1L’interactionnisme symbolique qui a influencé nos premiers travaux sur la dynamique interactionnelle maître-élèves dans la situation naturelle de la classe nous a conduits à appréhender le processus enseignement-apprentissage comme une double transaction organisée autour d’un objet d’apprentissage, lui-même ancré dans une histoire sociale et une tradition épistémologique, médiatisé par un langage spécifique, finalisé par un impératif de socialisation institutionnellement construit.

2En tension entre ces différents pôles, notre démarche s’est inscrite dans une tentative de compréhension des situations pédagogiques construites par les enseignants sous l’angle des indices qu’elles offrent à l’interprétation des élèves, des contraintes qu’elles mettent en place pour orienter ces derniers vers une réalisation des tâches ou les en éloigner et, par-delà, leur permettre une appropriation ou non des objets.

3Les données dont nous disposions, observations in situ des pratiques et entretiens avec les enseignants et des élèves, imposaient a minima deux limites : d’une part, elles engendraient un effet de loupe et, d’autre part, nous avions affaire à un instantané. Dans cet espace, nous cherchions cependant à rendre compte d’une analyse multiniveau visant l’articulation de l’action individuelle (niveau micro), des structures d’interdépendance existant entre les différentes actions (niveau méso) et des produits émergents de ces dernières en termes de productions, de savoirs, de normes et de statuts (niveau macro). Il s’agissait de comprendre comment et pourquoi une interaction a été engendrée, à l’initiative de quel acteur, selon quelles modalités, pour quelle production symbolique ? Le terme « interaction » renvoie inévitablement aux différents types de structures d’interdépendance dans lesquelles les acteurs sont plongés.

4 Dans ce cadre, nos recherches se sont focalisées sur les processus interactifs qui, au fil du temps, contribuent à la construction ou à la déconstruction d’un processus de disqualification des élèves. Notre définition de la disqualification, empruntée aux travaux de S. Paugam (2000)1 sur l’exclusion sociale, désigne un processus de refoulement, d’élimination et de relégation qui, comme tout processus, se caractérise par son aspect multidimensionnel, dynamique et évolutif. Parmi les cinq dimensions déclinées par l’auteur, nous nous intéressons à la stigmatisation opérée par des processus de désignation et de comparaison sociale.

5Si l’effet d’étiquetage est bien connu, en particulier depuis les travaux d’H. Becker (1963), ce qui l’est un peu moins ce sont ses formes euphémisées, atténuées, où des situations familières confrontent en réalité les élèves à une « comparaison sociale forcée », favorable ou défavorable, selon les circonstances, (J.-M. Monteil et P. Huguet, 2002) et les engagent peu à peu dans une recherche d’incomparabilité, soit par désengagement des activités en cours, autocentration et recherche d’isolement (Learnhelpness), soit par recherche de comportements originaux voire déviants (E. Goffman, 1963). Les travaux d’anthropologie, en particulier ceux d’A. Ehrenberg (1991, 2000) et de D. Le Breton (1998, 2002) insistent sur la composante de l’exposition de soi2 dans la construction des identités. Cet élément alimente notre hypothèse de recherche qui repose sur le poids déterminant de cette exposition de soi (spontanée ou contrainte, stimulante ou mutilante) dans la construction des savoirs à l’école. En conséquence, nous analysons ce processus d’un double point de vue : celui du rapport à l’objet d’apprentissage et celui du rapport au statut social d’élève dans la classe. Nous tentons de dégager des configurations où le temps, le rythme, la gestion des échanges, les places, positions et statuts scolaires des élèves dans la classe, la nature du dialogue pédagogique, les connaissances et compétences langagières placent l’élève au cœur d’un faisceau d’interactions dans lequel il peut se perdre. Les analyseurs corporels, mimo-gestuels, deviennent des éléments sensibles qui assurent une fonction de partage et de maintenance de la parole ou au contraire une fonction de disqualification ou de mise en retrait par un détournement attentionnel qui désengage l’un au moins des interlocuteurs. Nous observons un schéma implicite d’interaction qui introduit les acteurs dans un système permanent de définitions conflictuelles de la relation.

6 L’analyse plurielle des interactions enseignement-apprentissage nous a conduits à une définition conflictuelle de la situation pédagogique entre régulations, ajustements et tensions auxquels l’enseignant est soumis et doit faire face en permanence (C. Morin, 2008).

7L’accommodation situationnelle de l’enseignant se fait en référence à un impératif d’efficacité qui le conduit à majorer la réalisation de la tâche et à surinvestir le texte du savoir au détriment de la communicabilité et de la co-construction. Ce que J. Bruner (1983) énonçait en ces termes : « L’étayage oral de l’enseignant est tiraillé entre une orientation de type behavioriste de réussite des élèves, centrée sur l’enrôlement de tous et la progression guidée en vue de satisfaire à la tâche prescrite, et une orientation socioconstructiviste, axée sur des pratiques médiationnelles, facilitatrices et dynamiques. Ces dernières exigeant des outils d’interprétation à la fois de nature didactique mais aussi communicationnels, relationnels et langagiers. »

8Les objets de savoir s’inscrivent, pour une partie des élèves, en continuité avec des savoirs et des savoir-faire antérieurs, pour une autre partie en rupture. Entre ces deux pôles continuité-rupture, l’activité médiatrice de l’enseignant nécessite des adaptations, en particulier des reconfigurations explicites des objets, et des ajustements relationnels et langagiers qui ne sauraient être dissociés des conditions sociales de fonctionnement du groupe classe. Place et statuts des élèves deviennent, dans cette configuration, des éléments surdéterminants de l’adhésion de l’élève à la situation scolaire et, dans ce contexte, l’adhésion « à éclipse » (R. Hoggart, 1970) un indicateur de dérégulation de la situation scolaire.

9En amont de ces processus et dans la poursuite d’une approche compréhensive et explicative des phénomènes de disqualification, la « boîte noire de la formation » professionnelle des enseignants, notamment sous l’aspect de la construction et de la diffusion de normes, nous semble devoir être ouverte. Trop peu de travaux encore rendent compte de l’analyse des pratiques de formation. Cette analyse est d’autant plus complexe à appréhender que la formation professionnelle mobilise autour d’un(e) stagiaire un grand nombre de formateurs, universitaires et/ou praticiens, dont les champs de compétences sont très éclatés et peinent parfois à trouver une cohérence aux yeux des stagiaires. De plus la méthodologie se heurte à l’obstacle de la déontologie puisque, du point de vue du chercheur en Sciences de l’Éducation-Formateur IUFM, la frontière entre internalité et externalité est souvent opaque et floue. Toutefois, ce sont les maîtres-formateurs qui accompagnent massivement les « pratiques pédagogiques » des stagiaires et le corpus sur lequel nous travaillons est susceptible d’offrir de ce point de vue des éléments intéressants. Si l’expérimentation proposée par la didacticienne de Mathématiques se déroule dans une classe située en ZEP, ce choix est contingent et ne relève pas d’une intention délibérée. Cependant, et le chercheur n’y échappe pas, les manifestations d’un effet d’étiquetage sont réelles et transparaissent dans les interactions verbales de la classe comme dans les entretiens de co-explicitation.

10Dans cette logique, le contexte de l’acte de formation devient une variable discriminante. Or, cette école catégorisée ZEP n’est pas, du point de vue des stagiaires, un objet de formation. L’architecture scolaire qui dualise enseignement banal et enseignement adapté et spécialisé et les corps de spécialistes qui sont affectés dans ces deux espaces sont deux éléments qui accordent un crédit suffisant auprès des stagiaires à l’idée d’une altérité radicale des populations scolaires « étiquetées ».

11En outre, la formation relative à la prise en compte des « publics non conformes à l’idéal-type du bon élève » fait une large part à la modélisation pragmatico-technique, explicite mais plus largement implicite, au détriment d’une approche réflexive qui, en revanche, s’impose à tous les autres domaines de la formation. Cette approche peine à s’émanciper d’une perspective ethnocentrique dans laquelle le misérabilisme et le puérocentrisme, sous l’angle de la personnalisation des difficultés et de la pathologie, figures très médiatisées, assurent une fonction de régulation des pratiques qui en occulte les carences.

12Comment naissent, se déroulent et se finalisent des mécanismes (non directement observables) sous-jacents aux interactions (partiellement observables) qui permettent ou s’opposent à la circulation et à la construction des savoirs à l’école, quelle en est la distribution et comment la formation intervient-elle dans ces transactions ?

13Les situations « innovantes », du fait de leur part d’imprévisibilité, offrent de ce point de vue une vision macroscopique des filiations et/ou des ruptures qui peuvent intervenir dans ce faisceau d’interactions et d’interrelations qui se noue entre maître-formateur et stagiaire. Les différents niveaux de régulation pourront dévoiler des convergences/divergences, des décalages et des ajustements in situ, des tensions entre l’obsolescence de certaines pratiques et l’émergence de nouvelles modalités pédagogiques prenant en compte l’écologie de l’apprentissage et la diversité des élèves.

14La méthodologie choisie se nourrit d’une pratique diversifiée de l’observation (autoscopie, observation éthologique, observation ethnologique et sociologique, observation systématique) à laquelle se mêlent inextricablement les réminiscences de nombreuses observations par immersion. La prise en compte de ces « pratiques constatées » se conjugue, pour nous, au nécessaire recours aux « pratiques déclarées » par les acteurs (enseignants et élèves) pour entreprendre l’interprétation des phénomènes. Ces « pratiques déclarées » nous engagent alors dans un double dialogue externe (avec les acteurs observés) et interne (réminiscences du praticien) que le chercheur est contraint d’intégrer et d’assumer.

15 Ces quatre éléments du corpus offrent une possibilité de dévoiler des strates de régulation où se repèrent des normes, usages et routines qui organisent, structurent et justifient l’action pédagogique et au cours desquelles se réalisent des filiations, des ruptures voire des co-constructions. Après une présentation générale de la tonalité des quatre corpus, nous analyserons plus particulièrement les extraits relatifs au traitement du nombre 96 (voir Magali Hersant, « Analyse didactique des séances et productions des élèves » dans cet ouvrage) en tentant d’articuler les « pratiques observées » et les « pratiques déclarées ».

Singularités de la situation d’entretien et des situations pédagogiques

16Les deux entretiens se singularisent sous l’angle de l’interaction chercheur/ interviewé. En effet, au cours de l’entretien avec le maître-formateur, le chercheur est en « position basse », à l’écoute de « l’expert », dans une position « exploratoire » et parfois à la recherche de convergences (cf. T. Perez-Roux, I. Harlé et X. Lanéelle dans cet ouvrage).

17L’entretien mené avec la stagiaire se différencie : le chercheur est en « position haute », procédures de « conseil » (multiplication des injonctifs, et des conditionnels) et d’évaluation (annonce d’une évaluation des « acquis » des élèves) sont convoquées. Le rapport à l’interlocuteur modifie les attentes du chercheur et, en conséquence, les pratiques « adressées » ne le sont pas au « même » chercheur ; ce biais d’interlocution doit être pris en compte.

18Quelques thèmes récurrents traversent les entretiens. Pour le maître-formateur, le recours à la modalité comparative « Catherine », la stagiaire, et plus rarement « les stagiaires », ponctue le discours qui s’inscrit dans une tentative de généralisation et de modélisation. Le « contrat didactique » scande ce discours et fonctionne comme une incantation susceptible de protéger d’une relation dualisante, « dévorante » qui rend nécessaire la mise à distance du sujet. Enfin un modèle d’apprentissage « individuel » est sous-jacent à ces propos et se réclame d’une relation de contre-dépendance.

19L’entretien avec la stagiaire est traversé par la question de l’a-normalité supposée du public scolaire érigée en postulat ; ce qui réfère à une doxa non définie. La perte provisoire de repères face à la situation vécue incite la stagiaire à l’adoption d’une position de repli notamment dans la mise en œuvre de conditions d’apprentissage et instaure une mise distance du sujet.

Les axes qui structurent discours et pratiques

20Les deux enseignants, maître-formateur et stagiaire, adoptent une position défensive par rapport aux élèves. L’un se défend d’une captation possible dans la relation duelle et s’inscrit dans une relation de contre-dépendance (A. Cosmopoulos, 2001) ; l’autre se protège de l’incontrôlabilité possible des échanges entre élèves et, ce faisant, limite les possibilités de confrontation constructive et d’émergence de conflits cognitifs et socio-cognitifs.

21La « contenance » du sujet est, pour les deux enseignants, un « marqueur » professionnel du contrôle magistral de la situation et répond en cela aux injonctions institutionnelles et sociales. La professionnalité se distingue cependant sous l’angle de la nature du sujet visé. Pour le maître-formateur, le sujet à contenir c’est le sujet affectif. Pour la stagiaire, c’est le sujet didactique.

22Des convergences se dessinent également chez les deux enseignants du point de vue de la perception d’une « élève en difficulté » pour le maître-formateur, de la « classe » pour la stagiaire. L’incapacité et la dépendance supposées de l’une « en déphasage ou en dominée » font écho à « l’anormalité » constituante de l’autre. Ces deux représentations interrogent du point de vue de la normativité déployée dans le contexte institutionnel français qui reste inscrit, en dépit des régulations législatives introduites (exemple : loi contre les exclusions de juillet 1998), encore largement dans une modalité analytique binaire dans laquelle l’exclusion reste possible. (tableau page suivante)

23Les pratiques révèlent, dans les deux classes, la même présence de sarcasmes, ces « sanctions diffuses » (E. Durkheim), sources de conflits entre les élèves mais surtout indicateurs d’un climat de forte tension autour de l’apprentissage. Ces recherches de conflit de la part des élèves sont autant de stratégies d’évitement des élèves et de signaux d’alerte d’un désengagement de la situation. L’analyse qualitative met en évidence des phénomènes de sous-fonctionnement cognitif et des phénomènes de dysfonctionnement du dispositif pédagogique de la « classe de cycle » telle qu’elle est conçue3. Face à l’objet mathématique proposé, on assiste à une hétérogénéité des capacités de raisonnement qui maintiennent certains élèves en sous-fonctionnement.

24Dans les deux séquences, les comportements de chahut s’érigent en norme (G. Lapassade, 1998). Dans la séquence menée par le maître-formateur, les échanges maître-élèves sont ponctués d’imitation des cris du coucou. Cette modalité de perturbation de la communication scolaire, décrite par H. Hamon et P. Rotman (1984, cités in G. Lapassade, p. 13 et 16, Le chahut de la chouette)4 présente la « caractéristique principale […] d’empêcher, de manière quasi permanente, la communication dans la classe ». Ces nouvelles formes de perturbation ne sont pas, au cours de l’entretien, l’objet d’un discours critique. Semblent-elles, pour autant, trouver une forme de légitimité ?

25Outre la reconnaissance de cette forme particulière de socialisation que représente ce chahut endémique, on relève certaines crispations pédagogiques autour d’un parti pris du « simple » et du « facile » qui peut engendrer une forte négativité de la situation. Ce parti pris est renforcé chez la jeune stagiaire qui réduit l’apprentissage à un processus individuel et déconnecte l’activité de toute complexité constructive d’un conflit socio-cognitif. Ce schéma « du simple » et « du facile » participe des formes euphémisées, quotidiennes, banales qui inscrivent l’apprentissage ponctuel dans une dimension mineure et interdisent aux élèves l’accès à des objectifs de haut niveau comme la maîtrise de l’argumentation qui est visée ici.

26Ces quelques proximités laissent émerger les présupposés théoriques qui les induisent. Les enseignants se réclament d’une situation conflictuelle de fait, externe qui leur échappe et envers laquelle ils nourrissent une forme de méfiance et de mise à distance systématique. L’incapacité fonctionnelle supposée des élèves que ce soit en matière de comportements sociaux ou de comportements intellectuels conduit les enseignants à minorer voire à renoncer à leurs exigences didactiques préalables.

Analyse des extraits centrés sur le traitement du nombre 96

27Le traitement du nombre 96 rend plus difficile le recours à des « essais successifs » et requiert le « contrôle du respect des contraintes » (voir Magali Hersant, « Analyse didactique des séances et productions des élèves », dans cet ouvrage). Une focalisation sur cet épisode nous paraît propice à l’exploration des interactions maître-élèves visant la compréhension et l’appropriation du problème et de ses contraintes par les élèves ; ce qui est l’un des objectifs assignés par cette recherche.

28Pour cela, nous traiterons de ce corpus du point de vue des interactions qui s’y déroulent en les reliant aux commentaires correspondants5.

29Ces séquences interactives s’opposent par leur durée : brève chez le maître-formateur, elle est beaucoup plus longue chez la stagiaire qui interpelle successivement huit élèves alors que, dans le même mouvement, le maître-formateur n’en sollicite que deux.

30Les phases d’entretien correspondantes s’inversent : la stagiaire commente peu cet épisode et reste focalisée sur un aspect intersubjectif qui semble l’affecter de manière durable alors que le maître-formateur s’engage dans une recherche de justification théorique qui fait référence aux travaux de M. Tozzi, largement diffusés à ce moment de l’entretien, et dans ce contexte précis, et se livre à une tentative d’instrumentalisation de ces éléments.

Les particularités de la situation

31Cet épisode de la présentation de l’obtention du nombre 96 se caractérise par la difficulté des élèves à répondre aux attentes de verbalisation des enseignants. Cette difficulté pose une première question relative aux routines installées dans la classe et plus largement dans le parcours scolaire des élèves. Si la situation est « innovante », elle implique a minima de nouvelles règles d’échanges. Ces règles ont-elles été explicitées ? En quels termes ? À quel moment ? Les élèves se sont-ils appropriés ces éléments ? Et comment ?

32Cette question de la modification des règles d’échanges ne peut se concevoir que dans une temporalité longue et, dans la relation à la classe, cette temporalité est constitutive du milieu didactique6 lui-même (G. Sensevy, 2002 ; S. Joshua et C. Felix, 2002, cités par J.-P. Dugal et Y. Léziart, 2004). Il est donc difficile pour les enseignants de l’inscrire dans l’immédiateté de la situation.

33De plus, cette difficulté de verbalisation par les élèves pose une autre question liée cette fois au processus d’automatisation7 des calculs et des modes de calcul (Dictionnaire des Sciences Cognitives, 2002). En effet, parmi les critères de l’automatisation (p. 46), les cognitivismes signalent « […] l’inconscience ou l’incapacité de verbaliser les étapes de traitement […] ». Or, dans ce contexte d’expérimentation, la « mémoire de la classe » des deux enseignants ne peut intervenir car elle présente un défaut d’installation. Dans la mesure où ces classes leur sont peu connues, les apprentissages antérieurs des élèves leur échappent en partie voire en totalité.

Le maître-formateur et la logique de réussite

34À cinq reprises au cours de la séquence menée par le maître-formateur, les élèves réitèrent la lecture de l’opération comme justification et preuve :

Professeur : Alors dis-nous ? Est-ce que 96 peut se décomposer en une somme de 3 nombres qui se suivent ? Pourquoi ?
Élève J1. : Bah, oui.
Professeur : Alors oui ou non ?
Élève J1. : Oui.
Professeur : Oui. Pourquoi ?
Un autre élève : Parce qu’il l’a fait.
Élève J1. : Parce que j’ai réussi.
Professeur : Pourquoi t’as réussi ?
Élève J1. : (rires) Ben, parce que j’ai fait le calcul.
Professeur : Comment ?
Élève J1. : Parce que j’ai fait le calcul.
Professeur : Quel calcul ?
Un autre élève : Facile.
Élève J1. : Ben, 31+32…

35De la même manière, à la question de l’enseignant « pourquoi tu fais ce calcul et […] pas un autre ? », les élèves répondent « parce que c’est la réponse ».

36S’il s’agit d’automatisation des procédures de calcul, alors on peut s’interroger sur le degré heuristique du doute introduit chez l’élève et ceci d’autant plus que la phase de confusion qui suit cet échange conduit à un brouillage communicationnel tel que l’aide sollicitée par l’enseignant (appel à un autre élève, élève M.) n’est pas pertinente et se clôt par l’expression d’une certaine perplexité chez l’élève interrogé (« Ben j’ai marqué ça »).

37Le choix des deux élèves interrogés au cours de cette mini-séquence se fait autour du critère de « capacité » (« Tu peux y aller ou non ? 96, tu n’y arrivais pas. Je t’en ai donné un plus petit […] 36 »), gage d’une mise à l’épreuve adaptée.

La stagiaire aux prises avec la gestion du groupe

38Si les parasitages sont constants au cours de ces deux séquences, ces phénomènes submergent la stagiaire qui ne s’autorise que quelques timides rappels à l’ordre verbaux et gestuels (« Élève S2, assieds-toi bien, d’accord. », « Le professeur tape sur le tableau Voilà. On peut pas entendre la solution si on est en train de… »). La tension provoquée par la situation contractuelle de recherche la conduit à censurer ses possibilités d’arbitrage relatives à la gestion de classe et à contraindre ses interventions dans le strict accomplissement du scénario prescrit : « c’était obligatoire pour la séance qu’on avait prévue – C’était obligé. » Ces brouillages constitués de répliques intempestives continues des élèves ne lui permettent pas de procéder aux régulations didactiques possibles : c’est, par exemple, le cas du passage au tableau de l’élève S2. L’élève a donné une réponse adaptée non à l’obtention de 96 mais à l’obtention de 36. De ce fait, la contrainte respectée de trois nombres consécutifs n’est pas prise en considération par l’enseignante qui invalide la totalité de la démarche de l’élève.

39Si le maître-formateur est centré sur le résultat et privilégie les interactions dans ce sens, la stagiaire tente de réguler la communication apparemment perçue comme menaçante de la classe. Cet écart renvoie au poids de la variable liée à l’expérience, il interroge également le statut désigné des deux enseignants ; statut dans lequel genre, âge et notoriété (le maître-formateur est un enseignant de l’école) n’occupent pas une place insignifiante aux yeux des élèves et surdétermine la relation pédagogique.

Quels regards rétrospectifs les deux enseignants posent-ils sur cet épisode ?

Une valorisation de la réussite au détriment de la compréhension

40C’est le souci de la valorisation de la réussite des élèves que le maître-formateur invoque pour justifier le choix des élèves envoyés au tableau (« parce qu’il avait eu du mal à trouver » – « Il se met en valeur, quoi, c’est bien » – « [Élève A] je l’ai pas mal aidée […]. Je voulais vérifier […], m’assurer que […] » – « Je suis sûr qu’elle a juste, c’est-à-dire je l’envoie pas au casse-pipe »).

41Comme chez le maître-formateur, le choix de l’élève sollicitée par la stagiaire pour un passage au tableau est guidé par l’exposition de la réussite. En revanche, l’échec de la tentative se solde chez elle par un sentiment de culpabilité. La séquence interlocutoire se déroule alors dans un registre compassionnel et émotionnel : « je voulais davantage les aider. J’allais voir tous ceux qui levaient la main, je papillonnais pas mal. Mais j’ai pas vu tout le monde et j’ai pas retenu tout le monde surtout. »

Deux modalités de mise à distance des élèves

42L’enseignant adopte une position défensive par rapport à ses élèves, « en opposition » : « Je suis toujours là moi, en opposition à eux », « C’est vachement important d’être en opposition ». Cet affrontement peut même engendrer le soupçon : « (Élève J1.) a peut-être copié » dit l’enseignant devant la réussite de l’élève. Le passage au tableau, dans cette logique, reste un moment d’exposition de soi et d’exacerbation les « phénomènes de comparaison sociale » (J.-M. Monteil et P. Huguet, 2002).

43En ce qui concerne la stagiaire, la mise à distance des élèves aboutit au désengagement et au fatalisme de l’échec, « quand ils sont comme ça, ça sert à rien de vouloir… ».

Une différence de nature dans les réponses à ces situations conflictuelles

44Les réponses à ces situations conflictuelles sont alors de nature didactico-pédagogiques pour le maître-formateur et de nature émotionnelle et compassionnelle chez la stagiaire. Ces modalités sont l’inverse de celles qui s’exerçaient à propos de la « contenance » des sujets (voir plus haut) : registre affectif pour le maître-formateur, registre didactique pour la stagiaire.

45Le maître-formateur monopolise la parole, « si je disais rien… tu penses que les élèves diraient ça marche ou pas et pourquoi… », en exprimant toutefois une certaine ambivalence par rapport à ce choix qui, pour partie, met en cause sa démarche pédagogique :

« […] le gamin peut expliquer, oui ou non […], au lieu que ce soit moi. Mais là… Mais tu vois j’en suis conscient de ça, mais j’en suis pas là […] » Et, pour une autre partie, réfère à la spécificité supposée de ce public :
« avec un public plus facile, mais plus petit aussi, mais […] ça marchait mieux […], c’est-à-dire ça passait moins par moi. »

46Dès lors, il exprime une tension forte entre la nécessité pour lui du cadrage :

« Alors le problème […], y avait débat, y avait discussion, mais alors après… la difficulté c’était comment asseoir ça en apprentissage ? Enfin des fois ça pouvait être du verbiage. […] Je cadre hein, c’est-à-dire ça ne dérapera pas là… »

47Et la circulation de la parole nécessaire à la production de l’argumentation ; ceci, de son point de vue, se traitant « à un niveau général ». Une certaine confusion affecte le détour théorique qu’il opère pour rendre compte de sa pratique. Si le débat se prête à une didactisation, « apprendre les élèves à débattre […] en toutes disciplines, et à argumenter », le débat « mathématique » peut-il ou doit-il se dérouler à la manière du débat « philosophique » initié par M. Tozzi et dont l’enseignant déroule le scénario8 ? L’enseignant exprime doutes et incertitudes autour en particulier de la question du rapport à la « vérité » mais plus largement autour de la définition même de la situation de « débat » et des ajustements qu’une nouvelle posture de l’enseignant réclamerait pour affronter cette situation.

Et le rôle de l’enseignant là-dedans ?
tout ce que l’enseignant fait là, […], c’est se dire ce que j’ai fait c’est bien parce que ça n’a pas dérapé, on a avancé, mais est-ce qu’il y avait vraiment un débat ? Bah non, c’est encore pas ça, ou ça s’instaure mais c’est […] entre l’élève et l’enseignant ou, mais rarement, ou entre deux élèves […]…, mais rarement davantage…
mais est-ce qu’il y a plus débat, je crois pas.

48Face aux situations conflictuelles auxquelles elle est exposée, la stagiaire exprime ses affects et les registres de tensions, exogènes et endogènes (C. Morin, 2008), dans lesquels elle évolue (voir ci-dessous).

La remise en cause du protocole expérimental

49Le constat de décalages et de dysfonctionnements perçus par les acteurs de la séance lors de l’entretien de co-explicitation les conduit à remettre en cause le protocole expérimental. Le maître-formateur conclut au manque d’adéquation entre le contrat de recherche et la situation proposée, « c’est pas intéressant », réduisant le débat à une comparaison de procédure comme par exemple lors de la reproduction de figures : « Pour qu’il y ait vraiment un débat, c’est du style : reproduis telle figure. »

50La stagiaire formule une critique analogue car « les corrections comme ça, oui c’est dur ». Ce moment n’est jamais très intéressant ; « […] corriger c’est un peu lassant ».

Constat de fait et registre de tensions

51Alors que le constat du manque d’adéquation entre but de l’expérimentation et situation didactique auquel parvient le maître-formateur devient pour lui un constat « de fait », la stagiaire exprime un registre de tensions plus large qui dépasse la séance elle-même. Tensions entre les modalités de la séance pédagogique « donnée à voir » qui devait dérouler le scénario co-construit d’une part, et, d’autre part, pouvait se nourrir de l’observation de la séance réalisée par le maître-formateur (voir Magali Hersant, « Présentation du corpus » dans cet ouvrage). Cette double contrainte entre en contradiction avec la posture d’enseignante qu’elle présuppose pouvoir mettre en œuvre notamment en ce qui concerne la gestion de la classe. Ainsi, à propos des sarcasmes, la stagiaire déclare :

C’est le genre de chose [les sarcasmes] que j’ai envie d’arrêter aussitôt et… bon là c’est vrai que je l’ai pas fait énormément quoi, mais […] ça aurait été dans ma classe, je crois que j’aurais même grondé fort […] mais là, là j’ai pas du tout grondé […]. Mais ce serait vraiment le genre de chose où je gronderais fort.

52Tensions encore entre les injonctions de la formation relatives à la gestion de l’erreur :

Y’a toute l’histoire […] de ce qu’on appelle à l’IUFM la gestion de l’erreur et tout ça, c’est important aussi de voir les erreurs, mais pas comme ça.

53et les conditions pédagogiques de cette gestion. Tensions, enfin, qui s’expriment par une mise en accusation de la formation puisque « C’est ni au lycée, ni à la fac, ni à l’IUFM qu’on voit trop ce genre de… ».

54Ce registre de lectures plurielles la contraint au cours du déroulement de la vidéo à se réfugier dans une situation où l’action échappe provisoirement à la rationalisation et est en elle-même sa propre justification (« Je fais ça comme ça », « On fait un peu inné »).

55Dès lors, ses points d’ancrage pédagogique sont axés sur la visibilité de la participation des élèves qu’il s’agit « d’impliquer tous au maximum », sur la lisibilité des traces écrites au tableau tout en maintenant la dynamique de la séance. Dans ce contexte particulier de refuge dans une pensée explicative de type magique, l’émotion devient, pour elle, le critère évaluatif pertinent : « Les enfants sont contents » ; « Ils aiment bien participer ».

Conclusion

56Si le choix de la ZEP est aléatoire du point de vue du chercheur, il n’en demeure pas moins que les représentations que les deux enseignants ont de ce contexte convergent. Les présupposés sociaux ont le statut d’une évidence partagée.

Les convergences des points de vue des acteurs

57Les regards des deux enseignants sur les élèves s’accordent pour considérer le public « hors norme » ; ce qui peut autoriser des reculs et des renoncements.

58Transmission de présupposés socialement construits qui préexistent à la situation de formation, et que l’affichage et le fonctionnement institutionnels renforcent. Obstacles qui résistent à l’épreuve des lois (Rappel : loi contre les exclusions de 1998) et qui s’opposent aux conclusions et préconisations de nombreux rapports d’expertise9 commandés par l’institution elle-même. Ces obstacles tenaces s’ancrent dans une conception essentialiste de l’élève où le déterminisme retrouve toute sa prégnance et peut alors conduire à légitimer les insuffisances professionnelles.

59La valorisation de la réussite au détriment de la compréhension et la focalisation sur la valorisation de cette réussite où l’exposition du sujet signifie sa restauration sont également des axes qui structurent et justifient les interactions.

60La même hypothèse de l’incapacité fonctionnelle des élèves semble prévaloir dans les deux cas. Hypothèse qui rend compte du souci de simplification dont l’économie de termes spécifiques (le terme consécutif n’apparaît pas) par utilisation massive du vocabulaire courant mathématiquement approximatif n’est qu’un exemple. Dans cette logique, le brouillage communicationnel permanent relève-t-il de la prétendue normalité de cette situation ?

61La difficulté à analyser et conceptualiser l’action pédagogique peine à s’affranchir d’une pensée magique comme modalité de justification. Ces corpus rendent compte de la difficulté de mise en œuvre d’une pensée réflexive (D.-A. Schön, 1996) qui reste inscrite dans la temporalité et surtout dans la cohérence d’une formation initiale et continue.

Les divergences ou ruptures possibles

62Si les deux enseignants adoptent, dans cette situation particulière, une position défensive par rapport aux élèves, celle-ci, nettement affirmée par le maître-formateur, est plus ambivalente chez la stagiaire qui exprime une tension forte entre opposition et proximité où la problématique de l’aide, comme interface possible, est centrale et non réduite à un épiphénomène de la relation pédagogique. Les sentiments de contrainte et d’insatisfaction qui se dégagent de l’entretien de la jeune stagiaire augurent-ils d’une rupture potentielle ? Cette déstabilisation est-elle aléatoire ou ponctue-t-elle un moment du processus de formation ?

63L’insuffisance numérique d’analyses des pratiques de formation ne permet pas à la lecture de ce corpus de distinguer s’il est question de convergences ponctuelles et contingentes ou de filiations éventuelles et s’il s’agit de l’amorce ou non d’un mouvement de rupture. La question qui se pose alors est de savoir où, quand et comment ces présupposés sont-ils interrogés par la formation autant du point de vue du formateur et de la cohérence entre formateurs que du point de vue des stagiaires ? Quels types de compétences professionnelles font l’objet d’une transmission, d’une élaboration et/ou d’une co-construction ? À partir de quelle sélection de critères pédagogiques se construit la normalité d’une population d’élèves et de quelle normalité s’agit-il ? Selon quelles configurations se distribuent ces valeurs en actes ?

64Dans ce contexte de formation professionnelle très spécifique que représente la formation des enseignants où les stagiaires sont dépositaires de pré-représentations du processus enseignement-apprentissage sursaturé d’affects et d’images expérientielles subjectives qui parasitent en permanence le processus de formation, comment les formateurs se saisissent-ils de ces obstacles ?

65La situation innovante proposée par cette recherche relève-t-elle de ces espaces-temps privilégiés, ces « espaces prophétiques où s’élaborent des hypothèses de travail audacieuses pour provoquer les évolutions nécessaires à l’ensemble, accompagner »10 (Rapport d’étape, p. 17) ? À défaut d’une telle présomption, elle est inscrite dans une problématique de changement où « elle poursuit des valeurs hautement défendues en décalage par rapport à celles existantes » (F. Cros, 2001).

66La « boîte noire » (J.-C. Forquin, 1989) de la formation professionnelle est un objet qui soulève de nombreuses questions et rencontre de nombreuses résistances notamment dans le champ de l’Éducation Nationale, pourtant il devient indispensable d’explorer les mécanismes et interactions qui président à la diffusion des modèles pédagogiques qui s’opère sur un mode éclaté entre les différents formateurs et entre les différents moments de la formation. Face à une formation qui dualise encore trop souvent théorie et pratique, l’impératif d’une analyse précise, rigoureuse, susceptible de dévoiler les archaïsmes dont sont porteurs les situations pédagogiques et les sujets dans ces situations réclame un important travail d’élucidation et de construction qui est l’objet même de l’analyse plurielle contrainte par sa structuration à des métissages conceptuels afin de prévenir les risques de la juxtaposition ou du refuge vers une orthodoxie.