1Par un hommage réflexif à son objet, cet ouvrage s’ouvre sur une apologia. Il peut s’agir, si l’on veut, d’une justification à un livre sur la satire, à la façon dont, depuis Lucilius, les satiristes, au moins dans le cadre du genre, dotent leur œuvre d’un texte liminaire qui expose leur conception de la satire, légitime leur projet et dresse leur programme critique. Cette tradition de l’apologia a contribué à l’habitude prise par les satiristes de se commenter eux-mêmes, en un métadiscours paratextuel ou un discours autoréférentiel intégré. Le prologue propose ainsi une entrée en matière théorique et métacritique, mais aussi apologétique – apologie de la satire par deux théoriciens, apologia de deux conceptions critiques de la satire.

2Ce double prologue met en effet le tout sous le signe de deux points de vue différents, celui de Fredric V. Bogel, critique américain, représentant de la théorie contemporaine et auteur de travaux de pointe sur la satire1, et celui de Pascal Engel, philosophe français, représentant de la philosophie analytique, et aussi « découvreur » et préfacier des Instructions aux académiques de Federico Tagliatesta2. Fredric V. Bogel retrace l’histoire de la critique moderne de la satire, en montrant comment s’y comprend sa propre théorie, selon laquelle le satiriste n’enregistre pas une différence préexistant entre lui et sa cible mais travaille à construire la différence qui l’opposera à cet objet auquel il est en fait intimement lié. Il présente et confronte les deux grandes conceptions rivales : l’une, classique et traditionnelle, procède par oppositions (entre le satiriste et sa cible, le haut et le bas, l’épique et le satirique) et œuvre dans des optiques historique et biographique ; l’autre, dont il explique comment elle s’est progressivement constituée au xx^e siècle, voit entre les éléments du système satirique une relation faite de disjonction et de conjonction simultanées. Après avoir rendu compte de sa position au sein de ce second courant, Fredric V. Bogel propose, sous forme de perspectives d’avenir et au moyen de croisements interdisciplinaires, de nouveaux modèles possibles pour les études satiriques. Pascal Engel s’attache quant à lui à la « conception classique » de la satire, selon laquelle le satiriste croit à l’existence de normes et de valeurs dont il dénonce la violation et que le lecteur peut identifier. Il met à l’épreuve cette théorie, attaquée par la critique contemporaine, en posant trois questions : celle du mode de référence aux normes (question de « la nature de l’énonciation satirique »), celle de la croyance ou du scepticisme du satiriste (question de « l’ontologie des normes ») et celle de la nature des normes et valeurs satiriques (questions de la différence normes/valeurs et de la distinction « valeurs morales »/« valeurs cognitives »). Pascal Engel dégage ainsi ce qu’il appelle, en reprenant une expression de Thomas Pavel à propos du roman, la « pensée de la satire » : elle se définit par l’utilisation de l’ironie, le réalisme quant aux normes et valeurs, et la référence à des normes et valeurs cognitives. Même s’il ne cherche à caractériser qu’« un certain paradigme, parmi d’autres, de la satire », il voit dans cette configuration, qui promeut contre la sottise des valeurs intellectuelles auxquelles croit le satiriste et qu’il marque par le biais de l’antiphrase ironique, la « pensée centrale » de la satire, « quels que soient ses multiples avatars ».

3Ces articles représentent les deux théories majeures de la satire, exposées selon des optiques contemporaines et particulières, et les font dialoguer. Car le point de vue de Fredric V. Bogel sur le rapport entre le satiriste et sa cible pourrait être croisé avec celui de Pascal Engel sur le rapport entre le satiriste et les normes et valeurs. On pourrait se demander par exemple si un satiriste qui croit à des normes et des valeurs serait pour autant exempt de toute collusion avec l’objet de ses attaques3, si la satire ne peut se retourner sur elle-même, en passant de l’agression à l’empathie, ses valeurs mêmes servant de pivots à cette réorientation4, ou encore si plusieurs paradigmes satiriques ne peuvent pas cohabiter ou se succéder, y compris dans les œuvres d’un même auteur5, questions soulevées dans la suite de l’ouvrage. Le prologue permet ainsi d’éclairer de ses idées-forces les propos qui le suivent et d’en enrichir les perspectives.

4Plus largement, ces deux options liminaires donnent aussi les moyens de comprendre les tenants et les aboutissants des lectures de corpus qui sont ensuite faites dans les sections successives. En effet, la suite des articles les répercute voire les diffracte en positions diversifiées, si bien que cet ouvrage non seulement présente des éléments d’analyse mais aussi propose au lecteur des exercices métacritiques, à la lumière du prologue, sur ces analyses mêmes. C’est ainsi qu’un même argument – par exemple, point central, l’ambivalence – pourra servir des démonstrations opposées, prouvant pour l’un que l’œuvre est bien une satire, pour l’autre qu’elle n’en est pas une. Mais même au-delà du partage entre les deux conceptions dominantes, des divergences peuvent apparaître sur certains points de la poétique satirique, que la fiction soit considérée comme handicap ou comme agent de la satire, que la parodie soit incluse dans son champ ou qu’elle en soit refoulée. Les articles explorent ainsi la problématique satirique mais aussi manifestent la variété contrastée des types d’approches et de conceptions, qu’il reviendra au lecteur d’identifier, voire de décrypter, et de faire dialoguer, de façon à prolonger de son côté la réflexion sur le rapport entre le critique satirique et son objet.

5S.D.