1Si Flaubert apparaît souvent comme un écrivain qui marque l’entrée dans la modernité, c’est parce qu’il représente l’homme dont les liens affectifs et intellectuels sont devenus problématiques. Sa solitude, illustrée surtout par la Correspondance ainsi que par les œuvres de jeunesse, est d’une part celle de l’homme moderne qui a rompu avec les autres, mais elle est aussi une nécessité pour l’artiste, bien qu’elle doive être dépassée car elle pourrait se révéler dangereuse. Certes, on ne manquera pas de rappeler que ce misanthrope est l’auteur de magnifiques lettres d’amour à Louise Colet. Mais il suffit de lire ces textes pour constater que la Muse avait quelque raison de ne pas être entièrement satisfaite :

Encore un an, ma pauvre chère Louise, ma bonne femme aimée, et nous passerons de longs jours ensemble.
Pourquoi désirais-tu ce lien ? Oh non, tu n’as [pas] besoin pour plaire de rentrer dans les conditions de la femme. El je t’aime au contraire parce que tu es très peu une femme, que tu n’en as ni les hypocrisies mondaines, ni la faiblesse d’esprit. – Ne sens-tu pas qu’il y a entre nous deux une attache supérieure à celle de la chair, et indépendante même de la tendresse amoureuse ? [...] Le temps ne fera rien sur mon amour parce que ce n’est pas un amour comme un amour doit être. Et je vais même te dire un mot qui va te sembler étrange, il ne me semble pas que tu sois ma maîtresse. Jamais cette appellation banale ne me vient dans la tête quand je pense à toi. – Tu te trouves en moi à une place spéciale et qui n’a été occupée par personne. Toi absente, elle resterait vide1.

2En fait, Gustave accorde à Louise un après-midi après de longs mois d’attente, comme si la présence de l’être aimé constituait une menace pour le sentiment. C’est peut-être parce que la parole sert surtout à tromper, et ne permet pas d’exprimer les vrais sentiments2, si bien que le message épistolaire semble à la fois plus élaboré et plus authentique. Mais c’est aussi parce que le sentiment se dégrade par la relation physique, qui est vécue comme une chute : « Avoir rêvé le ciel et tomber dans la houe ! » s’exclame le narrateur des Mémoires d’un fou après sa première expérience3. La vie commune est donc fatale à la passion : c’est ce qu’apprennent Henry et Madame Renaud qui, confrontés aux difficultés de la vie quotidienne, voient le sentiment s’affaiblir et reviennent en Europe pleins d’amertume4. Toute l’œuvre de Flaubert montre l’impossibilité de l’amour, et il est tentant de donner une explication psychanalytique à ce phénomène, d’autant que l’écrivain lui-même devait confier à George Sand à la fin de sa vie : « ma pauvre bonne femme de maman était l’être que j’ai le plus aimé »5. On trouve d’ailleurs dans Les Mémoires d’un fou un passage qui transpose une « scène primitive » et montre le narrateur qui, exclu de la relation entre Maria et son mari, se compare lui-même à un enfant abandonné :

J’étais seul sur la grève. Seul. Elle ne pensait pas à moi. En regardant cette solitude immense devant moi, et cette autre solitude plus terrible encore, je me mis à pleurer comme un enfant — car près de moi, à quelques pas, elle était là, derrière ces murs que je dévorais du regard ; elle était là, belle et nue, avec toutes les voluptés de la nuit, toutes les grâces de l’amour, toutes les chastetés de l’hymen ; cet homme n’avait qu’à ouvrir les bras et elle venait sans efforts, sans attendre ; elle venait à lui ; et ils s’aimaient, ils s’embrassaient ; à lui toutes ses joies, tous ses délices à lui ! Mon amour sous ses pieds à lui, cette femme tout entière, sa tête sa gorge ses seins, son corps son âme, – ses sourires, ses deux bras qui l’entourent, ses paroles d’amour : à lui tout, à moi rien6.

3Si l’amour est source de déception, l’amitié ne constituerait-elle pas le meilleur rempart contre la solitude ? N’est-elle pas d’ailleurs l’objet d’un véritable culte pour Flaubert ? Ce dernier recevait ses amis « avec un plaisir cordial et visible » écrit Maupassant7, et sa vie fut scandée par des relations fortes, que ce soit avec Ernest Chevalier, Maxime Du Camp, Louis Le Poitteviu ou Louis Bouilhet. Aussi son œuvre romanesque illustre-t-elle l’intensité de ces amitiés masculines : Henry et Jules ont rêvé de vivre ensemble (comme Deslauriers et Frédéric dans L’Education de 1869) et la rencontre de Bouvard et Pécuchet est un véritable coup de foudre8 : le « double pupitre » ne serait-il pas l’idéal secret de Flaubert ? Mais les amis disparaissent (Le Poittevin en 1848, Bouilhet en 1869) ou s’éloignent irrémédiablement. Le narrateur de Novembre, rencontrant le condisciple de collège avec qui il avait échangé des serments d’éternelle amitié, constate amèrement que tout s’est brisé : « ils ne s’étaient pas vus depuis six ans et ils ne purent trouver quatre mots à échanger »9. Il est d’ailleurs permis de se demander si Flaubert, obsédé par l’œuvre à faire et profondément attaché à sa liberté, aurait pu supporter les contraintes de la vie commune : avec les hommes comme avec les femmes, l’échange épistolaire est privilégié.

4La conscience de son originalité conduit Flaubert à se protéger des autres par la solitude :

La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celle des autres, a fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne sortait. On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde toujours malgré moi quelque chose de cette habitude10.

5Il peut donc justifier son attitude auprès de Louise par sa misanthropie, l’humanité étant présentée comme « surface mouvante de méchants, de lâches, d’idiots et de laids »11. Mais il tire un certain orgueil de son isolement : « je trouvais que ma solitude me faisait beau, et que mon cœur était plus large à le tenir éloigné de ce qui faisait la joie des hommes » écrit le narrateur de Novembre12. Cette pose romantique n’est pas sans rappeler Chateaubriand, et le héros se compare à un aigle : « Moi aussi, je me suis amusé du bruit des tempêtes et du bourdonnement vague des hommes qui montait jusqu’à moi ; j’ai vécu dans une aire élevée, où mon cœur se gonflait d’air pur, où je poussais des cris de triomphe pour me désennuyer de ma solitude »13. Flaubert, lui, aime se présenter comme un ours et se sent solidaire de Rousseau, qui dérangeait le bel ordonnancement de la société : « Quel ours lâché en plein salon ! »14. Il y a même chez lui une véritable tentation du désert, et il sera fasciné par le personnage de Saint Antoine, qui le poursuivra toute sa vie. S’intéressant aux religions et en particulier au bouddhisme, il écrit : « Je vis seul, très seul, de plus en plus seul. Mes parents sont morts. Mes amis me quittent ou changent : « Celui, dit Çakya-Mouni, qui a compris que la douleur vient de l’attachement se retire dans la solitude comme le rhinocéros »15. Mais derrière ces fiers aphorismes, on sent bien une souffrance et on a l’impression que l’écrivain fait contre mauvaise fortune bon cœur16. D’ailleurs, la solitude d’Antoine est intolérable : abandonné de tous, même de son disciple, il est prêt à peupler son désert en se donnant l’illusion d’être au milieu d’une société. Déjà le héros des Mémoires d’un fou se comparait à une « branche cassée » ou à une « feuille arrachée », et beaucoup de personnages semblent garder la nostalgie d’une époque où ils n’étaient pas séparés des autres : Emma, se rappelant le couvent, aurait voulu « être encore confondue dans la longue ligne des voiles blancs »17 et Antoine rêve de se dissoudre pour « être la matière »18. En fait, la solitude de Flaubert est une posture, et Gisèle Séginger rappelle que « l’ours » est un écrivain reconnu qui possède tout un réseau de relations, qu’il passe une partie de sa vie à Paris et fréquente les lieux de sociabilité19. Cependant, il méprise les mondanités de la Cour et choisit les salons élitistes comme celui de la Princesse Mathilde, participe aux dîners Magny et organise même le Dîner des auteurs sifflés avec les Goncourt, Daudet, Zola et Tourgueniev : dans le jeu mondain, il introduit un décalage afin de manifester son originalité.

6Mais même s’il ne refuse pas de fréquenter la société, Flaubert montre qu’il y a une solitude fondamentale, inhérente à la condition humaine. Vivant à une époque d’« effondrement métaphysique »20 où l’homme se retrouve dans un monde privé de transcendance, il établit un rapprochement avec l’époque de Lucrèce : « Les Dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été »21. Au xix^e siècle, Dieu est mort et la science n’est pas encore advenue, car Flaubert se gausse du positivisme22. Mais il croit que cette situation est une chance pour l’homme, à qui elle donne la liberté, et adoptant la philosophie voltairienne, il conseille à Ernest Feydeau de ne pas se lamenter sur son destin : « comme on ne connaît pas l’Etre suprême, tu ferais bien de le laisser tranquille et tu ferais mieux d’engueuler le suprême cochon qui est Feydeau »23. Cependant, Flaubert ne paraît pas toujours aussi serein, et il lui arrive de montrer avec des accents pascaliens la misère de la condition humaine. La vie est alors vide ou absence, l’homme étant « comme ce voyageur perdu dans les sables qui cherche partout une route pour le conduire à l’oasis et qui ne voit que le désert »24. Quant au cœur, il est « une énorme solitude où nul ne pénètre » et où les passions « meurent étouffées »25. Et surtout, le corps est voué à la mort, comme Flaubert l’a su très tôt en regardant les cadavres disséqués par son père :

L’amphithéâtre de l’Hôtel-Dieu donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! Comme j’ai pensé à tout cela, en la veillant pendant deux nuits, cette pauvre et chère belle fille ! Je vois encore mon père levant la tète de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller. Autre cadavre aussi, lui26.

7Cette expérience de la corruption sera celle d’Emma découvrant la « pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait »27 et condamnée à l’ennui, à moins de s’évader dans l’imaginaire : selon la typologie de Marthe Robert, le héros flaubertien est un « enfant trouvé » qui s’exile dans un monde idéal28. Mais si l’on se place du côté du créateur, c’est précisément ce refus du monde qui va faire de Flaubert un écrivain. L’art devra donc être radicalement séparé de la vie, et l’on sait que, d’après Sartre, Gustave a choisi la maladie pour pouvoir se consacrer à son œuvre. L’écriture permet alors d’acquérir la sérénité : « le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste [...]. Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal » confie-t-il à Le Poittevin29.

8Même s’il se présente parfois comme un Bédouin ou un ermite, Flaubert n’est pas un asocial ou un exclu. Sans doute rêve-t-il, comme ses personnages, d’un monde où les êtres se comprendraient, où l’idéal ne serait pas une chimère et où la vie aurait un sens. Mais il est trop réaliste pour oublier que les relations humaines sont souvent fondées sur le malentendu, que le monde se trouve soumis à la loi du temps et de la mort, en somme que la vie est une « blague ». Il se consacrera donc à l’Art, et la solitude devient une condition nécessaire à la création.

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9Le créateur n’est donc pas un être en désaccord avec la société ou un « enfant du siècle » né trop tard, il est radicalement différent : Flaubert est fasciné par les idiots et les fous30, et il affirme : « l’artiste, selon moi, est une monstruosité – quelque chose de hors nature »31.

10Il refuse la loi de la famille et en particulier le mariage : « Reste toujours comme tu es, ne te marie pas, n’aie pas d’enfants, offre le moins de prise à l’ennemi » lit-on dans une lettre à Emmanuel Vasse de Saint-Ouen32, comme s’il fallait se protéger constamment contre les menaces de la vie. Le mariage d’Ernest Chevalier, vu comme un reniement des idéaux de la jeunesse, suscite donc son ire : « Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu ; et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l’humanité »33. C’est d’ailleurs surtout pour la femme que le mariage est un « espace-prison »34, ce que comprendra trop tard Madame Bovary. Mais pour l’homme, l’angoisse fondamentale est la peur d’engendrer, qui traduit un profond mépris de la chair : « L’idée de donner le jour à quelqu’un me fait horreur. Je me maudirais si j’étais père. – Un fils de moi, oh non, non, non ! que toute ma chair périsse, et que je ne transmette à personne l’embêtement et les ignominies de l’existence »35. La famille étant incompatible avec la création, Flaubert exhorte Bouilhet à résister à sa mère qui veut le faire renoncer au théâtre : « Malédiction sur la famille qui amollit le cœur des braves, qui pousse à toutes les lâchetés, à toutes les concessions, et qui vous détrempe dans un océan de laitage et de larmes » !36 C’est que la création est affaire d’hommes et suppose un arrachement à l’univers féminin ; d’où les diatribes contre les langueurs du romantisme (« la littérature contemporaine est noyée dans les règles de femme »37) et l’exaltation d’un art fondé sur l’ascèse et le sacrifice38. On remarquera toutefois qu’en dépit de ces viriles protestations, Gustave reste fixé à sa mère, avec qui il forme un couple « platoniquement incestueux » afin d’élever sa nièce Caroline, et qu’il sait utiliser les relations de son frère lors du procès de Madame Bovary : « Il faut qu’on sache au Ministère de l’Intérieur que nous sommes à Rouen ce qui s’appelle une famille » écrit-il à Achille39. Sartre l’a bien vu : dans les moments difficiles, Gustave retrouve sa conscience de classe...

11Et pourtant, la société semble vigoureusement dénoncée par un écrivain qui non seulement fait sécession comme certains romantiques, mais agresse ses semblables, car « la haine générale de l’humanité entière, celle qui témoigne d’un dépositionnement de l’artiste, qui se veut ainsi hors-jeu, est une vertu fondatrice »40. L’œuvre est donc une vengeance, et l’artiste se plaît à dégrader toute l’humanité, mais il s’en prend surtout à la société bourgeoise et démocratique dont il dénonce la bêtise. Comme Jules, il refuse de jouer le jeu social, et renonce « à la possession de tout ce qui se gagne et s’achète dans le monde, plaisirs, honneurs, argent, joies de l’amour et triomphes de l’ambition »41. Face à une bourgeoisie bien assise, le héros de Flaubert est un être de fuite, qui rêve d’explorer tous les horizons : « Oh ! voyager, voyager, ne jamais s’arrêter, et, dans cette valse immense, tout voir apparaître et passer, jusqu’à ce que la peau vous crève et que le sang jaillisse ! » s’enthousiasme le narrateur de Novembre42. Mais Flaubert est surtout ulcéré par l’évolution d’une société qui tend à devenir plus démocratique, et il proclame sa haine des majorités : « je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable »43. Persuadé d’appartenir à l’« aristocratie légitime », celle des grands esprits, il considère, après l’expérience de 1848, que l’art est incompatible avec le nivellement démocratique :

Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. – Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L’égalité sociale a passé dans l’Esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l’art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L’humanité a la rage de l’abaissement moral. – Et je lui en veux, de ce que je fais partie d’elle44.

12Aussi, au moment où la scolarisation dans le secondaire et même le supérieur progresse rapidement, dénonce-t-il cette évolution, car l’instruction et la culture doivent rester réservées à l’élite. En tout cas, l’intelligence n’est pas pour lui un facteur d’intégration à la vie sociale, mais plutôt un critère de distinction : au fur et à mesure qu’ils acquièrent-même maladroitement-quelques connaissances, Bouvard et Pécuchet deviennent réfractaires à la bêtise environnante. Estimant vivre à une époque de décadence, Flaubert comme Baudelaire proclame la nécessité de s’isoler et se considère comme un des derniers représentants de l’humanité :

J’ai la tristesse qu’avaient les patriciens romains au IV^e siècle. Je sens monter du fond du sol une irrémédiable Barbarie. – J’espère être crevé avant qu’elle n’ait tout emporté. [...]
J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire. Mais une marée de merde en bat les murs, à la faire crouler. Il ne s’agit pas de politique, mais de l’état mental de la France45.

13On comprend que l’image de la pyramide revienne fréquemment, et soit associée à la création46 : « le moyen de vivre avec sérénité, et au grand air, c’est de se fixer sur une pyramide quelconque, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit élevée et la hase solide. – Ah ! ce n’est pas toujours amusant, et l’on est tout seul, mais on se console en crachant d’en haut »47. Mais l’idéal est difficilement accessible, et le héros de Novembre, après avoir beaucoup rêvé, est obligé de constater son échec : « j’étais un chaos dormant de mille principes féconds qui ne savaient comment se manifester ni que faire d’eux-mêmes, ils cherchaient leurs formes et attendaient leur moule48. Il est permis de voir là une confidence de type autobiographique, puisque l’écrivain avouera en 1852 qu’il tourne au « mysticisme esthétique » mais qu’il est venu trop tôt, « la base théologique manquant »49.

14Mais bien avant d’avoir découvert les règles de son art, Flaubert a su qu’il devait opérer une rupture sur le plan institutionnel et proclamer un refus radical de toute appartenance, car l’esprit « n’a ni règle, ni loi, ni uniforme »50. Il s’attaque donc aux Académies, et en particulier à l’Académie Française, « institution pourrie et bête » dont il critique surtout le moralisme51. Il est réfractaire à toute école littéraire et dénonce aussi bien la « littérature du bon sens » représentée par Octave Feuillet que la littérature à thèse-humanitaire chez Lamartine, chrétienne chez Chateaubriand. Il rejette toutes les théories esthétiques, et malgré son admiration pour le talent de Zola, il exprime de vives réticences face au réalisme et surtout au naturalisme, comme il l’explique à George Sand en 1875 :

A propos de mes amis, vous ajoutez « mon école ». Mais je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école ! A priori, je les repousse, toutes. Ceux que je vois souvent, et que vous désignez, recherchent tout ce que je méprise, et s’inquiètent médiocrement de ce qui me tourmente. Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout, la Beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête52.

15Il condamne évidemment le désir de faire carrière, apanage de ces médiocres avides d’honneurs et pris dans le tourbillon de la vie sociale dont Du Camp lui offre le meilleur exemple53. En effet, l’écrivain qui veut à tout prix obtenir le succès se soumet à la loi du public et dégrade sou art ; Flaubert se félicite donc de n’avoir rien publié avant Madame Bovary, et après le succès de cette œuvre, il se fait « l’effet d’une prostituée »54. Affirmant non sans orgueil : « plaire à tout le monde est impossible. Pourvu qu’on se plaise à soi, c’est l’important »55, il refuse énergiquement de transformer son œuvre en marchandise : « quant à gagner de l’argent non, non, et à en gagner avec ma plume jamais, jamais ! »56. Tl met donc bien en évidence le divorce entre l’écrivain et le monde économique dans la deuxième moitié du xix^e siècle :

[...] quand on ne s’adresse pas à la Foule, il est juste que la Foule ne vous paye pas. – C’est de l’Economie Politique. Or je maintiens qu’une œuvre d’art (digne de ce nom et faite avec conscience) est inappréciable, n’a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer. Conclusion : si l’artiste n’a pas de rentes, il doit crever de faim ! ce qui est charmant57.

16Cette situation illustre bien l’autonomisation du champ littéraire décrite par Bourdieu. Victime d’une double subordination – à la loi du marché d’une part, aux règles édictées par la haute société et renforcées par les interventions du pouvoir d’autre part, – l’écrivain rompt avec un monde qu’il définit par le terme imprécis et péjoratif de « bourgeois » :

Ainsi, il est clair que le champ littéraire et artistique se constitue comme tel dans et par l’opposition à un monde « bourgeois » qui n’avait jamais affirmé de façon aussi brutale ses valeurs et sa prétention à contrôler les instruments de légitimation, dans le domaine de l’art comme dans le domaine de la littérature, et qui, à travers la presse et ses plumitifs, vise à imposer une définition dégradée et dégradante de la production culturelle. Le dégoût mêlé de mépris qu’inspirent aux écrivains (Flaubert et Baudelaire notamment) ce régime de parvenus sans culture, tout entier placé sous le signe du faux et du frelaté, le crédit accordé par la cour aux œuvres littéraires les plus communes, celles-là mêmes que toute la presse véhicule et célèbre, le matérialisme vulgaire des nouveaux maîtres de l’économie, la servilité courtisane d’une bonne partie des écrivains et des artistes, n’a pas peu contribué à favoriser la rupture avec le monde ordinaire qui est inséparable de la constitution du monde de l’art comme un monde à part, un empire dans un empire58.

17A la différence des artistes bourgeois ou des producteurs de littérature commerciale comme Eugène Sue, les grands écrivains, ne pouvant espérer tirer un profit immédiat de leur art, créent donc un monde économique à l’envers, où la réussite symbolique sur le plan esthétique suppose l’échec sur le plan économique : Les Fleurs du Mal ou L’Education sentimentale se heurtent à l’incompréhension du public et à l’hostilité de la critique. Ce sont donc des « bâtards », bourgeois antibourgeois, ni dominants ni dominés, qui vont renouveler la littérature par un travail sur la forme : style indirect libre, ambiguïté du point de vue, élimination des idées reçues59. Flaubert apparaît comme un déserteur et renie ses illusions de jeunesse, en particulier l’espoir d’un succès rapide grâce au théâtre, art social par excellence. Il comprend qu’il faut choisir entre l’Art et la Vie, et se moque de Jules qui rêvait de confondre les deux domaines60.

18Si la famille, la société, les institutions constituent autant d’entraves à la création, il convient de s’en détacher pour célébrer le culte de l’art. Toutefois, cette rupture ne conduit-elle pas l’individu à un nouvel enfermement qui peut être préjudiciable à son œuvre ?

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19La solitude est doublement dangereuse, car elle est repli sur soi et absence d’ouverture au monde. Prisonnier de son narcissisme, l’artiste pourrait alors ressembler à Homais, qui se retire dans son capharnaüm : « la solitude du sanctuaire donne lieu â un véritable culte autolâtrique dont Homais, se dédoublant pour mieux s’aimer et s’admirer, est à la fois le Dieu vénéré et l’humble officiant »61. Comme Binet avec son tour, le pharmacien pourrait être la caricature de l’artiste, ce dernier ressemblant alors, par son égocentrisme forcené, au bourgeois honni. Plus grave encore, la solitude du créateur peut exacerber des fantasmes sadiques, permettre d’exprimer une violence intérieure et un désir de toute puissance : « l’humanité est pour vous un pantin à grelots que l’on fait sonner au bout de sa phrase comme un bateleur au bout de son pied » écrit Flaubert62. Aussi l’œuvre devient-elle une entreprise de destruction, ce qui explique la fascination pour Sade, perceptible dans Salammbô et surtout la Tentation. Selon Marthe Robert, « Antoine ne s’imagine pas exerçant d’humbles métiers, il veut le pouvoir sous n’importe quelle forme, le pouvoir du prêtre, qui domine les âmes ; du philosophe, qui règne sur l’esprit des jeunes gens ; du soldat vainqueur, qui écrase les populations » et lorsqu’à la fin de l’œuvre il désire s’identifier à la matière, on voit « à quelle extrémité Flaubert pouvait se risquer dans son désir anarchique de l’illimité »63. La débauche de l’imagination est séduisante, mais elle traduit surtout la mauvaise foi de l’ermite, d’où la condamnation d’Hilarion : « Hypocrite qui s’enfonce dans la solitude pour se livrer mieux au débordement de ses convoitises ! Tu te prives de viandes, de vins, d’étuves, d’esclaves et d’honneurs ; mais comme tu laisses ton imagination t’offrir des banquets, des parfums, des femmes nues et des foules applaudissantes ! Ta chasteté n’est qu’une corruption plus subtile, et ce mépris du monde l’impuissance de ta haine contre lui ! »64. Or Flaubert, qui dans la Tentation a comme Antoine cédé au vertige de l’imagination, comprend après son échec qu’il faut écrire « froidement », comme il l’explique à Louise Colet : Méfions-nous de cette espèce d’échauffement, qu’on appelle l’inspiration, et où il entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire »65.

20Il convient donc de s’arracher à soi, de s’oublier pour pouvoir écrire. Les grands poètes sont ceux qui « sans se préoccuper ni d’euxmêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celle des autres, [...] reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs (« livres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur »66. Lorsqu’il écrit Madame Bovary, Flaubert prend conscience du caractère réducteur de toute inspiration directement autobiographique et dit « adieu et pour toujours au personnel, à l’intime, au relatif »67. Ce détachement s’exprime notamment par l’ironie, que Jules exerce d’abord sur lui-même afin de s’arracher à son moi :

Il porta dans les arts l’habitude qu’il avait contractée dans l’étude du monde et insensiblement dans l’analyse de lui-même de ravaler ce qu’il aimait le mieux, de parodier ce qui lui plaisait davantage, abaissant toutes les grandeurs et dénigrant toutes les beautés pour voir si elles se relèveront ensuite dans leur grandeur et leur beauté première. Quelquefois même il niait complètement une œuvre afin de la mieux regarder sous un autre aspect68.

21L’art est donc négation des limites et aspiration à l’infini. Flaubert, sans grand succès, invite Louise à devenir un « hermaphrodite sublime » afin de se libérer de tous les « contingents » et en particulier de « l’élément femelle » pour atteindre « l’idée »69. On comprend que cette exigence de l’universel et cette nécessité de la rupture se traduisent par l’importance du désert dans l’œuvre et la réflexion de Flaubert, et que le voyage en Orient ait été déterminant dans l’élaboration de « l’art pur »70. L’artiste ayant fait le vide en lui se définira donc par sa « faculté panthéistique »71 qui permet de recueillir la totalité du monde. C’est l’expérience que fait Flaubert lorsqu’il écrit la « baisade » de Madame Bovary :

N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour72.

22C’est déjà, dans Novembre, l’intuition du narrateur qui, perdu dans la contemplation du ciel et de la mer, comprend « l’harmonie complète » de la nature dans une véritable épiphanie :

Je suis descendu en courant au bord de la mer, à travers les terrains éboulés que je sautais d’un pied sûr, je levais la tête avec orgueil, je respirais fièrement la brise fraîche, qui séchait mes cheveux en sueur ; l’esprit de Dieu me remplissait, je me sentais le cœur grand, j’adorais quelque chose d’un étrange mouvement, j’aurais voulu m’absorber dans la lumière du soleil et me perdre dans cette immensité d’azur, avec l’odeur qui s’élevait de la surface des flots ; et je fus pris alors d’une joie insensée, et je me mis à marcher comme si tout le bonheur des cieux m’était entré dans l’âme73.

23Mais pour faire entrer la totalité du monde dans son œuvre, il faut connaître la réalité, même la plus triviale. Protestant contre une littérature aseptisée ou idéaliste, Flaubert prône « l’acceptation ironique de l’existence, et sa refonte plastique et complète par l’art »74. Il assistera donc à des comices, et parodiera dans Madame Bovary un discours officiel prononcé au Havre par l’académicien Ancelot en 1852 lors d’une inauguration. L’expérience de la société est donc nécessaire car elle alimente en particulier le Dictionnaire des idées reçues, ouvrage censé ne pas contenir un mot de l’auteur afin de mieux dénoncer par l’ironie la bêtise de la parole sociale. Mais la pratique du voyage est également indispensable, car elle permet la rencontre avec l’Autre. Contrairement à ce qu’on a dit parfois75, Flaubert n’est pas enfermé dans ses préjugés d’occidental, et dès sa jeunesse, il rêve de l’Orient76 ; ses voyages en Egypte, puis en Tunisie, montreront un homme soucieux de connaître les mœurs du pays et très critique par rapport au processus de colonisation77. Cependant, c’est surtout à travers la correspondance que se construit le rapport avec l’Autre, qui fonde une esthétique. Les lettres à Louise Colet, mais également à M^lle Leroyer de Chantepie ou à George Sand tournent souvent à la réflexion sur l’œuvre d’art, comme si le dialogue avec le correspondant était nécessaire à Flaubert pour mieux définir sa poétique. Qui plus est, l’écrivain corrige inlassablement les œuvres de ses amis et leur explique les modifications qu’il apporte à leurs ouvrages. S’il obtient peu de succès auprès de Louise Colet, qui reste attachée à une inspiration romantique et féministe, il a la satisfaction de trouver avec Maupassant un disciple auquel il peut prodiguer ses conseils : « Il faut, entendez-vous jeune homme, il faut travailler plus que ça. J’arrive à vous soupçonner d’être légèrement caleux. Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice !78. L’image de « l’ours de Croisset » est donc en grande partie un mythe, et l’écrivain n’était pas aussi asocial qu’il l’a parfois prétendu pour éloigner les importuns79.

24En somme, il y a trois temps dans la création. Le premier est celui de l’information : il faut participer à la vie sociale, se documenter, voyager, utiliser les compétences de la famille et des relations. Puis vient le moment de la création, qui exige la solitude, et malgré les « affres du style » procure d’immenses joies, car il constitue presque une expérience d’ordre mystique et permet d’approcher la Beauté. Enfin vient le moment de l’expérimentation : avant d’être livré au public, le texte est lu à quelques censeurs impitoyables (Bouilhet, Du Camp), dont l’avis est généralement pris en compte. Si l’œuvre d’art est un appel, le créateur ne peut donc se replier sur son moi et doit s’ouvrir aux autres et au monde afin d’instaurer un véritable dialogue.

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25Chez Flaubert, la solitude est une conquête, un continuel arrachement à ce qui attache ou limite l’être humain : la famille et les liens affectifs, la société et ses institutions, mais également les tendances profondes d’un moi qui a été marqué dans sa jeunesse par le lyrisme romantique. Elle est une condition nécessaire pour le créateur, qui doit prendre une distance par rapport à lui-même jusqu’à devenir Autre et acquérir l’impassibilité du démiurge qui crée un monde cohérent par l’écriture.

26Dans une société médiocre, conformiste, où règnent les idées reçues, l’Art est le seul salut, car il donne la possibilité de dépasser les limites inhérentes à la condition humaine, mais il exige une totale liberté. Grâce au style, et en particulier à l’ironie, Flaubert prend une revanche sur le monde, son réalisme étant « la mise en lumière des limites de l’idéal, l’inventaire d’une amertume et souvent d’une haine »80. Toutefois, afin d’éviter les écueils du narcissisme et les débordements anarchiques des fantasmes, le créateur doit se faire perméable au monde et s’ouvrir aux êtres ; c’est en particulier l’épistolaire qui assure la prise en compte de l’Autre sans aliéner le moi.

27En fait, Flaubert semble établir un compromis entre la posture du romantique enfermé dans la solitude, livré aux puissances de son imagination, et celle du réaliste prétendant produire une littérature de type mimétique. Mais en établissant un lien indissoluble entre la création et la solitude inhérente à la condition humaine, il peut être considéré comme l’un des initiateurs d’une littérature exigeante que l’on associe à la « modernité »81.