1Le thème d’un colloque ne tombe pas du ciel. Celui-ci ne fait pas exception. Si le principe de sa réalisation par l’université de Toulouse-le Mirail remonte à plusieurs années – à un engagement pris auprès de Jean-Paul Bronckart –, le choix de son thème repose sur une conjoncture française particulière, en l’occurrence les relations entre un certain courant de recherches et le champ politique. C’est cette conjoncture que nous voudrions présenter en préambule à ce colloque, de façon à faire apparaître par contraste la nécessité de développer une approche différente reposant sur une approche socio-historique. Nous n’adopterons pas pour faire cette présentation une perspective psychologique ou didactique mais nous nous situerons plutôt dans la perspective d’une histoire de la pensée – à faire – et en vue de laquelle nous marquerons ici quelques jalons accompagnés de remarques d’intérêt épistémologique.

2Ce qui caractérise selon nous la situation actuelle dans le champ de la recherche c’est la position offensive et devenue très vite quasi hégémonique d’un courant de recherches particulier qui s’est imposé sous des noms tels que « psychologie cognitive » ou « neurosciences », et qui, en composition, apparaît aussi sous des formes telles que « neuropsychologie » et « neurosciences cognitives » par exemple. Ainsi, parfois l’usage d’un qualificatif neutre indiquant un domaine de recherche – « cognitif »– masque l’orientation théorique, tandis que dans d’autres le radical – « neuro »– indique clairement l’orientation explicative qui est privilégiée.

3Ce courant de recherches intervient à propos de questions aussi diverses que l’homosexualité, la drogue ou l’autisme par exemple. Cinq questions toutefois, plus que les précédentes, intéressent ici notre propos et ont fait l’objet de vifs débats en France :

• les difficultés dans les apprentissages scolaires
• les troubles mentaux chez l’enfant et l’adolescent
• les pratiques relevant de la psychanalyse
• les troubles du comportement chez l’enfant et l’adolescent
• l’enseignement primaire

4 Même si toutes ces questions ne sont pas nécessairement au cœur du thème de notre colloque, je les évoquerai néanmoins afin que la spécificité des questions qui nous intéressent le plus ici ne nous empêche pas de voir le problème de façon générale.

1 – Les difficultés dans les apprentissages scolaires

5Le premier exemple que nous prendrons est celui des difficultés d’apprentissage scolaire. On peut prendre pour point de départ dans la période récente le rapport rédigé à la demande de la ministre déléguée à l’enseignement scolaire, Ségolène Royal, « À propos de l’enfant “dysphasique” et de l’enfant “dyslexique” » (Ringard, 2000).

6Ce texte a conduit l’année suivante à un « Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage » cosigné par le ministre de l’Éducation nationale, le ministre délégué à la Santé, et le secrétaire d’État aux personnes âgées et aux personnes handicapées, 2001). Ce texte officialise l’existence de la dyslexie dans le cadre éducatif.

7Dans une troisième étape, un nouveau rapport, publié en février 2007, plus large puisque incluant également les difficultés en mathématiques, a pris la forme de ce qu’il est convenu d’appeler une expertise collective sous le titre « Dyslexie, dysgraphie et dyscalculie » (INSERM, 2007). Ce rapport d’expertise comporte des propositions de nouvelles mesures destinées au public visé.

2 – Les troubles mentaux chez l’enfant et l’adolescent

8Au départ de cette question on trouve à nouveau une expertise collective intitulée « Troubles mentaux : dépistage et prévention chez l’enfant et l’adolescent » (INSERM, 2003), dont on peut extraire le passage suivant :

« Un enfant sur huit souffre d’un trouble mental en France. Qu’il s’agisse d’autisme, d’hyperactivité, de troubles obsessionnels compulsifs, de troubles de l’humeur, d’anxiété, d’anorexie, de boulimie ou de schizophrénie, ces troubles... »

9Des réactions indignées de professionnels concernant le chiffrage, le contenu, et la méthodologie de ce travail ont suivi la publication de ce texte.

3 – Les psychothérapies

10Le point de départ de cette troisième question n’est pas un rapport ou une expertise mais un acte politique, un amendement déposé en octobre 2003 à l’Assemblée nationale par un député à une loi en préparation, l’amendement Accoyer. Celui-ci propose de mettre en place une formation universitaire unique des psychothérapeutes en lieu et place des diverses formations existantes.

11Cette initiative législative se complète bientôt (février 2004) d’un rapport scientifique avec la publication, à la demande de la direction générale de la Santé, d’un rapport sur l’efficacité comparée de trois types de psychothérapies : les psychothérapies comportementales, les psychothérapies dynamiques (la psychanalyse), les psychothérapies systémiques (conjugales ou familiales), « Psychothérapie, trois approches évaluées » (INSERM, 2004). Ce rapport consiste pour l’essentiel en une méta analyse de travaux conduits essentiellement dans des pays anglophones. Il conclut à la supériorité des thérapies comportementales.

12Les conclusions de ce rapport sont vigoureusement contestées par les professionnels de ce secteur, notamment sur le plan méthodologique, si bien que le ministre de la Santé, Philippe Douste Blazy, prend le parti des psychanalystes contre l’INSERM et fait retirer le rapport du site de l’INSERM (février 2005).

13La dernière bataille en date se situe sur le plan des idées, c’est-à-dire en dehors de la sphère officielle – Assemblée ou Institut d’État – évoquée jusqu’ici. Elle concerne maintenant la psychanalyse et elle seule. En effet, à l’attaque latérale contre la psychanalyse que constituait le rapport académique de l’INSERM, succède maintenant une attaque frontale. Le Livre noir sur la psychanalyse (2005) synthétise ainsi toutes les critiques que l’on peut faire à la psychanalyse. Peu de temps après, l’ Anti-livre noir sur la psychanalyse (2006) regroupe les réponses des psychanalystes à cette mise en cause directe.

14À ce jour, si le rapport de l’INSERM est rejeté, les mesures législatives concernant la formation des psychothérapeutes sont toujours d’actualité : l’amendement Accoyer a été modifié à plusieurs reprises, dans l’attente d’une forme définitive.

15Ce que nous montre ce rapide tour d’horizon c’est, sommairement, une offensive médicale qui, dans un cadre officiel – celui du Parlement d’abord, puis d’un organisme scientifique d’Etat –, conjugue les efforts de la Loi et de la Science contre des théories et des pratiques psychothérapiques existant hors du contrôle de l’État.

4- La prévention de la délinquance

16Cette nouvelle affaire, comme la précédente, commence sur le plan législatif par un projet de loi de prévention de la délinquance élaboré par le ministre de l’Intérieur du moment, Nicolas Sarkozy (2003). Ce projet de loi suscite de fortes critiques de la part de magistrats et de travailleurs sociaux.

17Le gouvernement met alors en place un groupe d’études parlementaires sur la Sécurité intérieure (GESI) présidé par le député UMP Jacques-Alain Bénisti qui, après plusieurs versions, remet son rapport définitif en octobre 2005 au ministre de l’Intérieur (Rapport Bénisti, 2005).

18De son côté, l’INSERM, à la demande de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs indépendants (Cnam), produit en septembre 2005 une expertise collective intitulée « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » (INSERM, 2005). Il s’agit d’une méta-analyse reposant sur la lecture d’un millier de travaux de recherche. Ce texte préconise « le repérage des perturbations du comportement dès la crèche et l’école maternelle » en tant que signes avant-coureurs d’une délinquance future.

19Ce rapport de l’INSERM suscite de très vives réactions de la part de divers professionnels de ce domaine, notamment de pédopsychiatres (voir Ehrenberg, 2006). Une pétition sur Internet, sous l’intitulé « Pas de 0 de conduite pour les enfants de trois ans », a recueilli à ce jour près de 200 000 signatures (Collectif, 2006).

20À ce jour, la rédaction du texte législatif demeure ouverte (dernière version du texte en projet : juin 2006). Quant au texte de l’INSERM, bien que l’opposition aux mesures préconisées ait été encore plus massive que pour les trois cas précédents, il n’a pas été retiré du site de l’INSERM comme ce fut le cas du rapport consacré aux psychothérapies.

21Comme dans le cas précédent on note une forte intrication entre des mesures législatives (projet de prévention de la délinquance) et un travail d’expertise scientifique (rapport INSERM). On remarquera au passage que le rapport Bénisti, dans ses formes récentes, emprunte largement au rapport de l’INSERM.

5- L’enseignement primaire

22Nous nous contenterons d’évoquer la dernière question, qui concerne directement l’enseignement scolaire, puisque nous lui avons consacré un texte spécifique (Fijalkow, 2006). Il s’agit ici des initiatives du ministre de l’Éducation nationale, Gilles de Robien, relatives d’abord à la lecture (décembre 2005), puis à la grammaire, au calcul mental et enfin au vocabulaire.

23Les déclarations ministérielles et les mesures qui les ont suivies ont suscité de fortes oppositions individuelles ou collectives de syndicats, de mouvements pédagogiques, de chercheurs, d’enseignants et de parents.

24À ce jour, même si quelques textes ont été produits, ce qui demeure est un profond malaise des enseignants et une forte incertitude pédagogique et didactique.

25Ce cas diffère des précédents dans la mesure où l’initiative politique est clairement celle d’un ministre, mais on y retrouve tout au long le souci de faire légitimer son action par la recherche, par des citations de travaux accompagnant les textes émis par le ministère, par des rencontres offrant une tribune aux chercheurs, ou par la commande de rapports à des universitaires afin de donner une légitimité scientifique aux décisions prises préalablement.

26En résumé, depuis moins de 10 ans, on observe une série d’offensives qui se caractérisent par des traits communs :

• une source incontournable, l’INSERM, présente dans presque tous les cas considérés
• une initiative d’État puisque, dans tous les cas, à côté de l’INSERM – institution nationale de recherche – interviennent également des commissions parlementaires ou ministérielles
• un souci d’information : chacun des rapports fait état du nombre important d’articles un millier au minimum – qui ont été utilisés pour produire le rapport
• un souci d’action : production de projets de lois ou autres textes prescriptifs
• une combinaison de la Loi et de la Science qui permet de faire autorité ; le rapport peut précéder le projet de loi pour lui apporter un fondement scientifique ou venir après coup et dans ce cas lui apporter la légitimation scientifique.

27En ce qui concerne les rapports, dits d’« expertise collective », certaines caractéristiques communes suscitent des critiques que l’on voit apparaître de manière récurrente chez les opposants que nous évoquerons rapidement, sans vouloir procéder ici à une analyse approfondie.

28Le fait tout d’abord de l’omniprésence de l’INSERM indique l’omnipotence d’une certaine orientation médicale. C’est à travers donc une forme particulière de la pensée médicale que ces problèmes sont étudiés. Signalons donc que tous les médecins ne partagent pas cette orientation, le collectif qui a promu la pétition « Pas de 0 de conduite pour l’enfant de trois ans » en témoigne.

29Signalons qu’aux États-Unis c’est le National Institute of Child Health and Human Development (NICHD) qui a été chargé de mettre sur pied en 1997 le National Reading Panel (NRP) qui a produit un rapport sur la lecture. On peut raisonnablement penser que l’antériorité de la date et la similitude de la source ne sont sans doute pas le fait du hasard.

30Ce courant médical particulier se caractérise par un certain nombre de traits que l’on peut rapidement énoncer :

• Réduction de l’explication à des facteurs d’ordre biologique. Dans le cas par exemple de la prévention de la délinquance, on retrouve un appel massif à des théories constitutionnalistes et innéistes. Le « modèle animal » est également souvent sollicité.
• Exclusion du contexte social (culturel, linguistique, pédagogique, didactique...) : les travaux sur lesquels se basent les chercheurs invités à cette expertise sont massivement anglo-saxons ; la question se pose alors de leur validité dans un contexte culturel voire linguistique différent : ainsi, par exemple, le fait que les thérapies comportementales soient très répandues dans ces pays mais peu présentes en France, limite la portée des comparaisons effectuées, sauf à considérer qu’il s’agit là de variables mineures. Les variables relevant des sciences sociales ne sont pas prises en compte.
• Exclusion du sujet : le sujet en tant que source de l’activité n’apparaît pas dans ce courant (positivisme).
• Exclusion des connaissances professionnelles (scientisme) : les travaux sélectionnés le sont à partir de critères scientifiques stricts qui sont ceux des sciences de la nature ; les travaux reposant sur l’expertise des praticiens est donc totalement exclue.
• Omniprésence d’un modèle mécaniciste. Dans le domaine cognitif, c’est la « métaphore informatique » qui assimile les opérations intellectuelles au fonctionnement d’un ordinateur (modèle du traitement de l’information).

31Une position théorique alternative nous apparaît donc nécessaire. Pour expliquer les questions évoquées et mettre en œuvre des interventions pertinentes, il ne saurait évidemment être question de ne pas considérer l’existence de fondements biologiques, mais il ne saurait être question pour autant d’exclure le sujet et le contexte, social en général et didactique en particulier, de l’analyse de celles-ci. Il est également nécessaire d’identifier les interactions entre ces différents facteurs. C’est pourquoi l’approche socio-historique nous paraît indispensable.