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L'instant romanesque

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Dominique Rabaté

Présentation

Dominique Rabaté

Texte intégral

  • 1 Si la bibliographie sur le temps et les questions de lu temporalité est immense, les ouvrages trai (...)

1Dans le cadre d’un travail collectif sur les formes du temps de la Modernité, l’Équipe de recherche « Problématique et analyse des modernités littéraires » a choisi pour son séminaire 1996-1997 et lors de deux journées de colloque, qui se sont déroulées à l’Université Michel de Montaigne les 4 et 5 avril 1997, de s’intéresser à la question de l’instant dans la littérature. L’ampleur du sujet, la richesse des communications nous ont conduits à proposer, sur ce thème fondamental et finalement rarement abordé de front1, deux volumes qui se répondent. Le premier, présenté par Yves Vadé, s’intitule Poétiques de l’instant : il inscrit la problématique dans une perspective historique et culturelle plus vaste, afin de situer certaines poétiques mises en œuvre par les poètes de notre siècle.

2Le présent volume est consacré à « l’instant romanesque », aux modes de configuration que le roman a su inventer pour dire ce temps microscopique, ce laps de temps paradoxal puisqu’à la fois il sort de la trame de la durée, et qu’il ne prend sens singulier que par rapport à elle. Si le roman semble, de prime abord, concerné par la longue durée, par le déroulement d’un temps linéarisé auquel le fil des pages, le volume du livre donnent la forme apparemment irréversible de ce qui se lit du début à la fin, cette vectorisation générale ne doit pas dissimuler les efforts des romanciers pour exprimer aussi le surgissement d’un point temporel qui prend valeur exceptionnelle, la dilatation subjective, contre l’objectivité du cours des horloges, de moments que la conscience saisit comme un tout séparé. La dynamique tensionnelle qui s’institue ainsi entre deux régimes temporels, qui peuvent aussi bien s’opposer que se compléter, est au cœur de la poétique du roman : elle appelle un travail sur les formes narratives, un approfondissement de la technique du point de vue et des focalisations, une méditation sur la nature du temps pour le sujet humain qui s’y trouve pris, dont il ne serait pas exagéré de dire que le développement pourrait se confondre avec l’histoire même des transformations du roman depuis deux siècles.

3Cette tension est évidemment à l’œuvre dans tout roman ; elle prend une acuité particulière au XVIIIe siècle, époque où le genre romanesque se développe véritablement, tant du côté d’une saisie du présent (c’est bien de présents mis ensemble que sont faits les romans par lettres ou les journaux intimes, ces deux formes majeures du genre au Siècle des Lumières), que du côté d’une représentation du destin individuel, incarné dans un trajet personnel que la fiction romanesque peut totaliser. Mais le régime temporel reste, je crois, celui d’une dialectique sensualiste entre présent et avenir. Pour dire les choses trop rapidement, le XVIIIe siècle pense, plutôt que l’Histoire, les conditions d’une sensibilité personnelle au temps, qui expliquerait que la question du bonheur (individuel et collectif) est bien l'invention majeure de ce siècle. Il revient au XIXe siècle, bouleversé par le traumatisme de la Révolution Française, de penser le temps sur une toute autre échelle, de se donner les moyens de produire une (ou des) philosophie(s) de l’Histoire, en réponse à une nécessité nouvelle.

  • 2 Je renvoie à son remarquable article : « Formes du temps : introduction aux chronotypes », à paraî (...)

4La littérature n’est évidemment pas indifférente à ce mouvement, qu’elle réfléchit et modalise à sa manière. Il paraît même particulièrement fécond de tenter de classifier les différents « chronotypes » qu’elle élabore alors, selon une typologie qu’Yves Vadé a commencé de mettre en forme2. C’est bien à l’intérieur de ces pré-conceptions du temps, dans le cadre de ces « moules temporels donnant forme à la saisie du temps historique sous la pression des événements, des expériences collectives, de la transformation des pratiques aussi bien que des discours (littéraires, idéologiques, scientifiques, etc.) propres à une époque » qu’il convient de resituer la problématique de l’instant, telle qu’elle apparaît singulièrement à partir du XIXe siècle. Yves Vadé distingue plusieurs chronotypes qui jouent les uns par rapport aux autres, mais orientent des sensibilités dominantes : « le présent creux », « l’accumulation » (des richesses, du savoir ou de façon générale du capital économique comme génétique), « la rupture » et « la reprise » en sont, pour lui, les modes principaux.

5L’instant romanesque prend son relief à s’inscrire dans ces différents chronotypes, où il se modalise avec des valeurs et des significations spécifiques. Jean-Pierre Saïdah le rappelle à propos de l’esthétique dandy : il faut y voir l’une des réponses extrêmes, éthique aussi bien qu’esthétique, à la perception d’un présent vide, à la dépression historique que semble constituer pour ses contemporains la période des années 1830. Par un geste provocateur, le dandy sacralise l’instant, exige sa perfection polémique contre la morale bourgeoise qui commence à dominer. La signification morale de ce geste tient sans doute à la conjuration d’un sentiment de l’absurdité du monde, que le XXe siècle théorisera plus nettement. Héritier des Idéologues, Stendhal résiste à la représentation cumulative du temps et cherche à dire la pluralité des éléments qui composent l’instant heureux. Jean-Marie Seillan analyse les stratégies d’écriture que déploie ainsi Stendhal pour dire cette co-présence éblouissante, dans une tentative qui éclaire les limites de la littérature, vouée à rivaliser infructueusement avec la peinture et la musique.

6Jean-Louis Cabanès s’interroge sur la place de l’instant dans les romans réalistes de la deuxième moitié du XIXe siècle. S’ils sont, certes, des romans du déterminé et du devenir et relèvent du chronotype cumulatif, ils ménagent pourtant, en contrepoint, une place paradoxale mais capitale à une poétique « qui valorise les détails, le sensible, l’instantané, tout en refusant les extases illusoires ». Son étude montre ainsi le morcellement de l’espace romanesque chez Flaubert ou les Concourt, les effets de scansion rythmique des apparitions momentanées dans l’économie narrative. L’instant ne contredit pas le déterminisme puisqu'il devient même instance déterminante. Il semble ainsi, en régime réaliste, creuser dans la contingence d’un flux temporel inexorable des poches singulières, des dilatations sensorielles mais ces épiphanies restent décevantes, car elles se réinscrivent dans la trame majeure d'une fiction entropique qui les « décristallise ». Je reviens, pour ma part, sur ce terme essentiel : « l’épiphanie », pour montrer comment de Flaubert à Joyce (à qui l’on doit le mot), et jusqu’à des développements très contemporains chez Tabucchi, il s’impose aux romanciers et permet de comprendre la transformation de l’ambition romanesque. Manifestant l’apparaître radieux du monde, certains moments privilégiés transfigurent la banalité du réel. Mais ces ruptures heureuses de la trame du temps sont aussi de nature ironique, d’essence « déceptive ».

7Sophie Duval donne à l’ironie un rôle central dans la stratégie romanesque de Proust. Passant de Jean Santeuil à La Recherche, le narrateur fait du retard le moteur d’une esthétique du dédoublement, qui ironise l’instant plein et unique. Tout dépend alors du trajet temporalisé, des effets de distorsion qui diffractent certains moments privilégiés, qui les mettent en attente, en réserve et les réintègrent à un dévoilement cyclique qui fonde l’ambition totalisante du roman proustien. On voit par là que le roman du XXe siècle doit composer plus explicitement avec le statut particulier de ces instants : sa poétique du temps en dépend. Certains auteurs peuvent choisir, plus ou moins expérimentalement, de dilater l’instant jusqu’à faire d’un seul point temporel le lieu d’énonciation de tout le récit. Alix Tubman-Mary choisit ainsi l’œuvre peu connue de Jean-Richard Bloch, Le Paradis des conditions humaines, publiée en 1920. Ce curieux récit, voyage au pays des morts, se présente comme l’expansion de l’instant mortel et pourrait ainsi s’inscrire dans un plus large paradigme où le monologue de Quentin dans Le Bruit et la fureur de Faulkner croiserait L’Instant de ma mort de Maurice Blanchot. Ouvertement expérimental, mais plus proche de nous, puisqu’il paraît en 1987, Comédie classique de Marie Ndiaye réalise le tour de force de raconter son histoire en une seule et gigantesque phrase. La continuité phrastique joue ainsi avec la discontinuité temporelle et Eric Bordas montre comment la jeune romancière déconstruit nos habitudes de lecture, étirant l’instant de l’énonciation romanesque en une « extension monstrueuse au-delà des limites de convention d’unités culturelles non nécessairement compatibles avec les exigences d’une conscience sensible ».

8Le roman peut aussi, dans notre siècle, chercher à échapper au trop rigide déterminisme causal du récit, qui voudrait que tout moment, que tout épisode dépende de ce qui précède. Eric Benoit replace justement l’œuvre de Georges Bernanos dans le projet dostoïevskien – ou plus généralement chrétien – qui définit l’homme comme être libre, imprévisible. L’originalité des romans bernanosiens tient, en effet, au statut de ces moments exceptionnels, qui rompent la linéarité narrative, qui se signalent par de brusques retournements temporels, ou d’admirables ellipses. Mouchette se mettant à chanter, Sœur Blanche affrontant la mort, ou le suicide d’Eugène et Hélène figurent ces renversements où le présent semble avoir « des conséquences sur le passé ». On voit donc, grâce aux analyses d’Eric Benoit, comment le statut de l’instant est lié à ce que Sartre avait appelé, à propos de Faulkner, une « métaphysique » de la technique romanesque. Alain Romestaing éclaire le trajet qui conduit l’œuvre de Jean Giono d’une affirmation de l’espace plein à une conscience de la durée, et même à l’exploration d’une fascination pour l’instant, comme lieu d’articulation du fini et de l’infini. Ce parcours est donc paradoxal, mais c’est ce qui le rend encore plus intéressant, comme si aucun romancier du XXe siècle ne pouvait échapper aux sortilèges de l’instant. Si une partie de l’œuvre semble dénoncer l’attraction mortifère vers l’instant, représentée comme attirance du néant, d’autres romans proposent l’image positive d’un instant plein, dès lors que son caractère transitoire est, en même temps, accepté.

9Vladimir Nabokov a fait de la réflexion sur le temps le centre de ses romans et l’objet de ses méditations critiques. Isabelle Poulin rappelle l’importance cruciale de la notion de « moment artistique » pour lui. A partir de l’expérience originaire et traumatique d’une arythmie temporelle, l’œuvre de Nabokov se construit comme résistance au temps, comme recherche du « Tendre Intervalle » où il s’agit de saisir au vol le temps, de s’en emparer dans l’instant. Cette dynamique ne concerne pas que les personnages des romans ou des nouvelles, mais intéresse aussi le lecteur, participant actif de ce « moment du détail », qui donne à la littérature toute entière son charme et ses pouvoirs.

10Ces dix études, dans leur diversité, témoignent donc de la validité de notre hypothèse de départ : l’instant romanesque fonde bien des poétiques du roman. S’inscrivant d’abord en contrepoint de la durée, il semble envahir l’espace littéraire, multiplier les discontinuités, les béances, les moments d’extase, fussent-ils ironiques. L’instant ne saurait, par définition, se maintenir seul : il bascule soit dans le continuum temporel qui le reprend, soit dans d’hypothétiques révélations de l’éternité. Mais cette précarité fait peut-être justement tout son charme romanesque, quand le présent fugitif nous apparaît, grâce à la littérature, dans l’intermittence suspendue de ce qui va disparaître.

Notes

1 Si la bibliographie sur le temps et les questions de lu temporalité est immense, les ouvrages traitant spécifiquement de « l'instant » sont relativement peu nombreux, et ce volume répond donc à un besoin. Il va de soi que certains travaux fondateurs dessinent l’arrière-plan de notre questionnement, parmi lesquels il convient de rappeler L’Intuition de l’instant de Gaston Bachelard (paru en 1932 ; Livre de Poche, Biblio, 1992) et, traitant plus spécifiquement de son inscription romanesque, Les Romanciers français de l’instantané au XIXe siècle de Jacques Dubois (Académie Royale de langue et littérature françaises, Bruxelles, 1963). On trouvera aussi dans Les Figures du temps, ouvrage collectif dirigé par Lambros Couloubaritsis et Jean-Jacques Wunenburger (Presses Universitaires de Strasbourg, 1997), une stimulante approche interdisciplinaire de la question.

2 Je renvoie à son remarquable article : « Formes du temps : introduction aux chronotypes », à paraître dans L’Invention du XIXe siècle ; tome I : Le XIXe pur lui-même, Actes du Colloque international de Paris, Klincksieck, 1998.

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