Soi disant
|Avant-propos
Texte intégral
1Je voudrais ouvrir ce volume en remerciant les institutions qui ont sélectionné notre projet pour un Partenariat Hubert-Curien franco-japonais et qui ont participé à la plus grande part du financement de ce programme intitulé « Paradoxes poétiques » : la Japan Society for the Promotion of Science, le Ministère français des Affaires Étrangères ainsi que le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. Je voudrais aussi exprimer ma reconnaissance non seulement à mes collègues bordelais qui m’ont secondé dans la réalisation de ce travail, mais surtout à ma collègue japonaise Makiko Nakazato, Maître de Conférences à l’Université Iwate à Morioka, qui a très activement et très efficacement participé à l’élaboration de ce projet dès les tout premiers moments de celui-ci à l’issue d’un précédent colloque au Japon en 2010.
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2Ce projet d’un travail collectif (Colloque et volume) consacré aux obstacles et aux empêchements à l’expression de soi en poésie s’inscrit dans la continuité et la cohérence de plusieurs actions de recherche menées par le Centre « Modernités » depuis plus de quinze ans à l’Université Bordeaux3-Montaigne. Je pense tout d’abord au Colloque sur la crise du sujet lyrique, qui s’est tenu en mars 1995 et qui donna lieu au volume 8 de la collection Modernités sous le titre Le Sujet lyrique en question (1996), dirigé par Yves Vadé, Dominique Rabaté et Joëlle de Sermet, ainsi qu’à l’ouvrage collectif publié aux P.U.F. et dirigé par Dominique Rabaté sous le titre Figures du sujet lyrique (1996). Je pense au Colloque « Écritures du ressassement » qui s’est tenu en mars 2000 et qui donna lieu au volume 15 de Modernités (2001). Je pense au Colloque intitulé « L’Irressemblance. Poésie et autobiographie », qui s’est tenu en mars 2005 et qui donna lieu au volume 24 de Modernités dirigé par Valéry Hugotte et Michel Braud (2006). Je pense aussi au Colloque « Voix et modernités » qui s’est tenu en mars 2010 en co-organisation avec nos collègues de l’Université de Niigata, et qui donna lieu au volume dirigé par le Professeur Yutaka Takagi et publié sous le même titre aux Presses de l’Université de Niigata. Ces actions de recherche consacrées à l’expression du sujet lyrique débouchaient assez naturellement sur la problématique du Colloque des 12 et 13 septembre 2012 portant sur les obstacles à l’expression de soi en poésie : réticences, pudeur, autocensures, métaphorisations, voix obliques, messages implicites, voix discrète ou secrète, obstacles provenant de l’environnement social ou du sujet lui-même… autant de difficultés, pour un poète, à être « soi disant ».
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- 1 Cette problématique a été abordée dans le volume collectif Écritures de soi : secrets et réticence (...)
3Plus immédiatement, le Colloque de septembre 2012 et le présent volume s’inscrivent dans l’actuel programme de recherche du Centre « Modernités », programme intitulé « Apories, paradoxes et autocontradictions : la littérature et l’impossible » (et qui a tout d’abord donné lieu, sous le même titre, au volume 35 de Modernités paru en 2013) : ce programme explore la situation d’œuvres disant l’impossibilité de dire, écrivant l’impossibilité d’écrire, œuvres dont l’énonciation réalise l’inverse de ce que déclare l’énoncé. Dans ce cadre, le Colloque de septembre 2012 s’est voulu plus spécifiquement centré sur l’écriture poétique, pour explorer les contra-dictions à la diction de soi en poésie. Nous avons aussi souhaité, en élaborant cette réflexion, lui donner une extension plus internationale ou trans-culturelle, à partir de l’intuition ou de l’hypothèse selon laquelle ces résistances ou réticences à la diction de soi-même peuvent être un trait commun à la poésie occidentale et à la poésie orientale et notamment japonaise, quoique sous des modalités différentes qu’il nous appartiendra de distinguer mais qui se rejoignent dans une esthétique de la retenue, de la mesure, de la réserve (et il faudrait entendre ce dernier mot en ses deux sens : la réserve de celui-qui-reste-réservé, discret, pudique, « sur la réserve », et la réserve de ce-qui-est-gardé-en-réserve et reste encore à dire pour plus tard)1.
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4Dans la section introductrice de ce volume, je m’efforce de poser les problématiques qui nous concerneront ici, en voyant par exemple comment l’esthétique du haïku japonais a pu intéresser certains poètes français du xxe siècle dans leur recherche d’une écriture où la subjectivité se ferait aussi effacée que possible. Puis Joëlle de Sermet développe une réflexion sur la discrétion poétique : sur « le choix de ne pas tout dire, les phénomènes d’autocensure ou de calibrage expressif qui conduisent un poète à préserver une part intouchée, soustraite à l’écriture, et à séparer ce qui est communicable de ce qui doit rester intransmissible ».
5La première Partie du volume (« A moindres mots ») rapproche deux poétiques de l’économie verbale : celle du haïku japonais, dont Makiko Andro-Ueda déroule chronologiquement les enjeux principaux quant à la question de la subjectivité ; et celle des poèmes de Samuel Beckett, où Yann Mével analyse le statut de l’expression de soi jusque dans l’extrême minimalisme des Mirlitonnades.
6La deuxième Partie (« Poésie pour se faire, ou pour se défaire ») est consacrée à deux poètes du xixe siècle : Gérard de Nerval, dans la poésie duquel Yutaka Takagi perçoit un « sujet en devenir » ; et Jules Laforgue, dont Alissa Le Blanc étudie les « stratégies de masques et d’évitement ».
7La troisième Partie (« Le mystère de la femme ») explore les non-dits de deux poètes quant à ce qu’ils ne veulent expliciter de leurs relations amoureuses : Péguy, dont Jérôme Roger décrypte « l’amour innommé » pour Blanche Raphaël dans les Ballades du cœur qui a tant vécu ; et Kôtarô Takamura, dont Makiko Nakazato décèle, dans les poèmes qu’il a consacrés à sa femme Chieko, le refus de dire la folie de celle-ci.
8La quatrième Partie (« Sur la réserve ») présente deux poétiques de la mesure : celle de Reverdy, dont Patrick Vayrette analyse la « voix diffuse » ; et celle de Guillevic, dont Delphine Garnaud montre la « retenue ».
9La cinquième Partie (dont le titre, « Censures, sensures », emprunte un néologisme à Bernard Noël) est consacrée à deux écrivains qui ont dû s’affronter à la question de la censure (que celle-ci vienne de soi même ou qu’elle vienne de la société) : André Breton, dont Makoto Asari rapproche la pensée de celle de Freud et de Marx ; et Jean Genet, dans l’œuvre poétique duquel Patrice Bougon étudie le paradoxe d’une écriture à la fois impudique et allusive.
10La sixième Partie (« Aller de soi… ») montre comment deux poètes contemporains écrivent l’intime : Jacques Dupin dans l’article de Valéry Hugotte ; et Stéphane Bouquet dans celui d’Armelle Leclercq.
11La septième Partie enfin (« Abstractions ») illustre ce que peut être un lyrisme abstrait. Katixa Dolharé montre quels sont les enjeux du refus du lyrisme-effusion dans la « poésie objective » d’Anne-Marie Albiach, d’Emmanuel Hocquard, et de Claude Royet-Journoud. Et Akihiko Yamamoto présente l’expression d’un « moi électrique » dans la poésie de Kenji Miyazawa à l’ère des métaphores scientifiques.
Notes
1 Cette problématique a été abordée dans le volume collectif Écritures de soi : secrets et réticences, Actes du Colloque International de Besançon (22, 23, 24 novembre 2000), textes réunis et présentés par Bertrand Degott et Marie Miguet-Ollagnier, L’Harmattan, 2001. Mais peu d’articles y sont consacrés à des textes poétiques, excepté celui de Bertrand Degott sur Dominique Pagnier et celui de Jacques Moulin sur Pierre Mathias (les articles consacrés à d’autres poètes étant centrés sur des textes non-poétiques).
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