Introduction de la première partie
p. 27-29
Texte intégral
1Le concept de patrimoine a fait l’objet de nombreuses études historiques qui ont montré que, loin d’être un invariant universel, sa signification a évolué au cours de l’histoire, dans le creuset européen qui en a déterminé les traits, et que ses racines sont liées aux idées et à la mémoire de la civilisation antique. Il n’en va pas de même du concept de « restauration », fréquemment inséré dans une histoire de la discipline où dominent les discours doctrinaux analysés de manière endogène, l’analyse matérielle, la législation et l’histoire administrative15.
2Pourtant, la restauration, comme le patrimoine, a pris son essor dans un vaste courant idéologique lui aussi propre à l’Europe. Les textes rassemblés ici partent de ce constat, et proposent d’appréhender de manière fine non pas seulement le rôle tenu par l’idée de la « restauration » à certains moments clés de l’histoire, mais ses racines. Tous ces textes font ressortir le lien entre la signification du mot et le sens donné à la condition humaine, y compris lors des bouleversements provoqués par des révolutions, des guerres ou des catastrophes. Le point de vue est donc ici de poser de nouveaux liens entre le sens du mot restaurer et des croyances ou des situations ontologiques, ou avec des crises collectives.
3La recherche d’une morale de haut rang, la signification spirituelle des actions humaines et la quête de la sagesse – dans le sens d’une préparation consentie à la mort – entretiennent des liens solides avec la naissance de la notion de « restaurer ». Ces racines ontologiques ont commencé à se dissoudre dans un univers plus professionnel dès la fin de l’époque moderne.
4Dans le texte, « Dégradations et ruines, miroirs de la condition humaine dans un monde bâti », Fabienne Chevallier rappelle que l’historiographie, à juste titre, a lié l’idée de restaurer, forgée dans l’esprit des humanistes, à la pensée des auteurs grecs. Pourtant, elle possédait aussi en parallèle un arrière-plan judéo-chrétien dont elle retrace les textes emblématiques et les traces historiques dans l’œuvre et les écrits de Flavio Biondo et ceux du pape Pie II, tous deux des humanistes. Dans cet univers où dominent les textes des prophètes sur le Temple de Jérusalem et le mythe de la Tour de Babel, l’accent est mis sur la prise de conscience nécessaire de la fragilité de toute occupation humaine. Dès lors, la « restauration » doit demeurer modeste, discrète.
5Dans « Pensée des Anciens, les auteurs antiques », Bruno Phalip évoque d’abord l’héritage des villes de l’ancienne Mésopotamie, construites en briques crues, et donc éphémères et fragiles. Rendues à un état invisible, ne laissant que des collines de terre dans le paysage, elles restent des lieux vivants car leur mémoire a été transmise de génération à génération. Il analyse ensuite des textes provenant de philosophes grecs et romains : Zénon de Cition, Lucrèce, Ausone. Pour ces auteurs, les bâtiments sont des métaphores de la condition humaine, par essence mortelle : ils ne peuvent être victorieux contre le passage du temps.
6Nicolas Reveyron entreprend à travers des sources linguistiques allant du Moyen Âge à l’époque moderne, une histoire longue des définitions données au mot « Restaurer », qui témoigne de sa lente élaboration dans un courant d’idées très large, même si le concept se rapporte progressivement à l’idée de rétablir un bâtiment dans un état ancien, ou de le réparer. Les sources étudiées de manière systématique montrent que le mot entretient des liens avec la vie spirituelle et la vie morale – restaurer signifiant alors le plein retour à un état antérieur doté d’une grande valeur humaine ou sacrée. Cette signification holistique culmine à l’époque classique, en prenant souvent une connotation abstraite, celle de « relever », qui implique de revenir à un état antérieur dans lequel le bâtiment n’est qu’une des facettes d’un état de civilisation global extirpé du passé et rendu au présent. Ces riches significations se sont transformées et éloignées pendant le xixe siècle, puis ont été perdues de vue lorsque la restauration s’est professionnalisée.
7Si la restauration soulève des enjeux ontologiques, c’est bien aussi dans le temps long des révolutions qu’ils se révèlent, portés à un plan social. Dans le texte « Le deuil de l’ancienne France », Olivier Poisson explique comment la recomposition du paysage après la vente des biens nationaux due à la Révolution française entraîna un bouleversement du maillage ancestral de bâtiments seigneuriaux, religieux ou civils. Du même coup, les fonctions symboliques et sociales de ces édifices disparaissaient. Dès lors, les régimes politiques qui se sont succédé au xixe siècle, surtout à partir de la monarchie de Juillet, ont créé une politique publique destinée à refonder une relation d’appropriation entre les citoyens et leurs paysages. Cette politique, dont l’outil était les restaurations, oscillait entre l’acceptation du deuil de l’ancienne France et une volonté de réconciliation nationale.
8Avec la sensibilité pittoresque et le mouvement romantique, les associations d’idées liées aux monuments se tranforment très profondément dans toute l’Europe. Dans le texte « Sensibilités monumentales de la fin du xviiie siècle au début du xxe siècle », Fabienne Chevallier montre comment ce nouveau creuset a fourni la forge du célèbre roman de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, paru en 1831, et de la pensée de John Ruskin sur les restaurations, pétrie de significations chrétiennes. Or, ces nouvelles sensibilités sont modelées par des œuvres d’art : celles de Caspar David Friedrich et William Turner, qui laissent une œuvre prolifique de représentations de paysages et de monuments, et aussi par les dessins de Victor Hugo et d’Auguste Rodin à la fin du siècle. La littérature donne un renouveau aux dimensions ontologiques du passage du temps reflété dans l’état bâti. Avec William Wordsworth, avec Chateaubriand, la méditation sur les monuments s’enrichit de significations ouvertement existentielles.
9Enfin, dans « Traumastimes et relèvement monumental », Bruno Phalip et Fabienne Chevallier mettent au jour les crises sociales et humaines qui accompagnent les destructions des monuments, que ce soit en temps de guerre, de catastrophe due notamment à des incendies, ou en raison des révolutions. Il s’agit alors de penser la restauration des monuments comme un acte matériel dont l’enjeu dépasse de beaucoup la restitution du bâti. La restauration peut assumer, implicitement ou explicitement, des visées idéologiques, pour faire perdurer l’ordre établi ou faire renaître les symboles visuels d’un régime ancien que l’on veut réhabiliter. Loin d’être simple et univoque, la fonction de réparation sociale et anthropologique des restaurations a revêtu une grande variété au cours de l’histoire, comme le montrent trois moments consécutifs à des destructions violentes : les guerres de Religion (xvie siècle), le sac du Palatinat (xviie siècle) et la Révolution française. Ces aspects montrent qu’écrire l’histoire des restaurations implique de faire le point sur celle des crises qui les ont précédées.
Notes de bas de page
15Ainsi l’ouvrage de Françoise Choay, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, approche la question de la restauration au xixe siècle sous l’angle de la fondation d’une discipline et sous l’angle législatif. Voir p. 110-134.
Auteur
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Fabienne Chevallier
Historienne de l’Art, HDR, associée au CHEC (EA 1001)
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