Sens de la langue. Sens du langage
| , ,Du côté de Babel
Langues brisées et sujets en miettes
Pourquoi lire Sappho ou Dostoïevski en traduction ?
Texte intégral
- 1 E. W. Saïd, « Critique et exil », Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008, p (...)
- 2 Le texte traduit, rappelle par exemple Antoine Berman, est « toujours défectueux quelque part » : « (...)
1Edward W. Saïd soulignait dans l’un de ses deniers essais la spécificité du rapport au monde des très nombreux artistes déplacés ou exilés tout au long du xxe siècle : « Ces épreuves engendrent une urgence, pour ne pas dire une précarité de la vision et une fragilité de l’énoncé, qui rend l’usage du langage bien plus intéressant et provisoire qu’il ne l’aurait été autrement »1. Dans le miroir brisé des mots, parce qu’ils s’y découvrent en miettes, les sujets prennent conscience qu’ils sont des êtres de langage. C’est ce qui explique la valeur formatrice du texte traduit, peu pensé par les programmes d’enseignement du « français », souvent dévalorisé2, mais dont on voudrait présenter ci-après une défense et illustration.
2Le texte traduit n’est jamais seul, il a toujours un vis-à-vis (dit « original ») qui rend son usage propice à la mise en évidence du caractère arbitraire, affectif et parfois très contraignant, de la langue − qu’on aurait tort de croire naturelle parce que « maternelle ». Comme le rappelle par exemple l’écrivain Vladimir Nabokov, une enfance plurilingue confronte plus vite à l’énergie du langage ; se remémorant certaines promenades russes faites en compagnie de sa préceptrice anglaise, il décrit précisément le pouvoir de nomination qui l’habite au moment où il rampe sur les rochers :
- 3 Autres Rivages, traduction française d’Yvonne Davet, nouvelle édition revue et augmentée, complémen (...)
je ne cesse de répéter, comme une espèce d’incantation pleine de saveur, plantureuse, et qui m’est une source de jouissances, le mot anglais childhood (enfance), qui rend un son mystérieux et neuf, et devient de plus en plus étrange à mesure qu’il se confond de plus en plus, dans mon jeune esprit encombré et fiévreux, avec Robin Hood (Robin des bois) et Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rouge), et les chaperons bruns des vieilles fées bossues. Il y a, dans ces rochers, des fossettes, pleines d’eau de mer tiède, et mon marmottage magique accompagne certains charmes que je compose au-dessus de ces minuscules étangs saphir3.
3Les enfants aux deux langues sont encore peu nombreux. En attendant leur expansion souhaitable, on peut faire entrer tous les autres dans le vif du sujet par un contact précoce avec plusieurs traductions d’un même texte original. Le travail ne concerne alors qu’une seule langue, mais on en perçoit l’épaisseur, le caractère historique, la fragilité – les enjeux existentiels.
4Deux traducteurs accompagnent depuis plusieurs années une réflexion menée au croisement du poétique, du politique et de la didactique. Passeurs de textes latins, grecs ou russes, ils sont animés par le même souci de la voix (rythme ou souffle), convaincus que la langue n’est pas une question de langue, qu’elle dit autre chose que le sens des mots, qu’elle délimite une culture (une appartenance, une position, une vision du monde), mais aussi un point d’arrêt : l’irréductible de l’autre langue. Le premier est André Markowicz, pour lequel le travail du traducteur consiste à faire entendre au lecteur où il s’arrête et ce qui s’arrête : l’Histoire, limite impersonnelle qui confronte quiconque a vécu dans une autre langue à l’expérience si singulière de l’altérité. Le second est Philippe Brunet, qui fut incité par le premier, au tout début des années 1980, à traduire Homère, c’est-à-dire à « renouer avec l’expérience homérique » en retrouvant ce qui fait la diction de l’aède. Cela nous vaut la toute récente parution de L’Iliade en hexamètres, dont un extrait (les fameuses comparaisons précédant le « Catalogue des vaisseaux » dans le chant 2) a été lu d’une seule voix par les enfants d’une classe de sixième, rapporte le traducteur :
- 4 Philippe Brunet (trad.), L’Iliade, Homère, Paris, Seuil, 2010, Préface, p. 27.
S’il fallait dédier cette traduction, ce serait à eux, aux enfants, aux futurs aèdes, aux conteurs de comptines, et à tous ceux chez qui le rythme naissant se déploie comme les bras d’un arbre ou d’un fleuve : à ceux qui n’ont pas encore appris à se taire, à lire des yeux, contraints et forcés, le corps replié sur une chaise, et aux autres, qui n’ont pas encore entièrement muselé leur enfance4.
- 5 Ibid., p. 30.
- 6 André Markowicz, « Note du traducteur », Le Joueur, Dostoïevski, Actes Sud, Babel, 1991, p. 212.
- 7 Sappho, L’Égal des Dieux, Cent versions d’un poème recueillies par Philippe Brunet, Paris, éditions (...)
- 8 Ibid., p. 24 et 26.
5André Markowicz et Philippe Brunet s’intéressent aux sujets dans les langues : « laisser Homère exister, tel est le but5 ». Ce n’est donc pas le hasard qui a conduit l’un à retraduire tout l’œuvre de Dostoïevski, auteur de « poèmes proférés6 » par un sujet hors de lui, et l’autre à éditer « la première énonciation subjective, par une femme, du sentiment amoureux », un poème grec de Sappho intitulé « L’Égal des Dieux » accompagné de « cent versions » françaises7. Cet étrange objet donne à lire conjointement Sappho, Catulle (dont la version latine a longtemps été la seule connue), Louise Labbé, Rémi Belleau, Pierre de Ronsard, Jacques Amyot, Malherbe, Racine, Lamartine, Alexandre Dumas, Marguerite Yourcenar ou encore André Markowicz et Philippe Brunet, eux-mêmes retraducteurs d’un texte aux frontières mouvantes, dont la voix acquiert un singulier volume dans cette succession d’instants distincts. L’Ode à l’aimée est chargée de dire la difficulté de l’expression lyrique, la fragilité de la langue, qui « se brise », sous l’effet du trouble amoureux (« Je vis, je meurs : je me brûle et me noie », Louise Labbé ; « Ja peu s’en faut que la mort/Sus le bort/De sa barque ne m’envoie », Rémi Belleau8). Mais le dispositif des traductions multiples attire l’attention sur des différences de perceptions du risque d’aphasie, qui sont autant de représentations de la langue, dans son rapport au corps, au langage, à la voix. Qu’on en juge plutôt. Les premières versions françaises disent une pétrification de l’organe, avec laquelle choisira de renouer André Markowicz des siècles plus tard :
Ma langue morne devient |
(Rémi Belleau, 1556) |
Ma langue s’engourdist |
(Pierre de Ronsard, 1560) |
et ma langue d’un froid /Morne s’engourdist |
(Rémi Belleau, 1572) |
ma langue n’a plus en soy / Rien de langage |
(Jacques Amyot, 1572) |
ma langue outrée toute force perdit |
(J-Antoine de Baïf, 1567-1573) |
ma langue outrée ne mouvoit ni bransloit |
(id.) |
Ma langue est engourdie |
(Le poète Goguenard, 1673) |
que je t’aperçoive, / Et cela, Lesbie […] Pétrifie ma langue
(André Markowicz, 1985).
6Il semble qu’une question de cadence (la recherche d’un alexandrin) ait imposé l’image de la destruction :
Ma langue en vains efforts se brise foiblement(Baron de Longepierre, 1684).
7La longue séquence suivante attire notre attention sur une incertitude ou inquiétude de l’imaginaire, définitivement mis en branle, contrairement à la langue elle-même :
- 9 On retrouve la même formulation en 1781, sous la plume d’Edme Billardon de Sauvigny.
- 10 Louis Gorsse utilise la même formulation dans une première version de 1797.
- 11 Mais aussi Alphonse Veïssier des Combes (1839), Louis Planchon (1846) ou Marcellot et Grasset (1847 (...)
Ma langue s’embarrasse |
(Le Poète sans fard, 17129) |
ma langue est muette |
(M ***C ***, 178010) |
ma langue est immobile |
(Louis Gorsse, 1805) |
Ma langue hésite et balbutie |
(Lazare Carnot, 1820) |
Ma langue se glaça |
(Lamartine, 1823) |
ma langue est enchaînée |
(Falconnet, 184211). |
8Puis reviennent les éclats :
Ma langue se brise |
(Emile Deschanel, 1847) |
Ma langue est brisée |
(Joseph Boulmier, 1852) |
9Le plan se fait plus large, intégrant une partie du visage :
Ma langue se dessèche |
(Alexandre Dumas, 1858) |
Ma langue se dessèche dans ma bouche |
(Danièle Calvo Platero, 1987) |
ma langue s’arrête |
(Jean Richepin, 1896) |
Ma langue se sèche |
(Alfred Croiset, 1898) |
Ma langue sèche dans ma bouche |
(A. Bonnard, 1946) |
ma langue s’attache à mon palais |
(Alexandre Keller, 1902) |
10Une accélération soudaine relance l’imagination :
Et tout à coup/langue rompue |
(Jérôme Vérain, 1988) |
11De nouveaux traducteurs cherchent des effets de voix ; active :
ma voix se brise |
(Jesper Svenbro, 1987) |
12ou passive :
- 12 On trouvera les références complètes de toutes ces variantes dans L’Égal des Dieux, op. cit.
ma langue est comme brisée |
(Philippe Brunet, 199112). |
13Ainsi présenté, comme un texte sans limite, le poème de Sappho semble échapper à toute autorité littéraire, y compris à celle de la langue : non seulement nous l’avons lu sans référence au grec, mais nous ne saurions dire au terme du parcours proposé quelle est la version autorisée ? Il en résulte un bouleversement critique dont le second exemple annoncé, celui des traductions de Dostoïevski, permettra de préciser les enjeux.
- 13 Philippe Brunet, « Pourquoi ce livre ? », L’Égal des Dieux, op. cit., p. 139.
14L’étrange poème en cent morceaux épars imaginé par Philippe Brunet crée un bouleversement critique en ce que les cadres habituels de la lecture sont débordés : le trouble du langage concerne aussi bien l’amour de Sappho que les amoureux de ses mots. Le sujet de l’écriture est comme déroulé à l’infini par la chaîne des lecteurs-traducteurs, au point que semble se dérober le sens même de la langue. Par où commencer ? Où s’arrêter ? (« Les prochains traducteurs du poème offriront en leur temps leur contribution à une nouvelle couronne »13) Qui dit ça ?
- 14 Autres Rivages, op. cit., p. 47.
15La question, intimement liée à l’apprentissage de la langue et de ses chausse-trappes, est précisément celle de l’œuvre de Dostoïevski, tout entière arc-boutée sur la hantise du doublage. « L’auteur du Double etc.14 » comme aimait à le présenter Nabokov, participe en effet, en tant qu’écrivain russe du xixe siècle, à l’invention d’une littérature nationale, qui se fait dans le miroir de l’Autre ; il est d’ailleurs le premier écrivain étranger à porter un regard sur cet objet Autre : « l’Europe » ; et il se sent lui-même « pétri » par cet Autre, fouillé par des œuvres d’imagination venues d’outre langue russe. « Pétri » est le premier mot, français, du roman Eugène Onéguine (1823-1830) de Pouchkine ; c’est en quelque sorte le premier mot de la jeune littérature russe, une littérature à touchetouche, dont les marges de distinction sont très étroites :
- 15 Notes d’hiver sur impressions d’été (1863), Arles, Actes Sud, collection Babel, 1995, p. 21.
- 16 Journal d’un écrivain, 1876, cité par Jacques Catteau, La Création littéraire chez Dostoïevski, Par (...)
« toute notre vie décalquée sur l’Europe, elle s’est formée en nous depuis la première enfance »15 (Notes d’hiver sur impressions d’été, 1863) ;
« les Russes ont greffé [les choses empruntées à l’Europe] sur leur organisme, leur chair et leur sang »16 (Journal d’un écrivain, 1876).
16Découvrant cette promiscuité dans sa propre langue, Dostoïevski entreprend de raconter l’histoire d’un sujet hors de lui, qu’il est très instructif d’approcher par l’étude comparée de ses diverses traductions.
17On prendra pour exemple l’ouverture des Carnets du sous-sol (1864), première fiction de « l’auteur » avant son abandon dans les grands romans polyphoniques, et qui fait suite aux fictions de « lecteurs », personnages humiliés et offensés des débuts − tel Makar Dévouchkine dans le premier livre, Les Pauvres Gens, qu’on entend se récrier à l’idée d’être enfermé, et tous les pauvres fonctionnaires avec lui, dans Le Manteau de Gogol :
- 17 Les Pauvres gens, Arles, Actes Sud, collection Babel, 2001, p. 134-135.
« Et à quoi bon écrire des choses pareilles ? À quoi ça sert ? En prime, il y a un lecteur qui me fera un manteau, ou quoi ? Il m’achètera des bottes neuves, ou quoi ? Non, Varenka, il lira, et, en plus, il demandera une suite. On se cache, parfois, on se cache, on se camoufle, pris par surprise, on a peur de mettre le nez dehors — on ne sait plus, parce qu’on a peur qu’ils viennent vous lancer leurs critiques, parce que, de tout ce qu’il y a au monde, mais de tout, mais de tout, ils vous font un pamphlet, et voilà toute votre vie civile et toute votre vie de famille qui se promène dans la littérature, on a tout imprimé, on a tout lu, on s’est moqué, on a tout critiqué ! Mais, à ce moment-là, il n’y a même plus moyen de sortir dans la rue ; parce que, ici, là, tout est tellement démontré que, nous autres, on nous reconnaît rien qu’à la démarche17 ».
18La hantise du doublage, d’une pétrification de l’être par la langue littéraire, conduit à sa remise en question radicale dans le fameux monologue de 1864. L’attaque est si violente que Dostoïevski écrit à son frère :
- 18 Lettre du 20 mars 1864 à Mikhail Mikhailovitch Dostoïevski, Correspondance, Tome I, 1832-1864, Pari (...)
Je me suis mis au travail, à ma nouvelle. […] Le ton en est trop étrange, le ton en est abrupt et féroce ; cela peut ne pas plaire ; par cons(équent), il faut que la poésie adoucisse et porte le tout18 ».
- 19 Les Carnets du sous-sol, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud, collection Babel, (...)
19La « poésie » désigne en l’occurrence l’orchestration subtile de figures qui construisent une fiction extrême, à la pointe de la langue, où se tiennent des sujets en quête de formes. « Auteur », « homme », « personnage », « caractère » sont autant de notions avec lesquelles joue Dostoïevski, comme pour compenser la force d’emportement de la voix qu’un éditeur fictif devra autoritairement interrompre in fine (« Pourtant ce n’est pas là que s’achèvent les “carnets” de cet homme paradoxal. C’était plus fort que lui, il a continué19 »).
- 20 Carnets du sous-sol, traduit du russe par Boris de Schloezer (1926), Paris, Folio/bilingue, 1995. N (...)
20Le récit des Carnets du sous-sol est composé de deux parties. La première en éclaire le point d’origine : « Le sous-sol » (terme à connotation politique, qui évoque en russe la clandestinité et situe la voix du texte sous le sol d’une ville, ce que ne fait pas « souterrain »), par le monologue d’un homme retiré du monde, qui se dit « malade ». La seconde, intitulée « À propos de neige fondue », est le récit rétrospectif d’événements permettant d’éclairer le climat mental dans lequel se trouve cet homme. Les trois versions françaises reproduites ci-après mettent en évidence l’enjeu majeur de cette composition : il s’agit d’interroger l’autorité des sujets parlants, à commencer par celui qu’on appelle « l’auteur » d’une œuvre littéraire, lequel entre en scène sous les traits de ce personnage « au ton abrupt et féroce » qu’une seconde partie viendra « adoucir » en lui infligeant le mouvement de recul de la rétrospection. On n’a reproduit ci-après que les deux premiers énoncés de l’homme du sous-sol, ainsi que les indications de lecture données par son créateur (les deux voix étant séparées par une ligne dans le tableau plaçant côte à côte une traduction du début du xxe siècle et deux versions plus récentes20).
21Un « Avertissement » de « Fédor Dostoïevski » précède la parole de l’homme « malade » dans la traduction d’André Markowicz, ce qui attire immédiatement l’attention sur la place en appel de note qu’occupe, dans les deux autres versions françaises (qui respectent la disposition du texte original), cette autorité première et non moins marginalisée : pourquoi l’avoir rétablie sur le seuil du livre ? C’est que la question posée par Dostoïevski est précisément celle de la distribution des voix, du partage de la parole, de la place de chacun dans la langue.
22La langue française semble avoir affaire à un socle relativement stable : le mot « auteur » est répété deux fois par tous les traducteurs, et réapparaît encore sous forme de sigle (N. d. a.) dans la traduction de Lily Denis. Certes, il ne s’agit pas du même « auteur » (les premières « notes » sont celles d’un auteur fictif), mais l’instance semble bien assurée, puisqu’elle supporte d’être abrégée en un familier « N. d. a. ». Une plus grande incertitude existe dans la langue originale, qui reprend « l’auteur de ces carnets/notes » par (littéralement) « celui qui a écrit ces carnets » – ce que les trois traducteurs rendent par :
l’auteur de ce journal
notre auteur »
l’auteur des carnets.
23« Celui qui écrit », redevient donc à chaque fois « auteur ». Mais les nuances introduites par les déterminants et le vocabulaire choisis semblent infinies : elles témoignent de ce bouleversement critique voulu par Dostoïevski, auquel chaque traduction confronte par son souci bien connu de fidélité − qu’on croit être une fidélité à la langue, alors qu’il s’agit de tout autre chose, comme l’expose clairement Henri Meschonnic :
- 21 « Traduction et littérature » in Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, (...)
Si la fidélité est l’exactitude dans l’équivalence, on suppose qu’elle a accès au fonctionnement du texte. Mais on oublie alors que ni le lecteur ni le traducteur n’ont accès direct au texte. Car le texte ne fonctionne qu’à travers la lecture, et celle-ci comporte un élément qui lui est invisible à elle-même, mais qui n’est pas transparent, qui est d’ordre historique — et c’est l’idée qu’on a du fonctionnement du langage, et du texte21.
24Le texte traduit garde la mémoire de ces idées successives, datées. Dostoïevski éprouve le besoin de gloser « auteur » par « celui qui écrit ». Il déplace ainsi l’attention vers l’écrit et l’autorité propre à l’espace du langage. La tournure impersonnelle « ce premier fragment, intitulé Le Sous-sol » confirme ce déplacement, auquel résiste pour sa part Lily Denis, qui rétablit une première personne du singulier : « le présent fragment que j’intitule « Le souterrain » » (nous soulignons), trahissant ainsi une certaine idée de l’autorité littéraire (toute entière du côté de l’auteur). La question de la personne est d’ailleurs tout aussi confuse que celle de l’écrit lui-même : « carnets », « notes » ou « journal » ne désignent pas la même forme fragmentaire ; « celui qui a écrit » est pour sa part comparé à des « êtres » (Boris de Schloezer), des « personnages » (Lily Denis) ou des « hommes » (André Markowicz). Dès la seconde phrase de l’avertissement, « l’idée du fonctionnement du langage, et du texte » se complique donc, non seulement parce que se trouvent ébranlées les barrières entre fiction et réalité, mais encore parce qu’on y suggère que le véritable auteur du texte est la société, le monde réel, ou l’époque. Reconsidérons l’enchaînement. L’auteur des confidences imminentes (« Je suis un homme malade ») vient d’être dit « imaginaire » :
Et pourtant, si l’on considère les circonstances sous l’action desquelles s’est formée notre société, il apparaît qu’il peut, qu’il doit exister parmi nous des êtres semblables à l’auteur de ce journal. (Boris de Schloezer)
« Néanmoins, en raison des circonstances générales dans lesquelles notre société s’est formée, il était non seulement probable, mais fatal que des personnages comme celui de notre auteur y existassent. » (Lily Denis)
Pourtant, non seulement des hommes comme l’auteur des carnets peuvent exister, mais ils le doivent dans notre société au vu des circonstances dans lesquelles celle-ci s’est édifiée. (André Markowicz)
- 22 Les Pauvres Gens, op. cit., p. 154.
25Les deux premiers traducteurs repensent l’ordre de la phrase originale (respecté ici par André Markowicz) et recomposent un lien de cause à effet : les circonstances expliquent le « personnage ». Mais il n’est pas si sûr qu’il s’agisse d’un « personnage » (c’est-à-dire d’une entité fictive) suggère le choix du mot « hommes » par le troisième traducteur, qui sort le bavard de la fiction tout en faisant délibérément écho à l’« homme malade » qui s’y épanche. Dostoïevski n’utilise pas le même terme, ce que reproduisent les deux autres traducteurs, en réservant « homme » à la transcription de tchelovek et en restituant litso par « êtres » ou « personnages ». Ce dernier terme est polysémique : litso désigne la personne (son visage) et le personnage (littéraire). On peut l’éclairer par la définition du livre que donne Dévouchkine dans Les Pauvres gens : « une fable avec des gens en vrai »22 — ona nebylitsa v litsakh : un livre n’est pas dit le russe (ne byl : ce qui n’est pas réel, une fable), mais touche indubitablement l’être (litso). La proximité du vivant (« j’ai voulu montrer à la face du public » traduit pered litso) est assurément ce que cherche à préserver André Markowicz en remplaçant « personnages » par « hommes » sur le seuil d’un livre dont les dernières pages entendent célébrer la « vie vivante » et annoncent l’entrée des corps « avec du sang » dans la littérature. Alors que la voix du « sous-sol » prétendait parler à une « forme vide » (les « Messieurs » violemment apostrophés) dans la première partie, elle est confrontée à une forme pleine (une femme) dans la seconde ; couché dans le noir à côté de la prostituée Lisa, l’homme « malade » voit soudain :
deux yeux ouverts, qui me fixaient, curieux, obtus. Ce regard, il était froid, indifférent, lugubre, totalement étranger. Il pesait, ce regard.
- 23 Les Carnets du sous-sol, op. cit., p. 154.
Une pensée lugubre surgit dans mon cerveau, me parcourut le corps comme une répulsion, un peu de celle qu’on éprouve quand on pénètre dans un sous-sol humide et renfermé23.
26L’image établit un lien surprenant entre le regard pénétrant de la femme et la pénétration dans le sous-sol, c’est-à-dire le passage à l’écriture. La répulsion physique suggère parallèlement que le face à face inauguré ici est un corps à corps. On comprend mieux alors le besoin d’adoucir, le recours à la « poésie ».
27Peut-on en déduire un quelconque sens du langage, qui permettrait au sujet hors de lui de s’inscrire dans une dynamique de l’Histoire, d’une langue à l’autre ? Un dernier exemple associant moment de l’énonciation et processus d’identification servira de conclusion provisoire.
J’ai voulu montrer au public, en en soulignant quelque peu les traits, un des personnages de l’époque qui vient de s’écouler, un des représentants de la génération qui s’éteint actuellement. (Boris de Schloezer)
J’ai voulu évoquer à la face du public, avec un peu plus de relief qu’il n’est de coutume, un type d’homme caractéristique d’une époque encore récente, un des représentants de la génération qui s’en va. (Lily Denis)
J’ai voulu présenter au public, avec un peu plus de force que de coutume, un de ces caractères qui appartiennent à un passé récent. Cet homme est le représentant d’une génération en sursis. (André Markowicz)
28L’auteur Dostoïevski qui se tient dans la note de bas de page en 1864, et qu’André Markowicz décide de placer plutôt sur le seuil du livre en 1992, sert de trait d’union entre ses contemporains et le miroir qu’il leur tend. Il est un point de passage ténu, que l’éloignement dans le temps a considérablement alourdi − c’est ainsi que nous comprenons le choix de l’ostentation fait par le troisième traducteur : l’auteur doit se distinguer (sortir de l’ombre d’une note de bas de page) pour forcer le rapprochement avec le lecteur, parce que la vie qu’il évoque appartient désormais à un espace non contigu. D’une traduction à l’autre, la voix de l’auteur semble d’ailleurs n’avoir pas la même portée : prête à lâcher au contact de la génération « qui s’éteint », perdant de son volume avec celle « qui s’en va », tenant la note héritée de celle qui semble plutôt « en survie ». « Cet homme » dans lequel André Markowicz cherche à fondre auteur, personnage et lecteur par l’usage du démonstratif mimant une proximité perdue, n’est ni un « personnage » ni un « type » suggère-t-il encore, mais un « caractère ». Toute l’histoire des êtres de papier et de la critique littéraire est ainsi reconstituée par le travail de la traduction. Comment représenter la personne ? La question ne cesse plus de hanter les lecteurs successifs de Dostoïevski. Cela revient-il à « exposer ses idées » (Boris de Schloezer), à « présenter sa vision des choses » (Lily Denis), « sa façon de penser » (André Markowicz) ? Une seule certitude ici : qu’un même texte original puisse donner naissance à des versions si différentes atteste de l’incessante construction de soi dans / par la langue.
29De telles expériences de lecture n’imposent aucun sens au langage. Elles disent la difficulté à trouver une langue. L’injonction bien connue du poète vaut pour tout traducteur littéraire, qui fait un travail de mesure des langues (souvent démesuré) indispensable à l’investissement de l’espace plurilingue de la lecture qui est le nôtre aujourd’hui.
Notes
1 E. W. Saïd, « Critique et exil », Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008, p. 14.
2 Le texte traduit, rappelle par exemple Antoine Berman, est « toujours défectueux quelque part » : « Ce qui lui manque, comme à la traduction elle-même, c’est un certain statut symbolique, c’est cette dignification secrète sans laquelle aucune pratique discursive ne peut littéralement avoir droit de cité » ; Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, NRF/Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1995, p. 41 et 43 ; c’est l’auteur qui souligne.
3 Autres Rivages, traduction française d’Yvonne Davet, nouvelle édition revue et augmentée, compléments de textes traduits par Mirèse Akar, Paris, NRF/Gallimard, 1989, p. 16.
4 Philippe Brunet (trad.), L’Iliade, Homère, Paris, Seuil, 2010, Préface, p. 27.
5 Ibid., p. 30.
6 André Markowicz, « Note du traducteur », Le Joueur, Dostoïevski, Actes Sud, Babel, 1991, p. 212.
7 Sappho, L’Égal des Dieux, Cent versions d’un poème recueillies par Philippe Brunet, Paris, éditions Allia, 1998.
8 Ibid., p. 24 et 26.
9 On retrouve la même formulation en 1781, sous la plume d’Edme Billardon de Sauvigny.
10 Louis Gorsse utilise la même formulation dans une première version de 1797.
11 Mais aussi Alphonse Veïssier des Combes (1839), Louis Planchon (1846) ou Marcellot et Grasset (1847).
12 On trouvera les références complètes de toutes ces variantes dans L’Égal des Dieux, op. cit.
13 Philippe Brunet, « Pourquoi ce livre ? », L’Égal des Dieux, op. cit., p. 139.
14 Autres Rivages, op. cit., p. 47.
15 Notes d’hiver sur impressions d’été (1863), Arles, Actes Sud, collection Babel, 1995, p. 21.
16 Journal d’un écrivain, 1876, cité par Jacques Catteau, La Création littéraire chez Dostoïevski, Paris, Institut d’Études Slaves, 1978, p. 123.
17 Les Pauvres gens, Arles, Actes Sud, collection Babel, 2001, p. 134-135.
18 Lettre du 20 mars 1864 à Mikhail Mikhailovitch Dostoïevski, Correspondance, Tome I, 1832-1864, Paris, Éditions Bartillat, 1998, tome 1, p. 724.
19 Les Carnets du sous-sol, traduit du russe par André Markowicz, Arles, Actes Sud, collection Babel, 1992, p. 165.
20 Carnets du sous-sol, traduit du russe par Boris de Schloezer (1926), Paris, Folio/bilingue, 1995. Notes d’un souterrain, traduit du russe par Lily Denis, Paris, Garnier Flammarion, 1992. Les Carnets du sous-sol, traduit du russe par André Markowicz, 1992, op. cit.. Appels de notes, indications de chapitres, précisions entre crochets se trouvent dans les textes reproduits. Seuls les termes soulignés en caractères gras le sont par nous.
21 « Traduction et littérature » in Dictionnaire des littératures de langue française, Paris, Bordas, 1984, tome III.
22 Les Pauvres Gens, op. cit., p. 154.
23 Les Carnets du sous-sol, op. cit., p. 154.
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