Dégradations et ruines, miroirs de la condition humaine dans un monde bâti
p. 31-35
Texte intégral
1La dégradation et la ruine des édifices et des monuments ont été investies d’une manière symbolique par la philosophie et la spiritualité, pour faire réfléchir l’homme à sa condition passagère, et dans la pensée chrétienne pour l’inviter à écarter trois écueils : l’orgueil, l’attachement excessif aux réalités de ce monde, mais aussi, ce qui est moins connu, l’injustice sociale. Les textes de l’Ancien Testament apportent un riche substrat, réinterprété pendant le Moyen Âge et l’époque moderne. Comme exposé dans le texte qui suit, la pensée antique, celle de Zénon de Cition, celle de Lucrèce, précédait le substrat chrétien, en mettant en lumière le trait éphémère de toute construction humaine, et donc tout simplement de la vie humaine. Avec ces pensées tournées vers l’acquisition de la sagesse, au lieu de tenter de contrer l’inexorable, l’homme était invité à accepter le passage du temps.
2Un extrait du Livre d’Ésaïe (entre 740 et 681 av. J.-C.) illustre cette idée d’acceptation dans l’univers judéo-chrétien :
Le Seigneur envoie une parole contre Jacob, et elle tombe sur Israël. Le peuple tout entier en aura connaissance, Ephraïm et les habitants de Samarie, eux qui disent avec orgueil et arrogance : « Des briques sont tombées ? Nous construirons en pierre de taille. Des sycomores ont été coupés ? Nous les remplacerons par des cèdres ». L’Éternel fait alors triompher contre eux les ennemis de Retsin et arme leurs ennemis : les Syriens à l’est, les Philippins à l’ouest. Ils dévorent Israël à pleine bouche. Mais malgré tout cela, sa colère ne se détourne pas et sa puissance est encore déployée. C’est que le peuple ne revient pas à celui qui le frappe et ne recherche pas l’Éternel, maître de l’univers [Ésaïe, 9, 7-12]16.
3Ce texte est écrit à une époque où les deux royaumes hébreux formés à la mort de Salomon sont menacés par leurs puissants voisins assyriens. Ésaïe prophétise, après la conquête de la Samarie par les Assyriens, la déportation, puis une délivrance illusoire : il met en garde le peuple de Dieu contre les tentations de reconstruire ce qui a été détruit en utilisant des matériaux plus nobles et plus solides qu’avant, pour rendre cette reconstruction invincible, voire éternelle. À mobiliser son énergie pour reconstituer le bâti, le peuple perdrait de vue l’essentiel, à savoir que l’intervention des Assyriens doit être méditée comme l’intervention de Dieu lui-même, qui proteste contre les tactiques politiques des puissants, l’injustice sociale, le dépouillement et l’oppression des pauvres17.
4La destruction et la dégradation sont dans Ésaïe un message prophétique : après les défaites, les dégradations et les ruines, le relèvement humain, avant d’être matériel, doit être spirituel et social. L’enseignement est prolongé dans le livre de Néhémie (entre 446 et 431 av. J.-C.), qui raconte les difficultés du redressement de Jérusalem, après la deuxième chute de la ville (en 587 av. J.-C.) et la destruction du temple. En exil à Babylone, les Juifs se voient offrir la possibilité de revenir à Jérusalem, grâce à l’édit promulgué par le roi perse Cyrus, qui conquiert la capitale assyrienne en 539 av. J.-C. Le retour d’exil se fait par étapes, entre le voyage d’un premier groupe de Juifs en 538 av. J.-C. et l’arrivée de Néhémie en 445 av. J.-C. Missionné par le roi perse Artaxerxès, il occupe à Jérusalem la fonction de gouverneur pendant douze ans et fait reconstruire ses murailles en dépit de grandes difficultés, d’intimidations et de menaces provenant des populations non déportées, hostiles au retour des Juifs [Néhémie, 3, 1 – 6, 9]. Le point d’appui du succès est l’abandon de l’entreprise de reconstruction aux mains de l’Éternel, premier acte posé par Néhémie, suivi par son implication assortie d’une exemplarité sans faille, en tant que gouverneur de Juda, pour faire cesser l’oppression des plus faibles et instaurer une plus grande justice sociale. La transformation de la société est indissociable des réparations apportées aux murailles. L’œuvre de reconstruction matérielle, réalisée de manière collaborative par des artisans reconnus pour leurs talents et par des communautés, apparaît comme le miroir d’une réparation de la société elle-même.
5La perspective chrétienne face aux dégradations des monuments est modelée par ces récits : elle invite l’homme à accepter sa propre fragilité, celle du monde et de tout ce qu’il entreprend – le bâtiment étant une métaphore et une expression concrète des entreprises humaines. Les récits bibliques mettent l’homme en garde contre les reconstructions inspirées par l’arrogance, qui tentent de contrer l’effet du temps, et celles qui sont faites au service de sociétés marquées par l’orgueil et l’injustice sociale. En dehors même des reconstructions ou des réparations, l’acte de construire, exercé dans une ardeur humaine collective qui compte sur ses seules forces, est passible des foudres de l’Éternel : c’est le mythe de la Tour de Babel [Genèse, 11, 1-9].
6La pensée humaniste qui s’est investie à partir de Pétrarque, au xive siècle, dans la protection des monuments anciens, et influence la politique des papes dans ce domaine à partir du siècle suivant, réoriente ce substrat chrétien, en somme assez complexe, vers la pensée antique. Le thème de la ruine ou du monument dégradé, écho de la fragilité humaine, y prédomine, et la dimension ontologique et sociale des récits bibliques fait place à une perspective historique : la fragilité de la civilisation antique, devenue un sujet, se place au cœur de la méditation monumentale. Elle ouvre la voie au pouvoir d’évocation mémorielle de la ruine. Au goût de la méditation, les hommes de la Renaissance ajoutent le militantisme. Ils dénoncent les dégradations des monuments à Rome, témoins de la grandeur passée de l’Antiquité, et souhaitent que la splendeur de la ville soit rétablie. À partir du retour des papes à Rome, en 1420, la possibilité de préserver et de restaurer devient tangible : selon les mots d’Anne Raffarin-Dupuis, une « confiance » s’établit dans la possibilité de « restaurer l’image » de Rome18. L’époque, loin d’être lisse, invite tout à la fois à méditer à partir des ruines sur la fragilité de l’existence humaine, et à œuvrer pour leur relèvement. La bulle du pape humaniste Pie II19, Cum almam nostram Urbem, publiée le 28 avril 1462, illustre cette deuxième dimension, de politique de conservation20. Pourtant, comme l’a observé Françoise Choay21, le pape relève aussi que les édifices dégradés, qu’il ordonne de mieux préserver, permettent de percevoir la fragilité des affaires humaines. Sous la plume de ce pape lettré, le début du texte réinvestit tout à la fois la philosophie antique qui fait du monument dégradé un miroir de la condition humaine, et le message biblique invitant à observer les effets de l’arrogance, de la superbe et de la volonté de puissance :
De surcroît, ce qui est d’une importance bien plus considérable, les vestiges de ces mêmes édifices nous invitent à considérer de manière plus juste la fragilité des occupations humaines, et nous rappellent qu’en aucun cas nous ne devons placer notre confiance dans ces dernières, lorsque de telles structures, que nos ancêtres jugeaient immortelles en raison de leur force intrinsèque et de leur coût très élevé, souffrent de leur vétusté, ont subi des dommages qui les ont affaiblies, et ont même été anéanties22.
7La pensée du Quatrocento sur la restauration de Rome et de ses monuments porte l’empreinte de ce mouvement ambivalent. La reconstitution de la topographie ancienne de la ville, illustrée par la Descriptio Urbis Romae de Leon Battista Alberti (1444), s’invite au cœur du débat méthodologique23 : pour restaurer, il faut identifier les édifices antiques et ceux du début du christianisme. Restaurer est l’ambition des humanistes, mais la signification du terme a peu à voir avec celle qui s’est imposée depuis le début du xixe siècle. L’exemple de l’œuvre de Flavio Biondo, auteur du traité Roma instaurata (1443-1448) très apprécié à son époque y compris par Pie II, est éclairant24. Traduit en français par « Rome restaurée », l’ouvrage utilise la méthode topographique, mais va au-delà en se donnant comme programme de reconstituer les anciennes fonctions institutionnelles des vestiges des monuments romains, païens et chrétiens : c’est toute une mémoire collective de la ville que Biondo veut exhumer, et aussi faire fusionner avec la Rome moderne25. L’entreprise de « restauration » menée par Biondo vise donc à réanimer des significations monumentales anciennes, pour les rendre vivantes dans la Rome moderne. Sans cette entreprise humaniste préalable, il ne peut y avoir de restauration des monuments dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui : la « Rome restaurée » est une Rome rendue à ses significations passées et donc réanimée. D’ailleurs, même si la volonté de Biondo d’empêcher la dégradation des monuments, de les préserver et de les restaurer ne peut être mise en doute, les mots de sa préface au pape Eugène IV insufflent l’idée que l’entreprise intellectuelle de réanimation de Rome sera peut-être jugée plus importante par les futurs historiens, que les chantiers matériels de restauration spectaculaires qui s’y déroulent sous l’autorité du pontife :
Ainsi, puisque nous sommes redevables à Ta Sainteté de tout ce que nous possédons, pourquoi ne nous appliquerions-nous pas à restaurer Rome par nos écrits, monuments de notre mince génie, comme Tu T’y efforces grâce au travail des maçons et des charpentiers ? [….] Nous allons donc nous atteler à cette entreprise pour Ta gloire, confiants dans l’espoir que nos descendants décideront un jour si la réparation et la restauration presque intégrales des toits de la basilique du prince des apôtres et du palais du Latran, ou l’adjonction d’immenses battants de bronze à la très célèbre église Saint-Pierre, ou encore la restauration du palais et des murailles du faubourg du Vatican et le pavage des rues de la ville, ils décideront, dis-je, si nous avons réussi à égaler avec notre modeste plume, ces travaux accomplis à tant de frais, et si la restauration réalisée grâce à la chaux, la brique, le bois de construction, la pierre ou le bronze, demeure plus solide et plus durable que celle exécutée par écrit. Mais pour l’heure, employons nos forces à ce gigantesque travail26.
8Les thèmes de l’Ancien Testament trouvent ici un écho transformé par le contexte humaniste : l’accompagnement social du chantier de restauration (dans le Livre de Néhémie) est transmuté en un accompagnement humaniste qui restitue les significations sociales anciennes des monuments, tandis que la vertu de la modestie s’attache à l’humaniste qui porte le projet intellectuel, plus qu’aux maîtres d’œuvre à l’origine de chantiers dispendieux. Il n’est pas interdit de penser que le coût des travaux – un trait d’arrogance humaine au regard du Livre d’Ésaïe – est ici subtilement critiqué par Biondo.
Notes de bas de page
16Bible Segond, 2013.
17Anne-Marie Pelletier, Le livre d’Isaïe ou L’histoire au prisme de la prophétie, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 48-50.
18Anne Raffarin-Dupuis, in Flavio Biondo, Roma Instaurata, Rome restaurée, Paris, Les Belles Lettres, 2005 [Éd., trad., par A. Raffarin-Dupuis, 2 vol.], vol. 1, p. X.
19Enea Silvio Piccolomini, Pie II (1405-1464, pape de 1458 à 1464) ; connu pour son œuvre sous son nom latin Æneas Sylvius.
20Leïla El-Wakil, « Antique versus moderne à Rome au début du xvie siècle à Rome. La lettre à Leon X », in Leïla El-Wakil, Stéphanie Pallini et Lada Umstätter-Mamedova (dir.), Études transversales. Mélanges en l’honneur de Pierre Vaisse, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 50. Les dégradations des monuments sont punies par des peines pécuniaires.
21Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, p. 46.
22« Et quod etiam magis considerandum est, ex ipsis aedificiis, ac aedificiorum reliquiis rectius intueri licet rerum humanarum fragilitatem, et quod nullo modo in illis sit confidendum, cum eadem aedificia, quae maiores nostri cum eorum ingenti potentia, et sumptibus maximis, cum immortalitate certatura arbitrarentur, vetustate, et alliis sinistris casibus diminuta, et collapsa etiam esse cernantur ». David Karmon, The Ruin of the Eternal City, Oxford University Press, 2011, p. 70. Trad. Fabienne Chevallier.
23Sur l’usage de la topographie et sa signification culturelle dans l’humanisme romain, Mario Carpo, in Léon Battista Alberti, Descriptio urbis Romae, éd. critique, trad. et commentaire par Martine Furno et Mario Carpo [Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 56], Genève, Droz, 2000, p. 106-119.
24David Karmon, The ruins […], op. cit., p. 17-20.
25Anne Raffarin-Dupuis, Flavio Biondo […], op. cit., p. XII-CX.
26Flavio Biondo, Préface à Rome restaurée, édition citée en note 18.
Auteur
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Fabienne Chevallier
Historienne de l’Art, HDR, associée au CHEC (EA 1001)
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