Préconisations et orientations futures
p. 325-332
Texte intégral
1Le biologique se différencie du physico-chimique, car il est non seulement très lent et en partie protecteur. De même, différents partis sont susceptibles de mieux dialoguer ; Catherine Balteau sera ainsi du « sensible », tandis que la proposition liée à l’usage du « soft capping » procédera d’une solution « technique ».
2Bien que contrastée, la vision d’ensemble n’est pas lumineuse. Toutefois, des études tranchent d’avec le doute permanent et de la proposition du biocide généralisé. Marie-Françoise André et l’équipe de GEOLAB (UMR 6042) n’ont ainsi pas suivi les chemins habituels proposés167. L’impact érosif de pratiques restauratrices utilisées depuis le milieu du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle sur des édifices bâtis entre le xe et le xiiie siècle, montre que les vitesses de recul des parements avant et après intervention ne sont pas les mêmes168. Les travaux de quantification des surfaces détériorées pré- et post-intervention indiquent une altération lente avant travaux et une accélération ensuite, notamment dans les matériaux les plus vulnérables. Le cumul des stress thermique et hydrique vient à bout de toutes les résistances que les matériaux anciens ont pu mettre en place. Toute introduction de matériaux exogènes, tout nettoyage et toute déforestation rompt l’équilibre [Fig. 42 et Fig. 43]. Le couvert végétal est régulateur et les interventions anthropiques contre-productives par hétérogénéisation des parements : introduction de pierres peu poreuses et de joints de ciment étanches, décuplement des vitesses d’érosion. Le rôle protecteur du couvert végétal et celui des enduits sacrificiels sont reconnus en complément de l’action bioprotectrice des lichens et « biopatines » associées. De même, le couvert arboré n’est plus unilatéralement destructeur en constituant un parapluie régulateur. Tous les sites sous forêts connaissent une altération minimaliste si on la compare avec celle des monuments dégagés de leur végétation. En quelques décennies, les parements perdent leurs modénatures et sculptures. Un régime climatique tamponné sous forêt évite l’agressivité des cycles d’humectation / dessiccation. La reconnaissance du rôle régulateur et protecteur des organismes colonisateurs (lichen, lierre, arbre) est alors une piste de recherche essentielle ne proposant plus systématiquement le nettoyage par biocide169 [Fig. 44].
Fig. 42 : Angkor Takeo, figure tirée de M.-F. André, F. Vautier, O. Voldoire, E. Roussel, “Accelerated stone deterioration induced by forest clearance around the Angkor temples”, Science of the total environment, 2014, p. 98-108. Cartographie de la dégradation des sculptures depuis le dégagement forestier

Avec l’autorisation des auteurs.
Fig. 43 : Angkor Takeo, progression de l’altération en % depuis les premiers dégagements en 1905

© B. Phalip.
Fig. 44 : Angkor Ta Nei (Cambodge), temple horizontal sous forêt

© Cl. B. Phalip.
3La place du végétal dans l’architecture n’est pas simple à trouver. Rares sont les travaux l’appréhendant de manière neuve170. Catherine Balteau présente une recherche contradictoire bienvenue171. L’auteur définit d’abord le recouvrement biologique comme facteur d’altération de la pierre marquant sur le plan visuel et esthétique : rétention d’eau retenue, acides produits, effet masquant. Les lichens crustacés possèdent des hyphes qui pénètrent parfois la pierre tout en protégeant le substrat colonisé ; ils agissent surtout pendant la phase d’installation et peu ensuite. Les deux phénomènes sont concomitants, protection et altération relative. Le facteur « durée » est essentiel. La lenteur caractérise la croissance comme l’altération, car il s’agit d’enregistrer des vitesses de l’ordre d’un dixième de millimètre à deux millimètres par an (2 mm par an à 1 cm par siècle pour les lichens crustacés). Dès lors, les actions, si faibles soient-elles, des restaurateurs bouleversent cet ordre de la lenteur pour y introduire un acte violent et un nouveau cycle de croissance, désormais rapide (jeunes individus) : tensions mécaniques du thalle en contraction ou expansion, action chimique.
4Les facteurs de protection sont encore peu acceptés et peu nombreux. Selon Catherine Balteau, seule une poignée d’études récentes contribue à l’étude du rôle bioprotecteur du substrat, face aux dizaines d’articles consacrés à la biodégradation. Au cœur de ce double phénomène d’altération et de protection, la balance se fait en incluant des facteurs variables ; climat, pollution, matériau, fragilités.
5La biodétérioration due aux lichens épilithiques est reconnue comme un processus lent incomparable vis-à-vis de celui des altérations physiques et chimiques classiques du substrat. Ainsi, sur du long terme, le lichen est un paravent protecteur : effet mécanique des précipitations, attaques acides, variations d’humidité régularisées, polluants et dépôts de sel, ensoleillement vif, chocs thermiques, érosion éolienne, protection contre le ruissellement, création de patine et croûtes protectrices.
6L’extrême lenteur de la mise en place des protections grâce au biofilm est peu prise en compte et les « altérations » ne sont pas mises en corrélation avec l’échelle chronologique considérée. Le temps long est celui de ce cycle, tandis que la restauration inscrit (constat et intervention) le monument dans le temps court en brutalisant le matériau. Le processus normal de vieillissement est alors contraint de se conformer à des processus qui sont ceux de matériaux à peine extraits et taillés. On impose à la pierre âgée de plusieurs siècles, en équilibre avec son environnement, de posséder les mêmes qualités physiques qu’une pierre à peine mise en œuvre confrontée à des phases nouvelles d’installation du biofilm dans des contextes climatiques différents. Dans le cadre d’une dialectique biodégradation / bioprotection, les conclusions proposées sont celles d’une conservation du biofilm, d’une absence de traitements chimiques amenant des sels172, d’une proscription des nettoyages répétés et de l’utilisation de moyens mécaniques.
Le lierre et les graminées, hard capping and soft capping
7Un dernier point est à envisager. Toutes les considérations précédentes concernent la végétation dite « inférieure ». Or, les études menées au Cambodge (Angkor Vat, Marie-Françoise André et alii), touchent à la « végétation supérieure ». Sans aller au-delà des possibilités envisagées dans les publications, des points sont à évaluer173 [Fig. 45].
Fig. 45 : Irlande, maison-tour sur la côte Nord-Ouest

© Cl. B. Phalip.
8Point d’achoppement récurrent dans la mise en valeur des sites, la place du lierre et des graminées empoisonne les débats avec les aménageurs. Une nouvelle fois, la bibliographie en langue anglaise donne des pistes satisfaisantes174. Deux possibilités sont offertes à propos des graminées : le « soft capping », largement proposé, ou le « hard capping ». Le soft capping est la réinstallation d’un couvert végétal et de terres au-dessus de sommets de maçonneries renforcés. Cela va à l’inverse du hard capping qui décape les surfaces traitées par mortiers seuls (même avec couverture métallique, plomb ou zinc). Il est à noter que des maçonneries, renforcées ou non, résistent mieux aux hivers, au gel et aux intempéries. Les taux d’humidité sont régulés. Les murs traités en soft capping montrent une résistance décuplée sur une année par effet tamponnant.
9En second point, la place du lierre est discutée. Si la réponse est presque toujours négative en France, elle est contrastée en Angleterre, par les études menées par le English Heritage. Heather Viles insiste sur la conduite des études. Le soft capping constitue une voie intermédiaire à utiliser prudemment dans la mesure où il peut troubler la statique monumentale. Là aussi, nous sommes placés face à une question dialectique ; la végétation répond à la place tenue par l’édifice dans la culture des peuples : « romantic ruins » ou / et « stable but sterile monument ».
10Les vignes vierges et lierres sont définis dans un sens bénéfique. Les dommages sont limités175, alors que les chocs thermiques et hydriques sont évités. Le rôle protecteur est affirmé : température extrême, humidité, barrière thermique (micro-climat, protection vis-à-vis des polluants et des sels) malgré l’effet masquant176. S’ajoute à cet aspect une étude exhaustive relative à la flore et à la faune, grandes oubliées des restaurateurs. Le monument décapé est un désert. Les trous de boulin sont privés quoi qu’il en soit de leur rôle prophylactique (ventilation des maçonneries) et le monument est condamné à exister dans la propreté immaculée.
11Dans le cadre végétal conservé et contrôlé, insectes et papillons, oiseaux et petits reptiles, ont droit de cité177. Que n’a-t-on dit ou écrit à propos des pigeons ? Mais, en Alsace, comme en Lorraine ou ailleurs (Roumanie, Israël), qui irait dénicher les cigognes au sommet des églises, des monuments ? Pourquoi faut-il dramatiser en présentant des cas particuliers ou exceptionnels, alors que la régulation apaisée peut être expérimentée ? La faune est peu étudiée, tout en devant être conservée et protégée au plus près des monuments même. Que cela soit en Europe, au Proche-Orient ou en Extrême-Orient des déserts ont été créés, insatisfaisants en termes de conservation, de paysages désolés et de culture littéraire [Fig. 46 et Fig. 47].
Fig. 46 : Saint-Nicolas-de-Port (Meurthe-et-Moselle), nids de cigognes au sommet des pinacles

© Cl. B. Phalip.
Fig. 47 : Tichodrome Echelette, Famagouste (Chypre), rempart du xive siècle

© Cl. Jean-Pierre Toumazet.
12Cela a été précisé, les restaurations génèrent des altérations178. Les pollutions en génèrent d’autres et il nous est imposé, plus que proposé, de ne prévoir que la fausse solution des biocides et dégagements de sites. Cependant, d’autres échéances se présentent qui contribuent à la dégradation des bonnes conditions de conservation. Les changements climatiques affectent déjà les sites. La sur-fréquentation, les restaurations s’ajoutent aux dégradations en modifiant les équilibres de températures et des précipitations (écarts, volume, force). La différence entre les altérations physique, chimique et biologique « naturelles » établies sur le temps long et celles résultant de pratiques restauratrices volontaristes positionnées dans le court terme est en interaction179. Nous retrouvons là nos définitions temporelles examinées au xixe et xxe siècles.
Notes de bas de page
167Marie-Françoise André, « Interventions humaines sur l’épiderme du bâti médiéval et son environnement : pour le meilleur ou pour le pire ? », in Bruno Phalip (dir), D’épiderme et d’entrailles, le mur en Occident et en Orient entre le xe et le xvie siècle, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2017, p. 207-213. Pierre-Edgard Genet, Impact des interventions humaines sur l’érosion des calcaires monumentaux du secteur de Río Bec (Campeche, Mexique), thèse, Clermont-Ferrand, Université Clermont Auvergne, 2019.
168Marie-Françoise André, Bruno Phalip, “Evaluating rates of stone recession on mediaeval monuments: Some thoughts and methodological perspectives”, Cadernos do Laboratorio xeoloxico de Laxe, A Coruña, v. 35, 2010, p. 13-40.
169Bruno Phalip, Marie-Françoise André, et alii, « Les grès de Souvigny : un diagnostic des altérations sur les églises Saint-Marc et Saint-Pierre », in Bruno Phalip, Pascale Chevalier, et Arlette Maquet (dir.), Souvigny, La priorale et le prieuré, Cahiers du Patrimoine, no 101, Somogy, Paris, 2012, p. 118-121. Marie-Françoise André, Olivier Voldoire, et alii, “Contrasting weathering and climate regimes in forested vs. cleared sandstone temples of the Angkor region”, Earth Surface Processes and Landforms, no 37, 2012, p. 519-532. Marie-Françoise André et Bruno Phalip, « Regards croisés du géographe et de l’archéologue du bâti sur l’état de santé du patrimoine médiéval du Massif central », in Organisation de l’espace médiéval – cadres de vie laïques et religieux, G. Cantié (ed.), Limoges, PULIM, Bordeaux, Ausonius, 2012, p. 341-355.
170Institut national du patrimoine, Le végétal et l’architecture, confrontation, conservation et valorisation, 2008. Le rôle protecteur de la canopée est à envisager ; pluie et précipitations amorties, rétention d’eau ; protection ou écrêtage des vents violents… : George E. Dissmeyer and George R. Foster, A Guide for Predicting Sheet and Rill Erosion on Forested Land, Tech Publ SA-TP 11, USDA Forest Service, West Lafayette, 1980. D’autres auteurs insistent sur la concentration des chutes de gouttes d’eau provenant de la canopée dense ou ouverte ; concentration du ruissellement : M. P. Mosley, “The effect of a New Zealand beech forest canopy on the kinetic energy of water drops and on surface erosion”, Earth and Surface Processes and Landforms, 7, 1982, p. 103-107 ; Stanley W. Trimble, “The impact of organisms on overall erosion rates within catchments in temperate regions”, in H. Viles editor, Biogeomorphology, Blackwell Scientific, Oxford, United Kingdom, 1988, p. 83-142. Pour ces références, merci à Sébastien Larrue, maître de conférences (biogéographie végétale, UCA), GEOLAB, UMR 6042 Clermont-Ferrand.
171Catherine Balteau, La conservation-restauration du schiste ardoisier à travers l’étude d’un cas précis : les stèles funéraires sculptées du cimetière de Mortehan, Master 2, Liège-La Cambre, Belgique, 2010 / 2011, p. 177, 119, 123, 127.
172Il n’existe pas de biocides « lichénicides », mais des algicides inadaptés.
173A. K. Mishra, Kamal K. Jain and K. L. Garg, “Role of higher plants in the deterioration of historic buildings”, The Science of the Total Environment, no 167, 1995, p. 375-392.
174Troy Sternberg, Heather Viles, et alii, “Evaluating the role of ivy in moderating wall surface microclimates and contributing to the bioprotection of historic buildings”, in Building and Environment, no 46, 2011, p. 293-297. Martin A. Coombes, Heather A. Viles and Hong Zhang, “Thermal blanketing by ivy (Hedera helix L.) can protect building stone from damaging frosts”, Scientific Reports, 8, 2018, p. 1-11. Zoë Lee, Heather Viles, et alii, Soft Capping Historic Walls. A Better Way of Conserving Ruins?, English Heritage Research Project, 2009. Steef V. Hanssen, Heather A. Viles, “Can plants keep ruins dry? A quantitative assessment of the effect of soft capping on rainwater flows over ruined walls”, Ecological Engineering, 71, 2014, p. 173-179.
175Liz Karen Herrera, Hector A. Videla, “The importance of atmospheric effects on bio deterioration of cultural heritage constructional materials”, International Biodeterioration & Biodegradation, no 54, 2004, p. 125-134.
176Troy Sternberg, Heather Viles, et alii, “Dust particulate absorption by ivy on historic walls in urban environments”, in Science of the Total Environment, N°409, 2010, p. 162-168.
177Mary Thornbush, Heather Viles, et alii, Ivy on walls. Bio deterioration or Bio protection?, English Heritage, séminaire, 2006. Ivy on walls, English Heritage, 2010. Cette préoccupation est ancienne puisque des oiseaux sont chassés des temples de Delphes dans l’Antiquité et leurs souillures sont dénoncées : Charles Davoine, Ambre D’Harcourt, Maxime L’héritier (dir.), Sarta tecta. […], op. cit., article d’Amélie Perrier, « L’entretien et la restauration des monuments à Delphes », p. 97-112.
178Philippe Bromblet et Pierre Floc’h, « Le retable sculpté de l’église Sainte-Croix de Quimperlé (Finistère), mise en évidence des interventions antérieures et de leur impact sur les dégradations », in 11es journées d’études de la Sfiic, Champs-sur-Marne, 2004, p. 281-291.
179Une abondante bibliographie est développée ; parmi les auteurs : Cristina Sabbioni, Peter Brimblecombe, May Cassar, Heather A. Viles, Andrea E. Gaughan, Michael W. Binford, Jane Southworth, R. Van Greaken, F. Delalieux, K. Gysels, S. Sanchez-Moral, L. Luque, S. Cuezva, V. Soler, D. Benavente, L. Laiz, J. M. Gonzalez, C. Saiz-Jimenez. Bruno Phalip, The conversation, 2018 : http://theconversation.com/pourquoi-il-faut-reensauvager-les-monuments-historiques-97576
Auteur
-
Bruno Phalip
Professeur d’Histoire de l’art et d’archéologie médiévale, CHEC (EA 1001), Université Clermont Auvergne
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