Introduction. Restaurer ou conserver de manière raisonnée

Bruno Phalip et Fabienne Chevallier

p. 15-24

Remerciements

Bruno Phalip, qui a initié ce volume, exprime sa plus vive gratitude à Marie-Françoise André, Catherine Breniquet, et à tous ceux qui, à un moment ou à un autre, l’ont épaulé, relu, corrigé et encouragé.


Texte intégral

1Les pratiques et les théories de la restauration que nous connaissons sont nées au début du xixe siècle. Elles ont eu pour creuset des sociétés et des pensées occidentales, tournées vers une vision du progrès qui mettait en avant l’industrie, où les monuments du passé devenaient des emblèmes des nationalismes, et où les interventions croissantes des États et des bureaucraties s’étendaient aux missions séculaires de réparation des édifices anciens. Restaurer s’inscrit dans cette temporalité amorcée au début du xixe siècle, qui fait surgir des pratiques souvent radicales, parfois mensongères quand on les compare avec les édifices d’origine, parfois consuméristes lorsque les réhabilitations s’accompagnent d’un bouleversement des usages donnés aux bâtiments, voire d’une marchandisation des biens patrimoniaux. Si l’on envisage dans la longue durée les réparations faites sur les édifices anciens, il apparaît que l’acte d’entretenir, ou simplement de conserver, inscrit dans le temps long et apaisé d’une transmission raisonnée, a connu un relatif effacement à partir des années 1800.

2Les travaux publiés dans ce volume ont pour ambition de renouveler les études sur le patrimoine, d’abord par les approches historiques suivies, neuves, et en associant à ces recherches un volet prospectif tiré des sciences dures, qui ouvre la voie à un renouvellement des pratiques. Les dimensions historiques font l’objet des deux premières parties du volume. La première est intitulée « Restauration des monuments, condition humaine et reconstruction ». Le lien entre la notion de restauration et un certain nombre de faits ontologiques y est étudié dans le creuset occidental, où la pensée des Anciens puis la pensée judéo-chrétienne ont conduit à poser sur l’usure des monuments un regard philosophique et spirituel. Plus largement, il apparaît que la remise en état des monuments après des crises, qu’il s’agisse du déclin d’une civilisation, d’une guerre ou d’une révolution, présente tous les symptômes de la sortie d’un traumatisme collectif. L’enjeu des interventions sur les monuments est alors de restaurer une confiance collective. Après cette première partie où le champ d’investigation historique est ouvert sur le fait ontologique, la deuxième, intitulée « Quêtes anciennes et temps neufs » s’attache aux interventions sur les monuments, à travers des essais thématiques nourris par des études de cas, aux théories qui ont éclos au xixe siècle et à l’histoire de la notion d’authenticité apparue dans leur prolongement. Ces essais adoptent un point de vue d’histoire matérielle ouverte à l’histoire sociale. Les champs technique et politique y sont particulièrement importants ainsi que l’histoire du fait religieux, intellectuel et littéraire. Il n’est pas niable que ces champs ont façonné la vision que l’on pouvait avoir des restaurations. Le rapport du projet de restauration à l’histoire elle-même, un fait marquant du xixe siècle, est étudié sous un angle européen dans cette deuxième partie.

3Ces deux parties consacrées à l’histoire des restaurations sont suivies par une partie intitulée « Nouvelles approches », qui met au jour les connaissances scientifiques les plus récentes sur les matériaux et les techniques de restauration, puis par une quatrième partie qui rassemble des contributions sur la théorie de la restauration, émanant d’universités et de laboratoires (Politecnico de Turin, GEOLAB, CRATERRE, ARTETHIS, CHEC). L’association d’un volet historique, d’un autre plus technique sur les matériaux et d’un troisième ayant trait à l’évolution de la théorie de la restauration n’est pas nouvelle dans le champ des études patrimoniales1.

Enquêtes préalables

4Le présent ouvrage a pour ambition d’approfondir l’histoire des restaurations, et les ruptures qu’on peut y observer, et de contribuer à tracer de nouvelles voies. Il s’inscrit dans le prolongement de D’épiderme et d’entrailles, le mur au Moyen Âge en Occident et au Proche-Orient (xe-xvis.), publié en 2017 aux Presses universitaires Blaise-Pascal de l’Université Clermont Auvergne et des tables rondes tenues à Clermont-Ferrand (dir. Bruno Phalip et Jean-François Luneau) sur la restauration au xixe siècle, en 2011 et 2013 (publiées en 2012 et 2017). Les échanges qui ont eu lieu lors des séminaires tenus à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) en 2017 et 2018 (dir. Arnaud Timbert, Bruno Phalip, Fabienne Chevallier, Jean-François Luneau, Julien Noblet, Guy Lambert, Mercedes Volait et Émilie d’Orgeix), Construire, restaurer, détruire du xviiie au xxe siècle et le colloque organisé du 15 au 17 décembre 2017 à Paris, Liège et Namur (dir. Claudine Houbart, Mathieu Piavaux, Arnaud Timbert, Julien Noblet), Matériaux, Métiers et Techniques. Vers une histoire matérielle du chantier de restauration (1830-1914), ont nourri nos réflexions, en même temps qu’ils ont été associés à un solide travail collectif commencé dès 2010.

5Comme cela a été dit plus haut, l’histoire matérielle dont il s’agit, encore peu étudiée, est éclairée par un champ élargi d’histoire sociale. Cette ouverture sur un champ plus large est apparue notamment au sein du séminaire tenu le 9 février 2018 à l’INHA dont le thème, les cahiers et correspondances de chantiers, aurait pu donner lieu à des approches d’histoire matérielle très étroites2. Pourtant, en introduisant cette journée, Guy Lambert rappelait que ces réalités des chantiers prennent leur sens à la lumière de l’histoire sociale. Le chantier est producteur d’archives, sous la forme de devis, livres de comptes, mémoires, courriers, rapports, de relevés et attachements figurés. Rédigées par l’architecte ou l’inspecteur, ces sources d’une histoire matérielle et sociale font état de projets et de travaux, mais aussi des hommes impliqués : corps de métiers mobilisés sur les chantiers, origine géographique des hommes, réseaux de sociabilités auxquels ils appartiennent. Souvent, ces documents rendent compte du quotidien, du déroulement de la vie dans le contexte du chantier, qui se donnent alors à voir comme des réalités historiques élargies. Les travaux d’Arnaud Timbert sur le chantier de Pierrefonds illustrent ces apports à l’histoire sociale. Les sources racontent des faits consignés avec précision, décrivent des procédés techniques, évoquent les visites officielles de l’Empereur et des personnalités du temps3.

6Selon une autre facette, le séminaire organisé le 8 juin 2018 s’est attaché aux technologies modernes dans les chantiers de restauration du début du xixe siècle à 1920, en envisageant leurs sources, pratiques et théories dans l’environnement européen. En effet, la Révolution industrielle affecte la conduite des chantiers de restauration dans le choix de matériaux et de procédés destinés à renforcer la pierre, ainsi que dans la recherche de substituts à des matériaux traditionnels : silicatisation des pierres, emploi du fer ou du ciment armé, place de la chimie, savoirs développés par les ingénieurs, avancées technologiques discutées puis abandonnées. L’industrie et la science sont là. Dans le prolongement de ses travaux sur le fait monumental, Fabienne Chevallier, qui a présidé cette journée avec Bruno Phalip, retrace cette histoire à travers des moments de l’histoire matérielle du long xixe siècle, éclairée par un champ large d’histoire sociale qui appréhende les bouleversements politiques consécutifs à la période révolutionnaire. Mais dès la décennie 1830 – qui correspond en France à l’institutionnalisation du fait monumental, en dépit de leur pragmatisme bien repérable, la conduite des chantiers de restauration est influencée par les théories naissantes sur la conservation des monuments. L’historiographie distingue trois directions qui ont pris leur essor pendant ce siècle : une théorie française, animée dès les années 1840 par les idées d’Eugène Viollet-le-Duc, qui aboutira dans la décennie 1860 à conférer à la restauration une densité maximale, allant jusqu’à la recréation ; une théorie anglaise, représentée par John Ruskin (à partir de la publication en 1849 de l’ouvrage The Seven Lamps of Architecture), reprise par William Morris à partir des années 1870, qui oblige le restaurateur à une retenue absolue ; enfin, parmi les théories nées en Italie, Camillo Boito publie en 1893 trois essais rassemblés dans l’ouvrage Conserver ou Restaurer ? Il y préconise une intégration visible, évidente, des restaurations apportées sur les monuments.

7Pour la troisième intervention (dir. Bruno PHALIP, 7 avril), il a semblé indispensable de réfléchir à la façon dont on peut restaurer de manière raisonnée en Europe. D’où viennent les mots et les faits ; pourquoi se doit-on de restaurer ? Car, comme cela vient d’être affirmé, la restauration au xixe siècle s’inscrit dans le cadre de sociétés et de pensées industrielles occidentales perdurant jusqu’au milieu du xxsiècle. Les pratiques qui émergent, favorisées par la création de politiques publiques, contredisent, au cœur même du xixe siècle, celles ancrées dans la très longue durée héritée du Moyen Âge. Elles témoignent de l’existence d’un temps court interventionniste, nourri de pensées cartésiennes et rationnelles. Elles s’inscrivent dans les réalités de la Révolution industrielle, et s’intéressent aux marchés économiques ouverts par les intérêts nouveaux qui se manifestent pour les monuments. L’action d’entretenir connaît alors un relatif affaiblissement.

Des sources plus anciennes

8Parmi les thèmes choisis, ceux inspirés par l’évêque Grégoire de Tours. Au vie siècle (vers 538-vers 594), il estime, dans son Histoire des Francs4, que les créations, copiées et répétées, sont « sans âme », ressemblantes certes, consolidées pour qu’elles ne se brisent pas, mais qu’il y a là des « fantômes mensongers ». De son côté, Alcuin, conseiller de Charlemagne à la fin du viiie siècle (735-804), considère que l’original vaut mieux que la copie altérée, se révélant finalement n’être qu’une « image trompeuse, sans vie et sans âme5 ». Or, les restaurations d’édifices médiévaux comprennent aujourd’hui un grand nombre d’adjonctions de nouveaux matériaux, ce qui, dans la vision médiévale, serait interprété comme une création, dans le sens où l’entendait Grégoire de Tours. Cette réflexion, faite à partir de la conception médiévale, emplie de significations sacrées, a interrogé, sans nous enfermer. Le point de vue développé ici n’est ainsi pas de recréer une trame de jugement médiévale pour le temps présent, mais bien de poser de nouvelles approches en vue de restaurer de manière raisonnée en Europe.

Premières explications

9Le temps actuel des théories et des pratiques de la restauration se situe dans le sillage du contexte d’un long xixe siècle, où la notion de progrès, volontariste, nourrie par les inventions et procédés techniques et scientifiques, est au cœur des intentions qui animent les travaux d’infrastructure et les constructions neuves. Cette foi dans le progrès, entremêlée avec les fiertés nationales, qui s’attachent à des monuments jugés emblématiques, est présente dans le champ des restaurations. Le rapport de la société à l’histoire entretenu pendant le xixe siècle est influencé par la signification donnée au progrès : les architectes pensent terminer un cycle de l’histoire du bâti, en souhaitant clôturer l’image des édifices par leurs interventions restauratrices. L’époque correspond, en France, avec la montée de l’arsenal institutionnel, réglementaire puis législatif qui aboutit à la loi du 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques. L’un des aspects de cette loi clôt un chapitre de la lente et préalable gestation de la définition à donner à l’acte de restaurer, qui s’entoure des méthodes tirées de l’archéologie scientifique.

10Les interventions des restaurateurs ont pris leur essor dans le cadre de sociétés et de pensées industrielles occidentales qui perdurent sous des formes reconnaissables, proches, jusqu’à aujourd’hui. La définition contemporaine de la restauration, qui n’a que peu en commun avec les versions médiévales ou modernes, émerge dans le cadre des pays engagés dans des processus de modernisation et d’urbanisation, où se concentrent d’importantes capitales, places politiques, commerciales et financières, en pleine expansion, telles que Londres, Paris, Amsterdam, Bruxelles, Berlin, Vienne ou Prague.

11Le goût pour la restauration des monuments nationaux, importé des pays occidentaux, toucha aussi l’Empire ottoman, pendant la période de modernisation appelée les Tanzimat, à partir de 1830. C’est ainsi qu’à Istanbul, la mosquée Sainte-Sophie, endommagée par un tremblement de terre, fut restaurée dans les années 1850 par les frères Gaspard et Giuseppe Fossati6. Dans les pays occidentaux, les transformations brutales créées par la Révolution industrielle dans le champ matériel, social et spirituel sont immenses : les paysages urbains et ruraux sont bouleversés, les façons de penser, de produire, de se déplacer, les lieux du travail comme ceux de l’habitat connaissent des mutations rapides, la définition des peuples et des États est nourrie par l’idée de nation puis par les révolutions, les religions sont mises à mal par la dimension profane et toute-puissante du progrès. Des contestations naissent pour tenter de résister à ces bouleversements et prennent des formes syndicales, politiques, de renouveaux religieux ou, plus largement, intellectuels et philosophiques. Or, les assises données aux théories de la restauration, et en premier lieu aux théories anglaises, sont marquées par ce contexte de grandes transformations. Dans la moitié nord de l’Europe, Viollet-le-Duc, Ruskin et Morris s’affrontent ainsi en opposant conserver à restaurer. Cependant, dans la moitié sud, urbanisée différemment, les paysages ne sont pas autant marqués par l’industrie, en dépit de centres tels que ceux de Turin ou Milan. De Lisbonne à Madrid, de Rome à Vienne, les capitales ou grands centres industriels ne ressemblent ni à ceux de Londres ou de Liverpool ; nul Midlands, Yorkshire, Sarre, Saxe ou Bohême, nul paysage des bassins miniers du Nord de la France, de Belgique ou de la Ruhr. De fait, les pensées liées au restaurer s’y expriment de manière plus apaisée grâce à Riegl ou Boito (et plus tard Brandi). Une telle unanimité apparente rejoint les pensées de Ruskin et Morris contre les affirmations de Viollet-le-Duc. Nous devons nous attaquer à cela.

Le temps des illusions

12Selon ces premiers postulats, la pratique du restaurer est confrontée à ce que l’on a nommé un long Moyen Âge s’achevant par la mise en place et l’accompagnement de pratiques qui rompent avec ce temps. Celles-ci sont directement associées au temps de l’industrie, suscitant ou appelant des restaurations qu’il n’est pas interdit d’envisager comme des pansements rassurants, répondant aux inquiétudes nées des bouleversements en cours. Des pratiques de conservation ou d’entretien sont alors mises en place de façon concomitante, tout en étant moins les héritières du temps des artisans qu’elles sont censées rappeler.

13Le rêve d’un temps idéalisé des artisans a bien hanté la pensée des restaurateurs dans un moment d’illusion, mais c’était sans compter sur l’accélération du temps industriel à partir du milieu du xixsiècle et particulièrement dans son dernier quart. Ces pratiques voient l’effacement et la disparition du « temps manufacturier » des ateliers, au profit d’un « temps usinier » qui s’installe avec force dans le chantier de restauration. Le temps usinier est celui d’un temps court, interventionniste, nourri de pensées restauratrices cartésiennes, souvent brutales, exigeantes et fonctionnalistes, tandis qu’entretenir pour conserver se place dans la définition d’un temps long d’une transmission adoucie. Mais, cela reste à nuancer, comme le montre Fabienne Chevallier à travers l’exemple de l’entreprise Monduit.

14Restaurer est donc à la fois un marqueur historique, un révélateur et le reflet des profonds bouleversements de ce xixe siècle qui hésite encore entre la lenteur supposée de sociétés rurales déstabilisées et les trépidantes sociétés urbaines. Cette société nouvelle, qui bouleverse, produit par le truchement des édifices restaurés les traces matérielles idéales d’un monde qui va disparaître. Ce faisant, le restaurateur, même s’il s’entoure de méthodes archéologiques, recrée toujours un passé plus ou moins véridique, à des degrés divers.

15L’une des voies importantes ouvertes à notre époque est de mettre en valeur une autre attitude, oubliée dans les sociétés occidentales, que l’on pourra nommer une « ode à l’usure » selon ce poème des années 1960 de Yoshioka Minoru décédé en 19907. Conserver est sans doute préférable à restaurer.

Des étapes, buts et propositions possibles

16Notre propos est, dans le prolongement de ces études critiques, de travailler à un « manifeste renouvelé de la restauration ». Ce dernier s’appuie sur un travail collectif patient, les travaux nombreux et les recherches qui ont décelé les limites actuelles des systèmes mis en œuvre dans les chantiers de restauration. Nos tentatives sont fondées sur des recherches individuelles, mais aussi sur des programmes collectifs engagés depuis plusieurs années dans le cadre de plusieurs centres de recherche mobilisant, outre l’histoire, la géographie et la géomorphologie, développés au sein de GEOLAB UMR 6042 à l’Université Clermont Auvergne, sous la direction de Marie-Françoise André ; le Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » également à Clermont-Ferrand sous la direction de Bruno Phalip et de Jean-François Luneau8 ; les programmes communs épanouis dans les projets Technè et Citadel 9 ; l’INHA avec Julien Noblet et Arnaud Timbert, qui sont à l’origine du cycle de séminaires évoqué au début de cette introduction, sous le titre Matériaux, Métiers et Techniques. Vers une histoire matérielle du chantier de restauration (1830-1914) ; les travaux de Nicolas Reveyron à l’Université de Lyon II, ceux de Stéphanie-Diane Daussy à Lille, ceux de Fabienne Chevallier, membre associée du Centre d’Histoire « Espaces et Cultures » de l’université de Clermont-Ferrand, impliquée dans ce projet d’ouvrage dès son élaboration.

17D’excellents ouvrages ou articles évoquant les philosophies de la restauration existent en Grande-Bretagne – où elles se situent dans la lignée des idées de Ruskin et Morris – avec des publications issues des travaux menés par le English Heritage ou, plus encore, en Italie, après Boito et Brandi. Il apparaît qu’en France, nous devrions nous inspirer de ces productions pour formuler et publier des alternatives nourries d’études historiques, d’expériences et de recherches associant les sciences dures et l’archéologie. Nous avons progressé grâce à des publications comme celle de Philippon, Jeannette et Lefèvre, sur La conservation de la pierre monumentale en France, publiée à Paris, en 199210, à la revue Monumental qui a succédé à celle des Monuments historiques de la France, aux articles techniques du Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH), plus rarement au Bulletin monumental11. Pourtant, les sciences humaines peinent à donner une vision contrastant ou discutant celle de restaurateurs s’appuyant sur les résultats de recherches dépendant pour l’essentiel des sciences « dures » et de l’ingénierie. Le renouvellement auquel nous aspirons s’appuie sur ce désir de rééquilibrer les rôles respectifs des Lettres et celui des Sciences. Il s’agit d’appréhender à la fois, l’arbre de Jessé des pensées et politiques restauratrices, les pensées arborescentes contradictoires européennes, ou enfin la double hélice d’ADN enchevêtrée de la conservation et de la restauration.

18Ces propositions sont appuyées par une diversité de cas d’étude : le suivi de chantiers de restauration engagés à Paris (Notre-Dame), Tournai (Belgique), Nevers, Noyon, Paray-le-Monial ou Lyon, l’état des édifices du Palatinat (Allemagne), des enquêtes menées en Bretagne (Chapelles, calvaires), ou en Auvergne, mais aussi des monuments situés au Cambodge, en Israël, dans les Territoires palestiniens, à Malte et à Chypre. L’ouverture des points de vue au-delà de la situation occidentale est fructueuse, car elle permet d’observer des attitudes différentes des milieux scientifiques face à l’altération des pierres, au sens de son étude géomorphologique, en se centrant sur l’architecture, les chocs et stress hydriques ou thermiques, les circulations de l’air et de l’eau, la flore protectrice ou invasive, la mesure de l’érosion. Ces pratiques sont cadrées par les chartes de Venise [1964] et de Cracovie [2000], contraintes, mais guidées par les théories des xixe et xxe siècles en Europe [France, Belgique, Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre]. De ces visions, à n’en pas douter contradictoires, des constats et solutions possibles devraient découler, en considérant toutefois que ce qui a trait aux restaurations des sculptures et peintures monumentales garde des spécificités, non abordées ici. Les solutions préconisées à leur propos sont délicates à transposer à l’architecture.

19Parallèlement, des études ayant trait à des cultures matérielles plus lointaines sont intégrées, en contrepoint aux réalités occidentales, longtemps assorties d’une connotation universaliste, avec les travaux de Chamsia Sadozaï. Cette appréhension nous a convaincu de la nécessité d’élargir les approches. Pourtant, les solutions actuelles interventionnistes proposées autour de la restauration ne vont nullement de soi. Car, peut-on se débarrasser aisément de la lancinante question de l’authenticité ? Entre apparentes nécessités techniques à discuter et réalités idéologiques à mettre en valeur, le souhait d’utiliser la restauration pour contrôler le passé semble toujours légitimer un avenir que nous peinons par ailleurs à tracer.

20Ainsi, faut-il reprendre certaines définitions, si courantes qu’elles en deviennent imprécises ou ambigües : restaurer, conserver, préserver, authenticité. Lorsque cela sera possible, il faudra considérer les signes dissimulés derrière les choses et lever des illusions, telle celle de la « restauration » comme pratique immémoriale. Les nouvelles nécessités d’un débat doivent ainsi être dégagées, sans reprendre les notions et définitions de patrimoine déjà amplement envisagées12. S’il ne peut pas être question d’envisager la « ruine13 » comme point central à nos investigations, nous affirmons un goût certain pour le pittoresque, les visions romantiques et littéraires, tout en reconnaissant la nécessité d’interventions parfois lourdes lorsque des questions de statique se posent14. Les décisions à prendre pour préserver les monuments ne peuvent se passer des avis techniques d’architectes, d’ingénieurs ou de ceux scientifiques des laboratoires, mais il nous paraît important de replacer cette question dans un creuset qui va au-delà de la technique et même de l’histoire de l’art. Ce creuset doit être rouvert aux littéraires et aux philosophes, faisant place aux pensées qui réfléchissent aux nouvelles voies du bien collectif, dont les monuments sont une dimension. Cette ouverture pourra, nous l’espérons, faire prendre conscience des effets pernicieux et contre-productifs d’interventions très volontaires qui accroissent et accélèrent les effets censés être combattus. Nous souhaitons qu’elle amorce des pistes pour l’ouverture d’un nouveau cycle de l’histoire du patrimoine dans les sociétés occidentales. À notre sens, il ne peut y avoir prophylaxie équilibrée sans la réflexion et l’apport des représentants des Lettres, parmi lesquels des historiens de l’art, des historiens de l’architecture, des poètes ou des artistes. La définition humaniste née de la conservation même des patrimoines ne peut être séparée enfin de son environnement naturel préservé, en ne le considérant pas a priori comme l’ennemi, mais en en faisant le symbole renouvelé d’une union réinventée de l’histoire, de ses marques, et de l’édifice lui-même « réensauvagé ».

Notes de bas de page

1Nicolas Detry et Pierre Prunet, Architecture et restauration. Sens et évolution d’une recherche, Paris, Les Éditions de la Passion, 2000.

2Ces lignes s’inspirent des textes rédigés par ces auteurs, afin de préparer les manifestations du séminaire INHA, 2018.

3Arnaud Timbert, Viollet-le-Duc et Pierrefonds. Histoire d’un chantier, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017.

4Grégoire de Tours, Histoire des Francs, trad. R. Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 2 vol., 1975.

5Edgar De Bruyne, Étude d’esthétique médiévale, 3 vol., Bruges, De Tempel, 1946, Paris, Albin Michel, 1998, I, p. 268-269 et Alain Erlande-Brandenburg, De pierre, d’or et de feu, La création artistique au Moyen Âge, ive-xiiie s., Paris, Fayard, 1999, p. 92.

6Charles Newton, Images of the Ottoman Empire, Londres, Victoria and Albert Museum Publications, 2007, p. 74.

7Jean-Sébastien Cluzel et Masatsugu Nischida, Le sanctuaire d’Ise, récit de la 62e reconstruction, Bruxelles, Éd. Mardaga, 2015, p. 155.

8Bruno Phalip et Jean-François Luneau, Restaurer au xixe siècle, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal en 2012, 2017 et 2021.

9Direction Marie-Françoise André pour le premier ; Marie-Françoise André et Bruno Phalip pour le second. Un récent programme MSH USR3550 IMOTEP (dir. Erwan Roussel) prolonge ces deux recherches.

10Jacques Philippon, Daniel Jeannette et Roger-Alexandre Lefèvre, La conservation de la pierre monumentale en France, Paris, CNRS Éditions, 1992.

11Patrick Ponsot, « Travaux récents sur l’histoire de la restauration, notes de lecture », Bulletin monumental, t. 171, no 3, 2013, p. 245-247. « Depuis quelques années, les travaux d’histoire de la restauration qui se multiplient montrent que l’idée selon laquelle la restauration est une invention du xixe siècle est fausse : à toutes les époques, certains se sont évertués à conserver ou rétablir les œuvres d’art en respectant la conception de leurs créateurs, cela depuis l’Antiquité. » Nous nous plaçons ici dans une optique inverse en contrastant le propos.

12Jean-Pierre Babelon et André Chastel, « La notion de patrimoine », Revue de l’Art, 1980, no 49, p. 5-32. Jean-Yves Andrieux et Fabienne Chevallier, Le patrimoine monumental, sources, objets et représentations, Presses universitaires de Rennes, 2014.

13Alain Schnapp, Ruines, Essai de perspective comparée, Presses du réel / Presses universitaires de Lyon, Paris et Lyon, 2015 ; Histoire universelle de la ruine, Des origines aux Lumières, Paris, Éd. Seuil, « La librairie du xxie siècle », 2020.

14Bruno Phalip est associé depuis mai 2019 au programme de recherche CNRS / MCC Notre-Dame de Paris : expertise technologique, place des restaurations du xixe et xxe siècles, arguments et solutions pour le chantier du xxie siècle.


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