Introduction générale
p. 11-14
Texte intégral
1À l’initiative de cette enquête sur les restaurations du xixe siècle, les médiévistes ne dominaient pas ; l’avantage en fut néanmoins certain. Travailler à la restauration étant encore assez inhabituel il y a encore une quinzaine d’années, beaucoup était à faire en dépit de travaux pionniers. L’historiographie la plus ancienne – placée entre 1980 et 2000 – montrait que, si les recherches avaient principalement trait à l’institution des monuments historiques, à Viollet-le-Duc, aux premiers architectes en chef des monuments historiques ou encore aux architectes diocésains, la restauration comme fait européen, son immersion dans les sociétés en question, comme la matérialité même du monument restauré étaient peu abordées, même si la restauration était d’emblée liée à la nation1.
2Ainsi, publier ici les premiers résultats de nos enquêtes, progressivement élargies à l’Europe entière, constitue un point d’appui, un appel, plus qu’une volonté délibérée de synthèse immédiate. De cette diversité première doit naître un effort de réflexion encore à venir. L’ouvrage que nous venons de publier avec Fabienne Chevallier en est une étape, un franchissement cherchant un effet de seuil ou un nouvel élan2. D’emblée, il a fallu inscrire ce travail dans une histoire précise où le désir culturel d’inventer les contours de la nation se mêle au nationalisme, où les gouvernements cherchent des formes de légitimation par de nouvelles politiques publiques et institutions, et où les techniques d’essence encore artisanale se mêlent aux productions industrielles. Il a paru impossible de ne pas inscrire les restaurateurs et restaurations du xixe siècle hors de ces bouleversements. Nous devions considérer essentiels les grands chantiers de restauration qui mettaient en jeu l’identité nationale, ceux qui à l’inverse avaient un caractère plus local, mais aussi les techniques, les équipes, l’organisation collective, et les justifications explicites ou suggérées données aux restaurations. En Europe, au xixe siècle, ces chantiers participent de la refondation des États et des Empires. Les monuments restaurés redéfinissent les paysages et mobilisent des moyens économiques, intellectuels et humains beaucoup plus importants que par le passé.
3Dans le cadre présent, il ne peut être question de se référer à des bibliographies exhaustives, mais sans doute d’en tirer les aspects neufs, encore isolés. Seules les publications éclairant les significations profondes de cette question du “restaurer au xixe siècle” et de leurs finalités sont prises en compte. Les fins politiques y voisinent avec les aspects techniques dans une commune volonté de se référer au prestige de l’architecture des temps passés. Ce fut, tour à tour, le cas des monuments antiques, médiévaux, de la Renaissance, des classicismes et désormais de ceux de la période la plus récente. Les « bons gouvernements » apportent toujours leur soutien et leur protection aux arts ; prodiguent attention et moyens aux édifices insignes, pourvu que leurs architectes et ouvriers soient bien formés et instruits. Restaurer au xixe siècle prétend alors maintenir des techniques bousculées par la Révolution industrielle, tout en élargissant le premier corpus monumental. Le seul cadre des monuments de l’Antiquité est désormais dépassé. Les acteurs publics des restaurations s’attachent à l’art médiéval qui s’accorde plus facilement aux impératifs nationaux en y faisant naître des peuples, des cultures et leurs architectures. C’est aussi dans cette période que sont débattues, de façon souvent virulente, les règles que doivent suivre les restaurations : quelles techniques, quels matériaux adopter ou interdire ? Quelle place donner aux questions archéologiques, comme à celles du culte ? On assiste aussi à des interférences entre les projets urbains et les restaurations.
4Dès le début du xixe siècle, la définition de la restauration transforme la signification des transformations connues pendant les époques médiévale et moderne. Ces définitions ne pouvaient émerger que dans le cadre des pays d’Europe les plus urbanisés, dont les industries bouleversent profondément les paysages urbains et ruraux, les façons de penser, le rôle donné aux États, les peuples et cultures.
5En arrière-plan de ce socle de réflexion, restaurer accompagne et rend plus supportables les sociétés industrielles inscrites dans un temps nerveux et court qui violente les marques du temps long qui les précèdent : sociétés rurales, techniques artisanales, organisations sociales et toutes traces d’un monde sur le point de disparaître. Enfin, l’ouverture des problématiques françaises à d’autres espaces – les espaces européens, ou plus lointains (Proche-Orient) –, tout comme le prolongement des recherches dans le temps en abordant les réalités du xxe siècle, sont porteurs de nouvelles réflexions.
6Ces premières approches ont justifié la tenue de quatre tables rondes, deux à Clermont-Ferrand en 2010 et 2013 ; deux autres à Paris, à l’Institut National d’Histoire de l’Art, les 9 février et 8 juin 2018. Les deux premières avaient été publiées isolément ; les voici réunies aux deux dernières dans ce volume.
7La première partie de ce volume s’intitule « Renouveler les approches de la restauration » et rassemble les travaux de la table ronde organisée en 2010. Un dialogue y est posé entre des chantiers de restauration locaux, à l’échelle d’un territoire – en Auvergne avec Notre-Dame du Port de Clermont, Saint-Nectaire, Saint-Austremoine d’Issoire, et des monuments de la Renaissance ; en Picardie avec la cathédrale d’Amiens et l’église de Maily-Maillet ; en Bourgogne avec les chantiers menés par Eugène Viollet-le-Duc. En contrepoint avec les restaurations menées dans des cadres locaux, même s’ils avaient le soutien de l’État, deux édifices nous ont semblé fondateurs pour leur caractère emblématique, Pierrefonds et le Hoh-Koenigsburg. En effet, à travers Pierrefonds s’affirmait l’identité nationale française vue par le prisme du Second Empire, tandis qu’au Hoh-Koenigsburg c’était l’identité de l’Empire allemand qui était en jeu. De futurs affrontements sont nés des idéologies concurrentes de ces deux nations, ponctuant et bornant les territoires d’architectures rendues exemplaires. Il était important d’en comprendre une part des réalités. Des modèles en furent d’ailleurs tirés par la diffusion de relevés et de photographies, lors de Salons, d’expositions et à travers l’enseignement.
8La deuxième partie s’intitule « Autour du chantier de l’achèvement de la cathédrale de Clermont ». Elle rassemble les travaux diffusés lors de la table ronde organisée en 2013, qui a accompagné la rédaction d’un ouvrage monographique sur la cathédrale de Clermont3. La restauration de ce monument par Viollet-le-Duc est un cas d’étude hautement interpellant, qui méritait une réflexion d’ensemble, puisque lors de ce chantier fut décidée et mise en œuvre la destruction du massif occidental de la façade et une partie de la nef romane, pour ensuite reconstruire dans un style gothique. Ainsi, restaurer recouvrait au xixe siècle des réalités a priori inconciliables avec ce qui paraît être l’essence de cette action. Cette partie explore donc comment les restaurations furent des chantiers éminemment productifs, dans le sens où elles aboutissaient à de nouvelles créations exigeant la collaboration de nombreux corps de métier.
9Les deux dernières parties sont issues des tables rondes organisées à Paris en 2018 dans le cadre des journées d’étude dirigées par Arnaud Timbert à l’Institut National d’Histoire de l’Art, ayant pour titre « Construire, Restaurer, Détruire. Les chantiers du xviiie au xxe siècle ». La troisième partie est intitulée « La restauration, les attentes et les illusions d’un temps retrouvé ». Ce qui anime ici la réflexion est le rapport de la restauration au temps passé. Par la restauration, on cherche au xixe siècle des figures matérielles d’un temps retrouvé, d’un temps immobile, ou même d’un temps imaginé.
10La quatrième partie « Restaurer avec la tradition et la modernité du xixe siècle au début du xxe siècle en Europe » explore les coulisses historiques d’un assemblage qui n’a aucun caractère d’évidence. Le restaurateur est placé au cœur d’une question épineuse : conserver les marques d’un passé que l’on souhaite intact, en faisant renaître les techniques traditionnelles, et employer en même temps des matériaux et des techniques modernes. Dans ce contexte, la diffusion donnée aux chantiers de restauration amplifie l’émulation européenne et informe sur les solutions techniques et constructives qui sont apportées par les architectes. Les discours scientifiques et techniques sur les restaurations, au xixe siècle, ne peuvent faire oublier par ailleurs les stratégies politiques, notamment à Paris où les monuments jouent un rôle essentiel dans l’histoire et la mémoire sociale.
Notes de bas de page
1Nous remercions Arnaud Timbert qui a réuni l’essentiel de cette bibliographie introductive : Arlette Auduc, Quand les monuments construisent la nation. Le service des Monuments historiques de 1830 à 1940, Paris, Comité d’Histoire du ministère de la Culture, 2008 (coll. « Travaux et Documents », 25). Jean-Michel Leniaud, Jean-Baptiste Lassus (1807-1857) ou le temps retrouvé des cathédrales, Paris-Genève, Arts et Métiers graphiques-Droz, 1980 (coll. « Bibliothèque de la Société Française d’Archéologie ») ; Les cathédrales au xixe siècle, Paris, Économica, 1993. Didier Kreczman, « Ludovic Vitet et l’architecture gothique : feu, verve, lumière », in L’Architecture gothique, entre invention et réception (xiie-xxe siècle), Dany Sandron, Camilla Ceccotti, Emanuele Gallota (dir.), Peter Lang, Bruxelles, 2020, p. 115-130. Vincent Juhel (dir.), Arcisse de Caumont (1801-1873), érudit normand et fondateur de l’archéologie française, Actes du colloque international de Caen, 14-16 juin 2001, Mémoires de la Société des antiquités de Normandie, t. XL, 2004. Jean-Pierre Chaline, Sociabilité et érudition : les sociétés savantes en France, xixe-xxe siècles, Paris, CTHS, 1995. Mathilde Lavenu, « Les carnets de l’architecte Louis Jarrier (1862-1932), une contribution à l’étude du chantier cathédral de Notre-Dame de l’Assomption de Clermont-Ferrand », in Le chantier cathédral en Europe : diffusion et sauvegarde des savoirs, savoir-faire et matériaux du Moyen Âge à nos jours, Paris-New-York, Le Passage, 2020, p. 315-323. Sophie Lagabrielle, « Mouler, créer. L’utilisation des moulages dans les restaurations des monuments au xixe siècle », in Le plâtre, l’art et la matière, Georges Barthe (dir.), Paris, Créaphis, 2001, p. 119-127. Françoise Bercé, Les premiers travaux de la Commission des Monuments historiques 1837-1848, Paris, Picard, 1979 ; Correspondance Mérimée-Viollet-le-Duc, Paris, CTHS, 2001. Françoise Boudon, La première restauration du château de Blois. Lettres de Félix Duban à Jules de La Morandière (1843-1870), éd. Société de l’Histoire de l’art Français, Archives de l’art français, t. 39, 2009. Isabelle Chave, Étienne Faisant et Dany Sandron (dir.), Le chantier cathédral en Europe […], op. cit. Dave Lüthi, « Histoires de restaurations ? Pourquoi étudier les restaurations ? Pour une histoire de la pratique de la conservation du patrimoine dans le canton de Vaud », Monuments vaudois, no 7, 2017, p. 4-12. Pierre Colman (dir.), La restauration des monuments à Liège et dans sa province depuis 150 ans, catalogue d’exposition, Liège, musée de l’Architecture, 21 février – 15 avril 1986, Bruxelles, 1986. Arnaud Timbert, Viollet-le-Duc : le chantier de restauration de La Madeleine de Vézelay. Correspondance (1840-1841), Meaux, SFAY, 2005 (coll. « Documents et Travaux ») ; Restaurer et bâtir : Viollet-le-Duc en Bourgogne, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2013 (coll. « Architecture et Urbanisme ») ; Viollet-le-Duc et Pierrefonds : histoire d’un chantier, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017 (coll. « Documents et Témoignages »).
2Bruno Phalip et Fabienne Chevallier, Pour une histoire de la restauration monumentale, xixe-début xxe, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2021.
3Hippolyte Simon (dir.), Bernard Dompnier, La grâce d’une cathédrale, Clermont, Strasbourg, Éd. La Nuée Bleue, 2014.
Auteurs
Bruno Phalip est professeur d’histoire de l’architecture et d’archéologie du Moyen Âge à l’Université Clermont Auvergne, membre du CHEC (EA 1001 – USR 3550). Ses recherches, comme ses publications, sont liées à l’analyse des chantiers de construction et de restauration des monuments du Moyen Âge. La part technologique, mais aussi les parts des hommes et des communautés, y sont prépondérantes dans leurs liens avec les sociétés considérées.
Fabienne Chevallier est administratrice civile et historienne de l’architecture (HDR), chargée de la mission Inventaires et de l’histoire institutionnelle des collections au musée d’Orsay. Elle est membre associée du CHEC (EA 1001 – USR 3550), Université Clermont Auvergne. Ses recherches et ses publications ont trait aux identités nationales dans l’architecture et la ville européenne depuis la fin du xviiie siècle, à l’histoire de Paris, à la modernité urbaine et au patrimoine monumental. Son dernier ouvrage publié est Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe– début xxe siècle), PUBP, 2021, codirigé avec Bruno Phalip.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Pour une histoire de la restauration monumentale (xixe-début xxe siècle)
Un manifeste pour le temps présent
Bruno Phalip et Fabienne Chevallier (dir.)
2021
Aristocratie révolutionnaire en Espagne
La concession de nouveaux titres de Castille (1808-1854)
Arnaud Pierre
2024
Les nouveaux territoires diocésains
De l’époque médiévale à nos jours
Vincent Flauraud et Stéphane Gomis (dir.)
2021
De la parole du prédicateur au discours politique
Jalons pour une histoire de la critique religieuse du politique (du Moyen Âge à l’époque contemporaine)
Vincent Flauraud et Ludovic Viallet (dir.)
2022
Les mises à l'écart politiques
Des périphéricités paradoxales
Laurent Lamoine et Julien Bouchet (dir.)
2022
Les espaces du spectacle vivant dans la ville
Permanences, mutations, hybridité (xviiie-xxie siècles)
Pauline Beaucé, Sandrine Dubouilh et Cyril Triolaire (dir.)
2021
La modernisation de l’Espagne
Entre réformes et conflits (xixe-xxe siècles)
Jean-Claude Caron et Anne Dubet (dir.)
2023
Prendre la plume des Lumières au Romantisme
Pratiques de l’écrit dans l’Europe de la fin de l’époque moderne
Matthieu Magne (dir.)
2019
Joconde ou madone ? La Tête de cire de Lille, énigme de la collection Wicar
Fortune et réception (1834-2021)
Laurence Riviale
2022
Statuts personnels et main-d’œuvre en Méditerranée hellénistique
Stéphanie Maillot et Julien Zurbach (dir.)
2021