1Cela avait été convenu avec les organisatrices du « Moyen Âge en jeu » : la conclusion ne serait pas une synthèse des communications. Elle s’efforcerait plutôt de définir la place du colloque dans le paysage actuel de la néo-médiévalité : témoin mais aussi acteur, lui-même, du discours néo-médiéval.

2Les premiers travaux collectifs sur la réception de l’héritage médiéval par l’Europe ne datent pas d’hier. Voici déjà un quart de siècle qu’était organisé à l’Université de Poitiers le colloque L’image du Moyen Âge dans la littérature française de la Renaissance au XX^e siècle (1982), et que paraissait Le Moyen Âge maintenant, fascicule de la revue Europe1. Depuis, les colloques et réunions savantes à objet néo-médiéval se sont installés dans le paysage de la recherche. Ils suscitent plus d’offres de contributions qu’ils n’en peuvent raisonnablement programmer. Mais ce qui est une nouveauté, c’est la création d’un acteur spécifique : Modernités médiévales2 qui affiche la double intention de considérer les textes néo-médiévaux, même les plus dissensuels avec la norme médiévistique, comme des objets d’étude légitimes, et de reconnaître dans la civilisation médiévale des traits de modernité.

3L’une des missions de l’Université est la production de métatextes. Quand bien même il doive s’en tenir, selon les règles de la méthode, à une stricte mission de d’observation, de description et d’analyse, le discours universitaire participe lui-même à la dynamique de la néo-médiévalité. Car, en les commentant, il accompagne désormais l’expansion – que rien ne semble devoir freiner pour l’instant – des paratextes néo-médiévaux dans la sémiosphère culturelle. Parmi ces derniers, les uns cherchent à s’imprégner de l’héritage médiéval, en se donnant des visées et en procédant à des saisies contraires : la fiction à base de médiévalerie stéréotypée et l’Histoire Vivante* qui reprend à l’archéologie expérimentale la rigueur de ses concepts et de ses méthodes. Les autres font porter l’accent sur l’évaluation de cet héritage et commencent à reconnaître la dette : pour ne citer que des exemples pris dans la production journalistique, l’Express titrait un jour sur « ce que nous devons au Moyen Âge », Ça m’intéresse proclamait que nous lui devons « le féminisme, les jours fériés, la psychanalyse, la fourchette et le sens de la fête »3.

4Une nouvelle médiévistique est donc en train de se constituer. Convenons de la nommer, par synecdoque, « néo-médiévistique ». Elle est engendrée par la recherche des universitaires ès-qualité, mais aussi par les travaux de professionnels – du patrimoine, des jeux, des objets – qui disposent de l’appareil méthodologique et conceptuel nécessaire pour en formuler les résultats en milieu universitaire.

5Nous ne manquons pas de modèles sociologiques, anthropologiques ou sémiotiques aptes à décrire, avec plus ou moins de précision, les processus d’innovation intellectuelle et leur mutation en habitus culturels : pour ce qui nous concerne, le processus évolutif qui aboutit à la « néo-médiévistique » dans son état présent. Pour faire bref dans cette conclusion, j’aurai recours au paradigme de l’auto-organisation biologique, qui constitue une métaphore éclairante. J’en rappelle les phases principales4 : état initial d’équilibre, puis fluctuations, amplification des fluctuations, puis bifurcation évolutive, amplification du sous-ensemble ainsi formé dans le système concerné, sous-ensemble qui peut finir par se constituer en une entité autonome.

6La médiévistique classique (incarnée surtout par les 9^e et 21^e sections du Conseil National des Universités)5 correspond à l’état d’équilibre d’un système constitué en gros depuis 1830 et les premières grandes études littéraires, architecturales et iconographiques. Elle définit le champ, elle identifie les sujets d’études, elle formate la recherche et son énonciation. Elle définit donc la norme et s’autorégule en déterminant ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. La dimension axiologique intervient autant que la dimension strictement cognitive. Le temps n’est pas si lointain où l’écart pouvait s’avérer préjudiciable à la carrière. Si le Médiéviste se sentait d’humeur badine, porté à l’indulgence sur les inconséquences du monde extérieur, les traitements de l’hypotexte médiéval en dehors de sa juridiction lui paraissaient plaisants ou amusants quoique futiles sinon dérisoires. Mais si l’humeur était à la rigueur, ils étaient jugés faux, sauvages, anomiques et ceux qui s’y intéressaient ne l’étaient pas moins. Il y avait, de son point de vue, dissipation d’énergie, donc perte, donc évolution vers le désordre. Et condamnation.

7Cependant, comme dans tout système vivant, des fluctuations se produisent, car elles ne peuvent pas ne pas de produire. La fluctuation peut se réaliser par le doute critique : au début des années 80, P. Zumthor met en question la réception académique de la lyrique médiévale6. Elle peut se manifester aussi par l’émergence de discours de fiction écrits par des universitaires réputés : U. Eco, linguiste et sémioticien, publie le Nom de la Rose, texte néo-médiéval par excellence réénoncé par le cinéma avec le succès que l’on sait. Le cinéma qui, à partir des années 1970, avait rompu avec l’esthétique hollywoodienne (syncrétisme chronologique, idéalisation), fait appel à l’expertise de médiévistes pour définir les décors et ajuster les comportements. Enfin, le succès public de textes de vulgarisation rédigés par les médiévistes eux-mêmes a participé à la double phase de fluctuation/amplification : fluctuation parce que l’énonciation pour un public non spécialiste se traduit, par rapport au discours médiévistique strictement normé, à la fois par des pertes d’information brute et un enrichissement de l’integumœntum (recherche des effets de narration et de décoration iconique) ; amplification parce que nombre de ces textes paraissent dans des collections de poche et font l’objet d’une bonne exposition en librairie ou dans les rayons spécialisés des grandes surfaces.

8Au moins trois conditions permettent en ces années 1980 la fluctuation et favorisent leur amplification. En trame de fond, l’ouverture de la critique du discours médiéval à des heuristiques non endogènes : structuralisme (Levi-Strauss, Greimas), épistémologies et anthropologie de l’imaginaire (Bachelard, G. Durand), psychanalyses freudo-lacaniennes et junguiennes. Autant de saisies de l’hypotexte médiéval qui le transforment en objet anthropologique, avec un effet d’ouverture à la prise en compte méthodique de sa réception actuelle. La seconde condition favorable tient au droit d’entrée dans les Humanités, donné aux objets « communs », ou « d’étain » (Aimeric, Ars lectoria7) par la Nouvelle Histoire qui avait élargi le champ de l’étude aux réalités du quotidien médiéval, mais aussi par les Mythologies de Barthes8 dont la sémiologie ouvrait la voie à l’observation d’objets estimés jusqu’alors triviaux. Troisième condition, enfin : stimulée par les travaux d’E. Morin9, l’Université s’intéresse au cinéma, à la culture massmédiatique. Par conséquent, elle s’intéresse au Moyen Âge au cinéma, donc aux reconstructions modernes du Moyen Âge. En témoignent l’introduction d’entrées sur le cinéma dans les encyclopédies arthuriennes produites par l’érudition anglo-saxonne (NJ. Lacy10) et la présence de travaux sur ce cinéma dans des colloques de médiévistique. La voie est ainsi ouverte à des événements culturels destinés au grand public mais placés sous l’autorité scientifique de médiévistes reconnus : ainsi l’exposition « Héros et merveilles du Moyen Âge », dirigée par J. Le Goff, à l’abbaye de Fontevraud en 2007.

9L’expansion de la présence médiévale sur la scène culturelle, favorisée par les universitaires eux-mêmes lorsqu’ils s’expriment hors du cercle, intensifie la dynamique de recherche jusqu’au point où se réalisent des bifurcations. L’une, au moins, est collective : la prise en charge par la littérature comparée, puisque « le Moyen Âge » devient un discours culturel parmi d’autres, un sous-ensemble possible dans certains corpus thématiques, un objet de recherche dont l’exploration se passe des pratiques de la médiévistique telles que l’accès direct aux sources. L’autre est un choix d’orientation individuelle. C’est ce dont témoigne, dans le programme du colloque, la présence de doctorants dont la thèse porte sur des objets « classiques » mais qui sont intervenus sur des objets néo-médiévaux plus ou moins « sauvages ».

10Comme ceux qui l’ont précédé, ce colloque confirme donc la tendance à la constitution du sous-ensemble autonome qui représente l’état provisoirement terminal de l’auto-organisation : la « néo-médiévistique », un domaine de recherche dont l’identité se constitue. Sa production scientifique doit se doter des deux pouvoirs décrits par Bruno Latour11 : celui de prise en compte de la multiplicité des textes et des discours (qui produit de la perplexité) et celui d’ordonnancement, qui cherche les logiques globales, les dynamiques structurantes de cet ensemble apparemment hétérogène qu’est le néo-Moyen Âge.

11Pendant ces trois jours de communications, c’est principalement le pouvoir de prise en compte qui s’est exprimé collectivement. La majorité des interventions s’est voulue plus descriptive qu’analytique, ce qui est logique pour un champ d’étude encore en voie de délimitation. Il s’est confirmé, cependant, que le monde néo-médiéval s’organise dynamiquement, puisque d’une part s’accentue une tendance forte à la reconstitution fondée sur base savante – l’Histoire Vivante* – et que d’autre part les fantaisies et les phantasmes continuent à se déployer : deux dimensions contraires, mais propres au vivant.

12Toujours en perspective de prise en compte, de nombreuses communications ont cherché à déterminer ce qui, dans la périphérie la plus éloignée du centre normatif, persistait à « faire Moyen Âge » parmi les transformations hybridées, débridées, hirsutes, de l’hypotexte médiéval. Quels sont les signes élémentaires de ce qui est perceptible comme « médiéval » hors du champ de l’érudition, et quelles sont les extensions modernes de l’identité médiévale ? Une observation sur ce point : dans le monde néo-médiéval, il n’y a pas d’erreurs, il n’y a que des réinterprétations. Elles ne relèvent pas, dans le discours universitaire – du moins celui qui est affichable – de jugements. Le tout est, pour nous, d’identifier le seuil d’entropie au-delà duquel l’objet perd sa cohérence et son identité « médiévales » pour disparaître dans l’indifférenciation d’un simple passé global. Imaginons que nous participions « en aveugle » à l’une de ces fêtes rurales des temps jadis qui se multiplient pendant les vacances d’été. Seuls signes d’identification chronologique : les sons et les odeurs. Si la batteuse des années 1900 et ses signaux « mécaniques » est absente, qu’est-ce qui va différencier le Moyen Âge du XVIII^e ou du XX^e siècle débutant ?

13Le pouvoir d’ordonnancement s’est exprimé de façon moins systématique, sous forme d’hypothèses, ou est resté dans l’implicite. Mais il ne pourra pas ne pas s’exprimer dans et par la communauté des néo-médiévistes en voie de constitution, sinon déjà constituée. On a vu se dessiner, en filigrane, la perception des différentes rationalités discursives qui structurent le discours global de la néo-médiévalité. Rationalité informationnelle, quantitativement minoritaire pour l’instant puisque valorisée principalement chez les néo-médiévistes, les médiévistes vulgarisateurs et les journalistes qui se réfèrent à leurs travaux : elle cherche à décrire avec objectivité, pour les publics non-spécialistes, l’objet médiéval, qu’il soit politique, artistique, technologique. Rationalité hédonique, qui investit le Moyen Âge d’une fonction de pur divertissement. Rationalité mythique, polymorphe et très efficiente, qui mobilise les imaginaires individuels et collectifs, produit les phantasmes euphoriques ou angoissants, qui situe le Moyen Âge comme un lieu d’identification utopique, idéologique parfois, qui le saisit comme un sujet dans lequel s’investissent des projections personnelles. Il est entendu qu’il est peu de discours monologiques. La plupart sont des composites.

14Contrairement à ce que ce me disait récemment un collègue spécialisé en « infocom », à l’occasion d’une conversation portant sur les évolutions de carrière en terme de disciplines universitaires, le néo-Moyen Âge n’est pas un sujet restreint ni épuisé. Il peut servir de banc d’essai pour l’application de nouveaux modèles heuristiques sur les réseaux et les dynamiques culturelles. Il réclame de nombreuses autres études sur des objets localisés ou sur les agents d’évolution, sur les publics et la réception des textes néo-médiévaux. C’est un lieu commun de le dire : la construction de la mémoire médiévale nous parle avant tout de nous-mêmes. Il faut par conséquent approfondir la question : pourquoi tant de Moyen Âge ? Pourquoi cette prééminence absolument avérée du Moyen Âge sur les autres périodes historiques dans les cultures populaires, pourquoi son succès dans des contrées où l’implantation européenne a été postérieure à la fin conventionnelle du Moyen Âge ?

15Les portes d’entrée dans cette terre d’investigation, qui n’est pas gaste, sont la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, et la théorie de la communication en ce qu’elle relit et donc relie ces différentes « logies ». Elle s’interrogera en particulier sur le pouvoir de certaines figures simples : la croix, le cercle, le créneau... François Amy de La Bretèque les nomme « iconogrammes »12. Je préfère les qualifier de « mémotypes » pour rendre compte de leur vertu auto-réplicative : à la manière de Richard Dawkins13 pour qui ce n’est pas le gène qui est au service de l’homme, mais l’inverse, nous ne nous interdirons pas de poser l’hypothèse que le Moyen Âge serait au service de ces formes, et que ce ne serait pas l’inverse.

16Du pain sur la planche, en somme, pour des universitaires qui mettent à la prise en compte d’objets exotiques – du moins pour les médiévistes stricto sensu – la rigueur de la méthode scientifique, alliés qu’ils sont à des praticiens, des performatifs, des entrepreneurs de néo-Moyen Âge. Ceux-ci apportent à la fois la tonicité de l’implication personnelle et une réflexion sur leur objet d’implication. Cette alliance, déjà conclue par certains et dont la légitimité a été une nouvelle fois vérifiée, ne peut pas ne pas être soulignée. Elle représente pour les universitaires, au choix de la métaphore, une bifurcation axiologique ou encore un vrai passage de frontière sémiotique, une ouverture du centre académique vers la périphérie. Elle fonde le positionnement méthodologique de Modernités médiévales.