Légitimité, légitimation
| , ,Deuxième partie. Canons, contre-canons
Scènes d’écrivains : jeux de miroirs et enjeux de légitimation
Texte intégral
- 1 Barthes, Roland, Le Bruissement de la langue, [1968], Paris, 1984, Le Seuil, p. 61-67.
1« Qu’est-ce qu’un auteur ? » Question, autrefois anodine, qui prend aujourd’hui une nouvelle ampleur en raison du statut et des rôles que se donne celui dont Roland Barthes1 avait proclamé la mort. En effet, par-delà le mythe du créateur démiurgique, pourvoyeur de sens et de légitimité à sa création, l’auteur et partant l’écrivain est devenu lui-même une créature du langage, une fiction, un acteur dont les arcanes débordent l’espace restreint de l’œuvre produite. L’image de l’écrivain relève du travail du texte, certes mais elle peut aussi s’interpréter comme une instance d’évaluation et de légitimation du triple trajet de l’œuvre et de son créateur : le social, le textuel et l’imaginaire. C’est dans ce triple trajet que l’écrivain tisse son jeu d’acteur comme processus d’autolégitimation en annexant autrement que par la fiction ses lecteurs, son auditoire. Un tel mode de présence de l’auteur en tant qu’écrivain-acteur à la fois dans la praxis de l’œuvre et dans la praxis sociale peut amener à s’interroger sur le sens que l’écrivain se donne de sa personne et de son travail d’écriture, sur l’expérience et l’expérimentation qu’il se fait de lui-même dans sa propre représentation dans et hors de la scène de l’œuvre. L’analyse s’appuie sur trois romans de langue française :
- 2 Mabanckou, Alain, Verre Cassé, Paris, Le Seuil, 2005.
- 3 Nothomb, Amélie, Hygième de l’assassin, Paris, Albin Michel, 1992.
- 4 Lindon, Mathieu, Littérature, Paris, POL, 2001.
Verre Cassé2 (Alain Mabanckou) où l’on assiste au devenir-écrivain d’un ancien instituteur devenu un véritable gueux ;
Hygiène de l’assassin3 (Amélie Nothomb) dans lequel des journalistes accourus au chevet de Prétextat Tach, Prix Nobel et autorité littéraire de son époque, vont subir la mauvaise foi et l’impudeur du vieil écrivain ;
Littérature4 (Mathieu Lindon) qui fait découvrir les caprices de l’écrivain fictif Jespers Thorn qui, pour fuir la reconnaissance dont il jouit, choisit de se réfugier dans son passé d’électricien pour mépriser ses admirateurs.
2Dans chacun de ces romans, se déploie une figure spécifique de ce mythe des temps modernes : le personnage-écrivain, ainsi l’étude voudrait questionner les stratégies et les fantasmes de l’écrivain au miroir de son imaginaire, de son imagination, de sa perception sociale, de sa construction de la légitimité, de son auto-légitimation par un jeu de refus de la reconnaissance. Deux axes seront privilégiés dans l’analyse qui suit : le « Grantécrivain » élaborant dans ses rapports virtuels avec ses lecteurs des stratégies de positionnement dans le champ du pouvoir symbolique et l’écrivain comme projection dans l’univers de ses fictions en tant que personnage et figure en construction.
Du « Grantécrivain » : fabrique et aura d’une figure
- 5 Pline, Portraits de l’écrivain aujourd’hui, Paris, Julliard, 1986.
- 6 Couturier, Maurice, La Figure de l’auteur, Paris, Le Seuil, Coll. « Poétique », 1995.
- 7 Toupin, Paul, L’Écrivain et son théâtre, Ottawa, Le Cercle du livre français, 1964.
3En 1986, parut aux éditions Julliard en France, un petit ouvrage pour le moins énigmatique : Portraits de l’écrivain aujourd’hui5. Son auteur, un certain Pline dont on ne saura rien d’autre que le nom, n’apporte aucune lumière à la compréhension de l’ouvrage, à l’image de l’éditeur qui légitime définitivement ce flou par cet avertissement tout aussi étrange que laconique : « Ce petit livre né de père inconnu peut rendre au public de grands services. » (p. 7) Et l’un des services qu’il rend, c’est de dévoiler les mécanismes d’élaboration de ce que, quelques années plus tard Maurice Couturier nomme « la figure de l’auteur »6, et que Paul Toupin avait déjà simplement désigné par les termes L’écrivain et son théâtre7. L’ouvrage en question rappelle avec humour la modernité d’un mythe : celui de la typologie et du fonctionnement de ce grand paradoxe des temps modernes auxquels Dominique Noguez donne le nom peu courtois de Grantécrivain pour lequel il précise :
- 8 Noguez, Domique, Le grantécrivain & autres textes, Paris, Gallimard, Coll. « Infini », 2000, p. 134
Non, je veux parler du « grand écrivain » en un seul mot, si je puis dire, et ce que cet artifice typographique, ce syntagme figé, veut désigner, c’est un individu dont la grandeur a été reconnue – et non seulement reconnue mais, mais utilisée et même mythifiée, au sens de Barthes – de son vivant même. Le grantécrivain, c’est cet acteur non seulement de la scène littéraire, mais de la scène culturelle et de la scène publique en général, qui se promène sur terre non seulement – comme tout écrivain – en représentant de commerce de lui-même, mais aussi en incarnation de la conscience universelle, non seulement en élégant phénomène de foire invité dans les dîners en ville, mais en sombre demi-dieu tombé du ciel des idées, préposé tout aussi bien aux « J’accuse » solennels qu’aux interviews dans Marie-Claire, aux éloges funèbres sur la place Rouge qu’aux prises de parole sur vieux tonneaux de fuel à la sortie des usines Renault.8
- 9 Ibid., p. 17.
4Jusqu’à la veille du xxe siècle en effet, ce Grantécrivain est une figure nécrologique c’est-à-dire « une autre version : mort »9 et sa dépouille ne hantait pas tant l’esprit que le phénomène de surenchère auquel la fonction d’écrivain et le statut d’auteur conduisent confusément de nos jours. Avec la prolifération des sociétés des amis, des spécialistes de cette figure si adulée qu’il est, l’écrivain devient un musée : son nom, son œuvre, sa vie font évènement. Les rues, les cafés se voient honorés de son prestigieux nom, des statues sont érigées en sa mémoire, des ouvrages et des thèses savantes lui sont consacrés. Bref, on assiste à un important travail de canonisation qui inscrit l’écrivain au registre de l’immortalité et de la mythologie. Son cadavre génère des bénéfices, fait le bonheur des ayant-droits. L’écrivain canonisé continue de vivre à travers des ouvrages affectés d’une importante marque de respectabilité comme la prestigieuse collection de la Pléiade. Son travail d’écriture dit, évoque un nom à travers la geste d’un soliloque, d’un travail de socialisation mais aussi un geste narcissique à la manière du « Madame Bovary, c’est moi » de Flaubert. Mort ou vivant, il devient une référence incontournable qui suscite même des cercles hermétiquement fermés comme de véritables couvents aux néophytes. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre », lisait-on, semble t-il, sur la porte de l’académie de Platon. La formule pour le moins est restée similaire : Nul n’entre ici s’il n’est Dantologue, Cervantologue, Rimbaulogue, Senghorlogue, Mudimbologue, Mabanckoulogue, etc…
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- 11 Québécisme signifiant bavardage par le clavier de l’ordinateur.
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5Dans tous les cas, le Grantécrivain n’est pas un petit mythe. Ce qui est futile dans la vie des autres prend chez lui une valeur hors norme : ses lettres d’amour, ses factures d’électricité, ces notes de voyage font partie de son génie10. Il est au centre de tous les débats, sa voix compte et son opinion recherchée même sur des sujets pour lesquels il n’a pas la moindre connaissance. Lieu de savoir – du moins perçu comme tel – l’écrivain est une figure plurielle dont la légitimité n’est plus seulement négociée avec l’espace livre mais à partir de la grandeur symbolique de son statut. Ainsi, presque chaque grantécrivain a son blog, son espace de clavardage11 – lieu d’autolégitimation par excellence où il se double, implicitement, du titre du grand analyste et connaisseur de la société. Aux lecteurs de ses fictions dont il n’a que rarement de feed-back, s’ajoute alors une cyber-population qui, en véritable fan-club, attend ses billets, y répond, y ajoute des commentaires pour finalement faire de lui un leader de parole. Alain Mabanckou, Kangni Alem12, Florent Couao-Zotti13, Bessora14, Olympe Bhêly-Quenum15, etc. entretiennent sur leurs blogs un fécond dialogue virtuel sur des sujets qui ne relèvent pas que du littéraire avec une communauté d’internautes qui attend des opinions concrètes, des prises de positions, des points de vue sur la guerre au Congo, le sommet de la Francophonie, la crise au Moyen-Orient, l’immigration, le bicéphalisme politique de la Côte d’Ivoire16, etc. Sur des sujets brûlants de l’actualité sociopolitique, ils entretiennent entre leurs blogs respectifs d’intenses relations intertextuelles par le phénomène de trackback, système de liens inter-blogs semi-automatisé par lesquels ils relient des billets de blogs différents en se faisant référence.
- 17 « L’auteur, dit Roland Barthes, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre (...)
6L’auteur n’est plus seulement un signe graphique sur la couverture d’un livre mais l’espace de tous les débats, la zone de rupture entre ce que Barthes propose de nommer l’époque de l’écrivain et celle du scripteur17. Néanmoins, contrairement à l’hypothèse de la mort de l’auteur que Barthes justifie par la poétique de Mallarmé qui consiste à substituer l’écriture à l’auteur, le grantécrivain s’impose en plus-value dans la circulation de son œuvre. Il la précède et en constitue le taux d’exploitation. À la limite, l’œuvre est un marqueur d’éternité à partir duquel l’écrivain cherche à circonscrire les limites de son temps pour les excéder en tant que figure centrale d’une iconosphère à laquelle prennent activement part toute l’institution littéraire. Pour Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, l’institution littéraire semble conduire à un flou épistémologique entre les notions d’auteur et d’ouvrier, mieux à ce que Blanchot nomme le « désœuvrement », c’est-à-dire à une ligne de fuite entre la figure de l’auteur et les potentialités de l’œuvre. Ainsi, précisent les auteurs de Iconographie de l’auteur,
- 18 Ferrari, Federico et Jean-Luc Nancy, Iconographie de l’auteur, Paris, Éditions Galilée, 2005, p. 10
lorsqu’il y a dispute sur l’existence ou l’inexistence de l’auteur, sur la légitimité du recours à sa notion, c’est simplement que l’on confond sous ce même nom deux concepts bien distincts : celui de l’ouvrier de l’ouvrage et celui de l’auteur de l’œuvre. On pourrait dire que l’on confond un « auteur » situé hors de l’œuvre et un autre auteur qui ne se peut trouver ailleurs qu’en elle18.
7Il n’est pas étonnant que les éditeurs assomment le lecteur avec des ingrédients haut de gamme du grantécrivain, telles les lettres, les impressions de voyage ou des recettes de cuisine pour plus de valorisation de cette figure dont on n’attend pas que de la fiction mais des frictions, des idées sur le réel ambiant. Objectifs : assumer la grandeur et l’exceptionnalité de ce monstre toujours en chantier qui joue sur son nom, avec son statut d’auteur, constamment en scène, pour se construire sa reconnaissance dans un-delà de l’œuvre littéraire, autrefois, son unique demeure. Et tout ce qu’il fait participe de cette stratégie, même son refus d’être médiatisé et connu de ses lecteurs comme chez un Rejean Ducharme qui a construit son mythe de grantécrivain sur l’invisibilité et l’excès de discrétion. Ce rejet des instances classiques de légitimation, paradoxalement le légitime, tel Jean-Paul Sartre refusant le prestigieux Prix Nobel. L’auteur de La Nausée fait figure du seul élu de Stockholm à avoir refusé le titre le plus convoité du monde des Lettres, ce qui, en soi est un acte de superlégitimation en tant que Sartre fait bande à part dans la chapelle déjà restreinte des nobélisés.
8En ce sens, on pourrait avancer l’hypothèse que l’œuvre et l’écrivain s’inventent mutuellement. L’écrivain écrit le livre, certes mais ce dernier, à son tour, le produit, le fabrique, le transforme en l’inscrivant dans cet au-delà de la littérature où le moindre mot qu’il prononce a autant de retentissement que son silence. L’œuvre littéraire semble porter son producteur à la bourse des valeurs en l’accréditant d’une aura de visibilité qui se décline en une intervention directe dans la vie de la cité. Du coup, le littérateur devient un libérateur ; l’écrivain un acteur dans le sens où il recourt à des mises en scènes aussi bien dans la praxis de l’écriture que dans l’univers péritextuel pour fonder son auctorialité, son authorship, sa légitimité dans la société. À la limite, l’écrivain, le Grantécrivain engage la littérature dans la construction de son image d’auteur censée lui assurer un capital symbolique, au sens de Bourdieu, où il n’est plus seulement et simplement faiseur de fiction mais fiction lui-même en devenant sa propre mythologie avec des stratégies qui, si elles n’ont pas varié avec le temps trouvent néanmoins plus d’échos dans les modes de communication de l’époque contemporaine.
- 19 Viala, Alain, La naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éd (...)
9À juste titre, Alain Viala remarque que : « De nos jours, la littérature constitue un domaine spécifique d’activités, le champ littéraire, avec ses règles de fonctionnement, sa logique, ses codes, d’autant plus efficaces qu’ils sont en grande partie implicites, qu’ils paraissent aller de soi. »19 Les valeurs sur lesquelles repose la littérature, celles qu’elle engage et celles qui en sont l’éthique, comme le rappelle Viala, posent la question délicate du « statut littéraire » au sein même du statut social de la littérature en dégageant une image spécifique des différents protagonistes de la dramaturgie de l’acte littéraire que sont les écrivains. Reste à analyser, comme le fait Viala, les critères qui fondent le statut de l’auteur, de l’écrivain et de la littérature :
Envisager la situation sociale des écrivains, c’est montrer qu’elles étaient leurs compétences, attitudes et stratégies ; quels conflits les opposaient entre eux, et pour quels enjeux. C’est aussi interroger sur les schémas culturels fondamentaux, incorporés dans les façons de penser, les « habitus » qui interviendraient dans la création littéraire. (p. 9)
- 20 Dany Laferrière revendique, l’espace d’un roman, une identité littéraire nipponne avec son roman Je (...)
- 21 L’une des plus remarquables vient de Kossi Efoui qui lança à Bamako, lors du Festival Etonnants Voy (...)
- 22 Voir Le Bris, Michel et Jean Rouaud (dirs), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007.
- 23 Chamoiseau, Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997 ; Guy Ossito Midiohouan, Écrire (...)
10Mais comment dès lors envisager l’exigence de ces habitus et la pertinence de ces enjeux dans l’histoire des littératures d’aujourd’hui surtout francophones ? Contrairement aux écrivains des siècles passés, les écrivains francophones de la nouvelle génération ne sont pas encore passés au rang d’institution, malgré des prix décernés ci et là. Après la génération de Senghor, peu d’écrivains de la périphérie francophone ont réussi l’inscription dans la longue durée comme mode de consécration. Certes, quelques positionnements émaillent le champ francophone (Oueloguem, Kourouma, Mabanckou, Awumey, Laferrière, Wabéri, Confiant, Pineau, Miano…) mais le complexe socio historique qui sert d’appoint à l’institutionnalisation de l’écrivain francophone est loin d’être mis en place, d’où des mouvements de révolte20, des déclarations provocatrices21, des manifestes22, des réflexions sur le statut de dominé culturel du sujet francophone23 pour ne pas laisser la littérature ni à la merci de la langue française toujours considérée comme un territoire d’emprunt, ni à la merci du continent africain qui semble réduire l’aspiration à l’universalité littéraire en tant que légitimation à grande échelle. On peut s’aviser que la légitimation des littératures francophones semble, à bien des égards, participer d’une stratégie de promotion de la langue française, plutôt que la reconnaissance d’un travail esthétique, offrant suffisamment d’espace pour que s’y installe la canonisation d’un imaginaire original. Or, comme le souligne Viala,
Ce que le texte dit de la société (son référent) et ce qu’il dit à la société (son discours) se diffractent aussi selon les réactions qu’escompte l’auteur de la part des institutions et du public. L’imaginaire d’un écrivain c’est aussi, la construction d’une image de lui au sein de l’espace littéraire, et son esthétique, la forme qu’il donne à cette image. (p. 10)
- 24 On lira avec intérêt l’essai de Jean-Louis Joubert, Les Voleurs de langue. Traversée de la francoph (...)
- 25 Gérard Leclerc estime que « toutes les cultures ont retenu et conservé précieusement un corpus text (...)
11La difficulté, en ce qui concerne l’espace francophone réside justement dans les fluctuations de telles médiations. L’écrivain francophone ne sait quelle image se donner de lui-même, conscient que cette légitimation du fait de son statut de « Voleur de langue »24 ne suffit pas à assurer la rationalité de son travail de création, en somme à lui assurer ce statut d’auteur qui ne le réduit point au rôle d’ouvrier de la langue française. Estimant, après coup que la véritable légitimation viendrait de ses intrusions, de son appropriation des esthétiques et modèles constitués, l’écrivain francophone semble se chercher entre des corpus fondateurs25 et des modèles à la mode pour se positionner auteur.
12Il y a comme un échec conceptuel de la littérature africaine ou caribéenne de langue française. Dans ces espaces, en effet, où la littérature est comme un protectorat de l’imaginaire, il y a très peu l’effectivité de l’idée de notoriété qui pourrait générer ou gérer ce que Viala appelle « La sociabilité amicale » (p. 18) qui avait fait la gloire des académies en Europe. Rares sont les écrivains africains du Centre qui sont des références dans le vaste empire de la périphérie victime de l’absence des infrastructures de légitimations et de reconnaissance de la figure de l’auteur. Souvent, c’est par valise diplomatique de la coopération que certains écrivains du Centre sont convoyés dans leur pays d’origine par le biais des Centres culturels français, ce qui n’arrange pas toujours le dialogue avec les écrivains de la périphérie qui, s’ils ne les envient, leur prêtent des intentions peu nobles.
13Ainsi, cherchant la légitimation et la légitimité dans un espace concurrentiel – l’espace du Centre où se trouvent concentrées toutes les instances de légitimation mais également où, idéologiquement, il y a une bataille serrée entre écrivains de souche et écrivains voleurs de langue et d’espace, entre les différentes stratégies de positionnement – les littératures francophones mais aussi françaises ne manquent pas de mettre en scène l’auteur, cet alter ego, véritable acteur de et dans la fiction littéraire.
L’atelier de l’écrivain : la figure sociale et son double fictif
- 26 C’est en février 1969, dans une conférence à Société française de philosophie que Michel Foucault s (...)
14Que ce soit dans l’univers fictionnel, dans la réalité de tous les jours, être auteur est toujours un statut problématique aux contours fluctuants. Ainsi, c’est encore par la sempiternelle question de « Qu’est ce qu’un auteur ? » que José-Luis Diaz, reprenant la formulation de Foucault, débute son introduction au numéro 22 de la revue Textuelle (1989) consacrée aux images de l’écrivain. Cette introduction intitulée « Pour une histoire des représentations de l’écrivain » (p. 7-9) fait le point des approches théoriques sur l’une des figures les plus mythiques des temps modernes : celle de l’écrivain. Problématique d’autant plus intéressante que de l’ascendance de l’auteur consacrée par les romantiques et les post-lansoniens, on allait arriver à l’orphelinat du texte avec la mort de l’auteur diagnostiquée et entérinée par Foucault et Roland Barthes26.
- 27 On pourra lire à ce propos l’excellent ouvrage d’André Belleau Le romancier fictif. Essai dur la re (...)
15Et s’il reste encore permis de hasarder l’hypothèse de la survie et de la survivance de la figure auctoriale, on n’est pas moins confronté aux différentes modalités de cette survivance de l’auteur dont le structuralisme a énoncé les fondements. Il s’agit notamment de la figure grammaticale de l’auteur réduite à quelques schèmes énonciatifs. L’auteur devient alors un sujet du discours, un résidu factice et aléatoire dans la dynamique textuelle au point même d’être évincé par ses propres créatures : Ulysse/Homère, Madame Bovary/ Flaubert, Meursault/Camus. Certains écrivains semblent même partir en croisade contre cet espace des restes que leur propre univers leur réserve et décident de faire l’expérience textuel de leurs fantasmes en y projetant leur propre double en situation d’écriture27 : Kafka, Roger Lemelin, Eugène Ebodé, Sami Tchak, etc.
16Certes, ces cas limites de la projection de l’écrivain dans l’espace textuel, cette inscription légitimante dans la démographie de l’œuvre par les doubles qui portent leur nom d’état civil et auxquels ils s’identifient ne sont que sporadiques dans l’historiographie des lettres, mais ils témoignent d’une préoccupation majeure. Ils suscitent des questions de reconnaissance, de légitimation, dont les motivations ne sont pas toujours évidentes : comment l’écrivain se perçoit-il auteur ? Qu’est-ce pour lui être auteur ? Comment s’affranchir du statut social de citoyen pour se proposer, se poser et s’imposer auteur comme gage de légitimation ? En d’autres termes, comment l’écrivain se perçoit-il et se donne-t-il à apprécier en tant que créateur dans l’espace intratextuel de l’œuvre ? Mieux, comment construit il « son statut de Dieu » ?
17De fait, la traditionnelle question de « qu’est ce qu’un auteur ? », au vu des images que l’écrivain se donne de lui-même, au vu du rôle social qu’il entend désormais jouer, se trouve déplacé vers une épistémologie du savoir. Que sait l’écrivain et que voudrait- il qu’on sache de lui ? Il va de soi, lorsque l’on se situe dans l’axiologie de la création littéraire, que la démarche de l’écrivain se résume à la formulation suivante : comment être auteur est-il une quête de reconnaissance et un enjeu de légitimation ?
18Vraisemblablement, les perspectives ouvertes par une telle formulation dépasse de loin le cadre restreint des littératures francophones – qui relèvent d’une réalité extratextuelle parce que ouvrant sur le texte cet immense territoire de l’imaginaire où s’abolissent les frontières. Ainsi, les œuvres et les auteurs que l’analyse annexe ne sont que des balises possibles car si, visiblement, ils n’ont en commun que la langue française, ils gardent en commun une représentation de la figure de l’écrivain dont l’approche peut ouvrir des pistes d’une lecture simplement littéraire sans les connotations géographiques ou idéologiques de la fameuse francophonie qui innervent le champ de l’institution littéraire. Le problème de catégorisation que pose en francophonie l’origine géographique des auteurs s’estompent dès lors que l’on s’interroge sur l’angoisse et l’anxiété de leurs doubles fictifs confrontés, chacun à sa manière, sur ce qu’ils sont par rapport à ce qu’ils créent, ce qu’ils veulent être et le sceau de grandeur dont les gratifie la société.
L’auteur comme un acteur
19Pour Alain Mabanckou, Amélie Nothomb, Mathieu Lindon, les trois écrivains à l’étude, l’œuvre littéraire est fondamentalement un lieu de paradoxe. S’agit-il simplement d’un médium entre l’auteur (sujet-écrivain) et le lecteur (sujet-lisant) ou alors l’œuvre est-elle un théâtre de l’auteur pour le lecteur, ou même un lieu indéfini où chacun des sujets de l’énonciation se met en scène en se définissant un rôle ? Dans tous les cas, si l’écrivain « fait » l’œuvre, il y a lieu de voir en ce geste une manière de se recréer. À la limite, l’acte de l’écriture que pose l’écrivain répond d’abord à un défi : celui de se laisser créer Autre par et à travers l’œuvre.
20La lecture des trois romans Verre Cassé, Hygiène de L’assassin et Littérature mène à un constat singulier. Pour l’écrivain fictif, le statut d’auteur est d’abord un enjeu où, tout en dévoilant le monde dans ses possibles, l’écrivain dévoile aussi son ignorance de ce qu’il écrit, de ce qui le fait écrire, de ce qui fait ou non son succès par l’acte de l’écriture. Scripto et cogito se chevauchent pour chercher un sens au créateur que l’on est, qu’on veut être ou que l’on croit être. Ici, se posent quelques questions : quels savoirs portent alors le texte ? Quelle ignorance ou quel pouvoir cache la jouissance esthétique de l’écriture ? En somme, que sait l’écrivain de lui-même et de son œuvre ? Quel lecteur est-il pour son propre texte ? Quelle image entend-il véhiculer ? Son savoir-écrire valide-t-il un savoir du texte ou une reconnaissance de la part de ses lecteurs ? Comment l’écriture l’engage-t-il comme sujet et objet à aller au-delà du créé pour cerner l’autonomie et l’anatomie même de son œuvre ? On pourrait en toute logique considérer qu’il est le meilleur lecteur de lui-même, le décrypteur de ses fables, un surplus de sens à son imaginaire. Cependant, les images d’auteurs que renvoient les personnages écrivains que sont Verre Cassé, Prétextat Tach et Jerspers Thorn autorisent à croire que le savoir qui lie l’auteur à son œuvre est principalement de l’ordre pragmatique. C’est un savoir-faire formel qui ne convoque pas nécessairement un savoir sur l’objet créé. Verre Cassé ne sait pas à l’avance quelles seront la structure et la valeur littéraire de son œuvre. N’eût été l’insistance de l’Escargot entêté, patron du Bar Le Crédit a voyagé, il ne serait jamais devenu écrivain. Quant à Jerspers Thorn, il se veut plus électricien qu’écrivain et s’offusque même à participer de cette campagne de reconnaissance que les universitaires organisent à travers des colloques aux conférences savamment rédigées sur des œuvres ou des écrivains. Dans Hygiène de l’Assassin, Prétextat Tach, atteint du syndrome d’Elzenveiverplatz jette un discrédit total sur les lecteurs notamment sur le jury du Prix Nobel qui le gratifie de la plus haute distinction littéraire. Le vieillard adipeux écrit pour se livrer à la vindicte populaire plutôt que de se voir légitimer par le Prix Nobel dont il fustige d’ailleurs la fumisterie.
21Par leurs doubles textuels, ces trois écrivains semblent faire l’aveu de l’échec de leur rêve d’écrivain, évidemment, plutôt par jeu que par conviction. Ainsi, s’ils bénéficient tous d’une renommée mondiale, adulés partout comme de « grantécrivains », leurs versions textuelles se plaignent et souffrent de l’idée que l’on prenne pour du talent ce qui, pour eux-mêmes, n’était que velléités, encanaillements, voire de l’imposture. À l’évidence, être écrivain à l’index rassure aussi bien Tach et Thorn que le monde est plus fou qu’eux et que les lecteurs ne peuvent être que de grands dupes qui s’ignorent. Dans Hygiène de l’assassin, Tach a choisi d’écrire par dédain de la promiscuité et de la reconnaissance. Mais voilà que paradoxalement, son œuvre l’ouvre à l’universalité, attirant sur lui un intérêt soudain avec des journalistes du monde entier désireux de percer les secrets de son talent d’écrivain.
22Verre Cassé, véritable loque humaine qui n’hésite même pas à déféquer dans son pantalon, prend aux yeux des habitués du bar Le Crédit a Voyagé une dimension presque mythique dès lors qu’il a commencé à devenir écrivain. En ce qui les concerne, Thorn et Tach trouvent qu’il y a bien une véritable méprise au regard de l’immense succès qui pavoise leur chemin. Ils en arrivent même à l’idée que l’écriture les a trahis. Dans son diagnostic de l’écrivain, Paul Toupin avance l’idée qu’un écrivain est un tout qui écrit avec ses convictions, ses préjugés, ses maladies (Verre Cassé est alcoolique), ses vices (Tach a eu des relations incestueuses avec sa cousine qu’il a étranglée par la suite), sa personnalité (Thorn fut un bon électricien) et ses vertus.
23Il reste alors à s’interroger sur le mode de lecture de l’image de l’auteur. Lisons-nous l’auteur comme il se donne à voir dans son œuvre ou à travers le prisme de notre imagination ? Si le Patron du bar Le Crédit a Voyagé demande à Verre Cassé d’écrire un livre, c’est qu’il est convaincu que par-delà l’épave humaine qui traine dans le bar, il y a une figure inaltérable, dont la parole peut être a- temporelle. Par cette reconnaissance implicite, le patron du bar éveille en ce soulard les éléments constitutifs d’une nouvelle image, d’une nouvelle identité. Désormais, se sentant habité par une force créatrice susceptible de l’élever au rang d’écrivain, Verre Cassé installe le lecteur dans l’atelier de l’écriture pour partager avec lui les expériences de l’acte de la création littéraire qui peuvent être en certaines circonstances des épreuves de la vie.
- 28 Allusion au film de Danny Boyle Slumdog millionnaire (2009) où un jeune pouilleux réussit le tour d (...)
24Néanmoins, si sa démarche a quelques côtés séducteurs de démystifier l’écriture, elle est loin de dissiper la question même de l’essence du livre en tant que corps vivant ayant son passé, sa mémoire, son avenir. L’œuvre en gestation ramène Verre Cassé dans la sympathie de tout le monde. Il est devenu cette figure dont la voix compte, les points de vue unanimement salués et la compagnie recherchée. L’écriture le distingue des autres habitués du bar qui partageaient la même condition de vie que lui. Il devient ce slumdog28 dont on veut désormais saluer l’intelligence et la singularité. L’écriture le met en scène, le porte à un nouveau niveau de dignité et de fierté.
25Pour la masse adipeuse de Pretextat Tach, l’écriture fait oublier la laideur. On ne voit en lui que l’écrivain de génie, la plus grande référence mondiale que l’humanité ait jamais produite. En ce qui le concerne spécifiquement, l’écriture est le lieu de sa propre socialité où il conçoit sa femme et ses enfants, la scène de son théâtre intérieur dont les coulisses sont à chercher ailleurs. Il n’a de familles véritables que les personnages qu’il invente, de cadres de vie que l’univers diégétique de ses œuvres.
- 29 André Belleau a consacré à cette question un important essai Le romancier fictif. Essai sur la repr (...)
26Quant à Thorn, le mystérieux romancier fictif29 de Littérature, l’écriture est un lieu de pèlerinage où il revoit et revit Emma Suzerin son unique amour de tous les temps. Elle est aussi lieu de refus d’une quelconque complainte. C’est le cadre secret où le personnage écrivain continue d’entretenir cette relation passionnelle avec celle dont il est en quelque sorte condamné à écrire le livre.
27L’une comme l’autre de ces figures romanesques écrivent sur plusieurs fronts qui en définitive n’ont rien à voir avec la gloire où l’ambition encore moins avec une quelconque légitimité mais plutôt par nécessité (Thorn), par obligeance (Verre Cassé), par remords et par souci de confession (Pretextat Tach). Leur renommée est une construction de lecture. Le succès, disait à cet effet Paul Toupin, « dépend du public, lequel se comporte le plus souvent comme une cocotte qui raffole qu’on lui baise les mains parce qu’elle prend cela pour de la galanterie. […] Il n’est que d’amuser les gens pour se les attacher, la société ayant toujours cru que l’écrivain avait la mission de lui faire passer le temps ». (p. 25)
28L’irrévérence et la désinvolture avec lesquelles Thorn et Tach accueillent les journalistes, l’idée de s’enfuir du bar que nourrit secrètement Verre Cassé une fois sa mission d’écrivain terminée s’expliquent par le fait qu’ils ne veulent pas subir le fait que l’on explique leurs œuvres par leurs vies, comme s’ils répugnent à faire de l’écriture le lieu d’une quelconque introspection. Il y a à comprendre que leur refus de se donner comme mode de lecture de leurs œuvres trouve sa justification dans l’idée que l’intelligibilité de l’écriture est à chercher dans les arcanes de l’écriture elle-même. Ce qui est tout le contraire du Grantécrivain qui semble exiger que l’œuvre et la communauté des lecteurs et des non lecteurs lui rendent sa grâce d’auteur, de figure tutélaire et même totémique.
- 30 Couturier, Maurice, La Figure de l’auteur, op. cit., p. 57.
- 31 Blanchot, Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
29Il complète l’écriture par « un jeu de séduction »30 qui fictionalise son nom d’auteur. Par contre, les personnages-auteurs conçoivent l’œuvre littéraire comme une trace et un tracé qui mènent chaque lecteur, y compris l’auteur lui-même, dans un monde de papiers où la vérité est une illusion d’écriture et de lecture. Dans leur statut d’écrivain, le présent c’est d’abord la page blanche. Le reste relève du passé, de l’en-devenir car contrairement à Montaigne (« je suis moi-même la matière de mon livre »), ou à Flaubert (« Madame Bovary c’est moi »), on peut entrevoir dans la démarche de ces écrivains fictifs que l’œuvre littéraire, loin d’être le produit d’une intelligence singulière, est le produit et la matière de la page blanche, du moins de son angoisse31.
30En somme, l’auteur et l’œuvre ne parlent pas le même langage, du moins pas toujours, Prétextat Tach en donne la preuve qui regrette d’avoir à subir le succès de son œuvre, de se voir légitimé par son travail de cure et de soliloque : son écriture. Son attitude prouve à l’envi qu’une œuvre peut bien être une parenthèse absolument creuse ou remplie dans la vie de l’auteur : « J’aurais honte de ne pas avoir nui à l’humanité », se réjouit-il à propos de son immense œuvre. (p. 102)
31En tout état de cause, Thorn et Tach ne s’inscrivent pas dans ce qu’ils écrivent et parallèlement, ce qu’ils écrivent ne s’inscrit pas dans leurs vies. Tout porte à croire qu’ils se cachent dans leur écriture pour se dérober à tout regard de la société. Ils se refusent même de se conformer à la légitimité que leur donne leurs œuvres. À Besançon, où il est invité à un colloque en son honneur, plutôt que de répondre de manière intelligible et respectueuse aux questions de ses lecteurs et admirateurs, le curieux personnage de Jespers Thorn, préfère faire montre de ses talents d’électricien. Il profite d’une panne d’électricité pour entretenir longuement le public stupéfait, de la vertu de l’électricité, ayant réussi le pari de faire croire à tout le monde à l’inutilité de la littérature. Sous le regard éberlué des participants au colloque, il s’engouffre sous une pluie battante, sans parapluie, pour aller chercher en ville une ampoule. L’illustre écrivain suédois semble faire de la littérature pour s’empêcher de parler de littérature. Tout comme Tach, il écrit pour protéger ses silences et ses secrets. Les deux se sentiraient plus heureux si personne ne les lisait. Les nombreux livres qu’ils ont écrits sont comme des coffres-forts où se cacheraient ce qu’ils sont de plus intime et de plus fragile : leur vie, leur passé inconnu, leurs fantasmes.
Quand la consécration trahit l’illégitimité de l’œuvre
32Sans l’avouer explicitement, la lecture, même si celle-ci légitime leur talent d’écrivain serait un cambriolage de leurs mémoires, de leurs intimités et comme on peut le voir, ce qui a motivé d’abord Thorn dans sa décision de participer à ce colloque en son honneur contrairement à ses habitudes, ensuite son choix de venir parler aux participants en français, langue qu’il ne maîtrise pas selon son spécialiste le professeur Bjorn, c’est essentiellement l’idée de pouvoir visiter enfin la ville de Besançon où son grand amour Emma Suzerin s’est suicidée et enterrée.
33Et si de son côté, Pretextat Tach qui sait ses jours comptés, en raison du mal incurable dont il est atteint, accepte de recevoir à ses chevets les journalistes soucieux de découvrir les secrets de sa réussite, c’est au fond pour s’assurer que personne ne l’a véritablement lu, car ses œuvres cachent ses crimes, notamment la mort par strangulation de sa cousine et amante. Tach en avouant ses crimes dans ses œuvres, voudrait curieusement les mettre sous scellée. Le défilé de ces journalistes à qui il fait subir toute sa laideur à travers des scènes émétiques de ses orgies alimentaires atteste bien de cette jouissance intérieure d’être le criminel insoupçonné que l’on voudrait blanchir à travers la grande reconnaissance littéraire du Prix Nobel.
- 32 Pour Gisèle Mathieu-Castellani, l’écriture semble souvent naître d’un insistant sentiment de faute (...)
- 33 Titre d’un roman de Johann Wolfgang von Goethe paru en 1809.
34En réalité, ces deux monstres de la littérature écrivent pour se livrer à leur propre « tribunal imaginaire »32. Ils veulent être les accusés devant leur propre conscience. Et c’est ce qui semble justifier leur peur de la gloire. En réalité, ils se considèrent, à l’inverse de Verre Cassé, comme des témoins obsolètes, des créateurs impuissants à qui le monstre qu’ils ont créé échappe inexorablement. Ce qu’ils opinent implicitement, c’est que la tonne de paperasses produite ne dit pas leurs vies et qu’ils ne sont pas non plus en mesure d’être des porte-parole de leurs créatures dont ils s’avouent impuissants à pénétrer le mystère. Même Verre Cassé, dès les premières lignes de ses aventures au bar, annonce qu’il s’évanouirait dans la nature une fois sa mission d’écrivain terminée, c’est-à-dire une fois devenu auteur. On renoue ici avec ce que Goethe nommait les Wahlverwandschaften : les affinités sélectives33, par lesquelles l’auteur et l’œuvre se font et se défont mutuellement. Ce que les trois écrivains fictifs donnent à apprécier, c’est qu’il n’y a pas forcément entre l’auteur et son œuvre affection là où il y a de l’affinité. Verre Cassé s’apprête à disparaitre derrière ses récits laissant peut être son nom assumer l’œuvre dans ses propres aventures. Tach recommande de ne pas lire ce qu’il a écrit. Enfin, Thorn s’emploie à décourager toute interprétation de son écriture en laquelle il ne se reconnaît pas.
35Ainsi, de l’entrecroisement de l’imaginaire et d’un au-delà de l’Être, la littérature, aux yeux de ces trois écrivains fictifs ne semble a priori rien devoir à son créateur par rapport auquel elle doit afficher son autonomie voire une certaine arrogante ascendance. Le souci de disparaître derrière leurs œuvres, de n’en assurer aucunement la paternité inscrit ces auteurs dans la pensée de Barthes en ce qui concerne la mort de l’auteur. Ils n’écrivent pas pour leur succès, mais pour se décharger d’un trop plein d’angoisses de leur passé. Le statut d’auteur les indispose. Dans Littérature, Jespers Thorn veut être tout sauf un auteur : une figure qui fonde sa révérence et sa respectabilité sur un livre. Le culte que voue Auguste Kakur, brillant étudiant en littérature, au génie de l’écrivain suédois s’explique en partie par l’idée qu’en la compagnie de l’idole, il se sent en présence d’un personnage de littérature lâché en pleine mondanité, exactement comme l’albatros de Baudelaire. Il ne relie pas la légitimité des œuvres de Thorn à la personnalité de celui-ci ; et pour beaucoup de participants à ce fameux colloque, il aurait mieux valu que l’écrivain fût absent des débats. En s’érigeant en défenseur et protecteur de ce monstre caché, Auguste Kakur à l’instar des organisateurs du colloque entend défendre la littérature contre ses détracteurs et non faire l’apologie d’un nom d’auteur :
Le jeune homme se croyait capable, dans mille situations dont aucune ne se présenta de protéger Jaspers Thorn, le sauver, quand même l’ex-électricien avait fait la preuve d’évidentes compétences extralittéraires dans le rôle du Comte dans le Cid. Il saurait énergiquement souffleter Don Diègue. (p. 47)
36Ce qui pour Thorn, Tach et Verre Cassé se cache sous le vocable d’écriture n’est pas ce que les critiques et les faiseurs de colloques y mettent. Thorn en a donné la preuve en administrant une magistrale raclée au conseiller régional Claude Gilardot. L’homme politique s’est lancé dans une verbosité ennuyeuse, mêlant politique et littérature allant même jusqu’à encenser la littérature. Ce qui ne manqua pas d’enrager l’énigmatique auteur de Tyran de Papier. Les sautes d’humeurs de ce dernier deviennent doctement visibles. Amusé, ennuyé, enragé, il ne put se retenir de lancer un « Foutaises » qui glaça l’assistance. L’organisateur du colloque, l’éminent professeur Björn Durrant, spécialiste mondial de l’écrivain, tente en vain de calmer son hôte de plus en plus hystérique : « Pour les spectateurs, c’était un charabia qui devenait cependant plus passionnant que le discours français du pauvre homme politique influent de la région. » (p. 24)
37La partie fut calmée avec beaucoup de peine, mais l’écrivain ne décolère pas. Il attend le moment où le mécène, encouragé par son sens de la dignité et de l’honneur lui tend la main en signe de réconciliation pour lui administrer une belle gifle avant d’ajouter : « Je ne suis pas devenu écrivain pour rien […] Le pauvre homme, dit-il cependant dans son spasme, il n’est pas prêt de relire un roman. » (p. 27)
38L’attitude de l’écrivain exprime les griefs qu’il nourrit d’abord contre lui-même de demeurer ce « fou qui persiste à écrire » ensuite contre la littérature, de ne pouvoir être un fidèle lieu de décharge, des douleurs, des émotions, des remords, etc. qui font écrire. Enfin, contre les lecteurs, qui ne comprennent rien à la littérature parce qu’ils veulent comprendre la littérature. Thorn refuse que l’auteur soit assimilé à un chef-d’œuvre, une conviction que partage Verre Cassé pour qui, quelques soient les motivations qui portent vers l’écriture, l’auteur écrit d’abord pour décrypter son propre mystère. En effet, dans son roman en train de s’écrire, Verre Cassé par sa décrépitude, sa goujaterie, nonobstant sa culture littéraire prouve à chaque instant qu’il est son propre personnage qui se cherche un rôle dans l’écriture et non comme un personnage spécifique qui incarnerait quelque grandeur jubilatoire. L’auteur ne veut pas être une image à lire mais une marque, une image qui donne à lire, à voir. Tout ce que le grand écrivain cherche à écrire notamment en ce qui concerne le protagoniste de Littérature, c’est le manque, l’absence de la voie qui mène au cimetière de Besançon où repose le corps de son amour de toujours. Emma Suzerin est le livre que Thorn s’offusque où rêve d’écrire comme la pièce manquante de sa vie. Et bien que cela puisse surprendre, le suédois n’écrit pas pour lui. Il écrit les livres que sa maîtresse, peintre française de trente huit ans rêvait d’écrire. C’est donc la vie d’Emma qu’il prolonge pour rendre la sienne plus légère, sans doute, plus utile :
Les morts ne sont pas là pour faire réfléchir. Quelle sinistre ville, Besançon, horrible. [Elle, Emma Suzerin] ne supportait pas qu’il écrive et lui ne supportait pas de ne pas écrire, ce n’est pas compliqué, ce n’est pas compliqué, elle qui rêvait de devenir écrivain quand elle était adolescente, se rappelle encore la mère de la disparue. (p. 102)
39L’œuvre littéraire serait-elle, à la lumière de ce refus d’autolégitimation un lieu de repentir, un espace de méditation, d’auto-jugement, un défi à la vie ? Ni Verre Cassé, ni Thorn, ni Tach ne sont des militants de la littérature mais des angoissés de l’écriture. Leur mépris de la littérature, leur dérobade face à la reconnaissance portent à croire que l’auteur est comme un pépin dans la gangue de la littérature, cette réalité tragique à laquelle il n’échappe qu’en la reproduisant. Ils partagent en commun la curieuse idée qu’à moins d’être un vulgaire militant de la littérature, l’écrivain ne fait pas son œuvre, mais se laisse faire et défaire par celle-ci. En cela, Tach ne croit aucunement en l’objectivité de tous ces prestigieux prix par lesquels l’institution littéraire entend couronner son génie d’écrivain, légitimer et canoniser son nom :
Ce prix Nobel est un sommet dans l’histoire des malentendus. M’attribuer, à moi le prix Nobel de la littérature équivaut à donner le prix Nobel de la paix à Saddam Hussein. (p. 92)
40Les trois écrivains fictifs présentés dans cette réflexion restent convaincus qu’une œuvre peut être une coquille infiniment creuse ou remplie de déchets, de douleurs, de honte, de doutes, de fantasmes insensés, dans la vie de l’auteur. Ce qu’ils revendiquent en face de leurs lecteurs, c’est non d’avoir apporté une pièce majeure à l’intelligence du monde, mais d’avoir « nui à l’humanité » en se rendant légitimes, importants, par la littérature qui devient, du coup, une amnistie imposée (Pretextat Tach), un geste de deuil (Jespers Thorn), ou un exercice de rachat social (Verre Cassé). Là où ils croient rechercher de la matière à la résolution de leur propre mystère, revendiquer l’inutilité et l’illégitimité de leur personne et de leurs créations, la littérature les grandit, les innocente, les couronne, les rend célèbres. Aussi, s’ils ne rejettent tous les prix qui leur sont décernés (Tach), les invitations aux prestigieux colloques dits scientifiques (Thorn) ou ne veulent assumer l’œuvre qu’ils produisent pourtant (Verre Cassé), trouvent-ils que les lecteurs de romans sont des enfants de cœur affriolés par l’imaginaire de l’écrivain, par leur ego de lecteurs en quête de culture et de nourriture intellectuelle, de leur propre légitimité plutôt que de se livrer à un travail de réconfort, de « flic » susceptible de condamner les criminels, les malades, les malheureux, les solitaires qui se jettent à leurs pieds comme pour se donner un autre sens à leur vie, loin du Grantécrivain en quête de reconnaissance et de grandeur…
Notes
1 Barthes, Roland, Le Bruissement de la langue, [1968], Paris, 1984, Le Seuil, p. 61-67.
2 Mabanckou, Alain, Verre Cassé, Paris, Le Seuil, 2005.
3 Nothomb, Amélie, Hygième de l’assassin, Paris, Albin Michel, 1992.
4 Lindon, Mathieu, Littérature, Paris, POL, 2001.
5 Pline, Portraits de l’écrivain aujourd’hui, Paris, Julliard, 1986.
6 Couturier, Maurice, La Figure de l’auteur, Paris, Le Seuil, Coll. « Poétique », 1995.
7 Toupin, Paul, L’Écrivain et son théâtre, Ottawa, Le Cercle du livre français, 1964.
8 Noguez, Domique, Le grantécrivain & autres textes, Paris, Gallimard, Coll. « Infini », 2000, p. 134.
9 Ibid., p. 17.
10 Alain Mabanckou a consacré un site à ses notes de voyages, sous le nom de Lecreditavoyage.com, du fameux bar où l’étrange personnage-écrivain de Verre Cassé fait l’expérience glorieuse de la vie d’écrivain. (voici l’adresse : http://www.lecreditavoyage.com).
11 Québécisme signifiant bavardage par le clavier de l’ordinateur.
12 http://togopages.net/blog/
13 http://couao64.unblog.fr/
14 http://blog.bessora.fr/
15 http://www.obhelyquenum.com/
16 Outre les prises de position individuelles des écrivains comme Tierno Monenembo (Lire « L’ONU recolonise l’Afrique », in Le Monde du 4 janvier 2011), Calixthe Beyala (Lire la lettre ouverte à Bechir Ben Yamed « Non ! Gbagbo n’est pas seul », in Jeune Afrique du 04 janvier 2011, disponible à l’adresse suivante :http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2607p018-019.xml2/onu-ua-ue-gabonnon-gbagbo-n-est-pas-seul.html), une lettre ouverte à propos de lâcheté des gouvernants face à la crise ivoirienne circule avec pour signataires : Vaclav Havel, Günter Grass, Roddy Doyle, Tom Stoppard, Jose Gil, Colm Toibin, Jürgen Habermas, Dario Fo, Franca Rame, Wole Soyinka, Mia Couto, Chimamanda Ngozi Adichie, Gillian Slovo, Ben Okri, Nadine Gordimer, John M Coetzee, Goretti Kyomuhendo (Voir http://www.fidh.org/IMG/pdf/ueafrik0312_lettre_ouverte_f.pdf)
17 « L’auteur, dit Roland Barthes, lorsqu’on y croit, est toujours conçu comme le passé de son propre livre : le livre et l’auteur se placent d’eux-mêmes sur une même ligne, distribuée comme un avant et un après : l’Auteur est censé nourrir le livre, c’est-à-dire qu’il existe avant lui, pense, souffre, vit pour lui ; il est avec son œuvre dans le même rapport d’antécédence qu’un père entretient avec son enfant. Tout au contraire, le scripteur moderne naît en même temps que son texte, il n’est d’aucune façon pourvu d’un être qui précéderait ou excéderait son écriture, il n’est en rien le sujet dont son livre serait le prédicat », Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, p. 64.
18 Ferrari, Federico et Jean-Luc Nancy, Iconographie de l’auteur, Paris, Éditions Galilée, 2005, p. 10.
19 Viala, Alain, La naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, Coll. « Le sens commun », 1985, p. 7.
20 Dany Laferrière revendique, l’espace d’un roman, une identité littéraire nipponne avec son roman Je suis un écrivain japonais (Montréal, Boréal, 2008). Tahar Ben Jelloun se révolte contre l’absurdité de la francophonie littéraire dans une réflexion parue dans Le Monde en 2007 : « On ne parle pas francophone » (www.mondediplomatique.fr/2007/05/ben_jelloun/14715). Ahmadou Kourouma et Sony Labou Tansi ou Towali, quant à eux, engagent l’écriture comme un travail de sape de la langue française en affirmant vouloir casser la langue française pour mieux laisser s’exprimer leur fond africain.
21 L’une des plus remarquables vient de Kossi Efoui qui lança à Bamako, lors du Festival Etonnants Voyageurs en 2002, cette pique : « L’Afrique n’existe pas. »
22 Voir Le Bris, Michel et Jean Rouaud (dirs), Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007.
23 Chamoiseau, Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997 ; Guy Ossito Midiohouan, Écrire en pays colonisé. Plaidoyer pour une nouvelle approche des rapports entre la littérature négro-africaine d’expression française et le pouvoir colonial, Paris, L’Harmattan, 2002 ; Mongo Beti, « Seigneur délivre-nous de la langue française », Peuples Noirs Peuples Africains nos 59-62 (1988) 105-106 ; Khatibi, Amour bilingue, Fata Morgana, 1983, etc.
24 On lira avec intérêt l’essai de Jean-Louis Joubert, Les Voleurs de langue. Traversée de la francophonie littéraire, Paris, Philippe Rey, 2006.
25 Gérard Leclerc estime que « toutes les cultures ont retenu et conservé précieusement un corpus textuel jugé essentiel et fondateur. Il est des cultures qui ont sélectionné comme central un seul texte, le Livre sacré ; d’autres qui ont conservé quelques textes, les Classiques » (Le Sceau de l’œuvre littéraire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 89).
26 C’est en février 1969, dans une conférence à Société française de philosophie que Michel Foucault sous le titre de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » réactivait le débat de la mort de l’auteur que Roland Barthes quelques mois plus tôt en 1968 avait lancé.
27 On pourra lire à ce propos l’excellent ouvrage d’André Belleau Le romancier fictif. Essai dur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota Bene 1999, Première édition 1980.
28 Allusion au film de Danny Boyle Slumdog millionnaire (2009) où un jeune pouilleux réussit le tour de force d’attirer l’attention sur lui à travers une fameuse émission de « Qui veut devenir millionnaire ? »
29 André Belleau a consacré à cette question un important essai Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1980.
30 Couturier, Maurice, La Figure de l’auteur, op. cit., p. 57.
31 Blanchot, Maurice, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
32 Pour Gisèle Mathieu-Castellani, l’écriture semble souvent naître d’un insistant sentiment de faute qui laisse dans la littérature les traces d’une scène judiciaire, comme si l’écriture convoquait l’écrivain à la barre de sa propre conscience (Le Tribunal imaginaire, Paris, Éditions du Rocher, 2006).
33 Titre d’un roman de Johann Wolfgang von Goethe paru en 1809.
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