Comme un fauve en cage

1Parfois, la pensée est comme un fauve en cage. Ne pouvant ni s’arrêter, ni s’échapper, elle tourne, tourne, harcelée par ce qui la meut, emportée dans une giration qui l’épuise. Sous la pression d’un souvenir, d’une peur, d’une blessure, de tel état de conscience, elle parcourt sans fin le même cercle, remâche sans fin les mêmes idées, répète sans fin les mêmes mots.

2Le ressassement – expression d’un blocage, d’un enfermement.

3Le début de mon parcours d’écrivain a été des plus sombres. Pour plusieurs raisons, j’ai traversé durant des années une crise qui a été une véritable « descente aux enfers » – et de tels mots ne sont nullement excessifs. Epuisé psychiquement et physiquement, je ne pouvais que broyer du noir. Ainsi, prisonnier de mon marasme, fréquemment visité par la tentation du suicide, je n’avais qu’une chose à exprimer : mon dégoût de moi-même, du monde, de la vie. Bien évidemment, j’aurais voulu me libérer de mes entraves, me projeter ailleurs, voir poindre une quelconque lumière, mais il n’y fallait pas songer. Il me fallait dire, redire et redire encore mon mal-être, mon angoisse, ma terreur à constater que je sombrais, que me manquaient les ressources qui m’eussent permis de lutter, de ne pas me laisser engloutir. Et d’avoir toujours à répéter ce que je ne connaissais que trop bien, aiguisait la haine que je me portais, alourdissait ma lassitude, accroissait le fardeau qui m’enfonçait chaque jour davantage dans la ténèbre.

4Le jour et tout autant la nuit, ces accès de révolte et de rage à me sentir enfermé dans une geôle, astreint à vainement ressasser ces états de mort dans la vie qui me paraissaient être l’annonce d’une fin proche.

5Le ressassement – parole toujours plus lasse ou toujours plus exaspérée et exaspérante, toujours moins lestée, de celui qui se sait condamné à croupir en un lieu de désolation qui est lui-même. Un lui-même détesté, haï, mais auquel il est irrémédiablement enchaîné.

6Dans le second tome de mon Journal, bien des notes ressassent, mais ce qui fait l’objet de ce ressassement est d’une autre nature que dans le premier tome.

7Quelques années ont passé et je commence à entrevoir le sens de l’aventure dans laquelle je me suis trouvé embarqué. La geôle où j’étais claquemuré ne m’apparaît plus comme une geôle. Elle a désormais pris l’apparence d’une cellule. Cette « cellule de la connaissance de soi » dont parle Catherine de Sienne. Dès lors, la destruction qui s’est opérée en moi n’est plus affectée d’un signe négatif. Je commence à saisir que ce que j’ai vécu répondait à une nécessité. Pour aller à la rencontre de soi-même, il faut d’abord se défaire de ses entraves, jeter bas ce qui enferme.

8A ce stade de mon parcours, un terme s’impose à moi et devient quasiment une obsession : moi, le moi. Qu’est-ce que le moi ? J’ai du mal à cerner cette notion et c’est pourquoi je m’interroge fréquemment à son propos. Je mène cette réflexion en dehors d’un savoir emprunté à la psychanalyse, et c’est en me sondant, en m’explorant, que je m’échine à répondre à cette question.

9Quand j’ai eu à relire ce second tome de mon Journal pour une réédition, j’ai été frappé de voir que cette notion revenait fréquemment dans mes notes. Au lieu d’avancer, je piétinais encore et je ne pouvais éviter de ressasser. Mais ce ressassement portait en lui ce qui allait me permettre de m’en évader.

10Ne plus ressasser, c’est avoir gagné une liberté, agrandi son espace intérieur, être en mesure de formuler ce qui s’offre comme étant de l’inconnu.

11Pourtant, quand on est aux ordres d’une invariante nécessité, écrire, c’est dire inlassablement une même chose, mais la dire en la renouvelant, en l’abordant sous plusieurs angles, en donnant à voir ses différents aspects.