Introduction. La modernité dans les chantiers de restauration du début du xixe siècle à 1920
Sources, pratiques et théories dans l’environnement européen
p. 333-337
Texte intégral
1La journée d’études organisée le 8 juin 2018 à l’INHA a été consacrée à la modernité dans les chantiers de restauration du début du xixe siècle à 1920 dans l’environnement européen (sources, pratiques et théories). Elle a été introduite par Arnaud Timbert, à l’initiative du cycle « Construire, Restaurer, Détruire. Les chantiers du xviiie au xxe siècle ». Le thème de cette journée est au cœur de perspectives de renouvellement historiographique.
2Aujourd’hui ressentie comme une contradiction, la liaison intime entre le fait restaurateur, qui prétend réanimer un passé qu’on voudrait intact, et la modernité, s’est imposée rapidement sur les chantiers du xixe siècle. Cette modernité revendiquait avec force la survivance d’une tradition qui était parfois poursuivie, ou bien réinventée après les ruptures intervenues dès l’époque moderne. Au xixe siècle, dans le champ monumental, l’assemblage raisonné de la tradition et de la modernité n’est pas ressenti comme une contradiction. L’intégration d’une réflexion sur l’histoire, elle-même refaçonnée, est un axe de la pensée « moderne » du xixe siècle : pour modeler le présent et se projeter dans l’avenir, ce siècle a besoin de la mémoire d’une histoire désirée. Les ouvrages d’histoire de l’architecture, à l’époque, sont pétris de jugements sur les valeurs réelles et supposées des époques où ont fleuri les styles. Les hypothèses de travail à l’origine de cette journée ont donc d’emblée intégré le « travail sur l’histoire » à l’œuvre dans les chantiers de restauration, à travers les choix stylistiques ou les reconstructions pures et simples, comme une des composantes de la modernité. Sur un autre plan, il s’agissait d’appréhender des ruptures ou des transmissions observées dans les traditions des métiers, les justifications données à l’emploi des techniques modernes, et aussi les formes technocratiques empruntées par la modernité à travers des transformations urbaines couplées avec des projets de restauration. Par ailleurs, ce thème invitait à des approches critiques sur l’irruption du champ politique dans les interventions sur les monuments, un fait qui prend des caractéristiques propres au xixe siècle, profondément « moderne » dans le sens où ce champ est irrigué par le renouveau du sentiment patriotique (en Allemagne), avec la volonté de donner une cohésion à la nation après la Révolution, tout en consolidant le pouvoir impérial, puis monarchique (en France), ou avec la redécouverte du passé médiéval à une époque où se prépare, puis s’accomplit l’unité italienne (Lombardie). Cette journée a donc été propice à une approche matérielle des restaurations liée à une histoire technique, mais aussi sociale et politique. Les travaux menés ont montré la nécessité de donner des significations précises à la notion de « modernité ».
3Dans le prolongement de recherches menées aux archives de l’archevêché de Paris sur l’église Saint-Germain l’Auxerrois à Paris, une approche des restaurations du long xixe siècle en termes de « moments » se dessine. Les archives des interventions sur cet édifice dévoilent des rapports variés à la tradition, dont les motifs s’expliquent par un climat mêlé de réactions violentes au fait révolutionnaire, de contre-réactions, de peurs et de décisions rigides prises par l’autorité publique au nom d’impératifs de sûreté plus ou moins voilés. Cette église devient un lieu-symbole des peurs postrévolutionnaires, et ces peurs ambiantes expliquent pour une large part le contenu donné aux interventions matérielles sur et autour de l’église. Les sources consultées montrent en effet que la motivation profonde de ce qui est appelé la « restauration » de l’édifice, du côté de la préfecture de la Seine, est d’abord de l’amputer progressivement des constructions adventices qui l’entouraient depuis le Moyen Âge, puis de transformer radicalement son environnement urbain pour qu’il se fonde dans l’esthétique de la colonnade du Louvre et celle des bâtiments de Percier et Fontaine rue de Rivoli. La modernité a aussi un dessein de « sûreté » : elle veut s’attaquer dès 1820 au tissu urbain et social qui entoure l’église. En contrepoint à cette forme de modernité, le dossier montre aussi, dans la même temporalité, une survivance des traditions des métiers lorsqu’il s’agit de restituer la rose de l’église ou de réparer les serrures.
4Bérénice Gaussuin, architecte DESA et architecte du Patrimoine, interroge, chez Eugène Viollet-le-Duc, les porosités entretenues entre le métier d’architecte et les pratiques restauratrices. Pendant le xixe siècle, le recours aux matériaux industriels est de plus en plus pratiqué par les architectes. Ceux qui appartiennent à l’école rationaliste, dont Viollet-le-Duc est le théoricien, recherchent des matériaux propices à la salubrité de la construction. Or, ces recherches sont appliquées non seulement aux bâtiments nouveaux, mais aussi aux restaurations. Viollet-le-Duc justifie ces migrations par un discours qui autorise et légitime le « perfectionnement » de l’architecture du Moyen Âge. Mais jusqu’où est-il permis de perfectionner ainsi les édifices médiévaux, dans un siècle qui est déjà familier avec le respect d’une authenticité des strates archéologiques ? Des débats s’engagent, et s’accentuent après la mort de Viollet-le-Duc qui reste pourtant une figure clé des restaurations. Au-delà même des matériaux, ce dernier assume une position « moderne » dans ses pratiques restauratrices, dans le sens où il pratique des restitutions qui assemblent des détails d’architecture empruntés à plusieurs édifices de référence. La restauration est ici moderne dans le sens où elle se met en quête d’un idéal architectural, le passé recyclé étant mis au service de la société contemporaine.
5Jean-François Luneau, maître de conférences habilité en histoire de l’Art à l’université Clermont Auvergne, s’intéresse ici au château de Marienburg, fondé par l’ordre des chevaliers teutoniques au xiiie siècle, restauré et réaménagé en plusieurs étapes pendant le xixe siècle. Le coup d’envoi de cette restauration est donné par l’État prussien, à un moment où l’identité allemande est en pleine renaissance après les souffrances nées des guerres napoléoniennes. La restauration prend donc des partis identitaires, en restituant un château médiéval allemand idéalisé, sans tenir compte de la période où le château a été sous la domination polonaise. Or, cette dimension identitaire est très largement diffusée en Europe, tout spécialement en France. La réception européenne du château de Marienburg a donc contribué au forgeage d’un aspect essentiel de certaines restaurations emblématiques du xixe siècle : l’usage d’une mémoire nationale refaçonnée après les souffrances collectives, nécessairement sélective, qui ne craint pas d’éradiquer des pans entiers de l’histoire, et donc de la matérialité des bâtiments. Avec des variations et des nuances, cet usage d’une mémoire qui pratique le tri dans l’histoire, fait partie des pratiques modernes sur des chantiers de restauration européens emblématiques du xixe siècle, tout particulièrement sur les chantiers d’achèvement de monuments dont la construction a été interrompue au cours de l’histoire.
6L’intégration des matériaux et des techniques modernes dans les restaurations connaît un tournant dans les années 1890-1920. La mise au point du système Hennebique pour la fabrication du béton armé (le brevet est déposé en 1892) connaît une diffusion dans toute l’Europe, tout particulièrement en Italie. Monica Naretto, professeure associée en restauration au Politecnico de Turin, consacre son article à ce moment de basculement : les procédés du béton armé s’invitent sur les chantiers de restauration des monuments du Moyen Âge en Italie, puis les théories de la restauration proposent des discours de légitimation pour justifier ces recours. Le fonds d’archives de la société Porcheddu, détentrice pour l’Italie du Nord du brevet Hennebique, conservé au Politecnico de Turin, documente ces interventions. Les sources montrent que l’intégration des techniques modernes est inséparable d’une parfaite connaissance de l’art de la maçonnerie ancienne. Cette connaissance est maîtrisée par les architectes restaurateurs qui travaillent à côté des ingénieurs formés dans la réalisation des premières structures de béton armé. Le chantier de la transformation des tours du château des Sforza à Milan, destinées à être employées comme enveloppes contenant des citernes d’eau, est alors un moment à part dans l’histoire des restaurations : la remise en valeur de ces tours est placée au service de l’implantation des réseaux d’amenée d’eau de la ville moderne. Cette modernité-là prend appui sur les progrès de la technique ; elle est sociale, car elle met ce progrès technique au service d’ouvrages publics qui amènent une amélioration des conditions de vie de la collectivité. D’autres applications du système Hennebique furent faites par la suite dans des typologies très différentes, notamment dans des églises. Ce moment des restaurations amena aussi à des discussions théoriques, notamment chez Camillo Boito, pour justifier le recours à des techniques modernes, pour des raisons tenant à la solidité des édifices.
7Chiara Devoti, professeure associée en histoire de l’architecture au Politecnico de Turin, consacre son article à la redécouverte et au processus d’invention de l’architecture lombarde du nord de l’Italie, qui s’inscrit dans le mouvement européen des architectures nationales du long xixe siècle, auquel contribuent, dans le cas lombard, deux étrangers – l’érudit français Fernand de Dartein, par deux volumes parus entre 1865 et 1882, puis l’historien de l’architecture américain, Arthur Kingsley Porter – et évidemment des Italiens, tout spécialement Edoardo Arborio Mella, puis le Turinois Paolo Verzone. Les projets de restauration s’inscrivent dans le sillage de ces redécouvertes des architectures du passé, qui prennent souvent une allure de quête du Graal : en effet, les théoriciens du xixe siècle puisent dans les formes du Moyen Âge de manière sélective, pour y trouver la « véritable » architecture médiévale et aussi des formes recyclables dans les programmes modernes. La restauration des monuments est un chaînon dans cette quête, à partir des formes médiévales, d’une harmonie intrinsèque du monument et du bâtiment liée à l’analyse de la fonction. Or, cette quête du Graal fait pleinement partie de la modernité du xixe siècle. Le chantier de restauration de la cathédrale de Casal s’inscrit dans cet effet d’entraînement. Les dessins du comte Mella pour la restauration montrent bien ce tropisme pour des éléments d’architecture recomposant une image du style roman de la plaine du Pô, et dotés d’une grande force décorative. Ce chantier se heurte aussi à un défi constructif de taille, qui est l’absence de fondations de la façade principale. Le recours à une consolidation employant du métal est écarté. Le procédé de consolidation emprunte alors des techniques traditionnelles, en employant des gravats provenant de maisons abattues, liés par des pièces en granit. Les défis strictement constructifs des chantiers de restauration des édifices médiévaux amenèrent parfois, paradoxalement, des retours à la tradition technique.
Auteur
Fabienne Chevallier est administratrice civile et historienne de l’architecture (HDR), chargée de la mission Inventaires et de l’histoire institutionnelle des collections au musée d’Orsay. Elle est membre associée du CHEC (EA 1001 – USR 3550), Université Clermont Auvergne. Ses recherches et ses publications ont trait aux identités nationales dans l’architecture et la ville européenne depuis la fin du xviiie siècle, à l’histoire de Paris, à la modernité urbaine et au patrimoine monumental. Son dernier ouvrage publié est Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe– début xxe siècle), PUBP, 2021, codirigé avec Bruno Phalip.
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Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe-début xxe siècle)
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