Le fonctionnement symbolique du paysage dans Le roi au masque d’or de Marcel Schwob
p. 419-430
Texte intégral
1Baudelaire déclarait dans le Salon de 1852 : « Tout l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relatives ; c’est une espèce de pâture que l’imagination doit digérer et transformer ». Nous nous proposons d’étudier la façon dont Schwob a utilisé ce stock en fonction de sa propre imagination créatrice dans le recueil de contes qu’il a publié en 1892 : Le Roi au masque d’ or1.
2Nous montrerons qu’une esthétique de l’abstraction expressive lui permet de faire de ses paysages des images de la terreur et des composants actifs de récits énigmatiques.
Paysage et imaginaire
Une nature abstraite : des éléments aux principes
3Les paysages dépeints par Schwob dans Le Roi au masque d’or sont le plus souvent élémentaires, c’est-à-dire centrés autour des éléments bruts de la nature. Ainsi l’air circule avec force, en coups de vents variés, et se fait sentir dans les vastes évocations du ciel. L’eau est abondamment représentée par la pluie, la brume et les nuages d’une part, par les fleuves, les lacs, mares et marais, et surtout par la mer d’autre part. Par un lexique concret, par des métaphores et des jeux de sonorités expressifs, ces éléments sont investis d’une forte présence sensible. Et pourtant, ils composent des paysages comme tentés par l’abstraction.
4Les termes sont vagues : le ciel, la mer, les terres, les plaines... Le lexique renvoie parfois au cosmos : le monde, le globe. L’élément naturel lui-même est davantage envisagé comme principe que comme composant pittoresque. La terre est roc et non humus : constituant primitif de l’univers, et non paysage de culture. Le feu, élément essentiel du recueil, offre l’exemple le plus probant du processus d’idéalisation : il apparaît moins dans des foyers réels que par des manifestations cosmiques – soleil, foudre, volcan –, et surtout par la forme métaphorique du dessèchement et de l’incandescence, qui le réduisent à ses caractères originels : chaleur, lumière et force destructrice.
Une esthétique duelle de l’abstraction : schématisation et nébulosité
5Bien des caractérisations tendent à la schématisation. Ainsi la couleur est souvent appliquée en aplat – ciel violet, muraille bleue, masse d’eau verte – comme dans les enluminures ou les tableaux primitifs tant appréciés par Schwob, ou chez ses contemporains de l’Ecole de Pont-Aven. D’autre part l’opposition tranchée des noirs et des blancs rappelle le goût de l’auteur pour les maîtres allemands de la gravure sur bois, qui a d’ailleurs connu un regain d’intérêt chez certains artistes de l’époque. C’est le cas de la marine qui sert de décor initial à La Flûte : « Le ciel noir... l’horizon seul était entouré d’une marque livide. (...) de la noirceur supérieure... émergeaient les voiles blêmes ». On peut aussi réduire la structure du paysage à des formes très simples : une étendue plate, une paroi verticale qui fait obstacle, un horizon circulaire, la ligne fuyante d’une route ou la découpe d’un rivage. Cette stylisation géométrique est renforcée par le réseau lexical de l’architecture, qui achève de faire de ces tableaux des décors artificiels.
6Mais il arrive qu’à l’inverse la matière et les lignes qui la cernent aient tendance à s’estomper devant l’impalpable, ou encore que l’atmosphère prenne le pas sur les éléments formels. Le ciel et ses nuages envahissent le champ visuel, les éclairages et les jeux de couleurs priment sur les formes : « L’Océan refléta les choses avec des couleurs moins sombres. Une tache illuminée marqua le soleil ». Cette immatérialité est renforcée par le caractère vaporeux, flottant, indécis du paysage. Dans ces sfumatos verlainiens, brumes et nuages voilent les contours, vent et chaleur provoquent un tremblement des surfaces. Voici le tableau qui accompagne la rêverie du Roi au masque d’or : « Une traînée de brume flottait au fil du fleuve. Le miroitement de l’eau se prolongeait à une grande distance et se perdait dans la profondeur bleuâtre ». Images et sonorités évoquent ici la liquidité où se perdent les certitudes.
7Les paysages de Schwob conjuguent donc les modalités contradictoires du ferme contour parnassien qui lui impose une figure, et du brouillage d’un espace menacé de dissolution, invitation à l’errance onirique. C’est sur ces deux formes de l’abstraction que s’opère l’élaboration plastique de son univers personnel, selon une fantasmagorie dominée par la terreur.
Les trois visages du paysage terrifiant
Le paysage tourmenté
8Dans la plupart des récits, le tourment se traduit par le motif de la tempête, qui entraîne dans un mouvement violent les airs, le ciel, la mer, les végétaux. C’est elle qui, dans la nuit de La Charrette, agite de frissons les arbres et les herbes. C’est « une tempête inconnue » qui déclenche « les forces de destruction » de L’Incendie terrestre. Les astres et les pierres semblent se précipiter à la rencontre les uns des autres, une masse incandescente envahit l’univers. Trombes d’eau et volcans en éruption complètent cette série de tableaux expressionnistes bien propres, par leurs éclairages violents, leur tumulte et leur agitation, à susciter la terreur devant les forces élémentaires. « La nuit fut rayée par des traits fulgurants ; les étoiles flamboyèrent comme des torches, et les nuages furent des messagers de feu et la lune un brasier rouge vomissant des projectiles multicolores. Toutes choses furent pénétrées par une lumière blafarde... ». (L’Incendie terrestre)
9Par un processus d’animation anthropomorphe, le paysage s’organise parfois autour de l’image de la blessure. La couleur rouge, surreprésentée dans ces récits, n’est jamais nuancée dans une volonté de pittoresque. Dans sa brutalité, le terme se charge de connotations symboliques agressives. Ainsi le rouge des astres n’est pas seulement celui du couchant, ni même celui du feu, mais celui du sang versé par un coup de glaive, auquel le soleil est souvent comparé. Celui-ci ensanglante le ciel, les yeux, les fenêtres du palais du roi au masque d’or. Le paysage, sous le coup de l’éblouissement, se colore de rouge, comme la lande caillouteuse de Cruchette, comme le désert de Libye qui devient « plaine couleur de sang ». (Les embaumeuses)
10Certains paysages portent les stigmates d’une perturbation passée. Ainsi la surface du globe dépeinte au début de La Mort d’Odjigh a-t-elle été travaillée de façon convulsive par une sorte de cataclysme. Le sol a subi une agression qui le laisse ravagé, bosselé, troué. Mais il ne s’agit pas seulement de cicatrices, car le phénomène se poursuit insidieusement par un engloutissement de la matière : « Des crevasses prodigieuses, soudainement ouvertes, abîmaient les choses supérieures avec un effondrement, et on voyait se diriger vers elles, dans une lente glissade, de longues files de blocs erratiques ». Ce sinistre appel du gouffre complète l’angoisse de la torture passée par celle de la disparition, de l’anéantissement à venir.
11Paysages secoués par l’ouragan ou pétrifiés en chaos sont en tout cas des paysages déformés, déséquilibrés, qui témoignent d’une vision tragique typique du mélancolique dont les rêveries, selon C.G. Dubois, « s’achèvent sur une sorte d’apocalypse ténébreuse, avec des fantasmes de chaos et d’engloutissement dans les entrailles de la terre »2.
Le paysage vide
12Loin d’être un contrepoint paisible du précédent, le paysage vide apparaît comme un espace « désolé ». Cette épithète très fréquente dans les descriptions du recueil s’applique le plus souvent à des étendues plates caractérisées par l’aridité : lande bretonne souffreteuse, paysage du nord d’une platitude infiniment triste... La Mort d’Odjigh en propose une version épique, rehaussée par une personnification grandiose : « Les ossements du globe s’étaient dépouillés de leur chair, qui est faite de terre, et les plaines s’étendaient comme des squelettes ». Le registre macabre interprète explicitement le vide non seulement comme absence de vie mais aussi comme présence de mort.
13Celle-ci est annoncée au début du passage par la mention de la « sinistre blancheur » qui semble « stériliser le monde ». Cette couleur blanche, obsessionnelle dans l’oeuvre de Schwob, est dans ces paysages doublement angoissante. Exprimée par des adjectifs comme « livide » ou « blafard », elle participe de « cet animisme (.) qui lit la nature comme une mobile physionomie humaine »3, ici comme celle d’un cadavre. Plus insidieusement, et souvent associée à l’immobilité et au silence, elle suggère simplement un vide anormal, une absence angoissante.
14Autre facteur terrifiant, l’immobilité est particulièrement inquiétante quand elle se rapporte à l’eau. Mares, marais, étangs et lacs, prairies mondées sont constitués de ce que Bachelard appelle dans les textes d’Edgar Poe « l’eau lourde », une eau « plus profonde, plus morte, plus ensommeillée que toutes les eaux dormantes, que toutes les eaux mortes, que toutes les eaux profondes qu’on trouve dans la nature »4. Même les eaux de l’Océan, dans L’Incendie terrestre, sont gagnées par cette contagion mortelle : « Leur barque était entourée par des monceaux d’algues pâles (...) où pourrissaient des bêtes irisées.. Il leur semblait que la mer était morte ». Celle-ci rejoint ainsi les autres espaces « désolés ».
15Images du chaos ou de la vacuité, vertigineux par leurs contorsions ou par leur fixité, ces paysages disent leur incompatibilité avec la vie et l’horreur du néant.
Le paysage insolite
16Certains des récits les plus angoissants offrent des paysages composés sur le mode de l’anomalie et du paradoxe.
17L’univers décrit dans La Mort d’Odjigh a vu le froid inverser son fonctionnement naturel. Ainsi « l’orbe du soleil avait la froideur de la lune ». Le cataclysme qui a précédé cet « hiver éternel » avait entamé ce processus en projetant le bas en haut et le haut en bas : « Les montagnes (...) vomissant vers le ciel les entrailles flamboyantes de la terre » s’opposent aux « crevasses prodigieuses, (qui) abîmaient les choses supérieures ». L’univers est non seulement pétrifié, mais aussi sens dessus dessous. On peut rapprocher de ce tableau apocalyptique celui qui clôt L’incendie terrestre, où le feu traverse le ciel d’ouest en est, refaisant à l’envers « l’ancienne route du soleil » puis, dans un inconcevable prodige, gagne même l’élément liquide qui, en brûlant, devient ainsi hostile par des propriétés inverses des siennes.
18Même un paysage calme peut désorienter par son étrangeté. Le malaise éprouvé par l’équipage en débarquant dans l’île de la Cité dormante ne vient pas seulement d’une suffocation due à la chaleur, à l’enfermement, à la densité, à l’immobilité et au silence, mais de ce que ces conditions sont totalement anormales en ces lieux. Comme dans Les Embaumeuses, personnage et lecteur semblent avoir passé une frontière. De l’autre côté du miroir, ils découvrent un monde au fonctionnement inverse du nôtre : un Autre Monde, dont le dénouement laisse supposer qu’il est celui de la mort.
19Irrégulière, bizarre, monstrueuse, cette imagerie spatiale inquiète. Le paysage calme n’évoque pas plus l’ordre du Cosmos que le paysage en mouvement n’exprime l’effervescence d’un Chaos originel et générateur de vie. L’univers, en fin de course même quand les temps verbaux semblent le projeter dans un passé immémorial, est moribond et/ou détraqué ; il peut se lire comme l’image d’une dissonance interne et d’une inquiétude qui confine à l’angoisse.
20Mais l’esthétique du paysage et ses résonances imaginaires ne trouvent toute leur signification que dans la perspective de la narration.
Paysage et narration
Un paysage révélateur : un décor-miroir
21Non seulement certains paysages arides ou amers – la mer, ou le désert, qui est une réplique sablonneuse de l’océan, un autre « envers » de la terre habitée – sont le cadre de vie de personnages marqués par le mal et la mort : pirates ou embaumeuses..., mais la configuration de ces lieux peut en elle-même refléter le malaise psychologique et moral des personnages. Les paysages grisâtres et desséchés, désespérément mornes sont d’emblée annonciateurs de l’ennui mortel qui accable leurs habitants. 52 et 53 Orfila se déroule dans un hospice dont le jardin, véritable paysage anthropomorphe, est décrit comme un vieillard avec le bâillement des voûtes grises, les bouches ternes des vieilles pierres... Ailleurs le marécage de La Grande Brière, « creusée de sillons tourmentés », symbolise le bourbier moral dans lequel s’est enlisée la jeune héroïne torturée par une passion inavouable. De même, la nuit dans laquelle s’enfonce le roi aveugle règne objectivement sur le monde extérieur, et métaphoriquement sur son âme dévastée. Cette confusion culmine dans un véritable paysage mental : « Il errait dans cette plaine sombre des pensées ».
22C’est en effet dans Le Roi au masque d’or que l’analogie est la plus étroite. Par un double jeu de miroirs, non seulement le paysage, avec ses « arbres (...) vêtus d’écorces polies et rutilantes », reproduit le décor intérieur que constitue le palais, mais avec « des moisissures secrètes et des fissures noires », il reflète aussi la maladie du roi et de sa cour : la lèpre, pourriture physique qui ronge le visage royal, et le mensonge, pourriture morale de ses ascendants et de son entourage. Ce paysage est éclairé par la lune, dont la comparaison avec « un masque jaune aérien » constitue un triple rappel de l’intrigue, du personnage et du thème du conte.
23A la fois décor et miroir, le paysage fonctionne comme un lieu magique : la jeune fille du Roi au masque d’or surgit dans une sorte de cercle enchanté, délimité par la double couronne des bois et de la berge, auquel font écho les volutes qui dessinent la silhouette : « cheveux tordus... nuque gracieusement courbée... ». La mise en scène poétique de l’apparition s’appuie ici sur une correspondance harmonieuse entre un personnage et son décor. Le paysage peut enfin mimer par avance la réalité qui sera révélée dans le récit. Ainsi la campagne nocturne de La Charrette préfigure le visage de l’assassin : la lumière est « livide », l’eau « couleur de plomb », les arbres agitent des bras tordus couverts de « meurtrissures ».
24Gardons-nous pourtant de réduire le paysage à un décor poétique qui ne serait à déchiffrer que « verticalement ». Les éléments du paysage déploient en effet tout leur sens par rapport à la trajectoire narrative.
Un paysage orienté : l’espace de la quête
25Le paysage oriente le récit et propose au personnage un itinéraire matérialisé par une succession de lieux. Ce parcours peut prendre soit la forme de la traversée d’une zone dangereuse, soit celle de la quête à travers un espace ouvert.
26La première s’apparente à l’aventure des récits de voyage. Elle se concentre sur un épisode – donc sur un lieu – qui prend alors une signification intrinsèque. Le conte adopte alors le schéma d’une escale d’Ulysse – chez Polyphème ou chez Circé...– ou d’une aventure de Simbad le marin. Ainsi les héros respectifs des Embaumeuses et de la Cité dormante parviennent dans une contrée isolée ; ils y rencontrent des créatures inquiétantes ; ils y laissent leur(s) compagnon(s). victimes des sortilèges, et celui des Embaumeuses finit même par retrouver in extremis son univers familier. La narration insiste sur la séparation radicale qui fait du lieu de l’épisode un espace tabou. Dans Les Embaumeuses, l’écart est matérialisé par « les neuf cercles de sable » qui entourent l’Ethiopie comme des bancs de récifs entourent une île. De plus, la mention du chiffre « sept » à propos du trajet – « sept jours et sept nuits »– impose au temps de l’histoire le même caractère magique qu’au paysage.
27Le schéma de l’aventure convient à la forme brève du conte. Pourtant, c’est celui de la quête que Schwob privilégie. Le point de départ en est généralement un lieu clos : ville, forêt, château, grotte, galère.... Même lorsque le paysage est découvert, dans le cas d’une plaine par exemple, les personnages s’y sentent prisonniers. Ainsi la vastitude des lieux donne aux bagnards de Cruchette ou à la petite fille de Bargette une impression de vide angoissante. Le dessèchement du paysage, en exprimant l’aridité de leur vie, justifie leur soif d’ailleurs, tout comme la réclusion suscite le désir d’évasion. Un jour, le rêve se fait force agissante et les propulse au loin.
28Ils cheminent alors sur une route, le plus souvent piétons, solitaires ou avec un compagnon de fortune. Ou encore ils se laissent porter par le courant d’un fleuve ou d’un canal. Voie de terre ou voie d’eau tracent une ligne droite qui traverse le paysage, l’oriente vers un but, le dynamise en quelque sorte. Dans La Charrette, elle s’approprie même le mouvement de la fuite : « La route courait plate sous la lune ».
29Car le pays traversé est généralement plat et semble s’étendre, se dilater vers l’horizon dans un effet de perspective exagéré. Les ondulations de cette surface (dunes, herbes secouées par le vent, vagues) lui confèrent un mouvement qui attire l’oeil vers ces confins : « L’immensité désolée des herbages ondulants sur la tourbière inondée fuyait à perte de vue ». L’horizontalité dominante bascule souvent dans un mouvement légèrement descendant qui donne au trajet l’allure non d’une conquête, mais d’une pente fatale.
30Mais tandis que la surface ouverte de la plaine ou de la mer entraîne vers les lointains désirés, le paysage multiplie les images de clôture hostile : d’une part la verticalité des murailles (remparts, falaises, parois de glace) qui entravent la marche des héros et constituent autant d’obstacles à franchir ; d’autre part les courbes qui dessinent la clôture en fermant définitivement les murailles, et surtout en fermant l’univers. Le ciel est moins une voûte protectrice qu’un « dôme » pesant, un « couvercle » baudelairien qui retombe inéluctablement, rendu plus étouffant encore par l’opacité et l’épaisseur de l’air. Il est impossible de s’élever vers un éther plus léger. Pas d’Azur ici – ni d’ailleurs de profondeur : pour échapper à l’enfermement, l’homme est condamné à déambuler à ras de terre, au ras des flots.
31Quant au but du déplacement, il n’est défini que par des images du lointain, signalé par des collines, un rivage, ou un simple trait lumineux marquant l’horizon. Cette ligne constitue comme la frontière du récit, ligne de partage entre le monde d’ici, celui de l’attente, et un autre d’où ferait signe une vérité qui n’est pas de ce monde. Mais cet horizon qui attire personnage et lecteur se révèle inaccessible. Schwob leur refuse les « éveils maritimes » du Bateau ivre rimbaldien, dont la quête impatiente était aussi plus vigoureuse. Soit cet horizon n’est pas atteint par les personnages qui s’épuisent, comme le Roi au masque d’or, avant d’y parvenir, soit il se refuse à eux en les décevant – c’est le cas de la petite Bargette –, ou de manière perverse, en fermant l’espace aux enfants de l’Incendie terrestre au lieu de le leur ouvrir ; ou encore, s’il cède sous les coups obstinés de l’homme, du vaillant Odjigh par exemple, il lui fait immédiatement payer de sa vie une effraction dont il ne pourra profiter. Cette ligne de démarcation aimante la course du personnage mais fonctionne comme une barrière infranchissable.
32Les étapes de la quête peuvent aussi être signalées non par des changements DE paysage, mais par des changements DANS le paysage : autre manière de scander visuellement le récit en lui donnant une armature et une esthétique théâtrales.
Un paysage dramatisé : l’apocalypse
33Le paysage est soumis au mouvement des astres qui se lèvent et se couchent, et aux variations météorologiques : la tempête éclate, puis s’apaise. L’alternance de l’obscurité et de la lumière rythme le récit sans régularité mais dans le sens de la dramatisation. Les moments d’immobilité précèdent les intempéries en faisant monter la tension avant la crise.
34Cette crise accouche de l’événement, autour duquel les éléments du paysage s’organisent pour le mettre en scène. Intensément dramatiques, les éclairages mettent en valeur les différents moments du récit. La nuit, trouée de lueurs blanches, rouges ou parfois bleues, se prête aux clairs-obscurs inquiétants et sert de cadre aux actions criminelles. Mais l’événement est comme amené par les moments-clés que sont l’aube et le crépuscule, transitions entre mort et vie. Le soleil levant voit – ou fait ?– apparaître l’île de La Cité dormante et la barque de La Flûte. Le soleil couchant, dominant dans ce recueil sombre, accompagne la fuite des deux bagnards, fait sortir le roi du château, éclaire de ses rayons mourants la découverte de sa face lépreuse et marque l’instant de sa mort, ainsi que celle de la victime dans La Grande Brière.
35Le paysage construit autour de ce dernier événement est exemplaire en ce qu’il allie jeux des formes et des éclairages : la lumière crépusculaire et le cercle se conjuguent pour glorifier un récit a priori prosaïque. « Le soleil, baissant à l’horizon, ensanglantait la cendre du ciel et coupait la rouche verte de reflets roses. La coupole de nuages se dorait à son sommet ; un cercle de brume cintrait la prairie ronde (...). Les « Demoiselles de Pornichet » tournaient éplorées, en criant, autour de la jeune fille morte ». Le tableau est constitué de cercles concentriques qui conduisent le regard du lecteur au centre, vers le cadavre. C’est la dernière phrase qui donne rétrospectivement la clé de cette structure : le vol des oiseaux, décrivant des cercles autour de celle que le récit assimile à l’un des leurs, fournit la forme initiale, qui se répercute au niveau du sol, puis s’étend, plus haut, à la configuration du ciel. La forme circulaire, d’origine naturelle, est recomposée de façon à émaner du haut, comme une fatalité. Elle est aussi démultipliée de manière à découper le paysage selon une structure artificielle qui crée autour de la victime un templum, un espace sacré qui sublime poétiquement ce triste fait divers et hisse le drame au niveau de la tragédie.
36Le paysage accompagne donc l’événement, se fait décor, éclairage, fond sonore ; il le fait surgir, le reflète, le commente. De toutes les manières, il le magnifie.
37Dans deux des contes essentiels de ce recueil, La Mort d’Odjigh et L’Incendie terrestre, il va jusqu’à envahir la scène et la substance du récit. Il n’est plus seulement signe annonciateur comme la tempête qui, dans La Flûte, préludait à l’arrivée de la barque mystérieuse : c’est par lui que l’invisible veut faire irruption, dans une révélation catastrophique. Il est donc à la fois protagoniste, événement et détenteur du sens. Les éléments deviennent les acteurs d’une intrigue qui se déroule dans le ciel, comme l’obscurcissement de L’Incendie terrestre, ou à l’échelle de la planète comme dans La Mort d’Odjigh. Dans ce texte, la personnification du froid va jusqu’à l’allégorie. C’est contre « la mort hivernale », qui attaque et fait périr les êtres vivants, que va se battre le héros pour « sauver la vie générale de la mort par les glaces ». Sa lutte voit la victoire finale de la chaleur sur le froid, de la vie sur la mort. La dimension mythique de l’enjeu et des actants confère à cette scène cosmique une grandeur archaïque, sur le sens de laquelle il convient de s’interroger. Quelle métaphysique peut bien suggérer cette physique poétiquement tourmentée ? De même, que peut révéler une machinerie aussi destructrice que le cataclysme de L’Incendie terrestre et, dans tous les récits, une telle mise en scène de la mort oeuvrant à la dévastation universelle ?
38Une seule certitude : le déchaînement de ces principes terrifiants exprime une malédiction qui résulte d’une volonté diffuse suggérée par la personnification des éléments, traités comme de gigantesques organismes. Dans L’Incendie terrestre, récit d’anticipation « apocalyptique », elle a pour cause – fantasme décadent – le déclin de l’énergie des êtres vivants, qui les livre au vice dans une indifférence générale, et sa traduction culmine dans le terrifiant tableau final : « Il n’y avait plus à l’horizon qu’un seul point bleu extrême, sur lequel allait se refermer la paupière de flamme ». L’image intensifie à l’échelle du globe la sensation de fermeture définitive, en l’associant aux connotations de mort qu’évoquent les yeux clos.
39Les formes du châtiment rappellent celles que prend dans la Bible le courroux divin détruisant Sodome et Gomorrhe, déclenchant le Déluge ou se manifestant dans l’Apocalypse : ciel qui s’ouvre, pluie de feu ou d’étoiles, astres noirs et sanglants, tonnerre, étang de feu... Pourtant, elles ne sont jamais les messagères d’une quelconque divinité. Le drame qui se joue dans la nature ne révèle qu’une lourde et diffuse culpabilité sans transcendance ni espoir de salut. Mais le mal et l’impuissance humaine mis en évidence de la sorte ne trouvent pas davantage d’espoir de régénération dans la nature. Théâtre-miroir de ses tourments, celle-ci renvoie l’homme à sa solitude tragique.
40Simple reflet du personnage, espace orienté de sa quête ou théâtre de l’événement, le paysage apparaît donc comme la projection visuelle d’une réalité humaine que ne disent dans le texte ni portraits ni analyses. Loin d’être un « chant du monde » qui célébrerait la vie et rêverait d’un ressourcement de l’homme dans la nature, la description déploie les images d’une profonde inquiétude, d’un malaise existentiel, d’une quête désespérée du sens. D’un caractère volontiers eschatologique, elle accumule les signes visibles d’un ailleurs invisible qui se dérobe à l’espérance. Reste une esthétique de l’enchantement, grâce au recyclage flamboyant ou sinistre, mais toujours sensuel et fascinant, de paysages livresques revivifiés par une sensibilité frémissante et une écriture d’artiste.
Notes de bas de page
Auteur
Paris
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