L’apocalypse révolutionnaire : la secte des Illuminés face à l’avènement de la République

Florence Boulerie

p. 135-145


Texte intégral

1« La mer rendit les morts qui étaient en elle, la mort et le séjour des morts rendirent les morts qui étaient en eux ; et chacun fut jugé selon ses œuvres »1. C’est comme naturellement que le spectateur de l’Histoire rapproche ce verset de l’Apocalypse des événements de la Révolution française. De 1789 jusqu’au couronnement de l’Empereur en 1804, la multiplication des massacres, la fréquence des condamnations qui mènent à la guillotine, l’omniprésence de la mort qui plane sur chacun, qu’il soit coupable ou victime, montrent assez combien la Révolution se prête facilement à l’interprétation apocalyptique. Pourtant, si l’imagerie biblique s’applique aisément, loin s’en faut que le texte du Nouveau Testament permette de comprendre l’épisode révolutionnaire. Il y a un abîme entre voir à la manière de Saint-Jean, et comprendre à l’ aide des versets bibliques.

2Cet abîme, Michelet l’a franchi en 1847 en publiant son Histoire de la Révolution française : « Qu’est-ce que la Révolution ? La réaction de l’équité, l’avènement tardif de la Justice éternelle »2, écrit-il. Or, ce jugement dernier de la Révolution consacrerait l’homme comme juge suprême : « faire un dieu de l’homme », tel est selon Michelet le pieux blasphème des patriotes de quatre-vingt-treize3. La vision de l’historien romantique est nourrie de l’Apocalypse, mais pour exalter l’homme enfin libéré du péché. Aussi débouche-t-elle sur une affirmation paradoxale (la Révolution est profondément chrétienne) qui oblige à considérer le moment historique au-delà de son caractère d’événement d’histoire politique : « La Révolution continue le christianisme, et elle le contredit. Elle en est à la fois l’héritière et l’adversaire »4.

3 Ce détour par Michelet, écrivain conscient d’avancer là une idée dérangeante, voire même scandaleuse, nous permet de constater à quel point, même un demi-siècle après les faits, il reste difficile de penser la Révolution comme une émanation du christianisme : c’est sur le mode de la provocation, quelque peu tonitruante, que Michelet aborde le lien du politique et du religieux dans les événements révolutionnaires. Or, en obligeant les chrétiens à regarder en face la Révolution, et à la prendre en compte dans leur propre histoire, Michelet ne met-il pas en évidence le caractère impensable, pour l’esprit chrétien, de la Révolution française de 1789 ?

4Certains courants minoritaires du christianisme apportent cependant un démenti partiel à cette hypothèse : avant Michelet, il s’est trouvé des croyants pour tenter de concevoir et de comprendre les événements politiques en liaison avec la pensée religieuse. Certes, ces personnalités n’appartiennent pas à l’Église officielle : sectaires que l’on qualifie d’illuminés, ou illuministes, ils se montrent insatisfaits de la doctrine dominante de l’Eglise et croient en la révélation immédiate de Dieu à l’homme5. Souvent fervents lecteurs de l’ Apocalypse, ils ne cessent d’assurer que la prophétie s’accomplira, et que leurs visions et autres illuminations leur annoncent le règne prochain de Dieu. Parmi eux, trois personnages, initiés à la même source, se détachent : Jacques Cazotte6, Louis-Claude de Saint-Martin7 et Joseph de Maistre8, tous trois formés par le maître Martines de Pasqually, fondateur du martinisme9, lisent la Révolution à la lumière de leurs connaissances bibliques et ésotériques. Pourtant, ce qui crée l’étonnement et l’intérêt, aucun des trois ne porte le même jugement sur les événements.

5Cazotte, qui ne verra même pas l’avènement de la République, livre, dans une correspondance privée qui le conduit à l’échafaud en août 1792, son effroi de la Révolution. Visionnaire, il s’accroche au texte de l’Apocalypse comme à un radeau de survie devant les déferlements de l’Histoire.

6 Dans le même temps, Louis-Claude de Saint-Martin qui vient de commencer son journal autobiographique10 comme si 1789 obligeait à faire un retour sur soi avant de revenir aux destinées collectives de l’humanité, couche quelques pensées fragmentées sur le papier. Ce n’est qu’en 1795 qu’il se décide à publier un essai cohérent de philosophie politique intitulé Lettre à un ami sur la Révolution française11. Cependant, si le titre de l’ouvrage rappelle le cadre intime de la correspondance de Cazotte, il ne contient pas le même caractère d’émotion personnelle que les lettres du vieux visionnaire. Illuminé, théosophe, Saint-Martin apparaît comme l’inverse même de Cazotte : détaché de l’ici-bas méprisable, il refuse d’expliquer la Révolution par l’ Apocalypse : toute interprétation ponctuelle de la prophétie doit être dépassée pour atteindre sa valeur spirituelle. Comment, en effet, le temps humain (ou temps politique) pourrait-il être pensé avec les critères du temps divin (ou éternité de la réintégration en Dieu) ?

7Enfin, Joseph de Maistre, en publiant en 1796 ses Considérations sur la France, apparaît comme un continuateur de Saint-Martin, continuateur désireux de donner de l’envergure à sa doctrine politique en délaissant le cadre informel de la lettre, supposée rédigée pour un ami, de Saint-Martin12, au profit de celui, plus strictement composé en chapitres, de l’exposé. Mais l’infidélité du continuateur ne concerne pas que la forme, elle concerne surtout le fond : quand Saint-Martin sépare temps humain et temps divin, de Maistre s’efforce au contraire de concilier politique terrestre et présence de Dieu. C’est peut-être ainsi que de Maistre, quoique d’une foi peu orthodoxe, offre la possibilité de penser avec les moyens d’une philosophie chrétienne le moment historique de la Révolution, et ce bien avant que Michelet ne dénonce la paradoxale démission des penseurs chrétiens devant l’événement de 1789.

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8 Homme de lettres connu pour ses contes, Jacques Cazotte avait été initié à la loge de Martines de Pasqually vers 1777. Or, au début de la Révolution, il se défend auprès de ses correspondants d’être un de ces illuminés qu’il appelle d’ailleurs des « jongleurs » ou des « charlatans », affirmant être lui-même devenu un vrai pourfendeur du martinisme13. L’on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une stratégie destinée à éviter les poursuites de la police et des tribunaux. Peut-être est-ce plus simplement le reflet du désir de l’auteur de se représenter, à ses proches et à lui-même, comme un homme lucide et un esprit rationnel14. Pourtant, c’est quand le danger devient plus grand, quand justement la suspicion révolutionnaire pourrait frapper Cazotte, que celui-ci se met à lire les événements politiques à la lumière des révélations prophétiques, comme si la panique déclenchait alors en lui le recours à l’illumination.

9Ainsi, la fuite de Varennes, le 21 juin 1791, joue un rôle clef : dès ce moment, la correspondance du vieil écrivain est émaillée d’interprétations providentielles et astrologiques de l’histoire. « Tout est l’ouvrage du Ciel », écrit-il à son ami Pouteau en juillet 179115. Un mois plus tard, Cazotte verse dans l’astrologie et se met à attribuer les bouleversements du temps à l’astrologue de Catherine de Médicis ! Un mauvais sort, jeté sur les Bourbons depuis des siècles, s’abat donc sur Louis XVI, que Cazotte considère cependant comme la dernière de ses victimes16. Mêlant peu à peu la Providence et les astres, la correspondance délivre finalement en 1792 une lecture véritablement apocalyptique de la Révolution.

10Tout d’abord, le monstre est minimisé et l’écrivain se sert de l’analogie comme d’un effet de style : « Si la France n’était pas une petite partie du globe, on pourrait croire à la fin du monde ; car ce royaume est décidément gouverné par la bête »17. Mais très vite, Cazotte se laisse gagner par ses visions et prend la prophétie de l’Apocalypse au pied de la lettre, allant jusqu’à rédiger une explication de texte qu’il intitule Les Révélations18. Ces pages développent toutes les correspondances visibles et possibles entre le texte biblique et l’événement historique : la bête qui monte de la terre après celle montée de la mer (Ap.13.11), c’est avec certitude la seconde assemblée, qui suit la Constituante ! La marque de la bête est reconnue dans la cocarde des révolutionnaires. Les Révélations établissent ces rapprochements, comme évidents et immédiats, forçant le lecteur à s’interroger sur les motifs qui ont fait passer Cazotte de la rationalité affichée contre les Illuminés à cet ésotérisme extravagant.

11La peur apparaît bien comme la première explication : l’effroi devant le cours des choses, devant les changements brusques et incompréhensibles, aurait provoqué chez le vieil homme un besoin de justifier, fût-ce de manière irrationnelle, l’instabilité contemporaine. Lui qui est persuadé de pouvoir sauver Louis XVI par la prière, trouve dans la prophétie des raisons de croire à sa chimère19. L’Apocalypse est lue comme une explication simple et optimiste des troubles du monde, puisqu’elle annonce sans ambiguïtés le règne de l’agneau victorieux de la bête : Louis XVI reviendra et la Révolution satanisée s’achèvera bientôt. La prophétie offre ainsi au lecteur anxieux la possibilité de mesurer le temps qui sépare encore de la victoire sur Satan.

12Aussi, plus la Révolution se prolonge, plus Cazotte s’accroche au texte pour compter le temps qui reste à souffrir. En s’appuyant dans ses Révélations sur les versets 13 à 20 de l’Apocalypse, il demande à son lecteur de calculer avec lui le temps de la Révolution : « Comptez, et vous serez étonnés de l’exactitude de ce calcul. [...] Jusqu’en mai 1792, ce sont trente-six mois. Au mois d’août prochain, il y en aura trente-neuf ; – il faut bien trois mois pour effacer jusqu’aux moindres traces que la bête aura laissées [...]. – Il lui a donc été donné de faire la guerre pendant quarante-deux mois »20. Or, le résultat de ce calcul, c’est que le temps humain n’est pas fini : « ce n’est pas la fin du monde », peut affirmer Cazotte dans une lettre de mai 1792, « cela la rejette à mille ans par-delà »21. Conformément au texte de l’Apocalypse, la bête sera liée pendant mille ans, temps pendant lequel les royalistes régneront avec Dieu !

13L’on voit donc chez Cazotte une peur de voir disparaître le monde, qui le rend visionnaire pour s’assurer d’une version rassurante de la Révolution. La prophétie permet d’envisager la politique d’une façon optimiste tout en conjurant son effroi des crimes. Le cours du temps étant connu, les troubles. les guerres, peuvent être supportés au nom du règne du roi-agneau qui doit s’instaurer (dans moins de six mois, pense Cazotte !). A cela s’ajoute la certitude de faire partie des cent quarante-quatre mille personnes sauvées par Dieu parce qu’elles portent, comme Cazotte, la marque royaliste. L’interprétation est donc simple, Saint-Martin la trouverait simpliste.

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14Bien que n’ayant pas lu la correspondance privée de Cazotte22, le Philosophe inconnu23 semble en effet répondre à ces visions prophétiques qui ont le tort d’enfoncer l’homme dans ses illusions sur le règne terrestre et de confondre temps biblique et temps humain. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1795 que Saint-Martin se décide à publier des vues sur la Révolution française, comme s’il avait voulu oublier jusqu’alors le politique, et ceci volontairement, afin de prouver aux hommes que leur destination est ailleurs que sur la terre. Dans les premières années de la Révolution, le Philosophe inconnu continue à publier, mais pas sur les questions politiques. L’on peut également constater que ses fragments autobiographiques, dont la rédaction a pourtant commencé en 1789, comportent au début fort peu de remarques sur les événements. Jusqu’en 1792, Saint-Martin semble faire comme si les troubles du monde ne l’atteignaient pas.

15Saint-Martin part d’une certitude : appliquer les prophéties bibliques aux événements contemporains relève de l’erreur. C’est confondre les sociétés politiques et le royaume de Dieu, comme si le royaume de Dieu pouvait naître dans la chair et le sang24. Cette confusion, qui fut par excellence celle de Cazotte, est combattue par le philosophe martiniste, de manière virulente et parfois ironique tant il la trouve sotte et naïve. Saint-Martin s’emploie à expliquer le sens de la proximité du royaume de Dieu : il s’agit d’une proximité spatiale et non temporelle25. Ainsi, l’analyse temporelle des millénaristes est tout d’abord rejetée : la régénération terrestre est impossible et les sociétés politiques sont abandonnées aux puissances aveugles des hommes. Dieu n’a rien à faire dans le politique26. L’histoire ne semble donc guère intéresser Saint-Martin et cette mise à distance laisse tout d’abord entendre qu’il n’intégrera pas la Révolution à sa doctrine.

16Or, Saint-Martin ne peut rester longtemps indifférent et l’on trouve cet aveu dans son journal : « La révolution actuelle nous montre combien elle est mue par une main supérieure, puisque l’esprit même en sent les secousses »27. La main de Dieu dirige la Révolution : c’est par ce paradoxe que le philosophe illuminé commence aussi sa Lettre sur la Révolution. Cependant, cette direction n’est pas tant politique que spirituelle : « La Révolution française dans son but moral, a pour objet comme toutes les catastrophes de ce bas monde, de nous ôter ce repos apathique dans lequel nous dormons »28. C’est donc là l’occasion donnée par Dieu aux hommes de se réveiller, de se rappeler leur destination première d’êtres de lumière, et non de ténèbres. Perche lancée pour la réintégration en Dieu, la Révolution trouve une double explication.

17Tout d’abord, la violence révolutionnaire illustre la noirceur des ténèbres des hommes « si Dieu les abandonne ». Ainsi, le despotisme de Robespierre est désigné comme le règne de la justice infernale : c’est la main de la Providence qui y met fin et se venge en faisant chuter le tyran29. Le penseur martiniste rappelle donc cette première leçon : la terre est le mal et les hommes doivent retrouver le chemin de Dieu. Saint-Martin lui-même, parce qu’il n’a jamais oublié la part divine de son être, se sent protégé par la main de la Providence : n’ayant pas, ou peu, besoin de la leçon, il échappe à la violence révolutionnaire, passant au travers des émeutes de rues et des décrets d’arrestation contre les nobles30.

18Ensuite, ces « effroyables tribulations » de la Révolution démontrent aux hommes à quel point ils se sont attachés à l’illusion du royaume terrestre31. Cette seconde leçon est éminemment anti-politique. Les hommes croient que la stabilité de la monarchie est tout pour eux, que la paix et la tranquillité sur terre leur suffisent : ils se trompent. Les hommes sont faits pour le royaume de Dieu qui ne s’imposera qu’une fois qu’ils auront renoncé aux choses visibles. C’est une erreur dérivée de cette illusion que Louis XVI doit expier : il s’est pris pour roi à la place de Dieu32. Saint-Martin rejette donc ainsi tout gouvernement terrestre33 : sa Lettre ne renverse-t-elle d’ailleurs pas tous les trônes de la société, comme il le déclare lui-même ?34

19Cependant, tout en étant négation de l’histoire humaine35, la théorie de Saint-Martin n’en finit pas moins par intégrer la Révolution comme moment de l’histoire spirituelle des hommes. Si elle marque le temps non de la régénération et de la réparation, mais celui du jugement dernier annoncé par les prophètes, ce temps où les opprimés reprennent leurs droits sur la noblesse et le clergé usurpateur, Saint-Martin y voit aussi une purification et une expiation. Employant dans la Lettre la métaphore du chirurgien extirpant du corps malade un élément étranger, il montre comment la Providence opère une purification, certes douloureuse mais bénéfique et indispensable, de l’homme36. Il se réjouit donc de voir les nobles purgés de leur orgueil et les prêtres corrompus renversés de leurs trônes. Même les exilés, au sort parfois déplorable, lui apparaissent comme des victimes nécessaires37.

20Tout en restant au-delà de l’histoire, et sans jamais fixer de terme temporel à la Révolution, Saint-Martin propose ainsi des moyens de penser l’histoire révolutionnaire comme une véritable question chrétienne : c’est même selon lui une vraie « guerre de religion »38, dont les excès mêmes seraient les remèdes, violents mais régénérateurs, de l’humanité. Dans quelle mesure Joseph de Maistre a-t-il profité de ces leçons de Saint-Martin ?

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21 Initié lui aussi au martinisme, de Maistre semble poursuivre la réflexion de Saint-Martin avec ses Considérations sur la France, publiées en 1796. Sa vision de la Révolution y est en effet fondée sur la théorie de l’expiation, prolongeant ainsi les idées émises par Saint-Martin39. Certes, la Révolution n’est pas la fin du monde, mais l’on voit aussi reparaître chez de Maistre les motifs apocalyptiques de Cazotte. La description de la Convention nationale comme « l’ennemi du genre humain »40 fait écho à l’Assemblée constituante, bête issue de la mer, du vieux visionnaire. Satan est là et l’imagerie déployée par de Maistre offre au lecteur des tableaux dignes de la littérature d’épouvante ! Le mot même de spectacle, fréquemment utilisé par l’auteur, vient souligner ce désir de l’écrivain de frapper les yeux du lecteur. Mais, au-delà de cet aspect théâtral et quelque peu artificiel, le motif satanique fournit une explication chrétienne du phénomène révolutionnaire. Combat du Bien et du Mal, de Dieu et de Satan, la Révolution oppose les royalistes aux républicains. Contrairement à Saint-Martin, plutôt favorable à la République et à son idéal d’égalité fraternelle des hommes, de Maistre prend le parti du Roi et fait une lecture politique et terrestre de l’ Apocalypse, lecture écartée par son prédécesseur.

22S’il affirme à la suite du philosophe inconnu que la divinité « punit pour régénérer »41, de Maistre ramène le terme de cette régénération dans les bornes du royaume quand cette régénération devait, selon Saint-Martin, concerner l’humanité toute entière. Le châtiment est là pour « sauver la France », explique-t-il42. De Maistre est au-dessus de Cazotte en ce que son explication de la prophétie vaut davantage qu’un calcul d’une étroite durée, mais il tente aussi un dépassement de Saint-Martin en revenant sur le fait politique tel que le définissent les gouvernements terrestres et tel qu’il s’inscrit dans des frontières géographiques. Ainsi, la Révolution française est selon lui un moment de l’histoire de la monarchie tout en étant un moment de l’histoire chrétienne. « Si la Providence efface, sans doute c’est pour écrire », juge de Maistre43. Par écrire, il entend mettre en place une monarchie puissante, régénérée par l’expiation dans le sang de la Révolution. De la sorte, la monarchie française ne sera plus le fait des hommes, mais la production de Dieu, qui écrit l’histoire des hommes et dicte leurs lois et leurs constitutions.

23Avec de Maistre, Dieu s’intéresse à la politique et à l’histoire : il n’est pas simplement le seul législateur, comme chez Saint-Martin, mais il est l’ordonnateur des royaumes terrestres. La Révolution ne se finira pas avec l’avènement du royaume de Dieu sur terre, mais avec un royaume dont Dieu sera le législateur. L’imaginaire millénariste et la continuation de l’histoire humaine seraient ainsi conciliés44.

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24Ces trois écrivains illuminés que sont Cazotte, Saint-Martin et de Maistre nous offrent ainsi une image inversée des poncifs de l’Histoire : la Révolution, c’est le mal par lequel peut venir une régénération, mais la Révolution n’est pas elle-même une régénération donnant naissance à l’homme nouveau, comme le voudrait l’imaginaire de ses partisans qui puisent à la source d’une philosophie confiante dans le progrès des lumières. Pour les Illuminés, ce n’est qu’après le jugement de Dieu et l’expiation des péchés que viendra le temps de l’homme purifié.

25L’on peut donc constater que l’imaginaire illuministe de la Révolution française n’est pas foncièrement négatif, en particulier chez Saint-Martin qui considère d’un œil favorable les effets de l’égalité républicaine. Aussi convient-il de distinguer la leçon de la Providence que le Philosophe inconnu voit dans la Révolution, des interprétations fatalistes de Cazotte ou des analyses de Maistre sur la nécessité historique. Selon Saint-Martin, le moment révolutionnaire n’est pas un temps d’abandon absolu de la terre à Satan : la Providence protège et sauve les hommes-esprits qui, comme lui, ont entendu la leçon de Dieu. Contrairement à Cazotte et à de Maistre, contrairement aussi à d’autres mystiques qui s’imaginent que l’homme a désormais le pouvoir d’ouvrir le règne de l’âge d’or45, Saint-Martin méprise le royaume temporel et terrestre pour prêcher les voies de l’esprit46.

26 La confrontation de ces trois auteurs, initiés, peut-être inspirés, pris au moment d’une délicate conciliation entre leurs doctrines prophétiques et l’histoire politique, soulève donc les ambiguïtés de l’illuminisme qui craint parfois, et de manière paradoxale, la disparition du terrestre.

Notes de bas de page

1 Apocalypse, 20.13.

2 Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Laffont, 1979, 1988, t. 1, p. 93.

3 Ibid., t. 2, p. 621.

4 Ibid, t. l, p. 54.

5 Ces mystiques cherchent à « dégager, par l’initiation, ce moi intérieur, cette étincelle divine existant dans la personnalité humaine ; jouir de cette intuition, de cette intelligence profonde des choses qui repose sur une illumination spirituelle, de ces relations d’un genre exceptionnel avec les habitants du monde invisible ; posséder la vision intime du principe de la réalité du monde », (Auguste VIATTE, Les Sources occultes du romantisme. Illuminisme. Théosophie. 1770-1820, Paris, Champion, 1965,1.1, p. 18).

6 Écrivain, 1719-1792.

7 « Homme de lettres », 1743-1803.

8 1753-1821.

9 Théosophe et mystique judéo-espagnol ou portugais (1727-1779), il enseigne un rituel minutieux destiné à entrer en rapport avec les entités.

10 Mon Portrait historique et philosophique (1789-1803), publié par Robert AMADOU, Paris, Julliard, 1961.

11 Lettre à un ami, ou considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française, Paris, Louvet, an III. Texte reproduit dans l’édition R. AMADOU : Controverse avec Garat, Paris, Fayard (Corpus des oeuvres de philosophie en langue française), 1990, p. 45-124.

12 Cet ami de Saint-Martin serait Gombault (voit Portrait, n° 466, p. 238).

13 Cazotte, Correspondance, édition critique de Georges Décôte, Paris, Klincksieck, 1982, p. 122 (lettre datée de 1789) et p. 135 (lettre du 6/2/1790).

14 Certains propos de Saint-Martin accréditent cette hypothèse : le fragment 308 du Portrait mentionne la tête « trop légère » de Cazotte qui, incapable de comprendre la profondeur du martinisme, aurait dénigré ses prétendus errements (op.cit., p. 164).

15 Op.cit., lettre du 24 /07/1791, p. 150.

16 Ibid, lettre du 26/08/1791, p. 153.

17 Ibid, lettre du 08/05/1792, p. 201.

18 Les Révélations, in Oeuvres, Paris, Bastien, 1817, t. I, p. LXXXII-XCV.

19 C’est pourtant cette croyance qui le perdra, car les juges révolutionnaires verront dans ces rêves d’illuminé décrits dans la correspondance des intentions politiques de comploteur.

20 Op.cit., p. LXXXVI.

21 Correspondance, p. 203.

22 Cette correspondance a cependant été rendue publique lors du procès de Cazotte.

23 C’est ainsi que Saint-Martin avait signé ses premiers ouvrages.

24 Ecce homo, Paris, 1792, p. 86.

25 Ibid., p. 105.

26 Ibid., p. 87-88. Il faudrait cependant préciser que dans la pensée de Saint-Martin, Dieu est le seul législateur parce qu’il est le seul à penser. L’homme n’a que l’action et la volonté, qui ne doit pas être confondue avec la pensée (Lettre sur la Révolution, p. 113).

27 Portrait, n° 431, p. 223.

28 Ibid., n° 962, p. 395.

29 Ibid., n° 465, p. 237-38.

30 Voir par exemple ibid., n° 298, p. 159-161.

31 Ibid., n” 679, p. 318.

32 Lettre, p. 62, p. 104. Saint-Martin n’a aucune commisération pour Louis XVI, non plus que pour Louis XVII. Le philosophe note l’ironie du sort qui l’a désigné successivement, lui, l’illuminé, comme le précepteur puis comme le gardien du jeune prince.

33 C’est ce qui fait dire à A. Viatte qu’il combat le principe même de la Révolution, qui fait de l’homme un législateur (op.cit., p. 281).

34 Portrait, n° 550, p. 271. Saint-Martin développe une opposition marquée à la monarchie. Ses positions de philosophe politique l’amènent à reconsidérer la notion de propriété : seuls le travail et le mérite ouvrent selon lui droit à la propriété privée. Aussi se montre-t-il plutôt favorable à l’abolition des anciens titres de noblesse, aux renversements des positions sociales durant la période révolutionnaire, et à l’égalité des individus prônée par la République.

35 L’histoire universelle a été accomplie entièrement par le Christ réparateur (Ecce homo, p. 155-165).

36 Lettre, p. 117.

37 Portrait, p. 109, p. 318, p. 343.

38 Lettre, p. 64.

39 Voir Jean REBOTTON, « Maistre, alias Josephus a floribus, pendant la Révolution : repères et conjectures », Revue des études maistriermes 5-6, Illuminisme et Franc-maçonnerie, Paris, Les Belles lettres, 1980, p. 141-181.

40 Considérations sur la France, in Oeuvres, Lyon, Pélagaud et Lesmes, 1839,1.1, p. 74.

41 Ibid, p. 10.

42 Ibid., p. 25.

43 Ibid, p. 33.

44 « Dieu se réapproprie l’Histoire, fait de nouveau sentir le poids terrible de son autorité », commente G. Gengembre (La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, Paris, Imago, 1989, p. 63).

45 Voir A. Viatte, op.cit., ch. VI, en particulier p. 232-235, p. 247-250.

46 Saint-Martin ne prône pas le retrait du monde, mais il convie l’homme à une action intellectuelle et spirituelle. Voir J. HANI, « L’ésotérisme de L-C. de Saint-Martin », Création littéraire et traditions ésotériques (XV-XXe siècles). Colloque international, Pau, 1989, Actes recueillis et publiés par J. Dauphiné, J. et D. éditions, 1991, p. 131-142 ; et surtout Annie BECQ et Nicole CHAQUIN, « Un philosophe toujours inconnu : Louis-Claude de Saint-Martin », Dix-huitième siècle, Paris, Garnier, 1972, n° 4, p. 169-190.


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