1Le livre proposé par Magali Hersant et Christiane Morin, production d’une équipe de chercheurs de l’Axe sur « l’Analyse plurielle des pratiques enseignantes » du CREN, Centre de Recherche en éducation de Nantes, est important et novateur à plusieurs égards.

2Il s’inscrit dans l’évolution des recherches de Sciences de l’éducation sur les pratiques enseignantes qui ont vu, ces dernières décennies, se développer les travaux sur l’enseignement-apprentissage croisant plusieurs approches, pédagogiques, didactiques, psychologiques, sociologiques pour mieux rendre compte de la multidimensionnalité des pratiques et tenter de comprendre le fonctionnement des pratiques enseignantes dans leur rapport avec les apprentissages des élèves (CREN, CREFI, CREF, réseau OPEN).

3L’intérêt majeur de l’ouvrage c’est bien de se situer d’emblée sur la compréhension de l’articulation des processus enseignement-apprentissage en situation en se centrant « sur l’indispensable connaissance des processus » (Altet, Bru) constitutifs des pratiques enseignantes pour tenter de cerner leur complexité. Car l’enseignement est une activité complexe, multidimensionnelle et incertaine et malgré les apports des travaux antérieurs sur les effets différentiels de certaines pratiques, sur des corrélations entre procédures d’enseignement et résultats des élèves, la question des relations entre enseignement et apprentissage reste entière et des « boîtes noires » subsistent entre les formes de pratiques et les apprentissages des élèves que la recherche présentée ici va s’efforcer d’éclairer en partie.

4La publication de cet ouvrage est une étape clé pour la compréhension du fonctionnement complexe de l’enseignement-apprentissage organisé autour d’un objet d’apprentissage. Il s’agit pour les chercheurs d’analyser l’articulation fonctionnelle des processus enseignement-apprentissage en jeu dans une séance de classe autour d’un objet de savoir « comment ça fonctionne ? », de repérer leur dynamique « comment ça avance, ça évolue ? » vers le savoir visé. Les activités d’enseignement-apprentissage mises en œuvre par les enseignants, sont analysées comme agissant en tant que médiation sur le processus d’apprentissage et sur les conditions d’apprentissage ; les processus sont pris en compte dans une perspective épistémologique socio-constructiviste et interactionniste qui se refuse de considérer séparément enseignement et apprentissage et prend en considération la dynamique de la situation en jeu dans l’apprentissage et la gestion de l’incertitude constitutive de toute action relative à autrui.

5De plus, la spécificité de la recherche présentée tient dans le parti-pris didactique choisi par Magali Hersant, didacticienne des mathématiques et formatrice, de proposer à deux enseignants d’expérience différente de traiter chacun, dans une classe de cycle 3 qui n’est pas la leur, un objet mathématique particulier un problème pour chercher et de mettre en place une situation de débats innovante pour eux, afin de permettre aux élèves l’apprentissage d’une démarche de recherche en mathématiques et non d’une connaissance. Les chercheurs du CREN postulent et montrent ici que des situations innovantes, « à risques », critiques avec encore plus d’incertitude pour l’enseignant, facilitent le dévoilement de la complexité. Ensuite le choix d’une situation active, ouverte pour l’élève, recherche autour d’un « problème pour chercher » avec un débat en classe, centre les interactions d’enseignement-apprentissage sur les stratégies individuelles et collectives des élèves et rend plus visible leur apprentissage.

6Tous ces préalables de la recherche la rendent originale et font de cet ouvrage un livre novateur et fondateur sur la question de la prise en compte de la complexité des processus d’enseignement-apprentissage. Les auteurs ont conduit leurs travaux de recherche de façon très complémentaire et cohérente sur l’articulation entre l’enseignement et l’apprentissage étudiée comme « double transaction organisée autour d’un objet d’apprentissage » (C. Morin) à partir des interactions maître-élèves/élèves-élèves observées dans les situations dynamiques complexes de débats en classe, mais aussi à l’aide d’entretiens d’auto-confrontations avec les enseignants pour avoir le sens donné par les enseignants à leurs actes. Les chercheurs vont ainsi montrer comment chaque enseignant à partir d’une question de départ, d’une consigne, met en place un contrat didactique, organise différemment la rencontre des élèves avec le savoir en impliquant ceux-ci dans une tâche à réaliser (le faire) ou dans une activité cognitive (l’apprendre, le réfléchir). Les auteurs vont bien mettre en évidence comment au-delà de la variété des pratiques, le sens des pratiques organisatrices de la situation varie aussi selon la lecture qu’en fait l’élève, ce qui produit des pratiques plus ou moins différenciatrices (Bourdon). L’ouvrage est en même temps une illustration de l’interpénétration constante des champs pédagogique et didactique, de l’importance de la cohérence entre organisation pédagogique et contrat didactique, du rôle clé des interactions langagières des enseignants qui favorisent la circulation et la transformation des savoirs, de la place du rapport au savoir des enseignants, processus analysés sous des angles différents mais donnant lieu lors de l’analyse à des significations partagées.

7Mais la deuxième direction originale de cette recherche porte sur la question de la formation, de la genèse des pratiques à partir de la comparaison entre un enseignant expérimenté et un novice. Et à ce sujet, ce que l’ouvrage de Magali Hersant et Christiane Morin montre fort bien c’est le rôle de l’expérience des pratiques ; l’expérience en matière d’enseignement n’explique pas à elle seule les différences de pratiques et d’ajustements ; si la stagiaire rencontre des problèmes d’installation de l’autorité et de gestion matérielle communs à tous les débutants, que n’a pas le maître-formateur expérimenté, elle fait preuve d’un rapport au savoir mathématique plus approprié que ce dernier. La tension entre expérience et rapport au savoir est clairement dévoilée dans ce livre qui met en évidence la place clé de l’épistémologie de l’enseignant et révèle que dans un métier relationnel et lié au savoir, un métier complexe, l’expertise est en permanente recomposition même chez un enseignant expérimenté.

8Cependant la force de cet ouvrage c’est aussi qu’il illustre fort bien l’intérêt d’une recherche menée avec une « Analyse plurielle », démarche pluridisciplinaire croisée de différents chercheurs en éducation sur un corpus commun de pratiques et situations vidéoscopées, objet de la recherche et sur des entretiens menés avec les acteurs. La démarche de l’analyse plurielle, que nous avons initiée au CREN, est une question de croisement et de partage entre des chercheurs qui travaillent à plusieurs sur la même séance de classe, le même corpus de vidéos et d’entretiens, pour cerner les processus interactifs, le poids des variables de situation, chacun avec son regard et son cadre théorique ; cet ouvrage est une illustration de l’intérêt de mettre en commun les analyses, de comparer le découpage de l’objet, de confronter les analyses, les grains d’analyse, de multiplier les registres, les niveaux afin de dépasser les juxtapositions, de repérer des zones d’ombre, de croiser les articulations, de faire ressortir des invariants, ce que M. Hersant et C. Morin nomment des « nœuds » de pratique et finalement d’adopter ensemble une analyse qui donne une plus value à l’intelligibilité de la pratique analysée et rende davantage compte de la complexité.

9Les deux synthèses partielles de l’ouvrage montrent aussi très bien l’importance des différences et des complémentarités d’interprétation des chercheurs entre la pratique enseignante considérée comme finalisée par les apprentissages et celle perçue comme régulée par les interactions, avec un projet didactique ajusté aux réactions des élèves ; mais au-delà de ces différences analysées, les auteurs explicitent le repérage des points communs, des « nœuds » qui sont des organisateurs des pratiques et révèlent comment ce nouvel éclairage permet de produire des interprétations et des significations partagées, d’aboutir à une reconstruction conceptuelle, qui prend en compte l’épaisseur de la pratique et donne plus d’intelligibilité à la complexité.

10Car l’intelligence de cet ouvrage c’est surtout d’avoir su croiser et allier les apports complémentaires des différents chercheurs et de réussir à dégager à partir de synthèses partielles, une plus value dans la connaissance des processus en jeu à partir de confrontations d’analyses, de points de rencontre, de partage au-delà des constats de divergences et des renoncements.

11De même l’analyse plurielle menée sur les entretiens de co-explicitation avec le professionnel intègre l’aspect intentionnel de la pratique et restitue le sens donné par l’acteur à ses stratégies, aux contraintes qu’il rencontre et analyse, ce qui permet de rendre plus intelligible les processus d’enseignement-apprentissage interactifs complexes en dévoilant certaines articulations à l’aide de concepts, de registres de lecture complémentaires du chercheur et du praticien, la collaboration faisant sortir le chercheur de « son univers clos » et permettant de mieux comprendre comment les processus interactifs enseignement-apprentissage sont facteurs du développement de l’élève, mais aussi de mieux saisir à un autre niveau, comment les échanges chercheurs-praticiens sont facteurs de développement professionnel pour les deux types d’acteurs.

12L’ouvrage présente aussi un intérêt réel pour la formation des enseignants, d’abord parce qu’il est le produit du travail de formateurs d’enseignants-chercheurs qui rendent possible la recherche sur les pratiques effectives et le développement de l’utilisation des apports de la recherche dans la formation des enseignants, en aidant à l’analyse de la complexité des pratiques et situations professionnelles, en fournissant des grilles de lectures pour mieux former au travail enseignant dans son rapport aux apprentissages. La recherche montre comment enseignants, formateurs et chercheurs peuvent apprendre des situations et des pratiques effectives en tentant de les analyser à plusieurs pour mieux en maîtriser la complexité, en prenant en compte à la fois la subjectivité du sujet et le sens qu’il donne à sa pratique lors d’entretiens pour dégager ce qui fait la spécificité de l’enseignement, l’activité de chaque enseignant avec son expérience différente, tel est l’enjeu de l’analyse plurielle de l’enseignement-apprentissage qui nous est proposée. La place centrale est donnée à la fois à la recherche avec sa méthodologie rigoureuse et à la prise en compte de la subjectivité du sujet analysé, de son identité en acte comme l’attestent la deuxième partie de cet ouvrage et l’apport de T. Perez-Roux.

13Enfin, l’objectif remarquablement réussi par M. Hersant et C. Morin, c’est de rendre compte en tant que chercheurs de l’intelligence de l’activité enseignante saisie dans sa complexité par plusieurs interprétations complémentaires avec le souci de respecter la complexité des données et l’activité effective des acteurs, et de montrer aussi l’intelligence au travail des deux enseignants qui tentent eux-mêmes de comprendre la complexité de ces situations innovantes et de guider leur action chacun à leur façon.

14L’ouvrage traduit ainsi le triple intérêt des auteurs à la fois pour les questions épistémologiques, les questions de méthodologie de la recherche sur cet objet si difficile à cerner, les questions identitaires mais aussi les questions d’articulation de la recherche et de la formation des enseignants. Ce livre opérationnalise donc une conception de la recherche pluridisciplinaire et une théorie du formateur d’enseignants au plus près de l’analyse des pratiques d’enseignement, de la collaboration formateurs-chercheurs et de l’usage des apports de la recherche en formation.

15Le tour de force de l’ouvrage est d’illustrer parfaitement le rôle clef des formateurs-chercheurs : chercheurs rigoureux et de conviction, mais aussi formateurs engagés, les auteurs réussissent à travers leur présentation d’une recherche plurielle à rendre compte à la fois de la complexité des pratiques et de l’intelligence au travail des enseignants « sujets capables » s’adaptant à des situations incertaines, mais aussi à mettre en œuvre à leur tour au travers de leur recherche partagée, le concept de « travail interactif situé » qui, s’il définit bien l’enseignement, peut aussi s’appliquer au travail des chercheurs menant une analyse plurielle.