Le mythe de l’homme seul : l’avenir d’une relation
La figuration du solitaire dans La Nausée et L’Etranger
p. 271-286
Texte intégral
« Dans le monde nouveau, être homme, c’est être seul. » G. Lukacs, La Théorie du roman.
« Eux aussi pour exister, il faut qu’ils se mettent à plusieurs. Moi, je vis seul, entièrement seul. » La Nausée.
« Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » L’Etranger.
1Contre toute attente, une anthropologie de l’individu a du mal à s’imposer, comme si l’adage notoire, individuum ineffabile, avait un bel avenir ; mais la littérature ici est pionnière : elle connaît, de Rousseau à Dostoïevski, à Hesse, ces marginaux qui clament dans les déserts, tel le Jean-Baptiste Clamence de La Chute, tout à la fois leur quant à soi déclaré : rien d’humain qui ne leur soit étranger, c’est ce qu’indique la citation de La Nausée ; et, en sous-main, un désir irrépressible de reconnaissance, dans une lutte à mort des consciences, tel serait le sens avoué de la dernière phrase de L’Étranger.
2Ce que nous allons interroger est évidemment un mode de figuration : un mode qu’ont un auteur, un narrateur, un personnage, d’inventer une face et de l’incarner dans ce qui est de part en part une relation sociale. L’homme seul, c’est une manière d’être sans dans une relation avec. Le Seul est un décalé, un déplacé, un séparé à l’intérieur du socius qu’il est aussi : il est seul parmi les autres, dans une relation agonale qui est sa façon sociale d’exister. Autrement dit c’est une vie conçue comme fiction qui est en jeu, même si elle suppose par ailleurs un rapport étroit avec des figures réelles extrêmes de nos sociétés. Outre ce caractère agonistique, nous parlons de mythe au delà d’un simple statut d’invention, parce qu’on aperçoit déjà les traits archétypaux d’un contenu mythique (et sans doute mystificateur), car telle est la structure : celle d’un passage à l’absolu, une hyperbolisation de cette exception qu’est le type social de l’individu, comme nous l’a enseigné l’enquête d’un Louis Dumont1. Si l’on doutait de ce processus de mythification, il y aurait lieu de convoquer l’importance des emprunts au mythe chez Sartre, tous les écrits qui ont précédé Le Mur, La Nausée, publiés récemment, le montrent. Comme L’Etranger, ils préfigurent une forme moderne de faille. Nous citerons le témoignage de Simone de Beauvoir sur les dispositions qui étaient celles de Sartre lui-même :
Il réservait sa sympathie aux thaumaturges qui, exclus de la cité, de sa logique, errent en solitaires dans les lieux sauvages et, pour connaître les chose, n’en croient que leurs yeux.2
3Les Carnets de la drôle de guerre confirment de leur côté :
Alors, pour conquérir le monde, on pouvait le posséder seul, on pouvait penser seul sur lui, il livrait ses secrets à l’homme seul.3
4La fiction de l’Homme seul présente la gageure d’un jeu autour de la folie et de la mort, en une voie de rupture et de négation qui l’oppose à la société tout entière. Au lieu de « seconder le monde », dans les termes de Kafka, il s’emploie à « faire le négatif ». On se souvient que L’Etre et le Néant commence par une recherche sur la négation ; L’Homme révolté est défini comme l’homme qui dit non. L’homme seul n’est pas un être de fuite : Roquentin ne croit pas aux voyages, il n’a rien du Kurz de Conrad, pas plus que Meursault. Pour se poser, le Moi a donc besoin de l’Autre auquel s’opposer.
5Et il faut imaginer toute une rumeur de foules, la présence d’un monde bruissant de masses sur lequel s’exercent les emprises idéologiques, les mobilisations politiques dans les années même où s’élabore la figuration du solitaire. Sa solitude est au sein d’une multitude, Baudelaire l’avait pressenti, avec son homme des foules, même si le statut, ou l’enjeu de la situation sont aggravés : il ne s’agit donc pas tant d’une création de soi, comme l’appellera Michel Foucault, continuant un des aspects stoïciens du dandysme. Si l’homme seul s’oppose à l’humain et au social dans ce passage à la limite qui le rend si remarquable et qui est sa face nocturne, c’est que, dans l’expérience qui le façonne, et qui articule une situation historique et une écriture, il fait l’épreuve de la déshumanisation. Une situation revendiquée renvoie dans son cas à une situation d’abord subie, à une mutilation, avant qu’un retournement éthique ne soit opéré, nous laissant entendre une charge implicite déterminante et justifiant l’acte littéraire.
6Car l’homme seul n’est-il pas déjà autre que soi, aliéné comme on aime à dire en ces années de découverte de ce motif hégélien : volonté de solitude, et destin d’isolement, cette figure, comme il en va le plus souvent dans la création littéraire, révèle des tensions internes, que l’œuvre cherche à réduire, liant sa découverte à une dissimulation. De fait, si la répulsion affichée de l’Autre (les autres, la foule) cachait un attirance secrète ? Si cette surenchère que nous interprétons comme une mise à l’infini du lien de solitude dénotait une impatience, une avidité de reconnaissance ? Si elle revenait à un stratagème de conquête, y compris celle d’une maîtrise du champ symbolique de l’écrivain en maître-penseur ?
7Nous situons donc les œuvres qui nous retiennent dans le registre d’écriture de l’œuvre-cri de ces années trente : œuvres qui mettent en scène la fonction émotive, l’expression du Je, mais aussi bien la fonction conative, orientée vers le récepteur ; cette relation est au centre de l’enjeu littéraire et emporte toute l’énergie et les effets de l’opération littéraire. Il nous semble qu’une réception et ses conséquences entrent dans les œuvres de réflexion qui ont suivi : les deux écivains y reviennent (avec évidence pour Sartre, implicitement chez Camus) sur la part d’énigme ou d’aporie de leur figuration. Les Mots, La Chute sont œuvres de maturité, d’ironie, sinon de sagesse ; nous en dégagerons le foyer commun, qu’une page permet d’objectiver sans équivoque, et elle aussi tient au constituant du mythe, cette fois pris à revers et non produit dans une théâtralisation de l’authenticité, notion qui est à mettre au compte d’un rousseausisme persistant du penseur moderne.
8Entre temps il est vrai, l’Histoire elle-même a fait tomber les masques. L’existentialisme est devenu un humanisme, qu’on l’impute ou non à un coup de force éditorial (Nagel) plutôt qu’à l’auteur ; et Camus n’est en rien étranger à l’aventure collective : il divulgue avec éloquence ce que Meursault retenait la gorge serrée. Avec ce dernier tout un jeu dialectique était engagé dans le cadre d’une communication déniée et provocante pour autant qu’elle se présente comme non-communication : tout en dénouant une part du paradoxe, il restera à nos yeux à reconnaître du solitaire qu’il est, aussi, le sel de la terre. Ce sera le lieu d’introduire ce qui en fait, à côté de la représentation de la conscience malheureuse, séparée d’elle-même dans une non-coïncidence à soi, le témoin privilégié d’une condition et le plaidoyer pour une communauté inavouable. Plus que Partisan d’une prophétie apocalyptique, si l’homme seul préparait une nouvelle conscience ? Ce serait l’intérêt, cette fois utopique, à venir, de la controverse qu’ont initiée ces personnages de revendication.
La mise en fiction
9Comment s’opère la figuration, quelle mise en récit va supposer cette instance tout à la fois verbale et tournée silencieusement vers soi ? Car le langage est « vol de pensée », comme le dira L’Etre et le Néant avec force,
(Il) est originellement l’être pour autrui, c’est-à-dire le fait qu’une subjectivité s’éprouve comme objet pour l’autre.4
10Dire l’individu : toute l’œuvre de Kierkegaard déploie ses ruses pour retirer la singularité à la prise universalisante du concept : par l’hétéronymie, par l’ironie, par le journal du séducteur. Car si autrui est déjà là dès que je me prête à l’universel du langage, comment prétendre fonder un territoire du propre ? Comment m’isoler avec suffisance pour séparer le propre des autres si le langage est d’emblée expropriation et exil ? Ici commence une parole de traîtrise que d’autres écrivains porteront plus loin, tel un Beckett, dans une enchère de la subjectivation du discours qui passera par un brouillage plus impérieux, exaspéré, de toute référence. La Nausée, L’Etranger sont les premières tentatives qui comptent dans ce registre. Ces récits ont un mode narratif qui privilégie la focale subjective et excluent la référence à un monde qui ne passe pas par l’appréhension élective du sujet.
Opacité vs transparence
11Toute représentation est donnée à travers le filtre subjectif en effet, et le lecteur est face à la mise en scène d’une vision qui se referme avec autorité sur elle-même. Le récit est dans chacun des cas autodiégétique, explicité par le projet d’un livre chez Roquentin, tandis que le récit tout entier de Meursault a gommé son cadre. Dans tous les cas, il faut poser un auteur, un narrateur, un personnage ; il y a publication, mouvement d’une extériorisation, mais tout semble se réserver dans une communication de soi à soi. Le lecteur est un regard indiscret, le mouvement demeurant centripète. Plus le livre avance vers son terme, plus le monologue semble se heurter à une surdité qui entraîne une irritation de la voix, une hybris de la conscience qui veut percer le mur qu’elle a édifié.
Je n’ai pas besoin de faire des phrases.5
12se répète Roquentin, dans une volonté de transparence à soi qui rejoint la parole adamique de Meursault. Le paradoxe d’un degré zéro de l’écriture, d’un effacement de toute rhétorique (qui impliquerait la présence du lecteur) est une rhétorique honteuse, et les deux livres débouchent sur une déclamation intempérante devant une scène vide.
Contingence vs nécessité
13De ce flottement entre nudité et stratégie retorse, on rapprochera le dispositif que met en place le micro-système temporel. On sait que le récit traditionnel, avec un ancrage au passé simple met à distance le procès et permet une reconstruction objective de son ordre, de sa succession, des normes d’une intelligibilité. L’ancrage est ici au seul présent, ou au passé composé dont le repère est le présent. Le temps s’offre dans la discontinuité d’une série jamais orientée, jamais saisissable comme révolu. La forme du journal, dans La Nausée, accentue cette valeur. Jamais le destin du personnage ne prend la forme d’une aventure, et c’est une raison conséquente de l’ethos de mélancolie de Roquentin.
J’ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s’ordonnent comme ceux d’une vie qu’on se rappelle.6
14dit-il, cloué à l’instant chaotique où il se débat.
Le passé, j’essaie en vain de le rejoindre. Je ne peux pas m’échapper.
15Ni passé, ni avenir ne sont le souci de Meursault, obsédé par le décret d’un présent isolé de toute ouverture à un projet : la perspective d’une promotion, d’un changement de vie ne peut le retenir : à l’offre de son directeur, il n’a pu que dire « qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tout cas toutes se valaient et que la mienne ne me déplaisait pas du tout ».7
16Le narrateur mis en place par l’auteur cherche tout à la fois le resserrement le plus effectif autour d’une conscience, son retrait d’une perspective extérieure. Les deux modes énonciatifs, similaires, privilégient une scène où une conscience est comme séquestrée, en un rapport d’opacité et de retrait envers une extériorité et une altérité : ordre des événements, autres consciences. Quant au cadre de la communication présupposé, c’est une relation de distance, de désapprobation qui le détermine. Le livre creuse un vide hostile autour de sa mise en œuvre et de sa destination. Tout ceci, sur le plan du phénomène : il y aura à interpréter.
17Un coup de sonde sur le système actanciel devrait éclairer des traits convergents concernant la mise en intrigue, et on envisagera en premier l’axe qui relie par son désir (la quête) le sujet à son objet.
18Le sujet est indéterminé ; « homme sans qualité », on ne peut lui attribuer un caractère, cette marque universelle qui classe dans un ensemble social. Sartre a souligné dans son étude sur L’Etranger « le côté théorique du caractère de Meursault »8, rejoignant la conception lukacsienne du « personnage problématique ». Quant à son désir, qui le qualifie au premier chef, c’est pour l’un celui d’écrire une biographie historique – projet qui devient évasif, au fur et à mesure que prend place la perturbation. Pour l’autre, le désir est absent, neutralisé par une passivité défensive derrière une vive sensorialité. La forme que prend un monde de sensations, de perceptions, prend la place du sens d’un parcours finalisé. Le Bien se dérobe, l’objet est le lieu d’exercice du principe d’incertitude qui qualifie le sujet. Nietzsche a parlé d’un temps où les buts se dérobent. Le nihilisme était pour lui l’espace stérile qui creuse du dedans le sujet, et lui ôte l’ancienne consistance : il ne peut se reconnaître, comme transcendance, dans le Bien qui l’aurait consacré comme force thématique.
19Il ne le peut en effet pour une raison qui est au cœur du livre et de la mise en intrigue : la perturbation qu’il subit et qui altère le principe d’un faire qui serait l’action dans un régime de fiction. L’absence d’un faire pourrait condamner le sujet solitaire à un solipsisme ; l’altération l’ouvre avec violence à un monde. Le récit est entre solipsisme et réalisme, il donne au personnage un statut de « limite de monde » comme la nomme Wittgenstein9 : car il fait l’épreuve d’un être au monde, son expérience va remplacer l’aventure, il y est jeté comme dans une énigme qui l’éblouit, qui prend la figure de la matière, du corps, de la nature, du soleil... Sartre, au début de L’Etre et le Néant, définit la conscience face à l’en-soi du monde comme un « trou dans l’être ». Un schème de chute (être jeté, abandonné, tombé) rappelle l’identité chrétienne dans la conscience existentielle, les deux personnages expient un « péché d’exister »10 dont l’athéisme semble s’accommoder. On retrouverait cet imaginaire catamorphe dans Les Mouches, La Peste.
20Lorsqu’il se demande ce qui est, ce qui fut pour lui la découverte des années de La Nausée, Sartre répond que ce fut le monde. Est-ce un hasard si cet aspect du fondement de l’expérience et du livre est une affaire de racine, d’arbre (le marronnier dans le jardin de Bouville, vrai archétype du légendaire littéraire du xxe siècle) ?Autour de l’arbre, la vie naturelle tout entière va basculer dans le vertige à la façon de celui qu’avait apporté la mescaline essayée pour l’écriture de L’Imaginaire. Roquentin sort de lui-même et des appuis qui lui étaient familiers ; dans une extase négative, il découvre en une émotion d’angoisse l’infini jaillissant dans le fini du monde tel que la pensée conceptuelle (et son matérialisme spirituel) l’isole dans le mot. Débordement, excès, magma, chaos, tel est l’abysse moderne, ici magistralement ressaisi dans la catégorie du visqueux sartrien :
Les vernis fondent, les brillantes peaux veloutées... Les choses tournent avec moi, pâles et vertes comme des huîtres.11
21C’est tout le corps qui subit cette désagrégation, cette régression dans la mollesse enveloppante du monde, ou de l’immonde : le visage, que Roquentin distord en grimaces face au miroir, ou la main apparue de sous la table, qui s’exhibe comme une bête un peu obscène.
22Le monde du solitaire est absurde, ou nauséeux : dans cet entre-deux guerres le tout du monde glisse à la catégorie du flou. Les évènements ont donné corps à une intuition que les écrivains formulent : la violence même des machines guerrières d’une guerre industrielle ont laissé autour de l’homme un Waste land. La conscience est orpheline, étrangère à la chair, à la vie. La coupure tragique entre la conscience et l’être, telle est la situation qui, à la fin de la guerre, après Hiroshima, fascinera une foule de lecteurs sans exemple autour de ces œuvres.
23Cette partition et ce dualisme nous apprend encore ceci : à nouveau, c’est le mot d’exclusion qui définit la situation du solitaire : si le monde est en excès (« de trop »), le sujet participe lui aussi de cette condition, enfermé dehors, étranger en son dedans, d’où le leitmotif :
La conscience est ce qu’elle n’est pas et elle n’est pas ce qu’elle est. (L’Etre et le Néant)
24Tout à la fois assiégée et étrangère, vide et sans cesse envahie, n’appelle-telle pas le sadisme de ces personnges des marges, leur désir d’un vent d’hiver comme le nommait Caillois ?
Je suis heureux : ce froid si pur, si pure cette nuit ; ne suis-je pas moi-même une vague d’air glacé ?12
25N’y a-t-il pas dans l’homme seul, réduit au cri solitaire dans le vent et la nuit, une horreur devant cette solitude, un ressentiment de dépendre de la vie dans la lumière de désagrégation de cette conscience, un désir éperdu de se couper du dernier lien, de tuer ? Ici nous rejoindrions le thème sociologique du meurtre gratuit. L’Etranger a certes une autre représentation du monde naturel : présence du paysage qui semble seconder la conscience du personnage, sentiment délicat de la variation météorologique, et tout ce qui enracine l’œuvre de Camus dans une terre. Mais ce monde sera lui aussi celui du du vertige et de la folie, de l’aléa et du chaos, toute loi disparaissant dans un aveuglement solaire. Aussi opposée que soit l’appréhension du monde physique (de la tonalité mélancolique à une valorisation marquée) une même chute entraîne le héros dans son rejet amer.
Les autres
26Limite de monde, le personnage assume une perspective comparable à celle de l’ethnologue : son regard est éloigné, et il rend compte de l’éloignement que découvre le sujet humain dans l’univers. On pourrait croire cette image autonome, et définir à partir de la perturbation un Bien nouveau, propre à un héros, dans le cas de La Nausée, qui est un intellectuel : ce serait l’élucidation de soi, suivant les termes de la philosophie existentielle, (l’un Moi qui est « être-dans-le-monde ». La perturbation dans ce cas, aussi dirimante soit-elle, aussi tragique en soit l’achèvement pour Meursault tout au moins, jouerait un rôle d’adjuvant : elle révèle crûment le fond des mondes, elle doue de sa force souterraine un héros, elle le porte jusqu’à l’exaltation prophétique. Ce serait compter sans l’emprise des autres, sans leur présence insidieuse et constante, sans la hantise dont elle enveloppe sûrement la conscience solitaire. Avec soin, les romanciers nous montrent comment les personnages évoluent devant chaque scène sociale : scènes de café, de plage, de rues, de deuil, d’amitié.
27Or il n’y a rien à sauver des autres : comédies, indifférence camouflée, imposture, haine sourde. Que l’on songe à ces deux scènes cardinales : Roquentin sur les collines dominant Bouville, Meursault depuis sa prison ; la masse des autres a pour elle la certitude et le jugement. Le monde est plein de sens, tout ce qui est entre dans un ordre qui le justifie. Pas de cœur noir de la lumière, pour ceux dont Roquentin dit, comme Meursault le pourrait :
Moi. je sais. Comme je me sens loin d’eux. Il me semble que j’appartiens à une autre espèce.13
28Qui dira la volupté qu’ont les solitaires à se dégager de leurs semblables, à se lier, contre toute humanité récusée en bloc, à l’inhumain ?Car il y a une fierté de Roquentin, à vivre cette expérience qui passe toute aventure, il existe un plaisir souverain à être l’élu de la nuit quand les autres collaborent à une farce, cette illusion intéressée qui est leur chaleur de groupe et le levier de leur pouvoir. En collusion, ils élaborent le mensonge en forme de pacte : bourgeois de Bouville ou juges d’Alger, tous donnent du monde une représentation imaginaire qui doue de nécessité chacun de leurs actes, et croyance va avec puissance. Ils n’ont de cesse de changer en nature l’ensemble de leurs conventions : l’Autre est une « foule grasse et pâle », une « monstrueuse masse blanche », une « foule tiède » qui se recueille auprès des chefs (la statut du Père, Impétraz). Si Meursault ne peut répondre à Marie qu’il l’aime, c’est qu’il se sent aussi éloigné de l’intériorisation du mythe social qu’un Canaque peut l’être du mythe de Tristan et Iseut. C’est cette dérogation au mythe social qui le condamne plus que le meurtre perpétré sur un Arabe. Ce meurtre étrange a une existence onirique, celle de la réalisation d’un désir de rompre le dernier lien avec une société humaine qui représente l’opposant.
29L’exil du solitaire, sa chute dans un univers insaisissable, sa promiscuité avec la mollesse écœurante du subterfuge des croyances fictives, roublardes, il va les retourner dans une ivresse de la malédiction, une exaltation nocturne de sa relégation, une inversion dirigée contre les autres. Le sentiment de culpabilité (le malaise de son délaissement) se retourne en pulsion sadique de haine sociale. Meursault attend la haine de la foule : elle exprime le sentiment qu’elle lui inspire. Roquentin, écoutant le blues Some of these days se prend à rêver d’écrire un livre qui soit sa guerre :
Il faudrait, dit-il de cette œuvre, qu’elle soit belle et dure comme de l’acier, et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence.14
30La fin des deux livres définit le solitaire par sa prise de position à l’égard du monde et de la vie, c’est-à-dire des autres. Le personnage recouvre une puissance dans ce geste de coupure, dans cette ultime purification, comme le fait le héros des contes avec le symbole de l’épée. C’est cet imaginaire de la séparation fondatrice de la valeur qu’il faut interroger. Car en ce point le pourfendeur de la mauvaise foi, le héros solaire innocent face aux salauds nous surprend par cette certitude finale, cette assumption de soi qui ressemble à une reconnaissance extorquée, une sacralisation de soi du fond de son désarroi et de sa mort prochaine. Et si, depuis la découverte d’une contingence insupportable, le héros faisait soudain son salut par la pure et simple dénonciation de ceux qui cherchent un salut dans un monde qui l’exclut ? S’il se sauvait par cette haine de l’autre, et comme sur son dos ? En toute bonne foi d’une mauvaise foi ?
La fiction critique
31Les deux récits s’achèvent sur une aporie : c’est pourquoi les écrivains reviennent tous deux sur la relation qu’ils ont créée à travers la figuration de l’homme seul. Nous envisageons une confrontation avec les positions plus critiques des Mots publiés en 1963 mais largement ébauchés en 1953, et de La Chute (1956).
32Dans ce livre de maturité, Sartre tente une auto-analyse pour éclairer ce qui l’a fait ce qu’il est. Ce n’est pas un des moindres paradoxes du livre qu’il présente une volonté d’ascèse sinon de cure sous un aspect délié, une écriture virtuose, un ethos soutenu d’ironie.
33Nous retrouvons dans ce livre une structure de La Nausée : la découverte de la contingence par un enfant, et la comédie par laquelle est surmontée cette faille dans une existence choyée par le groupe familial. L’enfant surmonte la crise par le mythe héroïque auquel il s’adonne : encouragé par le grand-père qui l’initie aux Belles Lettres, il projette de devenir écrivain et de sauver l’humanité : reproduisant les combats des romans de cape et d’épée, il justifie une existence toujours divisée entre l’angoisse du délaissement et la merveille de sa transfiguration.
34La Nausée retrace l’angoisse enfantine, la découverte sartrienne de la facticité y trouve sa source ; les héros, eux, étaient du côté des Bouvillois qui s’en paraient, l’héroïsme était donc condamné. Mais la comédie que jouait l’enfant revient secrètement dans le récit : la passion anti-héroïque de Roquentin dissimule un héroïsme à l’envers, magnifié : comme il arrive avec Genet, les voyous, les voleurs, dans un acte transgressif, s’emparent de la puissance des princes, des reines et des possédants tout en leur vouant une haine douloureuse, exaspérée. Genet met le Mal à la place du Bien honni : il substantialise la négativité. Le solitaire est de même le seul héros pur, en s’isolant il semble se désolidariser de la mythification, il dénonce l’imposture de la sacralisation. Mais c’est pour se faire le prosélyte clandestin d’une re-hiérarchisation. Certes il vit la situation-limite de la contingence ; il peut vivre ce qu’écrit le philosophe en lui :
Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre.
35L’écrivain, lui, s’était détaché de son personnage : il se sentait déjà miraculé par ce livre chargé d’écraser les imposteurs et, comme l’enfant, de le sauver en ce Roquentin qui payait au passage son tribut au malheur d’une condition. Un personnage qui n’a rien d’héroïque se trouve paré d’une aura singulière, nouvelle : il est ce véritable élu qui sonde les reins et les cœurs. La littérature de l’authenticité, avec l’homme seul, montre un désir de salut par l’expulsion des autres ; car il veut maintenant la puissance de l’autre, mais hors de tout accès extérieur, dans une intraitable solitude. L’apport extraordinaire des Mots, en montrant que l’écrivain n’adhérait qu’en partie à l’expérience du personnage, nous met sur cette piste : derrière le dispositif qui comprend l’auteur, le narrateur, le personnage, une mythification a lieu ; la conception même du solitaire-renvoie à un désir secret de prendre la place de l’Autre sous couvert des meilleures intentions. Les Mots sont un livre de dénonciation de La Nausée, peut-être de toute littérature, avec le plus grand brio, le plus littérairement du monde. Nous voici dans la spirale.
36Le plus surprenant est de retrouver dans La Chute une opération similaire, avec une démarche qui s’ouvre de même sur une béance : dans les deux livres l’ironie et le dédoublement du solitaire heurte le même seuil, celui d’une contradiction que le Sujet occidental a révé de maîtriser. Le puzzle a-t-il un mode d’emploi ?
37La Chute semble constituer un dyptique avec L’Etranger, même si Camus ne songeait au départ qu’à une nouvelle : ce livre est sans doute son œuvre la plus complexe, la plus forte, il ne peut manquer de provoquer son lecteur et de l’amener à réviser ses premières perceptions de L’Étranger, dont toute la mythologie du solitaire, du criminel innocent pouvait fasciner : un tropisme naturel porte la conscience moderne à communier dans le personnage du marginal, comme la société précédente communiait dans la norme : la norme s’est simplement déplacée, le solitaire est aujourd’hui légion, il est l’idéologie dominante. La Chute présente un de ces « personnages conceptuels »15 comme les nomme Deleuze qui nous prépare à cette découverte.
38La forme du récit en premier nous avertit : le monologue sténographié de Meursault, qui impose une communion par l’absurde avec son lecteur s’est objectivé en dialogue solitaire. La confession honteuse, dédaigneuse, s’est corrigée en rituels de politesse, en conversation affable intégrant jusqu’à la complaisance équivoque la prise en compte des récepteurs dans le message. Les embrayeurs de situation et d’implication, les adresses phatiques récurrentes, la profession de toutes les maximes de la conversation forment un ballet de séduction autour d’un « Vous » qui a pris la place du « Je » monologique et solipsiste. Ce dernier s’est ouvert à la complexité, et il va mettre à plat tout ce que présupposait la longue réticence, le bruyant laconisme de Meursault.
39Le dialogisme est d’autre part un dédoublement, en rapport direct avec le récepteur auquel il sera demandé, au fond, de suturer la disjonction et la fracture. Double, Clamence l’est depuis certains événements qui ont divisé un Moi autrement fort homogène : un ricanement défait un personnage tout entier composé, puis une lâcheté brouille à jamais le rôle qu’il tentait de tenir par devers soi en usant de l’Autre comme un personnage de théâtre use d’un public. C’est dans la lumière du nord que la décomposition se produit, au pays des canaux qui sont autant de miroirs, des peintres du portrait et des masques. L’avocat Clamence correspondait à Meursault, du moins aurait-il eu Meursault parmi ses clients : dans un monde de menteurs, de faux jetons, d’habiles, il aurait montré en Meursaull les seuls torts d’une nature instinctive, un Idiot deuxième manière à l’heure démocratique. L’innocent n’aurait-il pas à ses yeux le rôle de bouc-émissaire d’une société de menteurs, acharnés à se délivrer du mal (la dénonciation de l’imposture partagée) en mettant à mort le solitaire, cet insurgé ? Clamence première manière s’identifiait à cette race d’hommes véridiques dont tout le tort est de trébucher dans une société inique. La société a tous les torts (elle se défend, surveille et punit, dirait Foucault) devant le criminel innocent. Meursault, Clamence son avocat putatif ont une place haute, inaccessible au jugement : ils sont les juges des juges, ils incarnent la seule légitimité de la juridiction. A nouveau un anti-héros (à l’opposé de toute norme dominante) a pris la place de la puissance, s’est arrogé le rôle d’attributeur des places.
40Le second Clamence est juge-pénitent, et c’est dire assez, par cette fonction carnavalesque, le cumul des rôles, la toute puissance symbolique conquise. Le juge en lui condamne la haine criminelle des salauds acharnés à lyncher le pur, l’étranger, l’errant : ces véritables fils de la justice ; le pénitent fait amende honorable, démonte le double jeu : en réalité, ce n’est pas une justice qui est son affaire, c’est la reconnaissance sociale qu’il gagne par cette posture. Sous le dédain de Meursault, cherchons la faim effrénée de cette reconnaissance, cherchons le terroriste qui dissimule, dirait Nietzsche, une volonté de puissance derrière une volonté de vérité. Le juge-pénitent ne s’arrête pas à ce moment négatif, cette œuvre choisit une orientation ironique, ambiguë, déconcertante car elle suspend le moment positif : tout en clamant son imposture, le juge-pénitent invite le lecteur à rejoindre son acte de pénitence, humain, trop humain : n’est-ce pas l’homme, plus que la personne singulière qui doit expier le détournement de toute justice ? Il y a toujours l’espoir, en lui, de rallier le lecteur sidéré à sa cause nouvelle, à un règne cette fois délibéré, cynique, définitif.
41Les deux œuvres ont le statut de fiction critique (on sait que l’autobiographie est construite autant qu’aucune œuvre) ; elles désacralisent une figure de solitaire venue du romantisme, réactualisée par l’ère des foules et des instrumentalisations collectives. Il nous semble très significatif d’évoquer maintenant une page de pur intertexte qui est le foyer de cette mise en question commune : la page 50-51 des Mots, 30-31 de La Chute. Tout un imaginaire romantique de l’hybris des cimes y est démonté. On connaît le tableau exemplaire de Friedrich qui campe un personnage en redingote, de dos, au sommet d’une montagne et contemplant la mer des nuages. En apparence, un homme est venu là chercher une intimité retrouvée avec la nature, qui devient le dérivé du divin dès le préromantisme. Il communie avec l’infini, au-dessus de toute cité encombrée d’hommes, de la suie qui couvre le ciel du bas, de la foule qui oppresse, de la lutte de tous contre tous qui se déchaîne dans le cadre du capitalisme affirmé. Cette coupure qui est le fantasme du solitaire, goût d’une ascension, d’une élévation, n’est-elle pas motivée par le bas, en un moment négatif qui reproduit sous une forme hyperbolique la dépendance ancienne ? Or c’est cette aspiration que Sartre retrouve dans son enfance, avec l’image mythique de la bibliothèque-arbre central, ou dans sa vie d’adulte avec sa prédilection pour la pensée de survol du grand traité dépourvu de toute note (le thaumaturge pensant seul), et dans la vie, le goût irrépressible des habitats élevés. Là, survolant les foules, le solitaire peut rêver de les sauver, en faisant son salut :
...L’univers s’étageait à mes pieds, et toute chose humblement sollicitait un nom, le lui donner c’était à la fois la créer et la prendre.16
A toute heure du jour... je grimpais sur les hauteurs, j’y allumais des feux apparents, et une joyeuse salutation s’élevait vers moi. C’est ainsi, du moins, que je prenais plaisir à la vie et à ma propre excellence.17
42Que nous apprend cette étonnante convergence - on a envie de dire ce hasard objectif, si l’on tient qu’il n’y a pas eu reprise inopinée de l’un par l’autre. Les deux écrivains ont entrepris leur œuvre à l’insu l’un de l’autre, et Les Mots, postérieurs à La Chute, sont commencés bien avant. Ils prévoyaient d’emblée une orientation vers un imaginaire de l’espace symbolique : le premier titre était Jean sans terre.
43Plusieurs valeurs s’agglutinent dans cette image type de la valorisation qu’est l’ascensionnel : l’aspect de surestimation de soi qui accompagne la proximité des montagnes et du divin. L’idéalisme irréductible que suppose la pureté d’une séparation, qui équivaut à un complexe de sacralisation des hauteurs. La mauvaise foi qui déguise en opération souveraine une reconduction de la domination. La figure du solitaire s’arrache à la pesanteur sociale et historique et se livre à l’ivresse icarienne : ici l’athée reproduit le religieux, « l’air raréfié des Belles Lettres » remplace le commerce avec le divin : la figure du solitaire est contemporaine du Sacre de l’écrivain. Mais l’image ascensionnelle approfondit un des vecteurs les plus forts de cette figure comme révélateur de la mauvaise conscience sociale.
44Dans la nouvelle société, la valeur est absente. Il n’y a pas de transcendance. L’immanence fait peur. La promiscuité avec les autres devient la phobie du Moi. Chacun veut être un autre que l’autre. L’étrangeté surévaluée des anti-héros trahit le désir, en termes sartriens non de devenir un en-soi (c’est le vœu du salaud), mais de s’arracher à jamais à lui. En se posant hors de l’Autre, le sujet perd à jamais son autonomie supposée, dont le solitaire exprime la nostalgie. Il lui reste à apprendre que l’Autre est dans le Moi, qu’il l’habite depuis toujours, jamais mieux que lorsqu’il prétend l’ignorer. Et nous voyons cette première ouverture : la dialectique des Mots, celle du dialogisme de La Chute. Le propre, le Seul sont une figure problématique parce qu’ils dissimulent l’objet réel de leur quête : la reconnaissance de soi par l’Autre honni, comme l’expropriation de soi qui est au cœur de l’« identité », concept juridique qui a l’application la plus floue dès qu’on prétend isoler un Moi séparé, une substance. Dans La Chute, Clamence demande ouvertement au lecteur de le reconnaître, en se fondant avec lui dans une « espèce » supposée ; dans Les Mots, la phrase finale n’a pas fini de surprendre, car elle concerne la plus grande interrogation morale de notre temps : cette reconnaissance que j’attends de l’Autre pour accéder à Moi ; l’Autre est mon enfer tant que je ne l’ai ni compris, ni accepté (c’est tout un).
Si je range l’impossible salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.18
45Ainsi s’annonce le grand thème du siècle, Autrui : et autrui non pas après le Je cette fois, comme le veut Benveniste, mais autrui comme premier, dans l’effort que tente Camus avec ce Vous de principe. Il n’y a de Moi que parce qu’il y a des autres ; loin d’être posé par un Je, autrui m’appelle, m’interpelle, me donne voix par le langage : c’est, nous dit Deleuze, « la condition sons laquelle on passe d’un monde à l’autre », « il y a plusieurs sujets parce qu’il y a autrui, non l’inverse. »19 Le dernier Sartre s’intéresse à Levinas, se détache du « groupe en fusion » de la Critique qui prétendait d’un trait effacer l’intellectuel dans le peuple, dans le tout du prolétariat, un peu comme Clamence veut effacer toute différence dans la chaleur aux vapeurs de genièvre de l’espèce. C’est tout autre chose que le dialogue, le face à face, ou comme l’a imaginé un Goffman, la ronde des sujets où chacune donne à l’autre la reconnaissance qu’il tient par ailleurs de lui : la reconnaissance comme échange, donner - recevoir - rendre, en lieu et place de la lutte à mort des consciences.
46Position entre toutes délicates, et qu’on ne peut simplement opposer à l’agon comme l’accès à un devenir final irénique. Il ne serait pas juste de vouer le solitaire à l’enfer ! Ceci pour deux raisons, qui sont d’évidence et sur lesquelles nous finissons :
471 - Le mythe de l’homme seul est un extraordinaire ferment. Camus renonce un peu vite à la révolte, identifiable en partie à un apprentissage de la terreur il est vrai. N’oublions pas que Sartre parle certes de névrose20, autrement dit de « perturbation du lien interhumain, de la relation avec le monde humain et avec autrui » ; mais il dit encore :
Sans cette illusion capitale, je n’aurais pas écrit.
48L’homme qui ne veut ne se tenir que de soi est un modèle de dynamisme face à la passivité déterminée des masses : il est indissociable de ce qui caractérise l’humain : l’irruption de la liberté. Au fond on peut dire de lui qu’il est juste dans son acte d’arrachement à la fascination du poids du monde, il est vrai dans son effort de désintoxication des idéologies dominantes ; c’est un modèle pour « dix mille jeunes gens » comme le prédisait Paulhan. Cette incarnation d’une liberté polémique est prometteuse de libération au niveau des individus et des peuples : les pays du tiers-monde se sont reconnus dans ces individus en guerre avec le proche oppresseur, la sagesse des maîtres. Mais il est faux en substantialisant ses actes, en s’attachant au fruit de l’acte et en reportant sur l’individu ce qui devait se dialectiser dans l’homme, avec les hommes, dans l’échange des propos concurrents : toute une polémique entoure les derniers dialogues publiés avec Pierre Victor : c’était, en fait, les premiers dialogues consentis, in fine, au risque de la grande brouille avec la phratrie sartrienne, mais dans un geste de vitalité ultime, d’ultime pensée contre soi avec l’Autre et non en son nom. Geste qui est de ceux qui faisaient dire à G. Deleuze :
Et Sartre n’a jamais cessé d’être (...) non pas un modèle, ou un exemple, mais un peu d’air pur, un courant d’air, même – ajoute-t-il malicieusement – quand il venait du Flore.
49Et dans le contexte du premier xxe siècle, l’anti-humanisme déclaré de ces solitaires était un symptôme indirect du Mal radical qui allait s’y découvrir. Roquentin comme Meursault sont les derniers retranchements devant une Histoire désormais totalitaire. Ils figurent, à la façon de Joseph K. l’horreur d’être embarqués dans les grands monstres froids des totalitarismes.
502 - De l’ironie des œuvres de maturité, nous retenons le pouvoir de révéler de la littérature, à travers une mise en question des mythes qu’elle engendre. Loin qu’elle attende du lecteur une identification, une célébration – ce qui n’a pas manqué d’arriver autour de l’œuvre artistique, d’autant qu’elle semblait promouvoir une perspective de transgression – les créateurs nous montrent qu’il reste au lecteur à inventer son parcours, au-delà de toute tentation d’achèvement. De même que l’individu est une forme sociale, qu’il a l’Antre en son cœur, l’œuvre est ouverte, dialogisée jusque dans sa forme. Autour de l’homme seul, de sa position heuristique, de sa désacralisation, la littérature moderne intègre dans son être une mise en question d’elle-même qui ne se réduit en aucun cas à une simple négation.
Notes de bas de page
1 Louis Dumont : Essais sur l’individualisme, Points - Seuil.
2 La Force des Choses, NRF, p. 56.
3 Les Carnets de la Drôle de guerre, NRF, p. 99.
4 L’Etre et le Néant, NRF, p. 442.
5 La Nausée, N R F, p. 77.
6 Id, p. 59.
7 L’Etranger, NRF, p. 63.
8 Situations I, NRF, p. 106.
9 Leçons et conversations, Folio-Essais, p. 122.
10 La Nausée, p. 222.
11 Id. p. 157.
12 Ibid., p. 42.
13 Ib. p. 143.
14 Ib. p. 222.
15 Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 62.
16 Les Mots, NRF, p. 51.
17 La Chute, p. 34.
18 Dernière phrase des Mots.
19 Op. Cit., p. 22.
20 A. Hesnard, Les phobies, p. 425, in Lalande, Dictionnaire philosophique, PUF.
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