La fin d’un monde dans Les Rougon-Macquart

1Les Rougon-Macquart racontent l’usure et l’extinction d’une famille. La dégénérescence familiale est due à la tare originelle, à la fêlure initiale d’Adélaïde Fouque, l’aïeule, fondatrice de la dynastie, atteinte d’une névrose qui va rejaillir sur les deux branches, la légitime et la bâtarde1. Mais cette hérédité morbide peut être élargie. Les membres de la famille portent dans leur chair la décomposition de l’Empire et vont expier pour lui. Tous nés sous le Second Empire, ils marquent la fin fatale et irrévocable d’un régime en décomposition qui ne peut que mener la France à la débâcle. La désagrégation de ce monde insouciant, vivant dans les plaisirs et l’immoralité, constitue un des thèmes majeurs des Rougon-Macquart.

2Tout d’abord, l’Empire est façade. Nul doute que Napoléon III voulait faire de sa cour la plus brillante d’Europe et offrir de la capitale une vitrine éblouissante. Dans La Curée, au début de l’empire, c’est « une ville folle de son or et de sa chair »2. Le luxe insolent du nouveau Paris se retrouve dans les nombreux hôtels resplendissant sous les dorures et dans ces hommes et ces femmes qui, tels Saccard et Renée, sont le reflet glorieux de l’éclat du règne. C’est la capitale fabuleuse, le paradis concret des Mille et une Nuits, avec la pluie d’or qui tombe plus dru chaque jour, « le ruissellement des pièces de vingt francs qui finit par embraser Paris » (p. 390) :

« Elle lui nommait le Tout-Paris impérial, gras, heureux, encore dans l’extase de ce coup de baguette qui changeait les meurt-de-faim et les goujats de la veille en grands seigneurs, en millionnaires soufflant et se pâmant sous le poids de leur caisse » (p. 420).

3C’est certainement dans Son Excellence Eugène Rougon que l’on peut le plus aisément distinguer les fastes et les rituels de la société impériale. Napoléon III avait voulu restaurer les usages de la cour, à l’imitation de son oncle et de la monarchie, et le Tout-Paris mondain suivait ce tourbillon de plaisirs. Ce fut un temps d’années folles, celui du célèbre couturier Worth et des opérettes d’Offenbach. L’apparat qui entoure les grandes manifestations publiques est propre à susciter l’enthousiasme populaire, occultant temporairement les forfaits du régime. Ce spectacle grandiose offert par la capitale trouvera son apogée dans L’Argent, lors de l’Exposition Universelle de 1867, censée glorifier Napoléon III, maître de l’Europe :

« Paris entier se pavoisait, s’illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fêtes aux Tuileries, des réjouissances dans les rues, célébraient Napoléon III maître de l’Europe (..) Paris, centre de l’Europe flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments (...) » (p. 199).

4Mais l’éclat triomphal de la ville pavoisée n’est qu’illusion, et la réalité sociologique est bien différente. En effet, la capitale ne se résume pas au monde parfumé des réceptions mondaines et des hôtels luxueux. Les travaux d’embellissement et les fastes de l’Empire ne peuvent masquer les aspects sordides de la misère. L’haussmannisation de Paris a créé des ghettos où croupissent les ouvriers, comme dans L’Assommoir. De plus, la métropole est devenue « l’auberge du monde où l’on mange et l’on fornique », une alcôve colossale ou un repaire de bandits. Sur le fumier impérial se développe une société de cocottes et de spéculateurs que le romancier ne cesse de fustiger. Pour Zola, le Second Empire, règne de mangeailles et de soûleries, est le régime qui a poussé ces dépravations à leur paroxisme :

« J’ai voulu montrer l’épuisement prématuré d’une race qui a vécu trop vite et qui aboutit à l’homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d’une époque s’incarnant dans un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures ; le détraquement nerveux d’une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs »3.

5Partout se perçoivent les craquements d’un monde en décomposition, d’une vieille société qui s’effondre, qui pourrit sur pied comme un arbre mort. Dans L’Argent, la capitale frivole est au bord de l’abîme. C’est en pleine catastrophe du Mexique, lors de l’Exposition Universelle de 1867, que Napoléon III distribue avec un faste inouï les prix aux participants. Paris, « grisé de plaisir et de puissance », est pourtant proche du désastre :

« (...) tandis que, dessous, sonnait le vide, le réel épuisement d’un règne qui avait beaucoup joui, dépensé des milliards en grands travaux (...). Au premier craquement, dans ce vertige, c’était la débâcle » (p. 260).
« (...) il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d’un monde » (p. 361).

6La guerre de 1870 entraînera l’écroulement du Second Empire. Cinglant démenti à la légende victorieuse de l’armée française, la défaite contre les prussiens représente la désintégration d’une société insouciante et corrompue qui se défait dans une effroyable et gigantesque coulée nauséabonde. Avant-dernier roman de la série, La Débâcle marque la fin de la période historique qui a servi de cadre au cycle des Rougon-Macquart. Zola souligne lui-même cette clôture dans la Préface de La Fortune des Rougon :

« (...) la chute de Bonaparte (...) est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. Celle-ci est, dès aujourd’hui complète ; elle s’agite dans un cercle fini ; elle devient le tableau d’un règne mort (...) » (P- 44).

7On trouve des signes avant-coureurs de cette fin d’un monde essentiellement dans trois romans : Nana (1880), Pot-Bouille (1882) et Germinal (1885).

8Dans Nana, la prostituée est un ferment de décomposition sociale. Par une sorte de cannibalisme sexuel qui l’apparente à la mante religieuse, elle massacre ses amants ou cause indirectement leur perte. Le comte Muffat, haut fonctionnaire impérial, catholique pratiquant, sera l’un des plus violemment possédés. Sa vie ne sera plus qu’une irrémédiable descente dans l’ignoble, ponctuée d’incessantes et douloureuses vexations :

« Cétait cela : en trois mois, elle avait corrompu sa vie, il se sentait déjà gâté jusqu’aux moelles par des ordures qu’il n’aurait pas soupçonnées. Tout allait pourrir en lui, à cette heure (...) Il eut un instant conscience des accidents du mal, il vit la désorganisation apportée par ce ferment, lui empoisonné, sa famille détruite, un coin de société qui craquait et s’effondrait » (pp. 1270-1271).

9Derrière le grand chambellan de l’Impératrice, c’est toute une classe qui est touchée. Même si Nana gangrène le corps social dans sa totalité, elle dissémine avant tout la corruption et l’ordure dans les « hautes classes », et c’est bien la sexualité, par l’entremise de l’odeur aphrodisiaque et mortifère de la « blonde Vénus », qui sera le signe annonciateur de la destruction de l’aristocratie. Le leitmotiv du roman est la « toute-puissance du sexe », qui se traduit dans le texte par la métaphore filée de l’empoisonnement, de l’infection, de la gangrène, de la contagion des hautes classes par les basses. C’est « la pourriture d’en bas, L’Assommoir se redressant et pourrissant les classes d’en haut5 », concrétisée dans l’image de la « mouche d’or » que le journaliste Fauchery développe dans sa chronique :

« Avec elle, la pourriture qu’on laissait fermenter dans le peuple, remontait et pourrissait l’aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige (...) Et c’était à la fin de l’article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure (...) et qui (...) empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres » (pp. 1269-1270).

10A la fin du roman, Zola évoque le châtiment putride de la prostituée. Nuisible à la société, vouée dès l’enfance à la pourriture, Nana aura pour destin, après avoir pourri le monde des riches, de finir elle-même pourrie de petite vérole. La maladie se révèle sanction et semble ressortir à une logique de la punition. On peut penser que la mort cauchemardesque et nauséabonde de Nana n’est pas seulement un dénouement réglant à bon compte, dans l’imaginaire masculin de l’auteur, la question de l’angoissante féminité. Le corps de l’héroïne est corrodé par une époque, une finitude fatale et implacable. L’agonie de la courtisane coïncide avec le suicide d’un régime purulent et honni.

11Nana évoquait la fin de l’aristocratie, Pot-Bouille évoquera celle de la bourgeoisie. Les deux romans se complètent donc. Zola dénonce maintenant ce que J. Borie appelle les « maisons-masques »6. Le cadre de Pot-Bouille, c’est l’immeuble de location cossu tel que l’avaient réalisé les architectes des récents quartiers dessinés par le baron Haussmann. Son modernisme criard en fait un exemple typique des nouvelles constructions bourgeoises de l’époque. Ordre, propreté, respectabilité en sont les maîtres mots. Cependant, le parfum de vertu hypocrite qui y règne dissimule une réalité plus sordide. La façade somptueuse et l’escalier d’honneur, dont la décoration menteuse est savamment ordonnée, servent de paravent à une arrière-cour malodorante, le puits des cuisines, fétide intestin où, à travers les ragots orduriers des bonnes, se déverse toute la turpitude morale de la famille bourgeoise :

« Toutes, brusquement, avaient replongé dans leur cuisine ; et il ne montait plus, du boyau noir de l’étroite cour, que la puanteur d’évier mal tenu, comme l’exhalaison même des ordures cachées des familles, remuées là par la rancune de la domesticité. C’était l’égout de la maison, qui en charriait les hontes (...) » (p. 107).

12Ce monde-là, sous le dérisoire vernis de l’hypocrisie et des manières, est tout entier en proie à l’égoïsme et au furieux appétit du corps. A tous les étages, ce ne sont que ménages désunis, adultères, luttes autour d’héritages, misères morales et matérielles que l’on cherche à masquer. Tout l’immeuble est gangrené. Il s’écroulera fatalement dans un flot d’ordures dégoulinant d’en haut, de l’étage pauvre, ferment menaçant qui met en péril l’honneur de l’entresol. En ce sens, le déballage de linge sale et les injures proférées par les servantes sont autant de symboles qui contribuent à créer une mythologie de la fin. D’autre part, la structure circulaire du roman ne doit pas tromper. Au dernier chapitre, Octave éprouve « une singulière sensation de recommencement » (p. 381) et se croit transporté à son arrivée, deux ans auparavant. Tout semble rentrer dans l’ordre. Mais personne n’est dupe. Avec une insistance explicite. Octave est amené à sentir le vide perpétuel du cercle sexuel et du rituel social. Les images d’un monde nauséabond qui meurt d’écroulement sont les sinistres présages de la fin d’une classe sociale. C’est la conclusion du Dr Juillerat (et de Zola) qui annonce la « décomposition et l’écroulement de la bourgeoisie, dont les étais pourris craquaient d’eux-mêmes » (p. 363).

13Germinal propose une autre optique. Si, dans les romans précédents, la société bourgeoise et aristocratique s’écroulait d’elle-même, pourrie par ses excès, elle peut maintenant être renversée par le peuple. Zola aborde la « question sociale » qu’il avait délaissée dans L’Assommoir, huit ans plus tôt. Il envisage le rôle politique du prolétariat et s’intéresse au mouvement socialiste qui se développe à cette époque, ainsi qu’aux progrès de l’anarchisme. Il se montre sensible aux profonds bouleversements économiques et sociaux de son époque : l’affolant développement industriel, l’inexorable essor du machinisme, et l’engloutissement de l’ancien monde de la petite exploitation familiale. En effet, de nombreux systèmes socialisants voient le jour, suscités par la brutalité sauvage des débuts de l’ère industrielle et la soudaine prolétarisation des classes laborieuses. Dans le même temps, les attentats anarchistes qui se multiplient en Europe (contre le roi d’Italie en novembre 1878, contre le roi d’Espagne en décembre 1879, assassinat du tsar Alexandre III le 13 mars 1881) laissent craindre une crise révolutionnaire. Germinal met ainsi face à face, dans une perspective de lutte des classes, les prolétaires et les bourgeois, les exploités et les exploiteurs. C’est « le soulèvement des salariés, le coup d’épaule donné à la société qui craque un instant ; en un mot la lutte du travail et du capital »7. La révolte des mineurs représente donc la contestation d’un ordre politique et social profondément injuste, instauré par Napoléon III.

14Cependant, un « glissement » s’opère et le roman ouvrier va dépasser les limites étroites du Second Empire. Germinal trouve son équilibre et son ambiguïté dans l’alliance d’une évocation quasi documentaire des conditions de vie des mineurs, et d’une prédiction visionnaire des grands cataclysmes sociaux et politiques. Une fois le roman publié, Zola le commentera en ces termes :

« Hâtez-vous d’être justes, autrement voilà le péril : la terre s’ouvrira et les nations s’engloutiront dans un des plus effroyables bouleversements de l’histoire »8.

15Nous sommes là dans un processus non rationnel, an-historique. Zola est convaincu de la chute du vieil édifice. Il craint le Grand Soir, la catastrophe finale, hantise du siècle. Le peuple est considéré comme une « force de la nature » dévastatrice dont il attend, fasciné, moins le renversement d’une classe que la destruction de toute société : la révolution est Apocalypse. Souvarine, Etienne (et même l’abbé Ravier) sont des « rêveurs éveillés » aux « yeux de braise » qui se réfugient dans une vision eschatologique, « millénariste » du monde. Ils se livrent à des prophéties qui se rattachent davantage au domaine de la religion que de l’histoire. Il est ainsi fait allusion à la « vieille société qui craque » (p. 181), aux « charpentes caduques du vieux monde » (p. 426), au « vieil édifice ébranlé » (p. 500). Il est question de « terre lavée par le sang, purifiée par l’incendie » et de « prochaine extermination de la bourgeoisie par le feu du ciel » (p. 422) etc.

16Cette croyance sera reprise et amplifiée dans les romans postérieurs, notamment dans L’Argent (1891) et La Débâcle (1892). Certes, c’est l’Empire, nerveusement détraqué, qui a déchaîné les appétits et les ambitions. Cependant, le phantasme de l’écroulement et de la ruine s’accompagne d’un sentiment de vivre des temps crépusculaires. Zola prévoit et redoute l’anéantissement de la « ville-enfer » par un cataclysme d’origine divine. Paris est assimilée à Sodome, Ninive, Babylone, les cités maudites. Cela est sensible dans L’Argent, où est évoquée « la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacées de destruction » (p. 231). De même, La Débâcle orchestre, tout au long du récit, et parallèlement à la fin du Second Empire, les mythes bibliques de l’Apocalypse, du châtiment des nations coupables et du jugement dernier. Séduisante et gâtée, la capitale meurt comme une sorcière brûle sur un bûcher :

« (...) que s’entr’ouvrît donc la terre, transformée au milieu d’un de ces bouleversements cosmiques, qui ont renouvelé la vie ! Que Paris s’effondrât, qu’il brûlât comme un immense bûcher d’holocauste, plutôt que d’être rendu à ses vices et ses misères, à cette vieille société gâtée d’abominable injustice ! » (p. 875).

17La Commune apparaît alors, sous la plume de Zola, comme un « bain de sang régénérateur », une « saignée nécessaire ». Elle représente la fin d’un règne qui a façonné la ville à son image. Le feu détruit la capitale parce qu’il n’est pas d’autre moyen de purifier la société corrompue et malade dont elle est le cœur et le symbole. Paris est considérée comme une des grandes châtiées bibliques embrasée par « la lueur d’enfer des capitales maudites et foudroyées » (p. 887). La partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, supprime la partie folle et détraquée :

« La Commune lui apparaissait comme une vengeresse des hontes endurées, comme une libératrice apportant le fer qui ampute, le feu qui purifie. » (p. 874).
« Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang français, l’abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu’à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître. » (p. 907)9.

18Le thème de la destruction du monde appelle celui de la renaissance. Les mythes de la fin des temps impliquent plus ou moins clairement la recréation d’un univers régénéré. Après le dévoilement apocalyptique et la purification qui s’ensuit, il faut reconstruire une humanité nouvelle. Et force est de reconnaître qu’en ce domaine, dans Les Rougon-Macquart, le message zolien est très ambigu : si Germinal s’achève sur une promesse de renouveau, dans L’Argent il y aura reflux. Zola croit davantage à un darwinisme social optimiste qui transcende la lutte des classes, ou bien à l’amélioration des conditions d’existence des pauvres grâce à des travaux d’hygiène publique10. D’autre part, à mesure que l’on avance vers la fin des Rougon-Macquart, le ton prophétique et le discours utopique se font plus insistants. Les projets conçus pour l’édification d’une société différente, équitable et heureuse, restent très vagues. Ils sont le signe d’une impuissance à représenter autrement que sous un aspect idéaliste le modèle social auquel Zola se réfère. Par exemple, la force et la permanence du rêve de la Cité future, la « cité idéale du progrès », ne s’imposent avec autant d’évidence que parce que celui-ci prend un aspect mythique : plus que d’un idéal politique ou social défini, il s’agit d’une forme imaginaire profonde, qui se manifeste, sans cesse répétée, à travers toute l’œuvre. Florent (Le Ventre de Paris), Etienne (Germinal), Sigismond (L’Argent), le docteur Pascal souhaitent ardemment une société de justice et de fraternité. Ces utopies sont alimentées par les déceptions nées d’un déséquilibre économique. Elles servent de révélateur aux mécontentements plus ou moins latents mais, le plus souvent, Zola ne cautionne pas les théories des utopistes qu’il dévalorise et disqualifie à cause de leur exaltation névrotique ou de leur irréalisme.

La fin d’un monde dans les derniers cycles romanesques : Les Trois Villes et Les Quatre Evangiles

19En quittant le Second Empire pour la Troisième République, Zola découvre la même décomposition sociale, la même pourriture. Le constat s’impose : les régimes passent, les hommes et les mœurs ne changent pas. Le gouvernement républicain est corrompu comme tout autre et l’image du Parlement est totalement dégradée. De plus, comme dans Les Rougon-Macquart, l’enquête sociologique débouche sur un espace social morcelé où régnent les pires injustices11. En fait, la révolution industrielle a créé un prolétariat qui croupit dans les taudis et a surtout profité à la bourgeoisie, dans une sorte de progrès à rebours. La tentation de l’encanaillement, si vive chez certains riches de l’époque, est un des signes à travers lesquels le romancier observe lucidement la décadence d’une société. La catastrophe viendra des vices mêmes des bourgeois qui hâtent volontairement leur décomposition, mais aussi du peuple qui ne se résigne plus à sa condition et qui est prêt à se venger. La classe pauvre peut menacer l’ordre établi, soit en laissant libre cours à la violence sociale (l’anarchiste Salvat, dans Paris, en est un bon exemple)12, soit en débridant les instincts de la « bête humaine » (comme Alexandre Beauchêne et Alfred Moineaud dans Fécondité). En s’attaquant à des problèmes plus contemporains, Zola arrive donc aux mêmes conclusions pessimistes : la charpente sociale pourrie est vouée à une ruine imminente.

20Cette décomposition sociale appelle une catastrophe dans laquelle le romancier voit s’engloutir le « vieux monde ». On retrouve alors, d’une manière plus nettement affirmée, les mêmes visions eschatologiques et les mêmes images apocalyptiques qui étaient développées à la fin des Rougon-Macquart. Il s’agit d’une croyance proprement théologique déjà perceptible dans L’Argent et La Débâcle. Dans Paris, l’abbé Pierre Froment attend la catastrophe finale, inévitable, l’incendie qui doit balayer un monde coupable :

« A chaque heure, il en attendait l’effondrement, Paris noyé de sang, Paris en flammes, dans une tristesse affreuse (...) tandis qu’il regardait, au travers de la brume, si l’ouragan de colère et de justice n’avait pas balayé Paris, la catastrophe attendue qui devait l’engloutir un matin, en ne laissant, sous le ciel de plomb, que le marais empesté de ses décombres » (p. 1181).

21Le Livre Premier s’achève sur une vision d’apocalypse, l’ange exterminateur étant chargé de détruire la « cité maudite », comme dans La Débâcle, mais l’anarchisme purificateur remplace désormais la Commune. L’attentat de Salvat est présenté dans une perspective de malédiction, comme un châtiment donnant à l’anarchisme le rôle du Dieu vengeur de l’Ancien Testament. On voit bien que, malgré une révérence obligée à la lutte fratricide des classes, la philosophie de l’histoire chez Zola repose moins sur des présupposés économiques et sociaux que sur un instinct millénariste de nature foncièrement religieuse. Le mythe biblique rejoint ici la rêverie nihiliste13. La fin du « vieux monde », c’est peut-être aussi la fin du monde tout court14.

22Car l’angoisse apocalyptique de la fin du XX^e siècle a été réelle et profonde. Le spectre du déclin parcourt l’Europe et la civilisation occidentale exprime un profond malaise. Une société connaît ainsi son agonie en cette fin de siècle. Ceci est surtout sensible dans Rome où Zola attend du crépuscule romain une table rase vertigineuse, un désert où viendrait se perdre tout l’Occident et pas seulement Rome qui n’en est que l’emblème. Cette ville, ancienne reine du monde occidental et prodigieuse bâtisseuse d’empires, s’avère incapable de se régénérer. Derrière le désir des Romains d’éblouir et de laisser un témoignage éclatant, percent les symptômes indéniables d’une ville décadente. S’y ajoutent, dans les dernières pages, de curieuses réflexions sur le sort des civilisations humaines, emportées par le mouvement apparent du soleil autour de la terre, et détruites l’une après l’autre à mesure que celui-ci se déplace. Tout le monde catholique et latin ne sera bientôt plus qu’une civilisation morte dont les ruines, semblables à celles de Ninive et Babylone, jalonneront la marche inéluctable de la civilisation vers l’ouest. Le mythe du « vieux monde » et des temps nouveaux a aussi chez Zola une dimension géographique, sinon cosmique :

« (...) Paris enfin, envahi par l’invincible torpeur, changé en un champ de pierres stérile, hérissé de chardons, rejoindrait dans la mort Rome, et Ninive, et Babylone, tandis que les peuples continueraient leur marche du levant au couchant, avec l’éternel soleil. Un grand cri traversa l’ombre, le cri de mort des races latines » (p. 1008).

23Dans ces dernières années du siècle, existe la perception d’une banqueroute physique et morale, d’une dégénérescence générale qui mènent au gouffre la patrie et l’Europe tout entière. C’est l’opinion de Max Nordau, dans Dégénérescence (1894). Ce livre, qui tend à déboulonner les maîtres à penser de l’époque, offre le mérite d’une vision générale du phénomène et annonce le crépuscule des peuples. On y trouve aussi l’idée d’un abaissement de la France, de l’extinction de la nation, de l’épuisement du tempérament national. Pour Edouard Drumont (La Fin d’un monde, 1889), c’est la faute des Juifs qui ont tout infiltré et qui font que notre société tombe en déliquescence ; pour d’autres – et pour Zola – la société française est minée par le cancer de la dénatalité. Le refus de l’enfant apparaît comme une démission générale.

24Que proposer sur les ruines de la vieille société agonisante ? Pour résoudre ces problèmes, Zola n’envisage plus de perspectives politiques : il fuit le présent pour l’utopie, pour une brusque ouverture sur un « Paradou social ». Dans Travail, les transformations pacifiques opérées par Luc, le nouveau Messie, triompheront des menaces apocalyptiques proférées par l’anarchiste Lange. La seule solution qui convient, c’est donc une cité imaginaire permettant de transcender la « pourriture » du monde contemporain. Les Quatre Evangiles portent l’espoir utopique d’une société future guérie, débarrassée de ses hontes, de ses salissures, de ses fatalités morbides, et dont le salut passe par le travail régénéré et la maternité acceptée. La « cité idéale » de Travail, créée selon les principes fouriéristes, propose une vie communautaire harmonieuse : l’espace est largement ouvert, troué de vide et de verdure ; l’air, la lumière, l’eau doivent être également distribués à tous15. Surtout, Zola fait de la fécondité une véritable thérapeutique, dans laquelle il place tous les espoirs de régénération, et qui lui paraît indispensable au redressement moral de la France16. C’est ce qu’annonce le texte de présentation de Fécondité, probablement rédigé par Zola lui-même :

« Fécondité, c’est toute la décomposition de la société capitaliste actuelle, la pourriture de la misère, le ferment empoisonneur de l’injuste répartition de la richesse, qui mènent au gouffre la patrie et l’humanité (...) Et il n’est pas de poème plus haut, plus consolateur, en des pages de drame et de gaieté, que le triomphe de la famille féconde qui conquiert ce qui l’entoure par la poussée révolutionnaire du nombre, qui donne à son pays et au monde l’espoir de demain, la santé, la joie, la puissance invincible des énergies créatrices, en marche pour la cité future de justice et de vérité »17.

25Ce curieux militantisme nationaliste et nataliste, parfaitement en phase avec les préoccupations de l’époque, montre l’urgence d’une restauration nationale grâce aux familles nombreuses. L’avenir est aux nations fécondes et Zola porte un regard très sévère sur les pratiques frauduleuses. La santé et la fécondité prennent une valeur obsessionnelle, mythique, inversement symétrique aux fantasmes de la décadence qui s’exprimaient à travers les figures de la maladie dans Les Rougon-Macquart. L’œuvre de Zola ne trouve son achèvement et son véritable sens que si l’on en considère l’ensemble. Les derniers cycles romanesques proposent les moyens d’une régénération qui succéderait au « vieux monde » gangrené, malade de ses excès et de ses fièvres. Mais la hantise de la dégénérescence débouche in fine sur un projet moralisateur et idéologique, lequel ne prend consistance que dans une perspective utopique.