Langage et construction de connaissances à l’école
|Chapitre 1. « Maîtrise de la langue » et activité scientifique à l’école : état des lieux
Texte intégral
1Le français jouit d’un double statut à l’école, à la fois objet d’enseignement-apprentissage en classe de français mais aussi moyen d’enseignement-apprentissage, langue de travail en toutes disciplines. Certaines didactiques, celle des sciences par exemple, établissent même un lien fort entre activité langagière (orale et écrite) et appropriation des savoirs dans le cadre de la classe. Les récents programmes de l’école élémentaire (2002) semblent conforter ce point de vue, en incitant les enseignants à engager leurs élèves dans des écrits et des oraux variés, autres que les classiques résumés et récitations de leçon. Un tel point de vue conduit à interroger les relations entre langage et savoirs en contexte scolaire. Si les compétences langagières apparaissent ainsi fondamentales et à l’origine des réussites ou des échecs scolaires – rapport au langage et rapport au savoir étant considérés comme très étroitement liés – l’école se doit d’en assurer l’enseignement-apprentissage et la question est de savoir selon quelles modalités. Depuis les années quatre-vingt, seule la classe de français en avait la charge, à travers l’enseignement de ce que l’on a appelé le « langage transversal ». Aujourd’hui, partant du principe que le langage se réalise de manière particulière dans chaque champ conceptuel, les différentes disciplines sont invitées à prendre en compte cette préoccupation. Mais force est de constater que les pratiques évoluent peu. Aussi allons-nous nous attacher à identifier quelle part est faite, à l’école, dans l’enseignement scientifique, à l’activité langagière et à son apprentissage et réciproquement, dans l’enseignement du français, aux discours spécifiques des sciences. Une fois ces pratiques recensées, nous nous intéresserons à leurs fondements ainsi qu’aux conceptions sous-jacentes du savoir, du langage et de l’apprentissage dont elles témoignent et qu’elles contribuent à développer chez les élèves.
1 – Recensement des pratiques
1.1 – Pratiques dominantes dans la classe de sciences
- 1 Nous référons aux théories de l’apprentissage qui mettent l’accent sur l’activité des élèves contra (...)
2Les différentes recherches menées à la fin du xxe siècle, tant en France que dans les pays anglo-saxons, montrent que les classes de sciences sont influencées par les théories constructivistes1 de l’apprentissage : on manipule et on expérimente beaucoup. En revanche, les activités langagières y sont limitées : globalement, on échange oralement dans le cadre de cours dialogués, on recourt à la lecture de quelques documents et on copie le résumé de la leçon, ce malgré la mise en place récente des « carnets d’expériences ». Nous allons essayer de mieux cerner ces pratiques langagières.
1.1.1 - Pratiques orales
3En général, à l’école et au collège, l’enseignement scientifique privilégie la transmission orale des savoirs, accompagnée d’observations ou d’expériences. Si les classes donnent la sensation d’être vivantes et les élèves actifs, en réalité, les échanges oraux s’inscrivent la plupart du temps dans le cadre d’un dialogue factice, inhérent à la dissymétrie de la relation didactique. Ainsi, l’enseignant mène les échanges selon des objectifs prédéfinis, interroge les élèves et retient dans leurs réponses ce qu’il sait être pertinent, lui qui connaît bien mieux les réponses que les enfants qu’il sollicite. Ces derniers, exerçant leur « métier d’élève », cherchent plus à décoder les attentes du maître qu’à comprendre, à débattre et à argumenter un point de vue (qui aurait bien du mal à s’énoncer entre les pseudo-questions, les reformulations sélectives et les téléguidages divers du maître). Dans cette pédagogie que Giordan et De Vecchi nomment la « pédagogie de la devinette » et contre laquelle ils s’élevaient déjà en 1978, l’enseignant monopolise les deux tiers du temps de parole, détient seul le fil conducteur de l’échange et néglige les réponses incorrectes au bénéfice de celles attendues. Quant aux élèves, ainsi soumis au feu des questions, privés d’autonomie, de toute initiative communicationnelle et de temps de réflexion personnelle, ils répondent par bribes et cherchent à deviner la bonne réponse, celle espérée par l’enseignant. Si ce fonctionnement peut paraître séduisant au premier regard, il est largement illusoire car les élèves, malgré un semblant d’activité, ne se confrontent en fait à aucun problème susceptible de permettre l’appropriation de connaissances, ni en termes de contenus disciplinaires, ni en termes de compétences langagières.
1.1.2 - Pratiques de lecture
4La recherche documentaire, lorsqu’elle est pratiquée à l’école, fait rarement l’objet d’un enseignement réel avec mise à distance de stratégies efficaces. Il en est de même pour la lecture des écrits scientifiques, bien que les enseignants soient sensibilisés, depuis les années quatre-vingt, à leurs difficultés. En effet, dans les documentaires et manuels, différents moyens sont utilisés pour donner l’information (graphiques, textes, schémas, tableaux…), divers procédés permettent de la structurer (titres et sous-titres, police de caractère, procédés de renvois, notes de bas de page…) et différents genres de discours sont convoqués (définition, description, explication…) dont le fonctionement linguistique est complexe. Une lecture efficace suppose ainsi la maîtrise de ces différents systèmes sémiotiques. Or, l’enseignement-apprentissage de ce type de lecture demeure encore exceptionnel. En effet, le recours aux documents, en classe de sciences, a pour objectif unique la capitalisation de connaissances. C’est pourquoi leur lecture s’effectue en général sans classement ni reformulation des questions à l’origine de l’activité, sans réflexion sur les indices pertinents utilisables pour baliser la recherche ou la lecture, et sans confrontation des stratégies utilisées.
5Par ailleurs, diverses études, menées aux États-Unis et en Angleterre, au niveau des collèges et des universités (Sutton, 1994), montrent que les étudiants et leurs enseignants ont un rapport à la lecture différent, selon que le texte lu relève du domaine scientifique ou non. Ainsi, alors qu’en littérature, il va de soi, pour eux, que la lecture d’un texte est de nature interprétative et donc sujette à discussion, en revanche la lecture de textes scientifiques n’appelle pas à leurs yeux de questionnement, de débat ni de négociation de sens. Le texte est en effet perçu comme un rapport objectif de faits établis, une source d’informations justes, avérées, rendant inutile toute coopération interprétative du lecteur ! Il n’est pas question de réfléchir aux formulations choisies par le scientifique ou le rédacteur ni de comparer des formulations. Le langage n’est absolument pas utilisé comme outil d’interprétation puisque le texte scientifique se donne comme évident et est perçu comme tel.
1.1.3 - Pratiques de production d’écrit
6Enfin, dans l’enseignement scientifique à l’école, l’écrit, quand il est utilisé, se réduit le plus souvent à un résumé de leçon – donné par le maître et copié plus qu’élaboré collectivement – ou, dans le meilleur des cas, à une prise de notes au cours des expériences suivie d’un compte rendu des travaux (Sutton, 1995). Les genres discursifs ainsi mobilisés ne font en général pas l’objet d’un enseignement-apprentissage en classe de sciences. Si celui-ci est jugé nécessaire par l’enseignant, il est renvoyé à la classe de français, mais le plus souvent, à ses yeux, les difficultés langagières de ses élèves relèvent avant tout d’une connaissance trop approximative de la langue et il attend de la classe de français qu’elle assoie une plus grande maîtrise de la grammaire, de l’orthographe, de la conjugaison et du vocabulaire.
7Par ailleurs, dans le cadre de l’application ou de l’évaluation de leurs connaissances, les élèves doivent le plus souvent répondre à des QCM de types variés ou à des questions par des mots, des phrases ou des segments de phrases dont la structure est donnée dans la question, compléter un tableau, légender un schéma ou restituer une question de cours (Vérin, 1988). Au début d’une « leçon » ou d’une séquence d’enseignement, il arrive parfois que certains enseignants demandent rituellement à leurs élèves de mettre par écrit leurs représentations initiales (RI) sur le sujet qui va faire l’objet de l’apprentissage. Ces productions, qui leur permettent d’identifier les obstacles conceptuels, restent cependant la plupart du temps inexploitées. L’écrit est ainsi rarement convoqué pour des interprétations personnelles, des débats d’idées et des confrontations. En réalité, sont majoritairement mobilisés en classe les textes scientifiques qui exposent les savoirs à apprendre et qui permettent aux maîtres, entre autres choses, de justifier de leur fonction d’enseignant. Mais les textes propres au travail en sciences, constitutifs de l’activité scientifique, sont, quant à eux, largement ignorés dans ces pratiques dominantes.
8La façon dont est majoritairement utilisé le langage écrit et oral en classe de sciences a évidemment de sérieuses implications sur les représentations des élèves quant aux savoirs et au langage.
1.1.4 - Conséquences sur les représentations des élèves
9Sutton (idem), comme Johsua (1989), constatent que les sciences ont été enseignées pendant longtemps comme si elles étaient construites de façon inductive, en privilégiant l’expérimentation au détriment de la pensée, au point de laisser croire aux élèves que la science, « c’est faire quelque chose et regarder ce qui se passe ». Ainsi perdure à l’école une représentation de la construction des savoirs diversement qualifiée d’« inductive/réaliste », de « naïvement empirique », de « positiviste » ou de « scientiste ». Diverses enquêtes menées dans les pays anglo-saxons (Driver et al., 1994, Sutton, 1996) montrent en effet que, dans l’esprit des élèves, expérience et théorie sont déconnectées, avec une méconnaissance profonde de ce qu’est une expérimentation. Les élèves voient le savoir scientifique comme existant en soi dans la Nature et non comme le fruit d’une activité humaine développée par un groupe d’experts, construction sociale résultant entre autres d’un travail de la pensée, d’un débat, d’une intense controverse au sein des chercheurs et d’efforts considérables d’interprétation. Dans cette logique, ils définissent les sciences comme une accumulation de « découvertes », dans lesquelles les faits observés sont dévoilés par quelques scientifiques « chanceux » qui se contentent de les rapporter objectivement et fidèlement dans un langage qui exige très peu d’arguments. Cette conception est renforcée par la pratique dominante du dialogue pédagogique décrite supra, qui peut laisser croire que le savoir n’est pas un objet qui se construit et se travaille, mais qu’il y a ceux qui savent, comme inspirés par les muses des sciences et dont le maître relève les réponses judicieuses, et ceux qui ne sauront irrémédiablement jamais et dont les voix, de peu d’intérêt, ne sont pas entendues.
10Par ailleurs, réduire la production d’écrits en sciences à des comptes rendus ou à des mots étiquettes ou bien encore à la restitution d’une leçon, c’est construire chez les élèves une représentation erronée des pratiques langagières efficaces en sciences et de la nature même du langage. Ils sont en effet incités à associer l’écriture scientifique à la transmission de faits plutôt qu’à la production et à la discussion d’idées sur les choses inhérente à la controverse, de sorte qu’ils sont amenés à considérer le langage comme un médium transparent, simple moyen d’encodage d’une signification ou d’une expérience de nature non linguistique, préalablement construites hors du langage et plus particulièrement lors de l’observation. Le langage reflèterait ainsi « à l’identique » le réel. Cette conception est confortée par les pratiques de lecture en sciences qui, en excluant toute négociation de la signification, présupposent un contenu sémantique invariant dans les textes, représentant un monde organisé et catégorisé hors du langage, indépendant des situations, des acteurs et de leurs représentations personnelles et qui de ce fait se voient privés de toute implication dans les processus de réception. Cette conception est encore accentuée par les propos des enseignants qui analysent les difficultés de leurs élèves, dans la discipline scientifique, à l’aune de leur connaissance de la langue réduite à la grammaire, l’orthographe, la conjugaison et le lexique, garants de la clarté de la langue.
11Parallèlement à la classe de sciences, que ce soit à l’école ou au collège, les élèves sont appelés à travailler, en classe de français, certaines conduites langagières perçues comme relevant des autres disciplines. Aussi, allons-nous nous intéresser aux pratiques mises en œuvre dans la discipline français pour favoriser cette acculturation.
1.2 – Pratiques dominantes dans la classe de français
12Depuis la fin des années quatre-vingt, les enseignants, en classe de français, étaient invités à étendre le champ de leur enseignement, longtemps focalisé sur le texte narratif, aux textes et discours dits fonctionnels, en usage dans des champs autres que la littérature, comme les y enjoignaient les instructions officielles de 1991 pour l’enseignement du français à l’école primaire ainsi qu’un spécifique livret maîtrise de la langue. Les activités scientifiques requérant différents types de « textes » – injonctif (« protocoles d’expériences » ou « notices de fabrication »), descriptif (« notes d’observation »), informatif (« comptes rendus »« exposés » et « résumés des leçons »), explicatif – il était établi qu’il revenait à la classe de français de les enseigner, pour rendre possibles les apprentissages disciplinaires. Or, les programmes de 2002 pour l’école élémentaire et leurs documents d’accompagnement, relayant l’idée que langage et savoirs se construisent en interaction, tentent de réorienter les pratiques en introduisant une dimension langagière dans l’enseignement de toutes les disciplines. Ils demandent en effet aux enseignants de consacrer 13 heures hebdomadaires à la maîtrise du langage et de la langue française dans tous les champs disciplinaires. Le « français » laisse ainsi la place à la « littérature » et à l’« observation réfléchie de la langue » ainsi qu’aux « 13 heures de langage en toutes disciplines ». Ces nouveaux programmes, induisant une nouvelle conception du langage et des pratiques d’enseignement, ont cependant bien du mal à prendre réellement forme dans les classes.
1.2.1 - Pratiques d’oral
13« Apprendre à parler et à communiquer », « apprendre à construire les différentes conduites langagières » reviennent régulièrement, comme un leitmotiv, dans les programmes et instructions officielles, de l’école maternelle au collège. Cependant, force est de constater que dès l’entrée à l’école élémentaire, on n’enseigne généralement plus à parler. Cet enseignement-apprentissage est, en effet, le plus souvent dévolu à la seule école maternelle, l’école élémentaire se focalisant sur l’entrée dans l’écrit. C’est pourquoi Nonnon (1991) parle de l’enseignement de l’oral à l’école élémentaire comme d’un « fantôme omniprésent », confirmant le constat déjà effectué par Brassart et Grüwez dans le début des années 1980, à savoir que globalement, l’école ne prend pas en charge l’apprentissage de la compétence de communication en laissant massivement ce soin aux enfants et en dernier lieu aux familles. Par ailleurs, des constats identiques à ceux concernant les échanges oraux et les « classes dialoguées » en sciences sont faits dans les classes de français (Marchand, 1971, 1991, Manesse et Grellet, 1991). Sous le feu des questions de l’enseignant, les élèves ont rarement l’occasion de s’essayer à construire des énoncés autonomes et complexes, comme l’observent Altet (1994) ainsi que le rapport de l’Inspection générale sur l’oral à l’école, au collège et au lycée (1999). Si l’oral semble aussi peu enseigné à la fin du xxe siècle, c’est qu’il met en jeu des dimensions identitaires et sociales, et que son enseignement pose la question de la norme et de la variation. De plus, compte tenu de sa complexité, il est difficile de déterminer des objectifs et des modalités d’enseignement. Cependant, des recherches sont menées (Schneuwly et Dolz, 1998), visant à déterminer les dimensions enseignables de quelques genres oraux et des activités pédagogiques sont proposées ; fortement inspirées par les travaux menés en didactique de l’écrit (cf. infra), ces recherches et activités pédagogiques prennent notamment en compte les genres « exposé » ou « compte rendu » (Bernié, 1997) susceptibles d’être actualisés en sciences.
1.2.2 - Pratiques de lecture des écrits scientifiques
14L’écrit étant l’objet essentiel d’apprentissage dans les classes de français à l’école élémentaire, on peut se demander quelle part est faite aux écrits dits « scientifiques » en lecture. On peut constater que depuis le colloque national sur la lecture (1979), les textes fonctionnels – dont des textes ayant à voir avec les sciences – ont fait leur entrée dans les manuels de lecture et donc dans la classe de français. Cependant, vingt-cinq ans après, lorsqu’on observe les pratiques des enseignants, lorsqu’on prend le temps de consulter les cahiers d’exercices des élèves et les manuels pédagogiques qui les accompagnent et qui bien souvent irriguent ces pratiques, il faut se rendre à l’évidence que l’exploitation des écrits documentaires, lorsqu’elle existe, est souvent réduite à des questions de compréhension du « contenu » scientifique des textes, indépendamment des enjeux de ces genres discursifs justifiant leurs spécificités. En réalité, l’école sollicite assez fréquemment la lecture d’écrits scientifiques (et de plus en plus à l’entrée au collège), mais malgré les injonctions des textes officiels, le plus souvent elle n’enseigne pas à les lire, ni en classe de sciences, ni en classe de français...
1.2.3 - Pratiques de production d’écrit
15En ce qui concerne la production d’écrits, Plane (1994) constate que dans certaines classes, minoritaires cependant aujourd’hui, l’écriture de textes, selon une tradition bien établie, reste confinée dans une approche empiriste, sinon innéiste et ne fait absolument pas l’objet d’un enseignement-apprentissage. Elle est considérée comme relevant du don ou comme l’aboutissement « magique » des autres activités de la classe de français. À côté de cette pratique marginale qui évacue la question de l’apprentissage de l’écrit et laisse aux élèves le soin d’y pourvoir seuls ou avec un soutien extérieur à l’institution scolaire, Bronckart (1994) en identifie deux autres, très différentes et en concurrence sur le terrain scolaire.
16La première, socialement dominante, postule l’existence de certains savoirs fondamentaux que les élèves doivent acquérir et dont on espère qu’ils les réinvestiront « tout naturellement » dans leurs productions langagières. La priorité est ainsi accordée à la maîtrise de la grammaire phrastique traditionnelle et à l’imitation (si ce n’est la mémorisation) de modèles textuels ou discursifs, rencontrés en lecture et en récitation, relevant le plus souvent des « belles lettres » et valorisés pour leurs qualités littéraires et leur valeur morale. S’il ne s’agit pas de les copier, il est attendu des élèves qu’ils s’en inspirent, qu’ils y puisent tournures syntaxiques, lexique, qu’ils en adoptent le ton et imitent leur fonctionnement. La production d’écrit est ainsi tributaire de l’hégémonie du texte littéraire et se limite au récit, à la description ou au portrait. Les autres types d’écrits, socialement ou scolairement plus usités et dont on souligne régulièrement les dysfonctionnements dans les différentes disciplines, sont dépréciés et leur enseignement ignoré.
17Par ailleurs, les annotations portées par les enseignants montrent la prégnance de la « belle langue » ainsi que la centration sur le produit fini au détriment de l’activité même d’élaboration, comme en témoignent la condamnation régulière des ratures et la réécriture seulement envisagée comme la copie, au propre et bien calligraphiée, du brouillon (Reuter, 1996). La démarche d’enseignement, fondée sur une homologie entre l’ordre des opérations d’écriture et celui de l’apprentissage, propose une progression immuable, du simple au complexe, du mot à la phrase, des phrases au paragraphe et des paragraphes au texte, comme si les unités de rang supérieur n’étaient que le résultat de la juxtaposition d’unités de rang inférieur. Aucun commentaire ne signale les phénomènes de cohésion textuelle, ni n’accompagne les opérations d’intégration des phrases dans un contexte discursif plus large.
18C’est dans le cadre de l’enseignement du vocabulaire que ces enseignants peuvent accorder une attention particulière au français « transdisciplinaire ». En effet, la spécificité des lexiques disciplinaires leur apparaît comme une origine possible des difficultés des élèves, moins d’ailleurs l’existence d’un vocabulaire scientifique et technique aisément repérable et explicitable, que l’utilisation de termes de la vie courante qui, dans certaines disciplines, prennent des acceptions singulières. Aussi, pour y remédier, proposent-ils des exercices relatifs à la polysémie des mots, ce qui suppose les concepts déjà « partiellement » construits. Une telle approche atteste de la prise de conscience de l’opacité des signes linguistiques mais ignore tant la diversité des pratiques langagières mobilisées dans les différentes disciplines que leur rôle potentiel dans la construction des savoirs.
19La seconde conception, née des courants d’Éducation nouvelle et encouragée par le plan de rénovation Rouchette (1972), est impulsée dans les années 1980-1990, sous l’égide des équipes de didactique du français, notamment suite aux travaux de recherche et aux publications du groupe de Rodez (Objectif écrire, 1987), de celui d’Écouen (Former des enfants producteurs de textes, 1988) ainsi que du groupe EVA et de sa publication emblématique dans le milieu scolaire, Évaluer les écrits à l’école primaire (1991). Elle postule que les savoirs sur l’écrit se construisent par appropriation des caractéristiques textuelles et linguistiques des différents « types » de textes qui modélisent, sur un plan théorique, différents genres de discours. En retour, ces savoirs textuels sont destinés à améliorer les pratiques langagières des élèves. Elle inscrit la production d’écrit dans une démarche d’évaluation formative qui articule lecture et écriture. La priorité est ainsi accordée à l’amélioration des pratiques des élèves, qu’il s’agit d’objectiver et de confronter aux critères de réussite élaborés à partir de textes sociaux de référence. Dans une telle perspective, les maîtres cherchent à mettre en place des situations authentiques de communication (journal scolaire, lettres diverses, exposition, défi-lecture...) et la grammaire n’est plus considérée comme un objet de savoir en soi mais comme un instrument au service de l’ajustement des pratiques spontanées. On assiste alors à un déplacement des objets d’enseignement-apprentissage : le modèle structural de l’analyse de la phrase hors co-texte/contexte, incapable de rendre compte de certains phénomènes linguistiques qui ne se laissent appréhender qu’au niveau d’unités supérieures, cède du terrain à l’analyse de la phrase au sein d’un texte, le texte devenant ainsi une unité pertinente d’observation. Ce travail sur le texte, nourri des recherches en linguistique textuelle, se décline essentiellement selon deux orientations complémentaires : la construction de la cohérence et la connaissance des types de textes.
La cohérence
20Le premier axe d’étude s’intéresse à l’unité des textes et prend plus particulièrement pour objet la recherche des éléments constitutifs de la cohérence dont participe la textualité. En effet, comme l’écrit Combettes (1983), « le texte est un tout, un ensemble de relations, un lieu de signes à « récurrence obstinée ». La cohérence générale d’un texte procède ainsi de la mise en œuvre de deux types de phénomènes : ceux clarifiant la prise en charge énonciative et ceux réalisant la textualisation (Bronckart, 1996).
21Les mécanismes de prise en charge énonciative contribuent d’une part à préciser quelles sont les instances responsables des énoncés dans le texte, d’autre part, avec les modalisations, à signaler les évaluations portées à l’égard des énoncés formulés, comme le degré d’adhésion par exemple.
22Quant aux mécanismes de textualisation, ils permettent de distinguer un texte d’« un tas » de phrases. Charolles (1978) recense ainsi quatre « métarègles » constitutives de la cohérence : la règle de non contradiction au sein d’un énoncé, la règle de répétition, la règle de progression et celle de relation... Si la première règle semble « évidente », les autres méritent d’être précisées.
23La répétition ou permanence de l’information est assurée par un certain nombre d’unités linguistiques qui ont pour fonction d’introduire des références nouvelles dans le texte et d’en assurer la reprise ou le relais au cours de son développement. Ces unités relèvent de catégories linguistiques diverses selon la nature même du référent qu’elles reprennent. Lorsqu’elles se substituent à des groupes nominaux, elles peuvent être des pronoms ou des syntagmes nominaux introduits par divers déterminants et sont souvent appelées « anaphores ». Lorsqu’elles réfèrent à un groupe adjectival, adverbial ou verbal ce sont respectivement des adjectifs indéfinis (tel), des adverbes (ainsi), et des groupes verbaux (le faire). Ces unités construisent la cohésion référentielle. Quant à l’organisation chronologique et hiérarchique des procès (premier plan/arrière-plan), elle est essentiellement réalisée par les temps des verbes qui assurent la cohésion verbale.
24La règle de progression suppose un apport régulier d’informations qui peut se réaliser selon trois types de configuration : une progression à thème constant (l’apport d’informations successives concerne toujours le même thème, reformulé à l’identique ou au moyen d’un substitut), une progression linéaire (l’information apportée sur un thème devient elle-même l’élément de discours sur lequel portera l’apport nouveau d’informations), une progression à thème dérivé ou éclaté (l’apport d’informations concerne des éléments constitutifs du thème initial qui est ainsi « décliné » en sous-thèmes). La progression peut être marquée par les organisateurs textuels qui explicitent sur les plans chronologique, spatial ou logique, les relations existant entre les différents niveaux d’organisation d’un texte.
25La règle de relation suppose que les éléments du discours et les diverses informations entretiennent des liens entre eux qui peuvent être marqués par des connecteurs qui les explicitent sémantiquement. Les organisateurs textuels et les connecteurs assurent ce que l’on appelle la « connexion ».
26Ainsi, cohésion référentielle et temporelle, connexion sont des mécanismes de « tissage » et de « liage » des textes, assurant leur cohérence thématique.
27Ces travaux sur le texte ont eu pour conséquence la mise en œuvre, à l’école, d’exercices spécifiques visant à permettre aux élèves de s’approprier les outils linguistiques assurant la textualisation. Mais la plupart du temps, ces exercices relèvent d’une sorte de « mécanique » indépendante de l’enjeu énonciatif...
Les typologies textuelles
28Par ailleurs, la cohérence textuelle ne se limite pas aux seuls mécanismes de prise en charge énonciative et de textualisation. Elle relève aussi d’une organisation globale du texte qui articule différents niveaux (Adam, 1985 ; Turco, 1988 ; Bronckart, 1996) :
- le contenu sémantique global ou macrostructure sémantique ou plan général,
- la dimension schématique globale ou superstructure textuelle, qui renvoie à la notion de séquence et concerne les modes de planification,
- la dimension pragmatique, qui concerne le macro-acte de discours accompli par le texte,
- les différents types de discours constitutifs des textes...
29Ainsi un deuxième axe d’étude cherche à typologiser les textes. Il s’intéresse aux rapports d’interdépendance entre d’une part les propriétés structurelles et linguistiques des unités textuelles et d’autre part, les opérations cognitives mises en œuvre (Adam, 1985) ou bien encore leurs contextes de production (Bronckart et al., 1985, Schneuwly, 1991) – toute production discursive étant largement déterminée par la situation d’énonciation dans laquelle le discours est tenu. Dans cette approche, les linguistes étudient les réalisations différenciées du système linguistique et cherchent à construire des descriptions de type « technique » (schémas structuraux, configurations d’unités linguistiques) du fonctionnement des textes ou discours. Compte tenu de la diversité des critères de classement qui peuvent être considérés comme pertinents, on comprend que les typologies soient nombreuses.
30Forts de ces outils textuels disponibles, les enseignants conçoivent des dispositifs qui permettent à leurs élèves d’objectiver et de s’approprier les spécificités « techniques » des discours en usage dans la société. Le cœur de ces dispositifs est l’évaluation formative qui a pour fonction de réguler les enseignements-apprentissages. Les élèves sont amenés, par l’analyse de discours sociaux de référence, à identifier les différents types de textes et leur fonction, à construire des critères d’ordre textuel ou linguistique, c’est-à-dire des catégories abstraites, à partir d’indices observables dans les textes. Réciproquement, ce travail d’analyse doit leur permettre de résoudre leurs propres problèmes d’écriture.
- 2 Recensement effectué à partir des ouvrages suivants : Groupe EVA, Évaluer les écrits à l’école prim (...)
31Une telle conception de l’enseignement-apprentissage de l’écrit ne réduit évidemment pas ses objets de savoir au champ littéraire et prend en compte les textes fonctionnels de types variés, dont les écrits dits « scientifiques ». Font ainsi l’objet de « chantiers » ou de projets d’apprentissage les comptes rendus, les écrits de relevé d’observations, les notices de fabrication ou fiches techniques et les écrits explicatifs2, tous écrits visant à exposer informations, listes de matériau et d’actions organisées chronologiquement... mais ne sollicitant a priori aucune interprétation ni interrogation des contenus en jeu. En effet, même pour l’écrit explicatif, le savoir est supposé préalablement construit dans une situation différente et donc immédiatement disponible, éventuellement après avoir fait l’objet d’une réorganisation et d’un réajustement dans le cadre de la situation de communication. Quelques remarques incidentes font malgré tout remarquer qu’un travail sur les aspects linguistiques des textes semble générer une clarification, un progrès conceptuels (Garcia Debanc, 1990).
32Cette démarche d’apprentissage de l’écrit est souvent menacée par la logique ancienne et profondément enracinée d’imposition de modèles sociaux, de sorte qu’on assiste à un glissement de la notion de « discours sociaux de référence » ou de « discours authentiques » à celle de « discours modèles » à imiter. Certains enseignants cèdent ainsi à la tentation de donner à apprendre à leurs élèves les grilles de critères que de nombreux manuels proposent, prêtes à « consommer », perdant de vue que si elles présentent quelque intérêt, c’est notamment celui de leur élaboration par les élèves eux-mêmes. On assiste là à la réification d’une hypothèse de travail des linguistes, transposée au départ en outil heuristique pour les enseignants. En effet, cet outil, censé leur permettre d’aider leurs élèves à différencier les textes selon leur fonction sociale et à construire et intérioriser des connaissances sur leur fonctionnement, a finalement été détourné en objet d’enseignement « en soi », trop souvent dénué de signification sociale.
33Cette dérive est accentuée par l’intérêt suscité, ces vingt dernières années, par les modèles de production écrite, importés des travaux de la psychologie cognitive. Le modèle de Hayes et Flower (1980), diffusé en France par Garcia-Debanc (1986) et par Brassart (1989), repris et complexifié par Bronckart et al. (1985) et Schneuwly (1988, 1991), cherche à rendre compte des opérations mises en œuvre par un expert lors d’une activité rédactionnelle. Ainsi sont identifiées trois grandes familles d’opérations principales :
- les opérations de planification qui concernent d’une part l’analyse de la situation de communication (opération de contextualisation pour Bronckart) pour déterminer une « base d’orientation » (Schneuwly,
1991) et privilégier un ancrage énonciatif, d’autre part la mobilisation de connaissances sur le thème à traiter dans la tâche scripturale, ainsi que leur organisation, en fonction de la base d’orientation, à l’aide de « modèles » sociaux conventionnels ; - les opérations de mise en texte ou de linéarisation qui désignent les processus liés à la rédaction proprement dite, c’est-à-dire à la construction de la suite linéaire d’unités linguistiques. Celles-ci sont nombreuses et complémentaires : la référentialisation (qui recouvre les opérations de lexicalisation et de syntagmatisation) et la textualisation (qui concerne la gestion des phénomènes de cohérence conceptuelle, de cohésion linguistique (référentielle et temporelle), de progression et connexion des informations et de modalisation) ;
- les opérations de révision qui réfèrent, quant à elles, à la lecture critique et à la mise au point du texte et supposent que le rédacteur se décentre de l’écrit réalisé, l’évalue par confrontation à l’image de l’écrit « idéal » qu’il souhaiterait rédiger et effectue des modifications tant locales (orthographiques) que globales (ajouts ou déplacements de parties de texte).
34Ces courants de la psychologie cognitive justifient le recours à des situations « authentiques » de communication, censées faciliter au rédacteur novice l’analyse de la situation, c’est-à-dire l’opération de contextualisation et accordent une place importante aux « plans » textuels prototypiques dans la production de textes. Ces « plans », stockés en mémoire à long terme, seraient mobilisés consciemment par les rédacteurs experts pour planifier et « contrôler », de façon économique et efficace, le texte en cours d’élaboration. La différence entre « novices » et « experts » s’expliquerait ainsi par la moins grande habileté des premiers à mobiliser à bon escient les diverses procédures et notamment celles concernant la planification. C’est pourquoi certains chercheurs estiment qu’il est légitime de penser que l’on apprend à écrire des textes longs, en apprenant des schémas, connaissances de « haut niveau » qui guident le rédacteur dans la sélection et l’organisation d’éléments pertinents et qui « balisent » ce qu’il doit faire. On peut comprendre, alors, pourquoi enseignants et rédacteurs de manuels, dans un louable souci des intérêts des élèves, leur proposent force grilles de critères comme aide à l’écriture.
35Ainsi, lorsque les compétences langagières utiles en sciences ou dans d’autres champs disciplinaires font l’objet d’un enseignement-apprentissage dans la classe de français, c’est, en général, sans qu’aucun lien ne soit tissé avec leur mise en œuvre dans le contexte d’apprentissage disciplinaire. Des règles d’écriture formelles sont au mieux construites à partir de l’observation de textes authentiques, au pis données et apprises par cœur. Si on espère qu’elles seront mobilisables et initialisées dans le cadre de productions écrites dans les autres disciplines, elles restent muettes quant aux enjeux énonciatifs qu’elles cristallisent.
36Ce rapide « état des lieux » nous permet de conclure qu’avant les programmes de 2002, les pratiques langagières nécessaires pour apprendre, que ce soit en sciences ou dans une autre discipline, sont la plupart du temps considérées comme un préalable à l’enseignement disciplinaire. Leur enseignement-apprentissage, lorsqu’il est envisagé, est le plus souvent renvoyé à la classe de français, indépendamment de toute pratique disciplinaire.
2 – Fondement des pratiques dominantes
37On peut difficilement comprendre l’hétérogénéité des pratiques évoquées supra si l’on oublie l’histoire des instructions officielles. Celle-ci est tributaire d’une part de l’histoire sociale et politique, d’autre part de l’histoire des technologies enfin de l’histoire des domaines de référence auxquels empruntent l’école et les disciplines.
38Ainsi, alors que la langue française est étrangère à la majorité des enfants de la fin du xixe siècle et du début du xxe, la construction d’une unité nationale avec l’usage unique du français a des répercussions sur le rôle qu’on lui assigne dans la formation des individus, sur les modalités de son enseignement et sur la part des disciplines dans cet enseignement.
39De même, des progrès technologiques comme l’apparition de la plume métallique, du crayon et d’un papier bon marché qui permet le développement des cahiers et manuels, vont modifier l’enseignement de l’écrit. En effet, le coût du papier et l’usage difficile de la plume d’oie (qui rendait nécessaires des exercices laborieux de calligraphie) étaient prohibitifs pour permettre un enseignement de l’écriture précoce et généralisé (Chartier et Hébrard, 1990).
- 3 Voir, pour la discipline français :
– les publications d’André Chervel autour du recensement des te (...)
40Enfin, l’apparition de nouveaux domaines d’étude comme l’histoire des sciences, la linguistique, les sciences de l’éducation, la psychologie de l’enfant et l’étude de son développement, la sociologie, vont nourrir les travaux de recherche sur l’enseignement et peser sur l’orientation des textes officiels. Notre propos n’est pas de refaire ces historiques3, mais de rappeler succinctement quelques points essentiels expliquant les résistances aux textes de 2002 qui tentent de mettre en évidence la question de la co-construction du langage et des savoirs.
2.1 – Textes officiels antérieurs à 2002 en sciences et représentations des enseignants
41Les textes officiels antérieurs à 2002 valorisent l’expérience et s’appuient sur une conception du savoir héritière des épistémologies positiviste et empiriste.
2.1.1 - Les textes officiels et leur application
42Les textes officiels présupposent des conceptions de l’apprentissage différentes en distinguant deux pôles dans l’éducation scientifique : celui des faits et de l’observation ainsi que celui du calcul et des mathématiques. Les sciences expérimentales auxquelles appartient la biologie sont rangées du côté de la science des faits et de l’observation. Les analyses des textes officiels et/ ou préfaces de guides pédagogiques (Orange, 1997 ; Coquidé, 1998) montrent que ceux-ci valorisent l’expérience et la démarche expérimentale et considèrent les savoirs scolaires indépendamment des problèmes scientifiques réels auxquels ils répondent, les envisageant comme des savoirs opérants extrinsèques et réifiés. Dans la pratique, les sciences expérimentales, pour lesquelles l’expérience est ainsi valorisée, trouvent des lignes de convergence avec les courants pédagogiques se réclamant des « méthodes actives » et se voulant inspirés du constructivisme piagétien (qui fonde la démarche des didacticiens des sciences). Mais en réalité, les enseignants ont tendance « à substituer le faire à l’apprendre sinon au comprendre » et à privilégier le travail « sur la paillasse » au détriment de la pensée, de la compréhension et de la construction d’un raisonnement. Or si le « faire » ne s’articule pas à un raisonnement et à un jugement porté sur les faits, si le travail sur la table d’expériences ne s’articule pas à un travail au tableau noir (Bachelard, 1938/1980), il devient une « découverte » et fait de l’observation la métaphore de l’intellection. En effet, la seule focalisation sur l’observation présuppose l’existence d’un objet de savoir extérieur, immuable, transcendant, dont le sujet apprenant ou connaissant ne peut être que spectateur.
43Pour Maryline Coquidé, les textes officiels traduisent et formalisent les conceptions en acte de leurs rédacteurs (qui partagent une culture d’anciens professeurs pour la plupart) et contribuent ensuite à conforter ces conceptions. Des études menées tant en France que dans les pays anglo-saxons permettent de mieux cerner les représentations des enseignants sur la science et sur son enseignement et semblent accréditer son propos.
2.1.2 - Représentations des enseignants concernant la science et son enseignement
44Ces recherches qui s’intéressent plus ou moins directement à l’épistémologie implicite des enseignants permettent de repérer un certain nombre de résultats convergents.
Représentations de la science et des savoirs
45Les réponses aux différentes enquêtes montrent que la majorité des acteurs de l’institution scolaire a une vision empirico-réaliste de la science : les savoirs sont issus de l’étude du réel par une démarche logique et rigoureuse. Il existerait ainsi une réalité en soi, une « logique du monde » immanente, indépendante des observateurs qui la décrivent, antérieure à leur observation et potentiellement connaissable par le biais des sens. On comprend alors qu’observation et expérience soient perçues comme les fondements de la connaissance scientifique. La méthode scientifique, considérée comme parfaitement rigoureuse et objective apparaît donc seule garante de la conquête du vrai. C’est pourquoi, elle est survalorisée et accréditée d’une confiance excessive (Nadeau et Désautels, 1984). Dans une telle perspective où les « lois » de la nature sont perçues comme préexistantes, le travail des chercheurs consiste à les révéler, à les mettre en évidence par l’expérience (Robardet, 1998). Ce faisant, les savoirs scientifiques apparaissent comme définitivement acquis, irréfutables et cumulatifs, la science ne pouvant que progresser.
- 4 Liste d’expressions relevées dans le document zéro de la recherche INRP « Pratiques d’écriture dans (...)
46Dans le même temps, le langage sert à étiqueter les découvertes, à les décrire le plus objectivement et le plus fidèlement possible. Il a ainsi pour fonction de représenter le monde tel qu’il est en lui-même et de le restituer au plus près. Cette conception est aussi perceptible dans les discours de nombre de didacticiens des sciences qui comparent la langue à un « support, accompagnateur, miroir, véhicule de la pensée, expression de la pensée...»4. De telles expressions supposent qu’elle code un « déjà là » (expérience, objet, pensée) et qu’elle est transparente et univoque. Par ailleurs, ils lui attribuent les fonctions d’« information, communication, mémorisation, capitalisation », ce qui conforte l’idée d’une dichotomie entre langage et pensée. On comprend alors que les enseignants des sciences justifient les difficultés d’expression de leurs élèves par des explications de nature défectologique, renvoyant l’enseignant de français à ses responsabilités.
Représentations de l’enseignement-apprentissage scientifique
47Différentes études menées aux États-Unis et en France (Aster 26, 1998) constatent que si les représentations de l’enseignement scientifique sont tributaires de l’image qu’ont les enseignants du savoir et de la science, elles le sont aussi de leurs conceptions de l’apprentissage et des finalités qu’ils attribuent à la formation scientifique.
48Dans la vision empirico-réaliste dominante, les enseignants sont conduits à privilégier un enseignement assez transmissif et dogmatique. Ils dénaturent la démarche de résolution de problème de type hypothético-déductive au bénéfice d’une démarche purement linéaire résumée par A. Giordan dans l’acronyme OHERIC (Observation, Hypothèse, Expérimentation, Résultats, Interprétation, Conclusion) dans laquelle le statut épistémologique des élèves et le caractère construit et social du savoir scientifique sont largement ignorés. En effet, dans cette démarche où l’observation est première, l’ordre trouvé est censé préexister à l’humanité et n’est pas envisagé comme le produit d’une activité de création humaine. Ce faisant, seuls se justifient les prises de notes en cours d’observation et les textes de synthèse présentant la découverte du savoir.
49Dans cette perspective, l’acquisition d’une somme de connaissances semble importer plus que l’enseignement-apprentissage d’une manière d’appréhender le monde socialement instituée.
50Ainsi les pratiques des enseignants en sciences semblent cohérentes avec les instructions officielles qui privilégient les faits et l’observation.
2.2 – Textes officiels antérieurs à 2002 en français et représentations des enseignants
51Si les textes officiels pour l’enseignement du français ont connu de profondes mutations depuis les années quatre-vingt en ce qui concerne l’écrit, ils attestent cependant de la difficulté à inscrire l’enseignement-apprentissage du langage dans la dynamique des activités humaines et de leur diversité. Seuls les textes de 2002 invitent à rattacher cet enseignement aux grands domaines disciplinaires définis par le programme, laissant les maîtres assez démunis quant à l’organisation concrète de cet enseignement dans les horaires impartis. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que le seul apprentissage de la langue (grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire) semble suffisant aux enseignants et qu’une grande majorité d’entre eux s’interroge sur la nécessité d’enseigner les discours spécifiques des disciplines qui, par ailleurs, ne sont pas nécessairement tous bien identifiés.
2.2.1 - Les textes officiels
L’oral
52L’oral a longtemps été inexistant dans les instructions officielles ainsi que dans la classe où seule la parole magistrale prévalait. Il commence à constituer timidement un objet d’enseignement dans les instructions de 1923 avec la « récitation », l’« audition de poésie », des exercices de « prononciation » et d’« élocution » (toutes tâches au service de l’écrit) et les « causerie » et « entretien », sortes de pseudo-dialogues, dans lesquels les parlers « déviants », eu égard à la norme que représente l’écrit littéraire, étaient sanctionnés. Ce n’est en réalité qu’à partir des instructions de 1972 et au fil des textes officiels qui suivent, que l’enseignement de l’oral se constitue et voit ses objets d’apprentissage être progressivement définis, bien que les notions de « langage correct », « sans faute » incitent les enseignants à cantonner leur enseignement à celui de savoirs « techniques » : prononciation, articulation, syntaxe, formes verbales, lexique, qui permettent de retrouver le chemin sécurisant de l’enseignement de la grammaire, de la conjugaison et du vocabulaire... Rien d’étonnant donc, à ce que la classe dialoguée et le seul enseignement de la langue soient encore monnaie courante dans les pratiques.
La lecture
53Pendant longtemps, l’apprentissage de la lecture est inféodé aux abécédaires et sépare dans le temps l’apprentissage technique des lettres, syllabes et mots de celui de la lecture courante et de celui de la compréhension. En effet, l’enseignement de la lecture se fait sur des textes latins ou français, langues qui, au xixe siècle, sont l’une comme l’autre étrangères à la majorité des enfants scolarisés. Apprendre à lire consiste à apprendre aux élèves à monter des « mécanismes de lecture », l’acte de lire étant perçu comme un déchiffrement, et la lecture, le plus souvent, comme une activité d’oralisation, résurgence de ce qu’elle fut effectivement jusqu’au Moyen Âge.
- 5 Voir Jauss (1981), l’intégralité de l’œuvre de Roland Barthes ou Umberto Eco (1985).
54Il faut attendre les instructions de 1985 pour qu’officiellement lecture et compréhension ne fassent qu’une, unies dans un rapport d’équivalence « Lire, c’est comprendre ». Jusqu’à cette date, les instructions officielles en matière d’enseignement-apprentissage de la lecture n’exigent que des exercices de décomposition et de recomposition au niveau des syllabes et lettres ou des mots et syllabes et ne font jamais mention de lectures plurielles selon les données pragmatiques des situations... Antérieures aux travaux de la critique littéraire sur la réception5, elles considèrent que le sens gît dans le texte, atemporel, a-culturel, indépendamment du lecteur, et que seule la maîtrise du code suffit à l’exhumer. Dans une telle perspective, aider un élève à « atteindre » le sens, c’est surveiller essentiellement la qualité de son décodage. Si les textes officiels ultérieurs et notamment ceux de 2002 s’intéressent à la réception et au travail indispensable d’interprétation des textes, ce n’est cependant qu’en littérature. En effet, en sciences, on considère que l’on « traite » de l’information « objective » qui ne donne pas lieu à interprétation.
La production écrite
- 6 Jusqu’au xiie ou xiiie siècle, l’élaboration d’un texte et sa calligraphie sont deux activités diss (...)
55Enfin, les diverses démarches d’enseignement de l’écrit trouvent elles aussi leurs racines dans l’histoire des instructions. En effet, après avoir été longtemps réduite à la calligraphie, pour des raisons historiques6 et économiques déjà mentionnées, l’écriture, avec les lois de 1833, s’inscrit dans une dynamique nouvelle, notamment avec l’introduction de l’enseignement des « éléments de la langue française ». Elle devient le terrain d’application des leçons d’orthographe et de son corollaire, la grammaire, les enfants devant apprendre à mettre en œuvre dans l’écriture, sous la dictée, les différentes règles étudiées (Chervel, 1977). Très vite, les maîtres auront tendance à se réfugier dans l’orthographe, la grammaire et les exercices de conjugaison, au détriment d’un enseignement du français plus complet.
56Les textes officiels de 1882 affranchissent l’écriture de la tutelle orthographique et grammaticale, en la définissant comme la capacité à rédiger, au sens de transcrire une matière donnée durant le cours ou puisée dans les lectures. Dans tous les cas, les exercices de rédaction excluent ce qui relève de l’« inventio » dont on se méfie, pour se limiter au travail d’« elocutio », accompagné au mieux de la recherche de la « dispositio ». Les instructions officielles, jusqu’en 1972, témoignent d’ambitions très modestes en matière d’enseignement de l’écrit. La narration en reste l’apanage et l’imitation ou l’inspiration à partir de modèles puisés dans les morceaux choisis de lecture constituent la démarche privilégiée.
57Ce sont les instructions de 1977 qui, en légitimant l’« expression écrite » aux dépens de la « rédaction », rompent avec l’hégémonie traditionnelle de l’imitation littéraire, ouvrant ainsi la production écrite aux centres d’intérêt des élèves et à la diversité des genres textuels. Les instructions ultérieures, inspirées des recherches des linguistes et psycholinguistes sur le texte, inscrivent la production d’écrit dans un rapport d’interaction avec la pratique orale et la lecture. Celle-ci n’est plus considérée comme un modèle, mais doit offrir diverses ressources pour résoudre les problèmes d’écriture rencontrés. La grammaire, la conjugaison, l’orthographe, le vocabulaire deviennent ainsi des outils au service d’une meilleure maîtrise de l’écrit.
58L’histoire des textes officiels, des programmes et des écrits para-officiels ou administratifs montre que ces différentes conceptions de l’enseignement de l’écrit se sont progressivement superposées, sans que l’introduction d’un nouvel objectif n’entraîne de réelle remise en cause des précédents. S’est ainsi constitué un curieux « feuilletage » de représentations hétéroclites, concernant l’écrit et son apprentissage, qui fondent encore aujourd’hui la pratique de nombreux enseignants.
2.2.2 – Représentations du langage et de son apprentissage révélées par ces pratiques
Conception dichotomique des rapports entre langage et pensée
59Les grilles de critères utilisées dans le cadre d’une évaluation formative et les modèles du processus rédactionnel, s’ils semblent rationaliser l’apprentissage de l’écrit, présupposent une franche dichotomie entre langage et pensée.
60En effet, les grilles d’évaluation des écrits d’élèves, dont la forme la plus élaborée est certainement celle proposée par Turco (1988) reprise et diffusée par le groupe EVA (1991), sont centrées sur la description des textes et non sur le processus de leur élaboration. Chaque critère pris en compte ne porte que sur le texte achevé et ne permet pas d’interroger l’activité même d’écriture. Il ne dit rien de sa raison sociale. Ce faisant, de telles grilles présupposent que l’acte d’écrire se construit en deux moments distincts : d’abord l’élaboration de la pensée qui serait suivie ensuite de son énonciation écrite. L’écrit se résumerait donc au codage d’une pensée préalable.
61Ce présupposé est d’autant plus fort lorsque les stratégies d’enseignement-apprentissage s’articulent à la mise en œuvre d’activités visant à travailler séparément les différentes opérations du processus rédactionnel. En effet, même si les modèles ont évolué dans leur histoire (les plus anciens se donnant à lire de façon linéaire, alors que les plus récents se donnent comme systémiques), en dissociant la phase de planification de celle de mise en mots et en langage, ils tendent à dissocier l’acte de pensée de l’acte d’énonciation écrite. Ils réduisent ainsi le langage à n’être qu’un simple outil de communication qui permet de restituer une expérience non linguistique, préformée indépendamment de lui, une logique première, indépendante des relations établies par les hommes avec le monde. De ce fait, la pensée serait anhistorique, non humainement construite, universelle et le langage aurait pour fonction de l’étiqueter, indépendamment de ses conditions sociales d’utilisation.
62Dans cette perspective, les expressions de « premier jet », « deuxième jet » et le processus de révision trouvent leur articulation. En effet, la notion de révision, fondée sur un concept de sujet omniscient, justifie l’image du « moindre » texte, qui doit faire l’objet d’une réécriture pour s’ajuster à la pensée préalable... conception mécaniciste du langage réduit à n’être qu’une forme, un rouage de transmission propre à représenter objectivement le monde, la pensée et donc réduit à sa fonction dénotative. Une telle conception est incompatible avec l’idée d’une pensée et d’un savoir qui se construisent dans le temps, dans et par le langage qui se travaille.
63On comprend alors, dans cette perspective, la focalisation exclusive sur la production de textes « terminaux », achevés, exposant le savoir (compte rendu, texte explicatif...) et l’absence de sollicitation, en classe, d’écrits ou d’oraux dits « intermédiaires », « réflexifs », dans et par lesquels se construisent des points de vue, s’essaient des explications, s’organisent des débats, s’effectuent des changements de points de vue, s’élaborent des objets de discours constitutifs de l’« archéologie du savoir ». L’idée que le langage, notamment l’écriture, serve à penser, à apprendre, à travailler intellectuellement n’est en général pas construite chez les enseignants et donc ne l’est pas non plus chez leurs élèves (Nony, 1998).
64Il ne s’agit pas de nier l’importance des travaux de la linguistique textuelle qui offrent un répertoire de références à des pratiques sociales identifiables et des normes d’efficacité qui légitiment des objectifs d’enseignement. Les outils ainsi disponibles nourrissent la réflexion didactique, aident à la détermination des objectifs, facilitent le choix des situations et des tâches à proposer aux élèves et permettent d’anticiper des modalités d’étayage. Mais ces outils seraient d’autant plus efficaces s’ils étaient conçus en terme d’objectifs-obstacles et s’ils n’étaient donc pas, comme le plus souvent, dépourvus de consistance sociale. En effet, ils sont appréhendés exclusivement dans des activités centrées sur la langue et sur des textes réifiés et non dans des situations mettant en jeu la constitution du sens et le rapport à autrui dans la construction de la connaissance.
Conception représentationniste du langage
65La dichotomie entre pensée et langage assigne à ce dernier l’unique fonction de coder un vouloir dire préalablement construit indépendamment de lui. Ainsi réduit à sa seule fonction dénotative, média clair en soi, il suppose la mise en œuvre d’une langue univoque et transparente, également partagée par tous les acteurs de la communication qui, de la sorte, ne sont pas impliqués dans les processus de production et de réception et sont confinés au rôle de boîtes enregistreuses plus ou moins bien « programmées » en regard des règles régissant le système linguistique. Une telle représentation justifie d’inféoder l’enseignement du langage à ceux de la grammaire, de l’orthographe, de la conjugaison et du vocabulaire, seuls susceptibles de garantir le bon fonctionnement du code et par là même une bonne compréhension ou production. Dans cette perspective l’enseignement spécifique de l’oral et de l’écrit devient caduc, puisque seule compte la maîtrise de la langue et non celle du langage. Ainsi la connaissance des différents genres de discours est soit inutile, leur compréhension et production étant uniquement tributaires du degré de maîtrise des différentes matières du français, soit nécessaire, mais relevant de la mémorisation d’un système de règles syntaxiques internes (schémas) devant être « respectées » au même titre que les règles orthographiques ou grammaticales.
Conceptions transmissives et applicationnistes de l’apprentissage
66Si les textes officiels de 2002 et les discours actuels des didacticiens privilégient une conception de l’apprentissage par résolution d’un problème de savoir grâce entre autres aux interactions sociales, sur le terrain, l’enseignement des éléments de la langue de même que celui systématique des spécificités textuelles prolongent ou restaurent une pédagogie de la transmission et de l’application. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’est évacuée, pour les savoirs en jeu, la dimension humaine de leur construction.
2.3 – Conclusion
67Que ce soit dans le cadre de l’enseignement du français ou de celui des sciences, un certain nombre de représentations semblent convergentes :
- les savoirs (scientifiques ou langagiers) préexistent à l’activité langagière qui les « code » et leur acquisition par les élèves se fait directement, par transmission, indépendamment de toute interprétation ou négociation de leur signification.
- le langage a pour fonction essentielle de véhiculer ces savoirs, de les exposer le plus fidèlement et le plus objectivement possible, grâce à l’univocité et la transparence de la langue, régie par un certain nombre de règles morpho-syntaxiques (phrastiques ou textuelles) dont la maîtrise assure une pratique langagière « correcte », garante d’une bonne compréhension entre acteurs de la communication partageant la même langue.
- Ces deux premières conceptions, infirmant l’hypothèse d’une co-construction langage/pensée, permettent de justifier un enseignement de type transmissif et dogmatique.
3 – Vers un changement des pratiques
68Les programmes de 2002 pour l’école élémentaire ont provoqué une petite révolution, en invitant les maîtres à repenser leur activité d’enseignement disciplinaire en prenant en compte l’activité langagière nécessaire aux apprentissages de leurs élèves. Cette nouvelle orientation s’explique pour différentes raisons.
3.1 – Un constat d’échec relatif
69Les diverses pratiques décrites supra, fréquentes dans l’institution scolaire, ont montré leurs limites. Elles ont eu le plus souvent, pour facteur commun, la déception des enseignants et des élèves devant des résultats inversement proportionnels aux efforts consentis et, ce faisant, elles ont été remises en cause.
70En effet, en sciences, les élèves ont fréquemment une connaissance de type encyclopédique et temporaire. Ils portent leurs efforts sur l’apprentissage de mots scientifiques, d’« étiquettes », croyant par là connaître la science. Giordan et De Vecchi (1987) constatent que leurs savoirs ne sont ni opérants ni utilisables car ce sont majoritairement des formules creuses, dépourvues de sens. De même Orange (1997) observe que le plus souvent ils se résument à des inventaires de « faits scientifiques » sans liens entre eux, enseignés de façon dogmatique et appris par cœur.
71Ce reproche fait à l’enseignement des sciences peut tout aussi bien s’appliquer à celui du français. La focalisation sur les savoirs de la discipline « français » élude, comme en sciences, le problème crucial de l’activité même des élèves, en prise avec la construction de ces savoirs, dans des situations spécifiques. Des travaux (notamment ceux de Bautier et Bucheton, 1996) mettent l’accent sur le fait que les meilleurs savoirs du monde ne portent pas en eux-mêmes les conditions de leur assimilation, que leur formalisme et le niveau d’abstraction qu’ils exigent renforcent même la différenciation sociale. Se pose donc le problème du passage des savoirs déclaratifs aux pratiques et vice-versa, problème jusqu’alors négligé. C’est ainsi que, depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les conceptions du « français » dont le « français transdisciplinaire » sont interrogées en didactique du français et que l’observation des pratiques est devenue un objet d’étude.
3.2 – Nouvelles orientations
72Compte tenu de ces constats, des recherches, tant en didactique du français qu’en didactique des sciences expérimentales, se sont cristallisées sur de nouveaux objets d’étude.
- Considérant que les savoirs scientifiques sont des instruments culturels historiquement et socialement élaborés, dans des sphères d’activité qui sont aussi des sphères d’échanges langagiers, ces recherches leur accordent une dimension discursive inaliénable, constitutive de leur production par les scientifiques. Par ailleurs, une fois transposés à l’école, leur reconstruction par les élèves, au sein de l’institution scolaire, est aussi tributaire d’échanges langagiers, notamment dans une perspective socio-constructiviste. C’est pourquoi ces recherches sont orientées vers l’étude des discours mis en œuvre dans la classe pour comprendre, apprendre et entrer ainsi dans la communauté scientifique scolaire en se pliant à sa discipline, c’est-à-dire en construisant et en s’appropriant les rapports à la vie, au monde, au temps... qui lui sont inhérents et ont été construits dans et par le langage.
- Par ailleurs, ces recherches rompent avec une conception représentationniste du langage, de sa transparence et de son aptitude à coder objectivement des informations préalablement construites indépendamment des acteurs de la communication. Elles lui préfèrent celle d’outil cognitif d’instrument de coopération sociale dans et par lequel se négocient simultanément des formes discursives, des significations, des images identitaires, des relations humaines tributaires de statuts et sphères de pouvoir que le discours lui-même contribue à construire et à réorganiser. Elles considèrent que toutes ces données sociales labiles sont instituées par le contexte d’interaction et simultanément constitutives de ce contexte. De sorte que le contexte de l’échange est à concevoir de manière dynamique, toujours mouvant, temporaire, complexe, toujours interprété par la subjectivité des acteurs au travers des instruments sémiotiques par lesquels ils s’y inscrivent, toujours redéfini et co-construit par les partenaires, présents ou virtuels.
- Ces recherches prennent leurs distances avec une représentation positiviste ou empiriste des savoirs et s’inscrivent dans une représentation sémiotique (plus particulièrement discursive) et dialogique tant de leur production par les scientifiques que de leur reconstruction par les élèves, l’organisation même des discours étant le lieu d’interpénétration de la langue et de la culture. Les travaux menés par les philosophes, sociologues et historiens de la nouvelle histoire sociale des sciences invitent, en effet, à renoncer à une conception des savoirs comme universaux et qui se manifesteraient d’eux-mêmes. Ils préfèrent les définir comme les œuvres d’une pratique propre à une communauté dont les règles épistémologiques, sociales, matérielles et rhétoriques sont spécifiques et contextualisées (Pestre, 1995).
- Ces recherches s’intéressent donc aux brouillons successifs, aux productions « intermédiaires », provisoires, aux écrits et oraux dits « réflexifs », « de travail », dénués de tout statut officiel à l’école. Elles visent à circonscrire leur fonction relativement à l’élaboration des savoirs (scientifiques et langagiers) et leur fonctionnement en interrogeant ce qu’ils signalent comme forme d’activité, comme état du savoir et du positionnement énonciatif de leurs auteurs. Elles étudient les différentes manières dont les élèves s’y instituent comme sujets7, comment ils gèrent les reprises en sens et reformulations au fil du temps et du développement de l’activité et s’ils s’approprient ou non la culture, avec l’aide des pairs et l’étayage du maître, au sein d’un contexte scolaire.
73N’étant plus uniquement centrées sur les savoirs comme objets d’enseignement, mais s’intéressant aussi au processus de leur appropriation par les élèves, elles procèdent d’une approche pluridisciplinaire de la communication humaine et prennent à leur compte les théories et travaux développés en la matière par la linguistique, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie et l’histoire sociale des sciences, théories et travaux qui feront l’objet d’une présentation dans les prochains chapitres.
74Dans cette perspective, on peut comprendre que ce soit en chaque discipline que l’enseignant se voie investi d’une responsabilité dans la construction du « français transversal » et que les textes de 2002 invitent à repenser les dispositifs mis en œuvre jusqu’alors pour son enseignement.
Notes
1 Nous référons aux théories de l’apprentissage qui mettent l’accent sur l’activité des élèves contrairement aux théories de type behaviouriste qui privilégient un apprentissage par conditionnement.
2 Recensement effectué à partir des ouvrages suivants : Groupe EVA, Évaluer les écrits à l’école primaire, Paris, Hachette, 1991 ; Groupe d’Écouen, Former des enfants producteurs de textes, Paris, Hachette, 1988 ; Chartier A.-M. et al., Lire écrire 2. Produire des textes, Paris, Hatier, 1998.
3 Voir, pour la discipline français :
– les publications d’André Chervel autour du recensement des textes officiels concernant l’enseignement du français à l’école primaire : « Sur l’origine de l’enseignement du français dans le secondaire », Histoire de l’écucation, 25, 1985, p. 3-10 ; « Observations sur l’histoire de l’enseignement de la composition française », in J.-L. Chiss et al. (Éds.), Apprendre/enseigner à produire des textes écrits, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1988, p. 109-121.
– les travaux sur l’alphabétisation de François Furet et Jacques Ozouf (1977).
Pour une approche synthétique, voir l’article très documenté de Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard (1994), « Lire pour écrire à l’école primaire ? L’invention de la composition française dans l’école du xixe siècle », in Les interactions lecture-écriture, Berne, Peter Lang, p. 23-90.
4 Liste d’expressions relevées dans le document zéro de la recherche INRP « Pratiques d’écriture dans l’enseignement des sciences » (novembre 1997) qui recense un certain nombre d’articles sur ce sujet et dont le plus ancien date de 1983.
5 Voir Jauss (1981), l’intégralité de l’œuvre de Roland Barthes ou Umberto Eco (1985).
6 Jusqu’au xiie ou xiiie siècle, l’élaboration d’un texte et sa calligraphie sont deux activités dissociées, cette dernière étant dévolue à des artistes manuels au service de « dictatores » qui créent et verbalisent leur texte. Ainsi, l’activité de production écrite, entendue au sens actuel du terme comme pratique d’un individu, n’existe pas mais relève d’une division du travail entre un concepteur et un scribe-transcripteur (Schneuwly, 1995). Cette dichotomie est pérennisée par l’école, jusqu’au premier tiers du xixe siècle.
7 Voir les travaux de Charlot B., Bautier E., Rochex J.-Y. (1992), Bautier E. (1995), l’article de Bautier E. et Bucheton D. (1996) sur la co-construction du sujet et des savoirs, ainsi que ceux de Rebière (2000, 2001) sur la construction de la posture.
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