Introduction de la deuxième partie
p. 99-102
Texte intégral
1Cette partie est consacrée à l’histoire des restaurations et à l’analyse critique de la notion d’authenticité, clé de voûte des doctrines et des pratiques dans ce domaine, à travers des essais issus des travaux menés dans le cadre du séminaire « Construire, Restaurer, Détruire. Les chantiers du xviiie au xxe siècle », organisé à l’Institut national d’histoire de l’art en 2018. Les approches adoptées font place à une histoire matérielle des restaurations ouverte à l’histoire des techniques, à celle de la transmission des savoirs et des savoir-faire et à l’histoire sociale au sens large : celle des faits politiques, celle de la culture, celle du fait religieux. L’histoire du fait ouvrier, celle de l’organisation du travail sur les chantiers du xixe siècle, sont aussi des champs essentiels de l’histoire sociale, qu’Arnaud Timbert a explorés dans sa monographie sur le chantier de Pierrefonds, lançant ainsi de nouvelles pistes pour la recherche1.
2La question centrale qui sous-tend les essais de cette deuxième partie a trait à la périodisation des restaurations. Dans quelle mesure, et en vertu de quelles ruptures les interventions sur les monuments se transformèrent-elles, dès la fin de l’époque moderne, pour aboutir aux restaurations du xixe siècle, dans lesquelles Bruno Phalip décèle une accélération du temps ? Pour éclairer les transformations du fait restaurateur, il revient longuement sur les pratiques du long Moyen Âge en s’intéressant essentiellement à l’architecture religieuse. En s’appuyant sur de nombreux exemples puisés dans le Massif central, il distingue des interventions destinées à réparer, à embellir et à reconfigurer les édifices. Il n’est pas rare que les pratiques d’embellissement intègrent des langages architecturaux tirés du style roman, prolongés par des éléments qui attestent d’une « modernisation gothique ». À travers de tels assemblages, à travers aussi les réparations qui réemploient des éléments anciens, aboutissant souvent à une véritable « mosaïque monumentale », est manifesté chez les maîtres d’œuvre médiévaux le souci d’offrir une continuité sans rupture, soucieuse de respecter l’œuvre des générations précédentes. Dans l’article qui suit, « De la Renaissance à 1830 : des transformations de la tradition humaniste aux restaurations modernes », Fabienne Chevallier s’attache à distinguer des moments de l’histoire des interventions publiques sur les monuments, qui préparent des transformations décisives. Elle revient d’abord sur le moment nîmois, lorsque François Ier, en visite à Nîmes en 1533, émet le vœu de voir l’amphithéâtre rétabli dans son état primitif, ce qui ouvrira la voie aux actions de dégagement du monument envisagées et menées pendant l’époque moderne. En analysant les intentions qui transforment les interventions publiques, elle distingue à partir de 1780 une période de prémices des restaurations du xixe siècle, qui culmine sous le Premier Empire.
3Les essais qui suivent sont consacrés aux restaurations du xixe siècle. Dans celui intitulé « Contribution à une histoire sociale des restaurations pendant le long xixe siècle : les noces de la modernité et du désir de tradition », sont analysés dans le creuset français éclairé par d’autres cas européens, les ingrédients qui transformèrent la pratique restauratrice : la préoccupation grandissante pour le passé national, un intérêt élargi au-delà des cercles professionnels pour la réhabilitation des monuments, assorti de clivages à la fois politiques et religieux, la réception dans les médias, l’émergence de la protection des ouvriers blessés dans les chantiers. Une volonté est alors affirmée, au sein même du champ professionnel, pour concilier la modernisation des matériaux et des techniques avec la perpétuation de la tradition : dans quelle mesure ce désir d’alliance résiste-t-il à l’analyse historique ? Il apparaît qu’y compris dans ses contradictions, cet assemblage fait profondément partie de la culture du xixe siècle.
4Cette partie fait évidemment place à Eugène Viollet-le-Duc, figure centrale des restaurations en France. Dans l’article intitulé, « Viollet-le-Duc ou le rationalisme des conquêtes scientifiques et industrielles », Bruno Phalip fait observer que le rationalisme viollet-le-ducien doit beaucoup aux méthodes naturalistes, reflétant l’influence immense de ces méthodes pour de très nombreuses entreprises scientifiques, qui est un phénomène propre au xixe siècle. Cependant, cette vision visait avant tout à distinguer des catégories, alors même que l’objet de l’étude, l’architecture médiévale, faisait place à des assemblages très souples entre les styles de différentes époques. La dimension vivante de l’architecture médiévale ne pouvait donc être reflétée par ces approches très rationnelles. Les contradictions sous-jacentes à la pensée de Viollet-le-Duc sont évoquées, y compris dans son aspiration à recréer le chantier médiéval au xixe siècle. Ces aspects sont prolongés dans l’essai qui suit, « Industrie, définition du temps et restauration », dans lequel Bruno Phalip examine les chantiers de restauration du xixe siècle sous l’angle des ruptures de l’histoire industrielle. Même s’il existe une aspiration à perpétuer une tradition médiévale, il n’en reste pas moins que la culture scientifique et technique moderne s’impose progressivement sur les chantiers, entre 1830 et la fin du xixe siècle, avec une accélération pendant les trois dernières décennies du siècle, grâce aux matériaux nouveaux (ciment Portland, fer), aux techniques modernes (engins de levage) et à l’organisation du travail. Si certaines techniques héritées du temps long ont pu être conservées, le chantier de restauration n’échappe pas au fait industriel, ce qui induit aussi une toute nouvelle relation au temps : les interventions sont beaucoup plus rapides qu’auparavant.
5La pensée viollet-le-ducienne a été très influente en France, avant de faire l’objet de critiques à partir de la décennie 1870. Pourtant, elle n’a pas créé une uniformité. C’est ce que montre Monica Naretto dans son essai sur l’architecte Victor Ruprich-Robert, pourtant très proche de Viollet-le-Duc. Ruprich-Robert se distingue sur la scène française de la restauration, pendant le Second Empire et les débuts de la Troisième République, par son intérêt pour la solidité de la structure architecturale, ce qu’il démontre notamment sur le chantier de la cathédrale de Sées (dans l’Orne). Témoignant d’une sensibilité peu répandue à son époque, il apprécie la patine sur les monuments. Son approche théorique est pleine de nuances et de sensibilité. Meurtri par son expérience sur le chantier de la cathédrale de Bayeux, dont il fut évincé, il donna son point de vue sur les effets perturbateurs créés par l’opinion publique et la médiatisation sur la sauvegarde des monuments anciens.
6Le regard sur les restaurations du xixe siècle est élargi à l’Europe dans l’article qui suit, qui examine la question du rapport des monuments avec les histoires nationales, dans une sélection de cas choisis pour leur caractère emblématique. Les restaurations – qui furent parfois des achèvements, comme dans le cas du Duomo de Milan ou de l’église Saint-Ouen de Rouen – contribuèrent à une recréation du passé. Les monuments, transformés en apportant une emphase à l’architecture d’origine, sont alors adoubés pour entrer dans des destinées officielles.
7Cette question du rapport de l’édifice restauré avec le passé a nourri les théories de la restauration qui ont fleuri en Europe, ce qui fait l’objet de l’essai intitulé « La restauration, un creuset pour des théories foisonnantes en Europe ». Traditionnellement, on distingue, à côté de l’interventionnisme de Viollet-le-Duc, assumant que restaurer peut aboutir à un monument qui n’a jamais existé, les théories anglaises de John Ruskin, puis de William Morris, qui préconisèrent des attitudes respectueuses du passé archéologique. Pour compléter ces théories, il est rendu compte du regard porté par les écrivains sur les monuments et sur la transformation des sites dans une annexe qui contient une sélection de textes littéraires. L’essai suivant, consacré à la Society for the Protection of Ancient Buildings, approfondit les idées et l’action de William Morris.
8L’héritage matériel et culturel des restaurations du xixe siècle a fait l’objet de doutes très appuyés pendant le xxe siècle. La question philosophique et idéologique de la situation du monument face à l’histoire et au vieillissement, un thème bien connu des Anciens et des auteurs de la Renaissance2, est réapparue sous un nouvel avatar, ce que Bruno Phalip montre dans l’essai « Monuments, histoire et vieillissement ». Dans les milieux professionnels qui aboutirent en 1931 à la rédaction de la charte d’Athènes, le premier document international qui fixe des principes et des règles pour les restaurations, la volonté d’imposer une fidélité du monument restauré à l’histoire et à l’archéologie, en abandonnant les restaurations interventionnistes du xixe siècle, était extrêmement présente. Le mot « authenticité » fut introduit dans la charte de Venise (1964), avec la valeur d’un devoir attaché à la transmission du patrimoine matériel, pour refléter cette exigence. Dans l’essai intitulé « L’authenticité en débat », Bruno Phalip montre que cette notion est souvent remise en question, et il éclaire les exigences qui l’accompagnent dans la recherche historique et archéologique – la démarche appelée « critique d’authenticité » – par des cas de monuments. Le dernier essai, « Les mots de la restauration et leur sens », prolonge ces approches matérielles et intellectuelles de l’authenticité en mettant au jour des glossaires qui éclairent la signification des mots employés dans les restaurations.
Notes de bas de page
1Arnaud Timbert, Viollet-le-Duc et Pierrefonds, Histoire d’un chantier, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.
2Voir dans la première partie de cet ouvrage Fabienne Chevallier, « Dégradations et ruines, miroirs de la condition humaine dans un monde bâti » et Bruno Phalip, « Pensée des Anciens, les auteurs antiques ».
Auteurs
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Bruno Phalip
Professeur d’Histoire de l’art et d’archéologie médiévale, CHEC (EA 1001), Université Clermont Auvergne
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Fabienne Chevallier
Historienne de l’Art, HDR, associée au CHEC (EA 1001)
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