes conviennent au métal ; or ces formes n’ont aucun rapport avec celles qu’ils ont données à la pierre ou au bois33.
13Boileau n’est pas « vrai selon la matière » qu’il emploie pour la forme ogivale de Saint-Eugène, sa construction n’est pas rationnelle et plutôt que d’imiter les formes du Moyen Âge, il devrait imiter l’approche des bâtisseurs du xiiie siècle. En revanche, une restauration est le support de la doctrine rationaliste de Viollet-le-Duc. La critique au sujet de la restauration du château de Saint-Germain en Laye par l’architecte Eugène Millet, reprend les mêmes arguments en miroir :
Dans presque tout ce qui se fait de nos jours comme architecture, il est impossible de trouver un enseignement, soit que la construction montre un désaccord complet entre les formes adoptées et les destinations, soit qu’elle accuse une incompatibilité […] entre la nature des matériaux employés et la façon dont ils ont été mis en œuvre. […] il faut chercher longtemps avant de rencontrer un édifice dont l’extérieur soit […] l’expression d’un besoin et dont la structure soit basée sur la nature des matériaux. L’architecture est de tous les arts celui qui doit emprunter le plus au raisonnement […]. Cette vérité […] est peu reconnue de notre temps où le raisonnement est généralement sacrifié à la fantaisie. […] Lorsque les formes d’une architecture sont raisonnées, elles ne font jamais naître l’idée de les remplacer par d’autres ; elles rendraient d’ailleurs cette substitution impossible34.
14Outre le discours des Entretiens repris quasi mot pour mot par le fils d’Eugène Viollet-le-Duc, auteur de cet article, le projet de Millet est encensé dans un feuilleton publié en 1863 dans la Gazette des architectes et du bâtiment. Il est exemplaire, mené avec raison, dans une architecture tout aussi raisonnée : le rationalisme du père est incarné dans un projet qui résulte de l’utilisation d’une méthode d’analyse du bâti, pour tirer les leçons de l’observation des œuvres du passé.
15Cette méthode, Viollet-le-Duc l’explicite dès 1849, dans les « Instructions pour la conservation, l’entretien et la restauration des édifices diocésains, et particulièrement des cathédrales35 » écrites avec Prosper Mérimée :
L’étude approfondie du style des différentes parties des monuments à entretenir ou à réparer est indispensable, non seulement pour reproduire les formes extérieures, mais aussi pour connaître la construction de ces édifices, leurs points faibles et les moyens à employer pour améliorer leur situation36.
16Ensemble, ils élaborent une méthode dans le siècle qui invente le concept de monuments historiques et qui ouvre vers une redéfinition des rapports à l’histoire. La méthode de l’étude préalable à la restauration ne suffit cependant pas à Viollet-le-Duc qui annonce son perfectionnement dans son article « Restauration » :
Notre temps n’aurait-il à transmettre aux siècles futurs que cette méthode nouvelle d’étudier les choses du passé, […] qu’il aurait bien mérité de la postérité. Mais nous le savons de reste ; notre temps ne se contente pas de jeter un regard scrutateur derrière lui : ce travail rétrospectif ne fait que développer les problèmes posés dans l’avenir et faciliter les solutions. C’est la synthèse qui suit l’analyse37.
17L’analyse et la synthèse, Viollet-le-Duc ne les limite pas aux monuments anciens, il adopte le même « regard scrutateur » sur des objets hors champ de l’architecture : les montagnes. Dans Le massif du Mont-Blanc38, il expose longuement dans son introduction la méthode mise en œuvre, pendant huit étés, pour constituer une « carte figurative » du massif, qui lui a permis la compréhension des états successifs du Mont-Blanc :
Je dois rendre compte des moyens employés pour la dresser. Indépendamment des mappes que j’ai pu rassembler, […], j’ai fait une vérification des positions relatives des sommets, par des relevés de points nombreux choisis sur les crêtes qui entourent le massif du Mont Blanc, […]. Puis attaquant le massif même, j’ai marqué un nombre considérable de stations sur ses rampes, d’où j’ai fait des visées obliques. […] Puis enfin, pénétrant dans le massif même, j’ai pu faire des visées intérieures […]. Ainsi j’obtenais au moins trois visées pour un même sommet. Rapprochant ces trois visées, il m’était possible de figurer, sur plan horizontal, ce sommet, d’apprécier l’inclinaison et la direction de ses arêtes, l’étendue relative qu’occupent sa base et la physionomie de son système cristallin39.
18L’architecte, comme avec une cathédrale gothique, procède de l’extérieur vers l’intérieur, du global au détail. Il pénètre progressivement dans le massif pour en saisir une image générale puis la complexifier, décortiquant morceau par morceau la montagne qu’il parcourt avec acharnement et observe inlassablement :
Quand tu vois une chose, un meuble, un outil, une maison, il faut te demander comment cette chose s’est faite, avec quoi et pourquoi, et tâcher par toi-même de le deviner, ou, si tu ne peux le deviner, demander à ceux qui savent. Quand tu vois une bête, petite ou grosse, un insecte, un oiseau, un mouton, un cheval, il faut te demander comment ces animaux s’y prennent pour marcher, pour se défendre, se nourrir, pour voler40.
19Dans Histoire d’un dessinateur, Monsieur Majorin forme petit Jean à la méthode d’observation tout au long du conte dont la dernière leçon est celle du Mont-Blanc. Dans un ouvrage s’adressant aux citoyens du futur, Viollet-le-Duc transmet le savoir récolté pendant ses investigations sur les flancs du toit de l’Europe. Mais derrière l’exposé du savoir collecté, il capitalise sur l’avenir avec la maxime qu’il n’a jamais abandonnée depuis ses randonnées dans les Pyrénées avec Étienne Delécluze, jusque dans son accident sur le Mont-Blanc. Sa méthode d’observation qui le mène à déduire un principe est utilisée par Viollet-le-Duc quel que soit l’objet de son attention : architecture, mobilier, détail de construction, montagne, rochers, plantes, animaux… chaque partie composant la globalité du monde visible. Son observation du Mont-Blanc et son travail de cartographie, facilités par « une longue habitude de dessiner des objets sur place et de déduire le géométral d’une série d’effets perspectifs41 », l’amènent à la conclusion sans appel et maintes fois répétée : le monument de la nature est en ruine et a perdu sa forme primitive. Il identifie la cause principale de la ruine : l’érosion, accélérée par l’action des humains à cause du défaut d’aménagement des cours d’eau – mal dont il accuse les ingénieurs.
Seules, quelques parties des points culminants du massif du Mont Blanc ont conservé leur forme première de rognons, […] le sommet de la chaîne […] ne s’est point dégradé sur le versant nord et conserve son apparence de coupole, tandis qu’il se ruine chaque jour du côté sud42.
L’hybridation comme posture
20L’observation, l’analyse et la synthèse permettent à Viollet-le-Duc, tout au long de sa carrière, de constituer une collection de savoirs qu’il mobilise dans ses projets. Une fois les savoirs digérés, ce catalogue fabrique un système de références internes qui sont restituées dans des assemblages : mis en pièce, les objets de ses observations sont réassemblés dans des créatures inédites et plausibles. À Pierrefonds il combine la tête et les ailes de la chauve-souris de petit Jean, la poitrine d’un diable de Notre-Dame de Paris, un ventre velu, des pattes de lion et une queue de lézard, dans une chimère ornant la clé de voûte du portique de la cour du château [Fig. 1]. La montée au grand degré est accompagnée par un être à chef de pélican dont le corps puissant d’amphibien comporte un abdomen à cinq mamelles et des ailes de chauve-souris dans le dos ; l’ensemble s’achève par des pattes palmées. Le collage est anatomiquement parfait, la chimère rationnelle.
Fig. 1 : Sculpture ornant une clé de voûte du château de Pierrefonds (vers 1870) élaborée à partir de la tête et des ailes d’une chauve-souris, de la poitrine d’un diable, d’un ventre velu et d’une queue de lézard.

Sources : photographie de l’auteur ; dessins de chauve-souris issus d’Histoire d’un dessinateur, Paris, Hetzel, 1879 ; dessin d’une sculpture de diable issu de l’article « Diable » du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, Paris, B. Bance, A. Morel, 1854-1863 ; montage BG + EC.
21En architecture, Viollet-le-Duc adopte la même posture, il la transmet à ses suiveurs tout comme il l’a reçue de ses prédécesseurs architectes diocésains ou de la commission des monuments historiques. Paul Abadie procède à un transfert de formes entre ses projets : la forme des dômes du Sacré-Cœur de Paris, construit en 1875 est une transposition quasi à l’identique des dômes qu’il dessine pour Saint-Front de Périgueux qu’il restaure entre 1852 et 1895. La façade est celle de Sainte-Croix de Bordeaux – qu’il restaure entre 1859 et 1865 – mélangée à celle de Saint-Pierre d’Angoulême (à partir de 1852). Les références sont régularisées : à Bordeaux, l’architecte doit négocier avec les proportions de l’église classée dès 1840 ; au Sacré-Cœur, il peut déployer une symétrie sans obstacle avec un lexique de formes similaires.
22Pour sa façade de Clermont, dont il dessine le premier projet d’achèvement de la cathédrale en 1864, Viollet-le-Duc croise les modèles qu’il a dessinés puis publiés dans son Dictionnaire [Fig. 2]. Le tympan est composé à partir de celui de Saint-Urbain de Troyes43, la rose rappelle dans sa construction celle de Notre-Dame de Mantes44 ; sur les tours, les niches à figures surmontées de pinacles renvoient aux pinacles des arcs-boutants de la cathédrale de Reims45. Les édifices qu’il restaure se retrouvent également dans ses créations : les baies jumelées surmontées de huit lobes sont une lointaine évocation des baies d’Amiens46.
Fig. 2 : Identification des références utilisées et publiées dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle par Viollet-le-Duc pour le projet d’achèvement de la cathédrale de Clermont-Ferrand (1864).

Sources : Élévation de la façade occidentale de Clermont-Ferrand, projet d’achèvement © Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / image RMN-GP ; tympan de Saint-Urbain de Troyes issu de l’article « Porte », rose de Notre-Dame de Mantes issu de l’article « Rose » ; pinacle de la cathédrale de Reims issu de l’article « Pinacle » ; baie jumelée de la cathédrale d’Amiens issu de l’article « Fenêtre » ; montage BG + EC.
23Les flèches quant à elles sont inédites : « Il fallait d’abord trouver une transition entre la forme prismatique carrée et la forme pyramidale octogone47. »
24Viollet-le-Duc parle ici de Chartres où les concepteurs du xiie siècle utilisent le dernier étage de la tour, doté d’un plan octogonal, pour opérer ce passage géométrique sur lequel est posée la pyramide. Viollet-le-Duc, architecte et non archéologue, comprend la difficulté de ses prédécesseurs. Comme ses confrères, il utilise dans de nombreux projets la typologie de Nesle48 : le dernier étage de la tour est de plan carré et la pyramide octogonale prend sa base sur le sommet de ce parallélépipède rectangle. Pour amortir le passage, les angles sont occupés par des édicules surmontés eux-mêmes de flèches, hérissant les couronnes des tours. Jean-Baptiste Lassus à Moulins, utilise la typologie de Nesle pour le Sacré-Cœur (reconstruit à partir de 1850) qu’il imagine en totalité et pour la cathédrale qu’il achève d’une nef et d’une façade occidentale (à partir de 1853). Viollet-le-Duc l’utilise à Saint-Denis dans son dessin de la flèche sud, à l’imitation de la flèche nord qu’il a démontée [Fig. 3]. Sa façade est équilibrée avec ses deux tours de la même famille, mais celle qui n’a jamais existé n’est pas une copie à l’identique de celle démontée, mais une variation sur un même thème permettant de distinguer l’originale du Moyen Âge et l’originale du xixe siècle49.
Fig. 3 : Les flèches de la cathédrale de Saint-Denis (1860) (à g.) et de la cathédrale fictive de Clusy d’Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, selon la typologie de Nesle (à d.).

Sources : Extrait de l’élévation de la façade occidentale de l’église abbatiale de Saint-Denis, projet de reconstruction, 1860, MAP ; Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, Paris, Hetzel, 1878 ; montage BG + EC.
25Et l’architecte va plus loin que la composition à partir de formes anciennes ; il fait naître sous son crayon de nouvelles créatures. Alors que pour les flèches de la cathédrale de Clusy50, sa seconde cathédrale idéale, il reprend ce modèle ; pour la cathédrale « d’après le type adopté à Reims51 » il invente une autre typologie [Fig. 4]. Les flèches de la façade de la cathédrale idéale sont de même nature que de celles de Clermont : la pyramide octogonale prend sa base géométrique dans la tour qui la supporte. Viollet-le-Duc résout le chameau posé aux architectes depuis le xiie siècle, grâce à sa posture qui l’enjoint à coller ensemble des morceaux collectés issus de parties existantes pour former un tout inédit.
Fig. 4 : Les flèches de la cathédrale de Clermont-Ferrand (1864) (à g.) et de la cathédrale dite idéale selon la nouvelle typologie inventée par Viollet-le-Duc (à d.).

Sources : Extrait de l’élévation de la façade occidentale de Clermont-Ferrand, projet d’achèvement © Ministère de la Culture – Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / image RMN-GP ; article « Cathédrale », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, Paris, B. Bance, A. Morel, 1854-1863 ; montage BG + EC.
26Loin de la nostalgie qui peut caractériser un certain regard sur le patrimoine, Viollet-le-Duc est présentiste. Alors que le rapport au monument historique verse souvent vers une mélancolie du passé, il est obsédé par son temps et redessine les édifices historiques en les faisant s’incliner devant les besoins de ses contemporains, les innovations de l’industrie et ses propres créations. Parallèlement, les archéologues penchent vers une conservation des monuments et de la matière authentique. Le passé pour Viollet-le-Duc est mort et « [sa] démarche de […] restaurateur s’explique par ce constat de décès52. » Un premier paradigme dans le rapport au temps et à l’histoire bascule et lui-même en fait le constat : « Notre temps, et notre temps seulement depuis le commencement des siècles historiques, a pris en face du passé une attitude inusitée53. »
27Il y participe, mais affronte la doctrine de John Ruskin et William Morris, pour qui le temps linéaire continue son œuvre inéluctablement, tout en acceptant le ralentissement de ce temps pour saisir par l’archéologie l’essence des fantômes du passé. Pour Viollet-le-Duc, la critique de falsificateur historique vient après sa mort ; mais dans son œuvre – écrite comme construite – il fait des édifices du passé la matière de ses projets et un outil de sa doctrine. Il cristallise le temps dans sa vision structurale de l’histoire.
Notes de bas de page
1Eugène Viollet-Le-Duc, Histoire d’une maison, Paris, Hetzel, 1873.
2Eugène Viollet-Le-Duc, Entretiens sur l’architecture, 2 vol., Paris, A. Morel, 1863-1872.
3Eugène Viollet-Le-Duc, Histoire d’une maison, op. cit., p. 37.
4Eugène Viollet-Le-Duc, « Château », in Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, Paris, B. Bance, t. 3, 1858, p. 190.
5Eugène Viollet-Le-Duc, « Restauration », in Dictionnaire […], op. cit., t. 8, 1866, p. 14.
6Châbons en Isère.
7Mazères en Gironde.
8Cf. Arnaud Timbert, « Matières, matériaux et couleurs au château de Pupetières », in Viollet-le-Duc. Villégiature et architecture domestique, Viviane Delpech (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 75-92 ; Françoise Boudon, « Chabons (Isère) : le château de Pupetières », in Viollet-le-Duc, Bruno Foucart (dir.), Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1980, p. 225-227.
9Viviane Delpech, « La collaboration Viollet-le-Duc et Duthoit aux châteaux d’Abbadia et de Roquetaillade », in Viollet-le-Duc. Villégiature […], op. cit., p. 151-168
10À Roquetaillade, il s’agit de Duthoit, à Pierrefonds de Wyganovsky, à Pupetières de Darcy. Chacun a un rôle différent, certains étant des proches de Viollet-le-Duc et ayant acquis une certaine liberté dans l’exécution, d’autres étant des exécutants purs et simples du projet.
11Eugène Viollet-Le-Duc, « Restauration », art. cit., p. 31-32.
12Cf. Charlotte de Bergh, « Viollet-le-Duc et les Orléans, le chantier du château d’Eu », in Viollet-le-Duc. Villégiature […], op. cit., p. 75-92.
13Le château d’Eu est inscrit au titre des monuments historiques par arrêté du 6 juin 1983 puis classé par arrêté du 30 octobre 1985.
14Sujet pour lequel je renvoie à l’article « Cuisine » du Dictionnaire, particulièrement détaillé, jusque dans la manière de cuire les aliments et leur qualité nutritionnelle en fonction des modes de cuissons adoptés ; le style de l’architecture lui-même participant de la digestion.
15Viviane Delpech, Abbadia : le monument idéal d’Antoine d’Abbadie, Presses universitaires de Rennes, 2014.
16Il s’agit des Ateliers Capelle et Chertier : cf : ibid. ; Françoise Boudon, « Viollet-le-Duc et le château », in Viollet-le-Duc, Bruno Foucart (dir.), op. cit., p. 208-214.
17Il s’agit de Charles Denis.
18Jacques Foucart-Borville, « Amiens : la restauration de la cathédrale », in Viollet-le-Duc, Bruno Foucart (dir.), op. cit., p. 82-85.
19Françoise Boudon, « Pierrefonds (Oise) : le Prieuré », in Viollet-le-Duc, Bruno Foucart (dir.), op. cit., p. 221-222.
20Viviane Delpech, Abbadia […], op. cit.
21« Charpentes en fer. Charpente en fer du corps de logis principal du château de Pierrefonds », Gazette des architectes et du bâtiment, no 4, 1863, p. 44-46.
22Anatole de Baudot, « La nouvelle gare du nord », Gazette des architectes et du bâtiment, no 14, 1863, p. 190-192.
23« Machine à vapeur pour la construction. Monte-pierres », Gazette des architectes et du bâtiment, no 10, 1863, p. 127-132.
24« De la conservation des monuments par silicatation des pierres calcaires », Encyclopédie d’architecture, vol. 3, 1853, p. 153-156.
25« Application de la galvanoplastie à la décoration architecturale », Gazette des architectes et du bâtiment, no 20, 1864, p. 238-239.
26Béatrice Bouvier, L’Encyclopédie d’architecture (1859-1892) : un miroir de l’architecture de son temps, doctorat, dir. Jean-Michel Leniaud, Paris, EPHE, 1999.
27Bérénice Gaussuin, « Restauration des monuments historiques versus production nouvelle. L’Encyclopédie d’architecture et la Gazette des architectes et du bâtiment (1851-1869) », Livraisons d’Histoire de l’Architecture, no 33, 1er septembre 2017.
28Eugène Viollet-Le-Duc, Entretiens sur l’architecture (1872), 12e entretien, Gollion, Infolio, p. 85.
29Fabienne Chevallier, Le Paris moderne : histoire des politiques d’hygiène (1855-1898), Presses universitaires de Rennes, Paris, Comité d’histoire de la ville de Paris, 2010, p. 304-306.
30Ibid., p. 87.
31Eugène Viollet-Le-Duc, Louis Auguste Boileau, La querelle du fer, présentée par Bernard Marrey, Paris, Éditions du Linteau, 2002.
32Eugène Viollet-Le-Duc, « Lettre de M. Viollet-le-Duc en réponse à un article de Michel Chevalier », Encyclopédie d’architecture, no 6, 1855, p. 81-87.
33Ibid., p. 85-86.
34Eugène Viollet-Le-Duc (fils), « Restauration du château de Saint-Germain », Gazette des architectes du bâtiment, no 15, 1863, p. 197-204.
35Eugène Viollet-Le-Duc, Prosper Mérimée, « Instructions pour la conservation, l’entretien et la restauration des édifices diocésains, et particulièrement des cathédrales », Encyclopédie d’Architecture en 1855, no 2, p. 20-30, puis no 3, p. 39-46.
36Eugène Viollet-Le-Duc, Prosper Mérimée, « Instructions pour la conservation, l’entretien et la restauration des édifices diocésains, et particulièrement des cathédrales », Encyclopédie d’Architecture en 1855, no 2, p. 24-25.
37Eugène Viollet-Le-Duc, « Restauration », in Dictionnaire raisonné, op. cit., p. 16.
38Eugène Viollet-Le-Duc, Le massif du Mont-Blanc, Paris, J. Baudry éditeur, 1876.
39Ibid., p. VII-X.
40Eugène Viollet-Le-Duc, Histoire d’un dessinateur, Paris, Hetzel, 1879, p. 21.
41Eugène Viollet-Le-Duc, Le massif du Mont-Blanc […], op. cit., p. X.
42Ibid., p. 5.
43Eugène Viollet-Le-Duc, « Porte », in Dictionnaire […], op. cit., t. 7, p. 427, ill. 69.
44Ibid., « Rose », t. 8, p. 44, ill. 3.
45Ibid., « Pinacle », t. 7, p. 180, ill. 4.
46Ibid., « Fenêtre », t. 5, p. 390, ill. 20.
47Ibid., « Flèche », t. 5, p. 429.
48Les dessins de l’église de Nesle sont publiés par Anatole de Baudot dans Églises de bourgs et villages, Paris, B. Bance, 1867, avec le commentaire suivant : « Le clocher de l’église de Nesle est un des mieux conçus et des mieux bâtis parmi les nombreux exemples fournis par cette province et cette époque, la plus fertile en beaux clochers. »
49Il sera bientôt possible de voir surgir la flèche nord de la densité de la ville depuis l’autoroute A1, restituée à l’identique de celle de Debret par l’architecte en chef des Monuments historiques, Jacques Moulin sur autorisation expresse du ministère de la Culture.
50Eugène Viollet-Le-Duc, Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, Paris, Hetzel, 1878.
51Eugène Viollet-Le-Duc, « Cathédrale », in Dictionnaire […], op. cit., p. 323.
52Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine (1992), Paris, Seuil, 1996, p. 117.
53Eugène Viollet-le-Duc, « Restauration », in Dictionnaire […], op. cit., p. 15.
Auteur
Bérénice Gaussuin est architecte DESA HMONP, titulaire du DSA « Architecture et Patrimoine » de l’École de Chaillot et d’un Master II histoire de l’architecture de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Maîtresse de conférences associées à l’ENSA Paris-Malaquais, elle enseigne l’histoire de l’architecture et le projet. Praticienne, elle est associée d’une agence d’architecture spécialisée dans la restauration de monuments historiques tout en préparant parallèlement une thèse de doctorat en architecture, à l’Université Paris-Est (ED VTT), sur les relations qu’entretiennent Eugène Viollet-le-Duc et ses contemporains au passé et à l’histoire, au sein du Laboratoire Infrastructure Architecture Territoire (LIAT), sous la direction de Dominique Rouillard, professeure HDR.
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