Mythes des origines
| ,II. Origine des peuples
Idéologie nationale et mythes fondateurs aux xixe et xxe siècles
Texte intégral
- 1 Je résume ici certaines de mes opinions sur l’histoire exprimées dans mon livre publié en roumain (...)
1Le mot histoire a deux significations distinctes. Il désigne d’une part l’histoire qui a été, c’est-à-dire l’histoire « réelle », d’autre part la représentation de cette histoire, le discours sur le passé. Les deux sont loin d’être équivalents. L’histoire « vraie » a été jouée une fois pour toutes et personne ne peut la ressusciter, l’histoire-discours (ce que nous appelons généralement « histoire ») n’étant qu’un récit simplifié, dramatisé et investi de sens. Il n’y a qu’une seule histoire effective, mais une multitude de reconstitutions historiques. Inévitablement, l’histoire est regardée d’un certain lieu et d’un certain moment. Inévitablement, elle est adaptée, déformée, mythifiée. Et mise au service du présent, comme instrument de légitimation. Du moment où l’histoire dit « oui », qui oserait dire « non » à cette instance suprême ?1
2Si l’histoire, globalement, a une telle force, rien n’égale la puissance des commencements. Les origines, les fondations marquent l’identité et la destinée de chaque groupe humain. Paradoxalement, vu leur éloignement dans le temps, rien n’est plus actuel dans la conscience des hommes que les origines, domaine mythifié, idéologisé, politisé.
3A l’instar de l’histoire, les origines ne sont pas fixes. Elles changent au gré des circonstances présentes et s’adaptent aux idéologies et aux projets actuels. Où se trouve la fondation de la France et de la nation française ? Chez les Gaulois, dans la conquête de Jules César, lors du baptême de Clovis, ou du partage de Verdun de 843, ou à l’avènement de Hugues Capet, ou avec la guerre de cent ans et Jeanne d’Arc, ou bien sur le champ de bataille de Valmy ? (une controverse récente a bien mis face à face le baptême de Clovis et Valmy, c’est-à-dire une fondation religieuse et une fondation laïque).
- 2 Au sujet des implications idéologiques et historiques du projet national, voir principalement Domi (...)
4Au moment où on change d’idéologie, on change aussi de mythes fondateurs ou au moins on adapte les anciens, en leur prêtant des significations nouvelles. Aux XIXe et XXe siècles, le projet national a bouleversé la carte du monde et en même temps l’interprétation de l’histoire et de la destinée de l’humanité. L’universalisme impérial ou religieux a été brisé en faveur d’un partage (idéal ou effectif) du monde en entités nationales. Chaque nation a son âme, sa destinée particulière, et son droit inaliénable de se constituer en Etat-nation. Cette restructuration nationale de l’histoire, de l’idéologie et des objectifs politiques marchait de pair avec l’affirmation de la démocratie (ou au moins du discours démocratique) : la Nation étant l’expression de la volonté du peuple, de sa souveraineté. Voilà donc une nouvelle histoire, nationale et démocratique, qui supposait une reformulation radicale des mythes fondateurs2.
5Siècle des nations, le XIXe siècle est aussi le siècle de l’Histoire. Un siècle où l’histoire affine ses méthodes et, portée par l’élan scientiste de l’époque, aspire à un statut scientifique égal aux autres sciences. Cette « scientificité » de l’histoire, réelle ou apparente, a prêté à ses arguments un prestige similaire, bien que de nature différente, à celui des interprétations théologiques de jadis. Les mythologies de l’homme contemporain sont fondées en premier lieu sur la science. Mais cette histoire, qui se proclamait scientifique et objective, était non moins captée par l’idéologie nationale et par l’Etat-nation. Le XIXe siècle a été le siècle de l’Histoire précisément parce qu’il a été, avant tout, le siècle des Nations. La carrière exceptionnelle de l’histoire à l’époque moderne s’explique en grande partie par son identification au projet national (et on voit bien aujourd’hui comment le déclin des idéologies nationales menace déjà la position de l’histoire comme « science reine » parmi les disciplines sociales).
6Scientifique ou non, le fait est que l’histoire offre à chacun ce qu’il cherche. Le projet national était tout à fait nouveau. Pour le légitimer par l’histoire on devait forcer le passé. Le Moyen Age fut largement mis à contribution. L’histoire médiévale témoignait de la naissance des peuples européens et de leur jeunesse héroïque et glorieuse. L’idéologie nationale trouva ainsi son plus fort appui dans une époque qui n’avait pas même soupçonné l’essor du nationalisme moderne. Les épisodes guerriers, particulièrement nombreux, qui ne portaient aucune marque nationale dans leur temps, prirent l’aspect des affrontements entre Etats-nations, à la manière des conflits du XIXe siècle (France et Angleterre, France et Allemagne, Slaves et Allemands, peuples balcaniques et Turcs, Roumains et Hongrois...). Mais on remonta encore plus haut, aux sources mêmes de l’histoire. L’archéologie et la préhistoire furent annexées au projet national. Apparemment la plus technique des branches de l’histoire et la plus éloignée des passions du présent, l’archéologie, reçut en fait une forte infusion idéologique ; rien de plus naturel, parce qu’elle interrogeait les temps les plus reculés, c’est-à-dire les origines, les fondements. Chaque nation annexa la préhistoire de son territoire national actuel. Ainsi, l’invention de la préhistoire (avec Boucher de Perthes au milieu du XIXe siècle) permit aux nations d’implanter leur racines le plus profondément possible. Un archéologue français, Emile Cartailhac, invoquait, sans plaisanterie, dans un livre intitulé La France préhistorique (1872), les « Français de l’âge de la pierre ». S’affirmait ainsi une nouvelle téléologie de l’histoire : une histoire qui, dès la première heure, conduisait inexorablement à la nation moderne et à l’Etat nation.
- 3 Dans ce qui suit je reprends une partie de mes considérations sur les mythes fondateurs exposées d (...)
7La logique des fondations modernes est donc très différente de la logique traditionnelle des mythes de fondation3. Les fondations traditionnelles portaient en premier lieu l’empreinte du sacré. Elles étaient aussi très individualisées, autour d’un dieu, d’un héros, d’un personnage exceptionnel. Et bien que les origines « autochtones » ne manquaient pas, l’acte fondateur portait très souvent le cachet d’une intervention « extérieure », mettant en jeu une installation, une création nouvelle sur un territoire vierge de l’histoire ; la nouvelle construction historique héritait ainsi du prestige des constructions plus anciennes, plus proches de la perfection des origines.
8Tout change à l’époque moderne, avec la nation, la démocratie et la science. Le sacré s’efface. Ce sont les idéologies qui s’installent à sa place et qui à leur tour sont sacralisées : nation, démocratie, progrès... Le héros individuel se retire devant le peuple. Et les racines commencent à compter plus que la noblesse des origines.
9Au long d’un millénaire, la Bible, les Grecs et les Romains avaient offert les principaux repères historiques et politiques, y compris toutes sortes de scénarios relatifs aux origines. Les Empereurs allemands se considéraient comme les continuateurs de l’Empire romain. Les Troyens Francus et Brutus étaient les premiers fondateurs des monarchies française et anglaise. Des filiations bibliques expliquaient l’origine des peuples. Les actes de conquête ne suscitaient pas encore des frustrations et des projets de revanche. Aux guerriers venus d’ailleurs revenait la mission d’ordonner des espaces auparavant amorphes : les Francs avaient fondé la France, les Vikings « varègues », la Russie. De telles interprétations ne correspondaient plus aux idéologies nationales. L’orientation démocratique du projet national supposait le transfert de la mission fondatrice du héros vers les masses, et le découpage national signifiait le prolongement, jusqu’aux premiers moments, d’une histoire autochtone. Les « hommes de la terre » s’installaient en première ligne, assurant le cours ininterrompu de chaque histoire nationale dès le début jusqu’au présent.
- 4 Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, Paris, 1975, p. 275.
- 5 Jules Michelet, Introduction à l’histoire universelle, 3e édition, Paris, 1843, p. VI.
10Les ancêtres, dans la nouvelle version, devaient être non moins respectables que les fondateurs traditionnels. Celui qui pouvait invoquer une grande civilisation autochtone n’hésitait pas, évidemment, à le faire. Le nationalisme italien eut recours aux Romains, et le nationalisme grec aux Grecs anciens. Même de nos jours, la Grèce continue de considérer la Macédoine comme une « marque enregistrée » qui lui appartient, grâce à Alexandre le Grand. La refondation – échouée – de l’Empire romain, par Mussolini, s’inscrit dans une logique similaire. Mais chacun s’appliquait à creuser son propre sol et à trouver, dans n’importe quel passé, les arguments de sa mission historique exceptionnelle. L’absence de la civilisation devenait non moins séduisante qu’une civilisation accomplie : l’état primitif, l’état naturel des communautés humaines. De ses profondeurs chaque nation devait extraire sa propre sève, et non des civilisations cosmopolites, artificielles et décrépites. Après avoir porté pendant mille ans le fardeau de l’Empire romain, les Allemands – grâce au courant romantique – s’orientèrent vers une histoire spécifiquement allemande. Ils découvrirent les anciens Germains et leurs vertus, vertus héritées et toujours conservées par les Allemands d’aujourd’hui, moins corrompus par l’histoire que les autres nations, plus proches du type humain absolu. Le « primitivisme » devenait ainsi une garantie d’authenticité. « Les Allemands restent conformes à la nature, tandis que chez les étrangers tout est arbitraire et artificiel » ; il revient donc au peuple allemand la mission « de veiller au développement de l’humanité ». Ainsi argumentait Fichte, dans ses Discours à la nation allemande (1807- 1808), au moment même de la cristallisation du nationalisme allemand, comme réaction à l’invasion française4. Tentation de la préhistoire : les Ariens, ancêtres mythiques des Allemands, avaient ouvert le chemin de l’évolution bien connue jusqu’au nazisme. D’ailleurs, il n’y avait que les Allemands qui invoquaient, avec les arguments du passé, une mission historique exceptionnelle. Pour Michelet, la France se trouvait, par prédestination, en tête des nations (voir son Introduction à l’histoire universelle où il affirme avec candeur : « L’auteur arrivait, et par la logique et par l’histoire, à une même conclusion : c’est que sa glorieuse patrie est désormais le pilote du vaisseau de l’humanité »)5. Et à la même époque l’Italien Gioberti publiait un livre traitant De la primauté morale et civile des Italiens, où il démontrait tout simplement que l’Europe était le centre du monde et l’Italie le centre de l’Europe.
- 6 Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle, Paris, 1972.
- 7 Christian Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. Essais de (...)
11En France, la composante autochtone gagna du terrain à partir de la Renaissance. L’intérêt croissant manifesté au XVIe siècle pour les Gaulois, au dépens des Francs, donnait déjà un avait-goût de modernité6. « Nos ancêtres les Gaulois » finirent par s’imposer catégoriquement au XIXe siècle. Même la Révolution française fut interprétée comme une revanche des Gaulois sur les Francs, la victoire du peuple autochtone opprimé sur les aristocrates germaniques envahisseurs. Le facteur romain fut aussi pris en compte, mais plutôt comme mythe civilisateur que comme mythe d’origine : fonction mise en relief par la Troisième République, car elle correspondait au projet colonial et civilisateur français. Mais le véritable ancêtre resta Vercingétorix et non Jules César7.
12En Russie, la version traditionnelle de la fondation de l’Etat médiéval par les Vikings (Varègues) était déjà combattue au XVIIIe siècle par Lomonossov, au nom du patriotisme russe. Le débat continua, avec une tendance toujours plus forte en faveur des Slaves autochtones. L’historiographie soviétique finit par marginaliser complètement les Varègues ; comment imaginer une Russie fondée par une peuplade germanique ?
- 8 Sur la mythologie historique roumaine, voir Lucian Boia, History and Myth in Romanian Consciousnes (...)
13Les Roumains misèrent longtemps sur leur origine romaine, allant jusqu’à ignorer complètement les autres éléments du mélange ethnique (les Daces et les Slaves). A une époque où ils se trouvaient dans une situation bien médiocre (domination étrangère, retard économique et social), ils faisaient valoir, par les Romains, leur titres de noblesse. Pour certains historiens roumains, la fondation de la Roumanie s’identifiait avec la fondation de Rome (en 753 av. J.-C.) ! Dans une étape ultérieure (deuxième moitié du XIXe siècle), l’idée dominante devint la fusion daco-romaine. Puis, les Daces s’installèrent au premier rang. Les « premières origines » ne furent plus recherchées à Rome, mais dans l’antiquité dace et, plus profondément, dans la préhistoire autochtone. Considérés au début comme des « sauvages », les Daces devinrent peu à peu les créateurs d’une civilisation remarquable (aidés à la fois par les découvertes archéologiques et par l’idéologie nationale)8.
- 9 Johann Gottfried Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (traduction Edgar Qu (...)
14Non seulement les origines sont en question, mais aussi l’espace et les frontières. Les Etats-nations semblent déjà dessinés bien avant leur naissance. La mythologie des frontières naturelles sert précisément à ce but. Herder le disait déjà dans ses Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791) : « La nature a tracé d’une main rude, mais ferme, le dessin de l’histoire de l’homme et de ses révolutions... Les mers, les montagnes et les rivières sont les limites les plus naturelles des nations, des coutumes, des langues, des royaumes... »9 On connaît le rôle joué par la théorie des frontières naturelles dans les derniers siècles de l’histoire de France ; la mer, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin se présentaient comme une frontière idéale et légitime. Certains jouent avec les montagnes, d’autres avec les rivières. Le territoire idéal et comme prédestiné de la Roumanie est dessiné par un système de rivières : le Danube au sud, le Dniestr à l’est et la Tisza à l’ouest (la dernière traverse en fait la Hongrie, mais tant pis !). La chaîne des Carpathes qui géographiquement partage l’espace roumain en deux zones, n’est pas censée le diviser mais, bien au contraire, raffermir son unité.
- 10 Ferdinand Keller, The Lake Dwellings of Switzerland and other parts of Europe, Londres, 1866.
15Le mot d’ordre est continuité. La tradition attribuait à Guillaume Tell la fondation de la Suisse. Le XIXe siècle trouva une solution plus « scientifique » et plus séduisante. Etudiant les vestiges des habitations lacustres préhistoriques, l’archéologue Ferdinand Keller eut la révélation d’une parfaite unité et continuité. Les tribus « lacustres » et les autres habitants de la région appartenaient au même peuple, perpétué au cours des âges successifs de la pierre, du bronze et du fer. Il s’ensuivait que les Suisses d’aujourd’hui étaient les lacustres du début de l’histoire, sans la moindre solution de continuité. La Suisse ne date pas du XIIIe siècle ; elle est déjà préfigurée dans les temps préhistoriques10.
- 11 Henri Pirenne, Histoire de Belgique des origines à nos jours, Bruxelles (sans date), vol. I, p. 37
16La Belgique apparaît sur la carte de l’Europe en 1830. Son origine incontestable se trouve dans le partage des Pays-Bas espagnols pendant la deuxième moitié du XVIe siècle, quand la Hollande protestante s’est séparée du reste du pays resté attaché à l’Espagne et au catholicisme. Mais pour le grand historien belge Henri Pirenne (dans son Histoire de Belgique, parue à partir de 1900), ce pays, loin d’être une création conjoncturelle, présente une « histoire commune », détectable déjà dans la Belgique romaine puis dans l’Empire carolingien (« la civilisation caroligienne – écrit Pirenne – a trouvé dans la Belgique son expression peut-être la plus complète, la plus classique »)11. Le peuple belge existait déjà au Moyen Age. Sa constitution en Etat ne fut que la conséquence objective d’une réalité préexistante.
17Les pays roumains (Valachie et Moldavie) furent fondés au XlVe siècle. La Roumanie est un Etat récent, créé de 1859 à 1918. Entre l’Etat antique des Daces et les formations politiques roumaines il y a une solution de continuité plus que millénaire. Elle fut toutefois éliminée grâce à une sorte de raccourci qui investit l’Etat dace de la mission de représenter et de préfigurer la Roumanie moderne ; celle-ci ne serait que la « refondation » d’une réalité géo-politique primordiale.
18Très curieuse aussi est la place occupée dans la conscience historique hongroise par Attila (personnage plutôt « négatif » dans l’imaginaire européen). Son Empire, installé dans la plaine du Danube cinq siècles avant l’arrivée des Hongrois, prolonge les racines de l’Etat hongrois médiéval et moderne et lui transmet une mission impériale.
19Le jeu, une fois généralisé, invite à la surenchère. Qui accepterait de se placer en position moins glorieuse et moins profitable que les autres ? Ainsi, les Turcs, au moment où ils ont renoncé à l’Empire et se sont constitués en Etat-nation (après la Première Guerre mondiale) n’ont pas hésité à invoquer les Hittites, fondateurs d’un puissant empire en Asie Mineure, trois mille ans avant l’installation des actuels maîtres du pays. L’Etat irakien se présente comme le plus ancien du monde. Confronté au « reste du monde », lors de la guerre du Golfe, le régime de Bagdad en appela à l’histoire au même titre qu’à son arsenal militaire. Bien que constitué au lendemain de la Première Guerre mondiale, il assuma une histoire vieille de cinq millénaires, commencée à Sumer, continuée par l’empire babylonien, puis par le califat arabe et le sultanat de Saladin. Le message est clair : on ne peut anéantir ni marginaliser une création originelle et quasi permanente de l’histoire.
- 12 Lucian Boia, Dou secole de mitologie national (Deux siècles de mythologie nationale), Bucarest, 19 (...)
20L’Afrique Noire présente le cas extrême de cette typologie12. Les Occidentaux avaient découpé ce continent d’une manière tout à fait abstraite, sans aucune considération pour sa géographie humaine, pour son passé, pour ses traditions. Les Etats indépendants ont hérité de cette structure coloniale qu’ils cherchent aujourd’hui à doter d’une certaine consistance historique. Des configurations politiques nouvelles retrouvent leur double mythique dans le passé. C’est en fait la méthodologie européenne appliquée à l’Afrique, mais d’une manière encore plus artificielle ; la construction nationale et l’imaginaire correspondant se proposent en fait de camoufler des espaces éclatés, mosaïques d’ethnies, de tribus, de cultures différentes. Ainsi, le Soudan français devint en 1959 Mali, par référence à un Empire médiéval portant ce nom, tout comme la Côte d’Or, portugaise, puis britannique, accéda à l’indépendance en 1957 sous le nom de Ghana, emprunté à un ensemble territorial qui avait fini son existence au Xle siècle.
21D’autre part, le panafricanisme génère ses propres mythes fondateurs, encore plus impressionnants. Ainsi, la première grande civilisation du monde – l’Egypte – est interprétée comme une fondation « noire ». Et, évidemment, l’origine de l’homme, les plus anciens fossiles humains étant découverts en Afrique. Ainsi, l’humanité doit à l’Afrique Noire sa première civilisation et, encore plus, son existence même. Il est évident – et non seulement dans le cas africain – que les mythes fondateurs ont assez souvent la fonction de compenser des frustrations présentes par le recours à un passé brillant.
22La course à l’ancienneté est susceptible d’alimenter les conflits ou plutôt de fournir à ceux-ci des alibis historiques. Dans cette perspective, mettre en doute l’ancienneté et la continuité d’un groupe ethnique signifie presque annuler ses droits présents. Au milieu du XIXe siècle, l’historien allemand Fallmerayer a soumis à une critique destructive la continuité grecque, soutenant que, à la suite du brassage ethnique, avec les Slaves en particulier, les Grecs d’aujourd’hui n’auraient plus grand chose en commun avec les compatriotes de Périclès. Ce qui souleva en Grèce un tollé de protestations. Pour les nationalistes grecs, la continuité était absolue et l’esprit grec inaltéré. Selon leur logique, était en jeu la reconstitution du territoire national (évidemment, celui de la Grèce antique) et le prestige de la Grèce en Europe (il est d’ailleurs bien connu que le réveil de la Grèce au XIXe siècle suscita l’enthousiasme d’une Europe imbue de culture classique, dont la référence évidemment n’était pas la Grèce moderne mais la Grèce ancienne).
23Une dispute classique de continuité oppose depuis deux siècles les historiographies roumaine et hongroise (et non seulement les historiens, mais les opinions publiques des deux pays). Les Hongrois affirment qu’il n’y avait aucun Roumain en Transylvanie au moment de leur installation ; les Roumains seraient venus plus tard – au XIIIe siècle – du sud du Danube. Par contre, les Roumains se considèrent comme les plus anciens habitants du pays, héritiers des Daces et des colons romains, sans aucune solution de continuité. Il s’agit évidemment de fixer le droit historique sur la Transylvanie : deux scénarios parfaitement opposés, manipulant les mêmes sources littéraires et archéologiques (et presque reléguant à l’arrière-plan les réalités présentes de la Transylvanie, région habitée à la fois par une majorité roumaine et une minorité hongroise, les deux respectables au même titre).
24Récemment, la dispute autour de l’ancienneté et de la continuité a eu sa part de responsabilité dans le bain de sang du Kosovo. C’est le berceau de la nation serbe, affirment le Serbes. Nous sommes beaucoup plus anciens, répliquent les Albanais, parce que nous sommes les descendants des Illyres (les Slaves s’installant dans les Balkans beaucoup plus tard). Ce sont toujours les ancêtres qui apparemment mènent le jeu. En fait, on les invoque pour les besoins de la cause.
25La conséquence ultime du jeu national est un monde éclaté : un faisceau d’histoires parallèles suivant chacune son propre chemin. Voici comment s’exprime sur l’Europe, vers 1870, le Grand dictionnaire « Larousse » :
- 13 « Europe », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, dirigé par Pierre Larousse, vol. VH, Pari (...)
26« L’Europe n’est quelque chose qu’autant qu’elle se nomme la France, l’Angleterre, la Prusse, l’Espagne, etc. Ici le particulier l’emporte sur le général... L’Europe n’est guère qu’un nom géographique...[Elle] a perdu son individualité ; on est Français, Anglais, Italien, Hellène, Russe, etc. ; on n’est plus Européen. La Seine est un fleuve de France, le Rhin est un fleuve allemand, les Alpes sont des montagnes italiennes, le Tage est foncièrement portugais, le Vésuve est italien, la Tamise est anglaise, Sainte-Gudule est Belge, le Kremlin est russe et Potsdam est prussien »13.
27Texte frappant, mais bien dans l’esprit de l’époque. L’Europe n’existait plus. Les Etats-nations se partageaient son héritage, y compris rivières et montagnes. Tout devait porter la marque d’une nation ou d’une autre.
28De nos jours, la construction de l’Europe demande une reformulation des mythes fondateurs. Mais le problème est plus compliqué. Au XIXe siècle, la nation représentait la valeur suprême ; le passé était organisé principalement autour de ce principe. Aujourd’hui, les valeurs et les repères se sont multipliés. D’une part, les nations et les Etats-nations, qui continuent leur carrière, bien que diminués en quelque sorte ; d’autre part l’Europe ; mais aussi les régions, les minorités, les immigrants, les collectivités locales.... L’histoire à son tour a éclaté ; l’histoire politique et nationale, qui tenait la vedette au XIXe siècle, n’a plus la prééminence. Comment concilier tant d’histoires différentes et tant de manières différentes de faire l’histoire ? Comment apaiser les multiples affrontements du passé et inventer une histoire européenne acceptable pour tout le monde ? Il est symptomatique que sur les billets de banque européens – et à la différence des billets nationaux – aucune personnalité n’est représentée. Où sont les grands Européens ? Apparemment ils continuent d’appartenir, chacun, à sa nation, plutôt qu’à l’Europe. De nouveaux accents sont saisissables. Charlemagne, évidemment, le moins contestable des pères potentiels de l’Europe. Charles-Quint aussi, un retour non dépourvu de signification. L’histoire nationale le présentait comme un vaincu. C’était François Ier qui avait gagné la partie : c’est-à-dire l’Etat-nation face à l’Empire universel. Aujourd’hui, Charles-Quint, avec son conglomérat européen (Allemagne, Pays-Bas, Espagne, Italie), assemblage où chaque élément conservait son identité, fait en quelque sorte figure de précurseur. De même, l’Empire autrichien ou l’ Autriche-Hongrie : « prison des peuples » pour les tenants de l’idéologie nationale (peuples réunis en Etats-nations plus ou moins cohérents sur les ruines du défunt Empire), mais par contre, esquisse malheureusement manquée d’une grande fédération des peuples de l’Europe centrale, en regardant les choses dans une perspective européenne.
29Mais où trouver le grand mythe fondateur européen ? L’héritage gréco-romain ? La chrétienté ? Est-ce que ces valeurs s’accordent pleinement aux évolutions actuelles ? Le multiculturalisme, par exemple, en pleine affirmation, implique aussi d’autres traditions culturelles et religieuses ; l’Europe chrétienne est de moins en moins invoquée comme argument d’identité. La reconstruction actuelle de l’histoire propose un passé européen si proche que possible du projet européen actuel : diversité et unité à la fois ; à la différence du projet national qui misait sur l’homogénéité (à l’intérieur de chaque espace national) et le conflit (entre nations). Mais il y a aussi un changement plus général de repères et de valeurs. De nos jours, l’histoire avance de plus en plus vite, et le présent s’éloigne à vive allure du passé. L’Europe des nations a appelé à l’histoire avec conviction et insistance. Je ne suis pas sûr que pour l’Europe de demain les mythes fondateurs, et l’histoire en général, présenteront une importance similaire. La restructuration radicale de civilisation déjà amorcée serait susceptible de dresser une sorte d’écran, une quasi incommunicabilité entre la nouvelle civilisation européenne et planétaire et le passé de l’humanité. Déjà nous vivons de plus en plus dans le présent. Nous sommes peut-être en train de nous séparer de l’histoire. Chance ou risque ? Avantage ou handicap ? L’avenir le dira.
Notes
1 Je résume ici certaines de mes opinions sur l’histoire exprimées dans mon livre publié en roumain Jocul eu trecutul. Istoria între adev r $i fic=iune (Le jeu avec le passé. L’histoire entre vérité et fiction), Bucarest, 1998, et plus brièvement dans Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, 1998.
2 Au sujet des implications idéologiques et historiques du projet national, voir principalement Dominique Schnapper, La communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, 1994, et Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales (Europe XVIIle-XXe siècle), Paris, 1999.
3 Dans ce qui suit je reprends une partie de mes considérations sur les mythes fondateurs exposées dans Pour une histoire de l’imaginaire, pp. 168-174.
4 Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, Paris, 1975, p. 275.
5 Jules Michelet, Introduction à l’histoire universelle, 3e édition, Paris, 1843, p. VI.
6 Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle, Paris, 1972.
7 Christian Amalvi, De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. Essais de mythologie nationale, Paris, 1988 (chapitre « Vercingétorix ou les métamorphoses idéologiques et culturelles de nos origines nationales », pp. 51-87).
8 Sur la mythologie historique roumaine, voir Lucian Boia, History and Myth in Romanian Consciousness, Budapest-New York, 2001.
9 Johann Gottfried Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (traduction Edgar Quinet), vol. I, Paris, 1834, pp. 42^t4.
10 Ferdinand Keller, The Lake Dwellings of Switzerland and other parts of Europe, Londres, 1866.
11 Henri Pirenne, Histoire de Belgique des origines à nos jours, Bruxelles (sans date), vol. I, p. 37.
12 Lucian Boia, Dou secole de mitologie national (Deux siècles de mythologie nationale), Bucarest, 1999, pp. 85-87.
13 « Europe », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, dirigé par Pierre Larousse, vol. VH, Paris (sans date), p. 1124.
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2002