1Les trois contributions de cette partie analysent à partir des entretiens recueillis (Thérèse Perez-Roux) pour l’une, et à partir des entretiens et des pratiques de classe (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin) pour les deux autres, les actions et représentations des acteurs en ce qui concerne l’avancée didactique des séances proposées. Elles ont en commun de traiter de l’intersubjectivité des situations, que ces situations soient des situations d’entretien ou des situations d’enseignement-apprentissage. Elles s’organisent autour des représentations des acteurs, des pratiques mises en œuvre, de l’interaction chercheur/enseignants qui contraint les enseignants à « sauver la face ». Les contraintes de situation sont singulières et traitées comme telles : elles spécifient le contexte de la recherche et par conséquent des analyses (voir schéma page suivante).

2Ainsi ces analyses comparatives entre maître-formateur et stagiaire apportent un éclairage sur la complexité de la construction professionnelle des enseignants, de l’enseignant novice à l’enseignant expérimenté, d’une part, et interrogent les mécanismes de la formation professionnelle, d’autre part.

3Ces analyses des « pratiques déclarées » apparaissent comme le complément indispensable des analyses des « pratiques observées » pour deux raisons. D’abord, accéder au sens que l’acteur donne à ses actes permet de réduire les inférences implicites qui constituent les analyses en tant que telles et de dévoiler le degré de fiabilité de cette analyse plurielle. Ensuite, ces analyses qui donnent à voir comment les acteurs justifient leur activité au sein d’un dispositif contraint – rétroactivement et dans un contexte qui les conduit parfois à une reconstruction pour « garder la face » – permettent de dévoiler des éléments fondateurs de l’activité située des deux enseignants. Ces éléments, souvent implicites pour l’acteur au moment de l’action, donnent une autre dimension à la complexité des pratiques.

4Cette synthèse est articulée en suivant le schéma topologique ci-après. Dans un premier temps (parties 1, 2, 3 et 4), nous revenons sur le dispositif de recherche (axe droit du schéma), et les analyses de la situation produites (cœur du schéma), tout en resituant la complexité de ces situations (tension représentée par l’axe inférieur). Nous examinons, ensuite, la pertinence de la qualification expert/novice (axe gauche) et la question de la professionnalisation entre identité, normes et valeurs.

Les contraintes de situation

5Le matériau d’investigation privilégié est constitué par les entretiens d’auto-confrontation qui intègrent dans une même temporalité un mouvement d’autoscopie et des mécanismes de confrontation au regard évaluatif de l’Autre. Cette forte composante émotionnelle oriente d’autant plus les discours que les interrelations entre les acteurs sont complexes, se conjuguent ou s’opposent de manière alternative mais aussi se superposent en permanence : en effet, la composante chercheur/acteurs observés se double de la composante partenariale inter-formateurs, en ce qui concerne les relations qu’entretiennent à d’autres moments le maître-formateur et le chercheur, et de la composante hiérarchique formateur/formé en ce qui concerne la stagiaire précisément dans son rapport au maître-formateur d’une part et au chercheur d’autre part.

6Cette hiérarchie des places et des rôles engendre une forme de brouillage communicationnel qu’il appartient à la recherche d’élucider non pour le neutraliser, mais pour en rendre compte, le mettre provisoirement à distance et l’intégrer au nombre des variables de la situation d’enquête.

7La position du chercheur dans l’espace institutionnel de la formation mais aussi dans l’espace de la recherche (présupposés théoriques, recherches et expériences antérieures, passé professionnel, etc.) devient alors un élément incontournable du processus de lecture et de décodage des analyses.

8Les entretiens ont été menés plusieurs semaines après le déroulement des séances, ils s’organisent autour de la vidéoscopie des séances de classe filmées par le chercheur. Il s’agit d’un dialogue qui se veut ouvert, attentif aux réactions des enseignants face à leur image, et qui livre à leur appréciation et à leur choix les moments susceptibles de commentaires et d’échanges.

9Pour la stagiaire, l’entretien est réalisé en fin d’année scolaire, lorsque la validation de la formation a eu lieu. Le chercheur ne peut plus ici être investi, du point de vue des deux acteurs en présence, du rôle et de la fonction de formateur, du moins peut-on faire l’hypothèse d’une parole affranchie des contraintes de validation chez la stagiaire. Pour le maître-formateur, l’entretien a lieu au cours de l’année scolaire suivante, il est relativement éloigné du moment de la réalisation de la séance. Le support visuel permet alors une lecture plus distanciée, susceptible de réduire les effets de tension engendrés par l’immédiateté de l’action.

Un dispositif de recherche qui dévoile des aspects de la complexité

10Les corpus recueillis ne peuvent être isolés du système interactionnel dans lequel ils s’insèrent et des éléments de la situation, en particulier des références supposées partagées puisque les trois actants, le chercheur et les deux enseignants, participent du même espace-temps institutionnel.

11Le contrat interactionnel négocié pour fonder la recherche devient de ce point de vue une variable déterminante des situations analysées. Par-delà les significations liées à leur contenu informationnel, les échanges communicationnels expriment l’identité que chaque partenaire présente comme identité réelle à son interlocuteur, révèlent la définition de la relation visée, la demande qu’ils adressent explicitement ou implicitement (Thérèse Perez-Roux).

12Ce sens est porteur d’enjeux de reconnaissance et de risques importants pour les protagonistes (risques de non-réponse, de rejet, de perte de la face, etc.). Il s’exprime à travers des stratégies qui résultent d’une négociation entre les visées du locuteur et les mécanismes de défense qui accompagnent leur expression en fonction des contextes intersubjectif, institutionnel et idéologique.

Le rapport distance/proximité structure et caractérise la tonalité des deux entretiens

13Les trois contributions présentent une forte convergence en ce qui concerne l’analyse des positions respectives prises par les acteurs au cours de ces entretiens.

14Un rapport distancié et de nature hiérarchique se déploie et se confirme entre le chercheur et la stagiaire lors du visionnement de la séance. L’initiative du choix des objets de focalisation du discours est le fait du chercheur qui marque les échanges du sceau du formateur, inscrivant peu à peu la stagiaire dans un discours fermé qui affecte son engagement (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin).

15En revanche, le rapport qui préside à la relation chercheur/maître-formateur, s’il reste dissymétrique par la prise de position d’expertise du maître-formateur (Thérèse Perez-Roux), est souvent teinté de connivences ou de pseudo-connivences qui fonctionnent sur le mode d’évidences partagées (par exemple : le contrat didactique). La structure interactionnelle qui en découle en est affectée et le chercheur est alors mis en difficulté et contraint lors de l’entretien avec le maître-formateur de renoncer, au moins provisoirement, au statut de formateur sans que soit pour autant légitimé son statut de chercheur.

16La pluralité des niveaux de langage et ces régularités permettent alors de repérer les stratégies des acteurs au cours de ces entretiens pour garder la face (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Thérèse Perez-Roux), préserver une identité, fut-elle contextuelle (Thérèse Perez-Roux) pour la rendre acceptable à ses propres yeux et acceptable au regard d’Autrui. En effet, lorsque surviennent des perturbations dans l’interaction, les individus cherchent à favoriser chez autrui une procédure de normalisation (H. Garfinkel, 1967). Cette procédure – ethnométhode – s’élabore en référence à ce qu’il nomme « les caractéristiques formelles des événements ».

17L’une de ces caractéristiques, si ce n’est la plus importante, est la typicalité : le fait qu’un événement doit pouvoir être rangé dans une classe d’événements de même nature ; celle-ci étant facilitée lorsque la probabilité de la survenue de l’événement est élevée et lorsque l’événement a une structure causale qui permet de se justifier. Ainsi, pour garder la face, le maître-formateur comme la stagiaire recourent sans cesse à ces procédures.

Une épreuve au cours de laquelle les regards se densifient et se dédoublent

18Cette situation d’auto-confrontation relève, in fine, d’un double processus.

19Un processus d’autoscopie au cours duquel le regard sur soi – à condition qu’il soit accepté – prend une nouvelle dimension : la représentation de Soi en tant que professionnel ne peut sortir indemne de l’observation partiellement distanciée du professionnel où, par exemple, la tonalité vocale, les mimiques, la gestualité, les tics langagiers, etc. présentent des saillances telles qu’elles introduisent l’individu dans un rapport d’étrangeté avec lui-même qui peut le conduire au déni (théorie de la dissonance cognitive, L. Festinger, 1964) ou à un moment de trouble et de fragilisation qui, dans l’instant, conduit le sujet à une crispation. Cette déstabilisation constitue une véritable épreuve, au sens sociologique (D. Martuccelli, 2002 ; L. Thévenot, 2006) et initiatique ou subjectif du terme.

20Un processus d’auto-évaluation au regard des attentes supposées du formateur/chercheur qui contraint l’individu « en difficulté », à ce moment précis de l’entretien, à faire sien un discours accusateur, conventionnel et consensuel dans cet espace professionnel, d’une formation qui, de son point de vue, serait inadaptée en ce qui concerne la stagiaire, et conduit le maître-formateur à se réfugier dans un partage supposé des attentes du chercheur.

Garder la face en délimitant son territoire : le dévoilement d’un rapport contractuel à la recherche

21Cette double épreuve, dans une même temporalité, exige de « garder la face » et de délimiter « son territoire » (E. Goffman, 1974).

22Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle procèdent à une analyse comparative des stratégies auxquelles les acteurs recourent pour « garder la face ». Ces stratégies se déploient de manière observable par l’occupation des « territoires », qu’ils soient spatiaux ou symboliques, à laquelle se livrent de manière différenciée les deux enseignants, maître-formateur et stagiaire, face à des élèves qui ne sont pas les leurs. Ils le font également dans un registre de domination pour l’un, de subordination pour l’autre, au cours du face-à-face avec le chercheur. À la recherche de distinction dans l’investissement d’un territoire à l’apparence scientifique pour le maître-formateur, s’oppose la quête d’approbation et de reconnaissance de la stagiaire dans le refuge extra-territorial de la formation. En d’autres termes, l’instrumentation didactique et le recours à une théorisation (non éprouvée) apparaissent comme les marqueurs d’un consentement gratuit et condescendant à l’expérimentation chez le maître-formateur alors que la stagiaire s’inscrit dans une stratégie possible de recherche de reconnaissance et de légitimation post-validation et se trouve, de ce fait, confrontée aux limites imposées par ce cadrage tactique.

23Ces « territoires » investis interpellent les rapports contractuels à la recherche menée : comme toute recherche, il s’agit d’une situation « manipulée » (Thérèse Perez-Roux ; Christiane Morin) dans laquelle les contraintes qui pèsent sur la situation observée, dans la mesure où elles introduisent un contrôle externe régulateur des pratiques (impératif de l’efficacité, respect des prescriptions initiées par le scénario prévu, temporalité) s’apparentent, pour partie, aux contraintes des exo et macrosystèmes éducatifs, mais pour une autre partie, révèlent le degré de vulnérabilité socio-émotionnelle des acteurs dans cette situation singulière. Dans ce cadre, la composante « adressée » des pratiques semble surdéterminer la situation.

Les enjeux identitaires de la situation d’entretien

24La question de la construction et des modalités temporelles d’une identité professionnelle trouve ici toute sa pertinence et Thérèse Perez-Roux se livre à une exploration des enjeux identitaires des entretiens dans une perspective dynamique qui intègre et relie expériences sociales des sujets et rapport significatif à Autrui. Le triptyque « sens – repères – contrôle » questionne la notion d’implication professionnelle et l’analyse comparative menée par l’auteur contribue à réduire la distance supposée, en ce qui concerne la distribution des gestes professionnels par exemple, entre enseignant expérimenté et enseignant novice et confirme le fait que l’expertise ne peut se concevoir sans mémoire didactique constituée. La variable situationnelle devient l’une des variables explicatives, non pas d’une identité professionnelle en tant que telle, mais « d’un positionnement à un moment donné dans une interaction particulière » (Thérèse Perez-Roux).

Pratiques « observées » et pratiques « déclarées » : une relation complexe

De la pratique au discours

25Si les entretiens sont le matériau privilégié de l’étude de Thérèse Perez-Roux axée sur les représentations que les acteurs ont de leur propre pratique, les deux contributions suivantes tentent de lier et de relier les interactions verbales dans le face à face enseignant/élèves et les discours sur ces pratiques « en image ». Le point de vue des acteurs contribue au décodage des actes pédagogiques et à l’approche de leurs significations, mais parfois aussi tente de les brouiller.

26Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle repèrent les différentes logiques des interactions langagières, tantôt duelles, tantôt collectives, avec les élèves. Cette dernière logique, permettant la montée en généralité des consignes dans la classe, peut servir de révélateur de la professionnalité de l’enseignant expérimenté. Quant aux interactions avec le chercheur, elles répondent aux mêmes logiques mais inversées. Alors que l’enseignant expérimenté oppose sa spécificité de professionnel à un collectif supposé des néophytes, l’enseignant débutant se défausse, rendant responsable le collectif qui l’a précédé (l’enseignant dans sa classe, la formation).

27L’articulation des actes pédagogiques et des commentaires se heurte à l’ampleur des données ainsi collectées. C’est pourquoi Christiane Morin, prenant appui sur les analyses didactiques de Magali Hersant, traite plus particulièrement du moment où le scénario propose l’introduction différenciée selon les compétences mathématiques et les capacités attribuées aux élèves des nombres 96 et 36. Cette réduction est rendue nécessaire pour deux raisons. L’une est l’ampleur du corpus, l’autre est de mettre en évidence des éléments caractéristiques sans céder à la redondance possible.

Des dysfonctionnements occultés

28Des contradictions émergent quant à la nature, la place et les fonctions à accorder aux dysfonctionnements de la classe.

29Le rapport des enseignants aux élèves est pris en compte dans deux contributions. Or les manifestations collectives ou individuelles, qu’elles apparaissent sous forme de sarcasmes ou de chahut, sont des manifestations signifiantes qui dévoilent des aspects relationnels et des aspects cognitifs. En tant que telles, elles interpellent la relation pédagogique interpersonnelle mais également le rapport des élèves aux objets de savoir proposés et donc, par-delà la tâche définie dans le moment de l’expérimentation, le rapport des élèves à ce problème pour chercher, tel qu’il a été défini antérieurement par les trois acteurs d’une part et les rapports à la situation d’observation d’autre part. Ce brouillage communicationnel réintroduit de facto le chercheur dans la situation analysée.

30Les dysfonctionnements participent de plusieurs niveaux et mettent en cause les relations maître-élèves, les relations des élèves au savoir présenté et les relations des enseignants qui se tissent entre observés et chercheurs enchâssés dans les contraintes de l’analyse plurielle. Ils s’inscrivent dans un registre de fortes tensions.

Les points de consensus des trois contributions

31Les trois contributions aboutissent aux mêmes conclusions en ce qui concerne la situation proprement dite, les présupposés relatifs à la population d’élèves et l’apparition de positions défensives chez les enseignants observés.

Mémoire didactique et savoirs

32Dans ces situations, le milieu didactique est délibérément perturbé, le défaut de mémoire didactique crée chez les enseignants concernés se double d’une différenciation nette des savoirs visés.

33En effet, ces deux situations sont « manipulées » (Thérèse Perez-Roux ; Christiane Morin) en ce sens qu’elles entrent dans un protocole didactique co-construit avec le chercheur et qu’elles s’offrent aux regards croisés et différés des chercheurs. Placés tous deux face à des groupes d’élèves qu’ils ne connaissent que de façon fragmentaire et épisodique, les enseignants possèdent à des degrés différents des informations multiples plus ou moins saillantes, plus ou moins fiables, plus ou moins pertinentes sur les élèves (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin). Ceci n’est pas sans conséquence sur la définition et la construction de la situation pédagogique et didactique. Si des éléments de la mémoire didactique des deux enseignants en sont affectés, les savoirs visés ne semblent pas de même nature chez le maître-formateur et chez la stagiaire ; ce que corrobore l’analyse didactique des séances menées avec les élèves (Magali Hersant). Faut-il invoquer les connaissances antérieures de la discipline différentes chez l’un et l’autre ? Faut-il y voir un incontournable de la polyvalence de cette profession ?

Des stéréotypes relatifs à la ZEP

34La majoration d’un effet de stéréotypie relatif à la ZEP (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin) semble justifier les dérapages et détournements didactiques dans ce contexte, dont la représentation fait davantage appel à l’imaginaire social qu’à un savoir rationnellement construit qui permettrait d’identifier les éléments d’une dynamique sociale et cognitive spécifique. L’externalisation des causes de ces dysfonctionnements pédagogiques renvoie à une composante identitaire du groupe professionnel : la propension des enseignants à récuser leur responsabilité dans l’échec ou les difficultés de leurs élèves (P. Gosling, 1992)1.

Tensions et positions défensives

35Ces situations sont sources de tensions qui se traduisent par le repli vers des positions défensives (Thérèse Perez-Roux) allant parfois jusqu’à un déni de responsabilité (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin) faisant un large recours aux attributions externes (Thérèse Perez-Roux ; Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Christiane Morin) qui, du point de vue des enseignants concernés devient une des variables explicatives de la situation. Ces situations révèlent également une capacité limitée d’autoscopie, tant tout retour sur soi est difficile et coûteux. Les enseignants y réagissent par l’expression d’un malaise qui conduit soit à un désengagement, soit à un comportement d’esquive et qui les place dans un « entre-deux identitaire » qui autorise la réduction des dissonances et par voie de conséquence la restauration d’une image de soi acceptable (Thérèse Perez-Roux).

Normes et expertise

La question de la norme traverse la formation tout comme elle traverse la recherche

36Comme aspect de la culture, et dans le contexte institutionnel, la norme est une formulation prescriptive, un standard. Elle repose sur un principe d’économie et de rectitude qui permet l’anticipation, la prévisibilité, du comportement d’Autrui et se caractérise par son caractère contraignant et systématique.

37La norme qui prévaut dans ces séances est celle de l’incapacité fonctionnelle des élèves (Christiane Morin ; Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle) qui semble justifier renoncement et désengagement. Mais la question de la norme n’est pas circonscrite aux seules pratiques enseignantes, elle traverse également la recherche elle-même, en ce qui concerne par exemple les représentations que partagent chercheurs et enseignants sur le public d’élèves. L’effet d’étiquetage et de stéréotypie lié à la notion de ZEP s’impose comme une « évidence partagée » alors qu’aucun indicateur scientifique ne permet de situer le contexte sociologique et cognitif des groupes d’élèves et n’autorise la ratification d’une catégorisation bipolaire en défaveur des classes observées.

Les pratiques et les productions de recherche [sont] portées aujourd’hui sans doute plus qu’hier à prendre en considération le point de vue et les logiques d’acteurs, et dès lors tentées de s’en rapprocher, voire de leur emprunter leurs catégories et leurs modes d’appréhension du monde social. (M. Kherroubi et J.-Y. Rochex, 2004, p. 121)

38La vigilance des chercheurs et la prise de conscience de ces mécanismes sont un gage de la crédibilité de la recherche.

39S’il est bien connu que « même les recherches à caractère scientifique ne peuvent s’exempter du cadre idéologique qui les oriente » (C. Hadji et J. Baillé, 1998), il importe cependant de le dévoiler pour tenter de le dépasser. Dans ce sens, la pluralité des regards fonctionne comme un garde-fou méthodologique.

Existe-t-il une expertise en Éducation ? Laquelle ? Et si oui, est-elle pérenne ?

40Le maître-formateur est-il un expert ? La définition de l’expert est au cœur de la définition des professions par la sociologie. La fonction spécifique des professions, pour les sociologues fonctionnalistes, « éminemment progressiste, est de constituer des médiations entre les savoirs purs (pare-study) et le monde de la vie quotidienne » (C. Dubar et P. Tripier, 1998). Ces médiations spécifiques, que sont les savoirs-experts, permettent simultanément une appartenance professionnelle mais aussi des valeurs de référence (liberté, dignité, responsabilité). De même, la figure de l’expert semble faire triompher la rationalité téléologique en lui permettant une légitimité légale-rationnelle née de ces savoirs une fois certifiés par l’institution (M. Weber, 1904).

41Cependant, certains refusent au métier enseignant le qualificatif de profession. D’une part parce que l’enseignant, en usant d’une rationalité axiologique, fait de l’expertise une multitude de combinaisons possibles, ce qui est contradictoire ; d’autre part, parce que la liberté du professionnel se manifeste à travers son autonomie, ce qui n’est pas le cas pour les enseignants encastrés dans des réseaux institutionnels multiples (disciplines enseignées, établissement, système éducatif au sens large). Enfin, ces savoirs-experts s’acquièrent lors d’une formation universitaire. Or, le maître-formateur s’il a bien un diplôme (le CAFIPEMF2), celui-ci ne sanctionnait pas jusqu’il y a peu une véritable formation, a fortiori universitaire, le maître-formateur est un autodidacte. Dès lors, le CAFIPEMF garantirait davantage une expérience, des compétences et par conséquent n’ouvrirait pas au maître-formateur le statut d’expert.

42Néanmoins, « c’est en étudiant leurs revendications et leurs aspirations que nous avons appris ce que signifie la notion de profession pour les membres des nombreux métiers qui cherchent à obtenir ce statut » (E.-C. Hughes, 1996), ne devons-nous pas alors envisager, dans une perspective interactionniste, de leur accorder. En effet, l’enseignant peut revendiquer avec succès des savoirs – experts professionnels stabilisés, lesquels utiliseraient l’abstraction de manière plus importante (F.-V. Tochon, 1989). De plus, l’enseignant, quand bien même il est encastré dans l’institution, dispose de marges d’initiative importantes en ce qui concerne l’organisation, la planification en pouvant gérer des plans alternatifs (J.-F. Richard, 1990). Enfin, il est capable d’une adaptation contextuelle rapide et d’une disponibilité dans l’interaction, essentielle dans le contexte complexe contemporain marqué par de nouveaux rapports au savoir et de « nouveaux publics ». Cette adaptabilité est facilitée par l’appropriation et la conversion en outils d’analyse de sa propre réflexivité (D.-A. Schön, 1993) et par son traitement plus rapide des informations.

43Cette expertise, toujours à renouveler au moins partiellement, toujours en construction, peut-elle alors être pérenne ? C’est de cette interrogation que naît l’hésitation, dans les différentes contributions, à attribuer le statut d’enseignant-expert lui faisant préférer le statut d’enseignant expérimenté.

44En effet, le maître-formateur dispose de savoirs formalisés, qui lui permettent un contact inaugural assuré, une présentation canonique de la tâche à réaliser (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle) et un contrôle du processus d’apprentissage par le temps et par les règles, par des modalités de guidage confirmées (Thérèse Perez-Roux). Il s’oppose en cela à la stagiaire qui manque manifestement de repères et qui doit gérer de multiples tensions entre la gestion interactionnelle des échanges au sein du groupe et l’appropriation des contenus, entre la conception des apprentissages le plus souvent curriculaires dont elle dispose et le dispositif de recherche dépourvu de cet objectif, entre cette confrontation d’une image de soi professionnelle à l’état embryonnaire et l’épreuve de réalité dans laquelle elle est plongée (Thérèse Perez-Roux). Stagiaire qui doit également tenter de dépasser l’obstacle d’une « identité professionnelle perçue » par le groupe comme peu affirmée et peu légitime3, qui réalise le cadrage de la tâche en mêlant dans un même mouvement discursif tâches formelles et tâches cognitives, dont les déplacements et les marques territoriales sont encore mal assurés et dont la cécité aux déviances relève davantage d’une méconnaissance du terrain alors que la cécité du maître-formateur à ces mêmes déviances procède d’une cécité stratégique et délibérée (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle). Tous deux cependant semblent partager des représentations et des valeurs qui signent leur appartenance à un groupe professionnel spécifique : un certain degré de tolérance aux phénomènes d’attention dispersée, une ignorance des sarcasmes et autres sanctions diffuses qui parcourent la classe, une position défensive par rapport aux élèves, un parti pris du « simple » et du « facile » en ce qui concerne les processus d’apprentissages réservés aux élèves les plus fragiles sur le plan scolaire, une valorisation de la réussite. Néanmoins l’enseignant expérimenté se distingue de l’enseignant novice en ce qu’il réserve aux situations conflictuelles des réponses de nature didactico-pédagogiques, alors que l’enseignante stagiaire se laisse submerger par la tension émotionnelle et compassionnelle. Enfin, si l’enseignant expérimenté se défend d’une possible captation dans des relations duelles, l’enseignante stagiaire s’inquiète de l’incontrôlabilité possible des échanges (Christiane Morin).

45Si expertise il y a, force est de constater que cette expertise n’est pas un état de fait, mais qu’elle est en permanente recomposition. Le dispositif de recherche, « innovant » du point de vue des enseignants qui se prêtent à son exploration, engendre une déstabilisation provisoire de l’expertise ou de l’expérience, la rendant ainsi plus accessible à l’analyse et dévoile des espaces de fragilité fugaces qui engagent l’enseignant dans un va-et-vient permanent entre les cadres stabilisés qu’il a construit et les incertitudes de la situation qui lui apparaissent. Le va-et-vient est de même nature chez la jeune stagiaire, mais l’amplitude varie. Pour autant l’enseignant expérimenté n’en devient pas, dans cette situation, un « néo-novice » : des éléments de contrôlabilité des échanges, de réappropriation des contenus et de détournement du sens du problème posé lui permettent de retrouver et de consolider son identité « d’enseignant expérimenté ».

La comparaison « expert/novice » : une entrée pertinente dans la complexité des pratiques ?

46Ces trois contributions placent le sujet/acteur au centre de leurs préoccupations mais il s’agit ici d’un sujet en interaction avec les finalités didactiques visées et de sa construction/déconstruction dynamique. L’emprunt à des disciplines et des paradigmes divers participe du décodage de la multi-dimensionnalité de ces situations vécues et observées et les tensions en apparence contradictoires qui les traversent permettent un déchiffrage de la complexité des pratiques enseignantes.

47Dans notre étude, l’innovation introduit une rupture par la singularité de la situation proposée et les objectifs didactiques fixés (Magali Hersant). Si le dispositif se prête particulièrement à l’analyse comparative entre les deux enseignants, la distinction expert ou expérimenté/novice ne se pose donc pas de manière aussi dichotomique que l’on pourrait le penser a priori. Le caractère fondateur de l’expérience est, certes, une variable discriminante, mais d’autres variables dont rendent compte les analyses de la première partie ajoutent à la complexité de cet objet.

48Si Patrice Bourdon, Marie-Paule Vannier, Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle s’accordent à reconnaître au maître-formateur une disposition à la régulation des échanges et à la « contenance » du groupe, les didacticiens, Magali Hersant et Philippe Briaud, sont plus réservés quant à sa capacité à installer les conditions de problématisation et les micro-contrats appropriés. Michel Perraudeau renforce ce point de vue en remarquant que, chez le maître formateur, les modalités déontiques sont plus présentes que les modalités épistémiques pourtant requises pour stimuler l’implication des élèves dans la tâche. Même l’installation de l’autorité que constate Patrice Boudon lors de la phase d’enrôlement semble fragile au regard du brouillage communicationnel que constate Christiane Morin au cours du déroulement de la séance. Enfin, l’identité professionnelle du maître-formateur n’oppose nullement, dans cette situation, un rempart à l’entre-deux identitaire dans lequel il se réfugie lorsque son image de soi semble mise en cause (Thérèse Perez-Roux).

49L’analyse des points forts de la stagiaire chez Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle – attention soutenue aux évolutions du groupe, utilisation pertinente des auxiliaires pédagogiques (exemple : l’utilisation du tableau) dans la structuration du savoir – est confortée par les analyses didactiques de Magali Hersant et Philippe Briaud qui, tant du point de vue de la succession des micro-contrats que des phases de problématisation, observent chez la stagiaire un rapport au savoir mathématique déterminant qui l’engage dans des « interventions décisives pour l’avancée des connaissances et l’avancée du débat » (Magali Hersant). Ces interventions conjuguent de façon souple et flexible, semble-t-il, des interactions de tutelle et des interactions de médiation qui visent à favoriser l’émergence de la parole des élèves et les conduites cognitives des élèves. Les modalités épistémiques sont présentes et permettent une implication plus grande de l’élève dans la tâche (Michel Perraudeau).

50Le contrat de recherche est alors interrogé comme l’une des variables discriminantes tout autant par Thérèse Perez-Roux que Marie-Paule Vannier et Magali Hersant. L’appropriation différenciée des éléments constitutifs de ce contrat et les fluctuations et déformations temporelles qu’il subit engagent les acteurs dans des recompositions permanentes des données de la situation initiale. On assiste alors, par exemple chez le maître-formateur, à un détournement d’objet et de sens, notamment au cours de la dernière phase de confrontation travestie en phase de « correction » (Marie-Paule Vannier ; Philippe Briaud) dans une « forme de cours dialogué avec appui sur un nombre restreint d’élèves » (Magali Hersant).

51Une autre variable discriminante des différences observées dans les interactions pédagogiques entre le maître expérimenté et la stagiaire réside dans le degré de légitimité dont ils bénéficient l’un et l’autre face à la population des élèves. Cette légitimité installée pour l’un, à conquérir pour l’autre, est un facteur qui agit directement sur les conduites d’enrôlement (Marie-Paule Vannier ; Patrice Bourdon) et sur la gestion des échanges communicationnels et cognitifs (Christiane Morin).

52Le rapport au savoir mathématique différencié des deux enseignants (Marie-Paule Vannier ; Magali Hersant ; Thérèse Perez-Roux) est une autre variable explicative du cadrage et de l’organisation des activités (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle ; Patrice Bourdon), mais surtout il permet une lecture plus fine des échanges et de la participation des élèves (Michel Perraudeau ; Philippe Briaud). La trajectoire antérieure de la stagiaire (son parcours universitaire en mathématiques) se révèle un avantage et semble plus déterminante que les savoir-faire et les routines incorporées du maître-formateur. De toute évidence, elle autorise une plus grande souplesse de l’enseignante novice à entrer dans une situation « innovante ».

53Enfin, les proximités en termes de représentations, normes et valeurs (Christiane Morin) font de l’appartenance au groupe professionnel (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle) une autre variable explicative qui rend compte de certaines modalités d’interventions et d’interactions, mais surtout de leur validité aux yeux des acteurs eux-mêmes, notamment dans les situations critiques où les enjeux identitaires se déclinent de manière appuyée (Thérèse Perez-Roux).

La complexité de l’identité professionnelle : quelques éléments

54Cette approche de la complexité des pratiques, dans la situation d’incertitude relative que crée toute situation innovante du point de vue des acteurs, nous conduit à dévoiler l’étroit enchevêtrement :

• De l’intersubjectivité des situations de confrontation à tout Autrui significatif (chercheurs dans cette situation, élèves dans des conditions plus banales, etc.) ;

• De l’aspect contrasté de l’expérience qui permet l’application de schémas actanciels éprouvés, mais peut représenter un frein à la flexibilité des conduites requises par la situation ;

• Du rapport au savoir des enseignants qui les amène à une problématisation d’un objet d’apprentissage ou à un détournement d’objet par défaut d’appropriation ;

• Enfin du processus de construction d’une identité professionnelle qui traverse ces questions.

55De ce dernier point de vue, le dispositif mis en place fait émerger des questions relatives à la professionnalisation des enseignants, en tant que processus, c’est-à-dire inscrit dans la durée de manière dynamique. La construction d’une identité professionnelle (Thérèse Perez-Roux), l’appartenance au groupe professionnel (Isabelle Harlé et Xavière Lanéelle), la transmission de valeurs (Christiane Morin) sont quelques éléments qui traversent la compréhension des situations d’enseignement-apprentissage et permettent une lecture, non point causale, ce qui serait simpliste, mais une lecture compréhensive, extensive et plus complexe, des tensions paradigmatiques entre enseignement et apprentissage.

56Thérèse Perez-Roux dans cet ouvrage envisage l’analyse des représentations des enseignants dans une double transaction biographique et relationnelle à laquelle s’ajoute une dynamique entre unité, recherche d’une cohérence interne, et diversité, notamment dans les rôles et les statuts, qui permet à l’individu de « sauver la face » lors de situations menaçantes.

57Les références partagées sur le mode de l’évidence entre formateur et stagiaire posent deux problèmes immédiats. Le premier renvoie à la construction de la professionnalité dans cet espace particulier (Christiane Morin) où chaque acteur, même débutant, nourri de ses expériences scolaires antérieures, dispose d’un contingent de représentations incorporées du fait de sa propre fréquentation scolaire. Le second problème procède des non-dits professionnels qui offrent un cadre dans lequel l’activité sociale et l’activité cognitive des individus s’élaborent et orientent les actions au sein du groupe d’appartenance en même temps qu’elles permettent la construction des significations dans un double mouvement interprétatif et adaptatif. L’effet de primauté des représentations et le peu de temps dévolu à une éventuelle déconstruction sont un problème récurrent en formation initiale et continue d’enseignants. Dans cette perspective, la norme se réfère à ce qui est majoritaire, conforme au plus grand nombre, et se situe du côté des usages, des coutumes et des habitudes pédagogiques ; elle majore la fonction d’utilité, alors que la formation dispensée à l’IUFM offre un horizon de réflexivité et de distanciation.

58La formation initiale des enseignants s’emploie à proposer aux stagiaires des cadres d’analyse de l’activité pédagogique. Ces cadres privilégient selon les différents formateurs des axes didactiques, pédagogiques et relationnels et/ ou pragmatiques complémentaires qui sont souvent perçus par les stagiaires comme contradictoires, voire illégitimes. Cette dualité se retrouve au niveau de l’accompagnement in situ des pratiques et oppose souvent un paradigme interprétatif et un paradigme normatif.

59L’innovation suppose a minima du point de vue de son efficacité formatrice une capacité à gérer l’incertitude, puisque, par définition, elle s’oppose en partie aux routines instituées et réclame une inscription dans la temporalité pour en apprécier éventuellement la stabilité et les effets. Elle se décline avant tout comme un processus de changement où « elle poursuit des valeurs hautement défendues en décalage par rapport à celles existantes » (F. Cros, 2001) portée par une forte volonté collective. Il s’agit d’un « détournement des habitudes » et d’un « changement de mentalités » qui génère une nouvelle identité sociale de l’école (F. Cros, 2002).

60Ces caractéristiques laissent entrevoir la complexité et l’écologie de tout dispositif innovant et renvoient inévitablement aux différents lieux de formation initiale et continue, formels ou informels, qui, à l’intérieur même de l’institution, distillent et reconduisent des représentations, des normes, des valeurs et, à travers elles, produisent, dans ces conditions spécifiques, des identités professionnelles en constante recomposition.