Introduction. Une image trompeuse ou l’illusion du temps aboli
Les fantômes mensongers du restaurer du xixe siècle – au début du xxe siècle
p. 255-257
Texte intégral
1Le thème de cette troisième partie a fait l’objet d’une journée d’études le 6 avril 2018 à l’INHA. En premier lieu, il s’agit d’expliciter le titre, puis de développer la question des contextes liés à ces recherches et de proposer enfin de nouveaux axes à considérer, en complément de ceux proposés par Arnaud Timbert dans son séminaire tenu le vendredi 9 février 2018 et de celui du vendredi 8 juin 2018, journée organisée par Fabienne Chevallier1.
2Mais, tout d’abord, envisageons le titre de cette journée et son complément : « Une image trompeuse ou l’illusion du temps aboli. Les fantômes mensongers du restauré du xixe siècle – au début du xxe siècle ».
3Les médiévistes travaillent à des sources anciennes qui n’ont rien à voir avec le xixe siècle, mais qui se rapportent malgré tout à la restauration comme action de recréation du Moyen Âge. Et c’est bien cela qui doit nous interroger.
4En premier lieu, nous trouvons un texte d’Alcuin, conseiller de Charlemagne à la fin du viiie siècle, qui considère que l’original vaut mieux que la copie altérée, celle-ci se révélant au final n’être qu’une image trompeuse, sans vie et sans âme ; avant lui, c’est Grégoire de Tours, son aîné au vie siècle, auteur de son Histoire des Francs. Il y précise que les créations, copiées et répétées, sont sans âme, ressemblantes certes, consolidées pour qu’elles ne se brisent pas, mais également définies comme des fantômes mensongers pouvant se rapporter à nos œuvres restaurées2.
5Il faut aussi considérer ce complément : « Restaurer de manière raisonnée en Europe ». La précision apparaît nécessaire parce que le xixe siècle, et ensuite les restaurateurs des premières décennies du xxe siècle s’inscrivent dans le cadre d’un monde qui s’affirme scientifique et qui, par là même, est persuadé de la justesse de ses propositions analytiques, de ses définitions organisées à la manière des classifications des naturalistes, comme de ses actions volontaires et des importants moyens mis en œuvre pour obtenir des résultats. Leurs certitudes sont là, ancrées dans la mentalité de cette époque qui donne toute sa confiance à la science et à la technique en prétendant abolir ou achever l’histoire en train de se faire par l’acte même de la restauration qui finit un cycle.
6La loi du 31 décembre 1913 clôt un chapitre de cette lente gestation de la justification de l’acte de restaurer. Après les deux premières lois (1887, 1906), la loi de 1913 pose le fondement d’une nouvelle doctrine de protection, de conservation, comme de logiques à venir pour la restauration. Elle le clôt, notamment par le biais d’institutions naissantes associées à cette loi de décembre 1913 sur les monuments historiques ; une loi à la fois synthèse des premières lois embryonnaires et fondement d’une nouvelle doctrine de protection, de conservation, comme de logiques à venir pour la restauration.
7Pour l’essentiel, ces interventions des restaurateurs perdurent sous une forme reconnaissable, proche et classique, jusque dans les environs du milieu du xxe siècle. De fait, la définition de la restauration qui a émergé à partir du début du xixe siècle ne pouvait naître que dans le cadre des pays septentrionaux d’Europe, très urbanisés, où se concentrent les capitales de pays industriels qui transforment les paysages urbains et ruraux, les façons de penser, de produire, les lieux du travail, la définition des États-Nations, des peuples et des cultures pour définir d’autres formes sociales adaptées. Dès lors, les pratiques de la restauration sont confrontées à ce que l’on a nommé un « très long Moyen Âge » s’achevant par la mise en place et l’accompagnement de pratiques déstabilisantes pour le monument, directement associées à des temps industriels qui exigent des restaurations qu’elles constituent des pansements rassurants, répondant aux inquiétudes nées des bouleversements en cours.
8En arrière-plan de ce socle de réflexion, restaurer se situerait alors comme une activité nécessaire au temps de l’industrie et née de cette industrie, en devenant un auxiliaire de ces temps de la révolution industrielle. Ainsi, restaurer est à la fois un marqueur historique, un révélateur et le reflet des profonds bouleversements de ce xixe siècle qui hésite encore entre la fausse lenteur de sociétés rurales déstabilisées et les trépidantes sociétés urbaines, exigeantes en gain de temps et en économie de moyens de production. Cette société nouvelle bouleversée donne une contrepartie, celle de la protection et de la restauration des traces d’un monde qui va disparaître.
9Ainsi, notre journée ambitionne-t-elle de travailler à un « manifeste renouvelé de la restauration » qui serait le spectre de travaux et de recherches répondant aux limites perçues des systèmes mis en œuvre dans les chantiers de restauration.
10Nos tentatives sont fondées sur des recherches individuelles, mais aussi sur des programmes collectifs engagés depuis plusieurs années, dans le cadre de centres de recherche, tels que celui de GEOLAB ou du CHEC à l’Université Clermont Auvergne. On se doit d’y ajouter les résultats du colloque « Matériaux, Métiers et Techniques. Vers une histoire matérielle du chantier de restauration (1830-1914)3 », tout comme les travaux de Nicolas Reveyron, Jean-François Luneau, Jean-Claude Margueron ou d’Olivier Poisson qui sont intervenus le 6 avril 2018 et dont nous publions les textes dans cette troisième partie.
11Il va sans dire enfin que d’excellents ouvrages ou articles évoquant les philosophies de la restauration existent en Grande-Bretagne après Ruskin et Morris ou plus encore en Italie, après Boito et Brandi. Il s’agit alors d’appréhender les prémices d’une sorte d’arbre généalogique des pensées restauratrices, de pensées arborescentes ou d’arbre de Jessé de la conservation qui doit permettre de compléter les entreprises passées, menées avec Jean-François Luneau, pour aider à la construction d’une réflexion diachronique relative au « Restaurer au xixe siècle ».
Notes de bas de page
1Pour ces journées, je remercie à la fois Julien Noblet et Arnaud Timbert, tout comme l’INHA qui nous a accueillis et Fabienne Chevallier.
2Grégoire de Tours, Histoire des Francs, trad. R. Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 2 vol., 1975. À propos des idoles sculptées, Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, 3 vol., Bruges, De Tempel, 1946, Paris, Albin Michel, 1998, I, p. 268-269 et Alain Erlande-Brandenburg, De pierre, d’or et de feu. La création artistique au Moyen Âge, ive-xiiie siècle, Paris, Fayard, 1999, p. 92.
3Colloque organisé du 15 au 17 décembre 2017 à Paris, Liège et Namur ; dir. Claudine Houbart, Mathieu Piavaux, Arnaud Timbert, Julien Noblet.
Auteur
Bruno Phalip est professeur d’histoire de l’architecture et d’archéologie du Moyen Âge à l’Université Clermont Auvergne, membre du CHEC (EA 1001 – USR 3550). Ses recherches, comme ses publications, sont liées à l’analyse des chantiers de construction et de restauration des monuments du Moyen Âge. La part technologique, mais aussi les parts des hommes et des communautés, y sont prépondérantes dans leurs liens avec les sociétés considérées.
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