1Les jeux vidéo d’aventure et les jeux de rôle en ligne1 constituent l’une des dernières grandes réussites commerciales dans l’univers ludique. Comme leurs prédécesseurs sur papier, la plupart de ces jeux plongent les joueurs dans des univers de type médiéval fantastique* dans lesquels ils vont devoir accomplir un certain nombre de quêtes et faire évoluer leur personnage. Cependant, il faut bien avouer que la plupart du temps, c’est l’élément « fantastique » qui prend le pas sur l’élément historique, le « médiéval » constituant plutôt un réservoir dans lequel on peut puiser des termes, des noms, des créatures... Le but n’est pas de recréer un Moyen Âge un tant soit peu vraisemblable, comme dans le cas des reconstitutions historiques, mais plus simplement de s’en servir comme d’une toile de fond. Parallèlement aux jeux eux-mêmes, se développe toute une production littéraire, scénaristique, filmique et artistique faite par les joueurs à partir de ces univers de fantasy*. Ces œuvres sont consultables sur Internet sur des sites personnels ou spécialisés, et il suffit de commencer à s’y intéresser pour se rendre compte qu’il s’agit d’un phénomène d’ampleur, à tel point qu’il serait irréaliste de penser pouvoir faire autre chose que d’en survoler rapidement quelques aspects dans le cadre de cet article. Afin de circonscrire mon corpus, j’ai choisi de ne m’intéresser qu’aux productions qui sont en rapport avec le jeu World of Warcraft (WoW), qui est sans conteste le MMORPG de référence depuis sa sortie en 2004. En effet, il totalise plus de onze millions de joueurs2 de par le monde (en octobre 2008) et constitue donc un véritable phénomène de société3. Dans le cadre d’une réflexion sur « le Moyen Âge enjeu », il m’a semblé pertinent de présenter le travail de ces joueurs qui, de consommateurs, deviennent de véritables créateurs4.

L’univers de jeu

2Depuis leur origine, les jeux de rôle* sont intimement liés à l’univers moyenâgeux : le père du genre, Gary Gygax, crée en 1973 Donjons et Dragons*, qui fait évoluer les joueurs dans un environnement très librement inspiré du Moyen Âge européen, en ce qu’il met en scène des personnages revêtus d’armures, armés d’épées, qui doivent accomplir des quêtes périlleuses afin de progresser et qui ne sont pas sans rappeler les héros des épopées et des grands romans médiévaux. Malgré quelques notables exceptions, il faut bien constater que ces univers médiévaux fantastiques seront ceux qui connaissent le plus grand succès auprès des joueurs. Et cette domination du « médiéval » se retrouve, de façon encore plus marquée semble-t-il, dans cette extension vidéo-ludique des jeux de rôle que sont les MMORPG. Le terme « médiéval » doit cependant être pris dans un sens très large : une société aristocratique, des épées et des dragons (monstre emblématique du Moyen Âge) suffisent bien souvent à poser le cadre. On ne cherche pas à reconstituer, mais plus simplement à dépayser (les joueurs sont très sensibles aux différentes ambiances qui caractérisent chaque région du jeu, particulièrement quand elles intègrent des composantes que l’on pourrait qualifier de fantastique ou d’onirique), tout en offrant comme points d’accroche les quelques souvenirs de cours d’histoire et de littérature que l’on a pu retenir5.

3L’année 1997 voit la publication du premier MMORPG populaire, Ultima Online, qui permet à des joueurs du monde entier d’incarner des personnages (ou « avatars ») et d’animer un monde entièrement virtuel. Deux ans plus tard, la sortie d’Everquest offre une très nette avancée en termes de graphisme et d’immersion. Mais c’est bien avec l’arrivée de WoW que l’on assiste à l’explosion du phénomène, puisque le nombre de joueurs passe de quelques centaines de milliers à plusieurs millions. Réservé jusque-là à une poignée de geek6, le MMORPG devient un phénomène de masse. Avec le succès que connaissent les jeux vidéo, on assiste à la naissance de toute une industrie de produits dérivés : livres, films, musiques, etc. Les éditeurs de jeux ont rapidement compris que l’une des clefs du succès était d’offrir aux joueurs la possibilité de créer leurs propres scénarios qu’ils puissent ensuite proposer aux autres7. Mais le plus intéressant est que les joueurs eux-mêmes s’emparent de ces jeux pour produire leurs propres récits ; grâce à Internet, ils peuvent les rendre public et se constituer ainsi (pour les plus talentueux d’entre eux) une véritable communauté de fans.

4Avant de présenter ces créations, arrêtons-nous sur le jeu en lui-même. Il propose d’incarner un personnage, dont on choisit la classe, les métiers et les talents, et qui doit accomplir des quêtes (seul ou de préférence en groupe) afin de gagner en puissance8. Le monde est divisé entre deux factions de joueurs adverses (la Horde et l’Alliance) ; y alternent les combats contre des monstres et entre factions, c’est-à-dire entre joueurs. Ces derniers s’organisent en guildes*, afin de pouvoir se retrouver et progresser ensemble. On observe ainsi de véritables réseaux de sociabilité qui se créent à partir du jeu. Le temps investi est souvent très important, comme on le constate en consultant le sondage élaboré par un site dédié à WoW9 :

5Certains joueurs se posent des défis assez singuliers, qui relèvent d’une première façon de détourner le jeu : c’est ainsi qu’un informaticien de 50 ans s’est fixé comme but de monter deux personnages jusqu’au niveau maximum sans tuer une seule personne ou un seul monstre (alors que cela constitue l’une des bases même du jeu)10. On appelle cette démarche le méta-jeu : le joueur ne contourne aucune règle, bien au contraire il en ajoute, et ces contraintes improvisées vont parfois dans le sens contraire de ce qui est habituellement attendu de sa part.

Le Fandom : Fan site, Fan fiction et Fan art*

6L’activité de certains joueurs va parfois déborder largement du cadre du jeu. L’un des premiers domaines dans lesquels ils s’investissent est la construction de sites Internet qui concernent le jeu lui-même et ce que l’on y fait (sites de personnages, ou plus couramment de guildes). Si la plupart des joueurs se rassemblent en guildes11, afin de se retrouver et de communiquer plus facilement, les interactions se poursuivent bien souvent hors du jeu, par l’intermédiaire de forums de discussion. Généralement, ceux-ci sont divisés en deux parties : la première, publique, donne quelques informations sur la guilde tandis que la seconde est réservée aux membres12. Tout le monde ne peut être connecté en jeu en même temps (pour des raisons d’emploi du temps) et ces forums sont donc un bon moyen de régler des problèmes, de partager des conseils, des requêtes ou des informations. Mais certaines guildes souhaitent avoir une véritable vitrine sur le Net, par laquelle elles pourront se présenter et mettre en valeur leurs performances en jeu13. Dans ce cas, le temps requis pour mettre en place ces sites est beaucoup plus important, car ils nécessitent une véritable compétence dans le maniement des outils Internet. Cependant, à l’exception des quelques grandes guildes (connues pour leur participation à des compétitions ou parce qu’elles figurent parmi les premières à tuer certains monstres), ces sites ne suscitent qu’un trafic assez limité, les principaux visiteurs étant les membres de la guilde en question.

7Il existe pourtant des sites extrêmement populaires auprès de tous les joueurs et que l’on pourrait regrouper sous le nom de Fansites14 : par exemple, des sites de news permettent de se tenir informé des nouveautés qui arrivent enjeu. Le fansite le plus populaire du domaine francophone est sans conteste JudgeHype15. Avec 2 000 à 4 000 personnes connectées pratiquement en permanence (et plus de 115 millions de visites depuis sa création pour la seule section consacrée à WoW), le site permet à ses deux créateurs de vivre de leur activité (grâce, notamment, à la publicité). Il comprend aussi un forum de discussion extrêmement populaire où les joueurs échangent des informations ou posent des questions sur n’importe quel point du jeu. On se rend rapidement compte qu’il existe une véritable petite communauté d’« experts » prêts à donner des conseils sur le jeu, jusque dans ses aspects les plus techniques.

8C’est ainsi qu’est né le concept de Theorycraft, qui vise à analyser mathématiquement les mécanismes ludiques afin de pouvoir optimiser sa façon de jouer. Ce souci d’efficacité se retrouve dans la création soit de sites dédiés à un aspect particulier du jeu16, soit, à l’inverse, de vastes bases de données qui centralisent tout ce que l’on peut désirer savoir sur les quêtes, les objets ou les monstres17. Le plus frappant au sujet des fansites est que contrairement aux sites personnels ou de guildes, leur habillage ne s’embarrasse d’aucune référence médiévale : le but est bien d’être clair et informatif, chose à quoi pourrait nuire une présentation à l’esthétique « médiévalisante » (par exemple un arrière-fond imitant le granulé du parchemin ou l’utilisation de lettrines et d’enluminures).

9L’un des domaines dans lesquels la créativité des joueurs s’exprime largement est celui des Fanarts. Il s’agit de dessins qui s’inspirent de personnages et de situations du jeu. Le phénomène a véritablement explosé grâce aux mangas japonais (les lois du copyright étant plus souples au Japon qu’en France) : il alimente le marché même de ces bandes dessinées. Le développement des blogs et des sites personnels, où l’on peut en trouver de nombreux exemples, a certainement favorisé ce mouvement. De plus, le caractère diachronique des blogs permet de suivre les évolutions du dessinateur aussi bien dans le cadre du jeu que dans sa production artistique, qui bien souvent l’illustre18. Les éditeurs de jeux vidéo ont rapidement compris que cela pouvait participer à la création de communautés autour de leurs produits, si bien qu’ils présentent certains de ces fanarts sur leur site officiel19. On peut également en retrouver un très grand nombre sur des fansites comme JudgeHype20. Ce dernier ne compte pas moins d’une centaine de pages, rassemblant chacune neuf fanarts. Et de l’aveu même du créateur du site, il est extrêmement en retard dans la mise en ligne des dessins qu’il reçoit ! Ici, il n’y a apparemment pas de réelle sélection, tant sur la qualité des images (qui vont du dessin enfantin à de véritables travaux de qualité professionnelle, témoignant des dons artistiques de leurs auteurs), que sur la technique utilisée (crayonné, peinture, aérographe, image de synthèse...) ou le genre (humoristique, style manga, esthétique proche du jeu...).

10Il est de coutume de dire que « les jeunes ne lisent plus » et qu’« ils écrivent moins encore ». Le développement des Fanfictions semble pourtant offrir un contrepoint intéressant à ces idées reçues21. On peut les consulter le plus souvent sur des fansites qui les mettent plus ou moins régulièrement en ligne22. Certains auteurs décident aussi de publier leurs écrits sur leur propre site, à la suite du succès qu’ils ont pu connaître sur des forums de discussion, qui constituent souvent un premier lieu où l’on va se donner à lire pour bénéficier immédiatement des réactions des lecteurs. C’est ainsi que vont se dégager des « vedettes », des auteurs qui sont attendus et commentés, à cette nuance près que bien souvent ils ne sont connus que par leur pseudo23. On peut citer le cas de Synapse, dont Les tribulations d’une démoniste mégalo24 (quarante-six chapitres à ce jour, soit plusieurs centaines de pages), ont fait l’objet : d’une traduction intégrale en anglais ; d’une traduction allemande en cours ; d’une adaptation en bande dessinée ; et d’un début d’adaptation en machinima*25.

11À peu près tous les genres sont représentés : poésie, chanson, nouvelle, roman... On trouve donc aussi bien des textes très courts que de longs récits développés sur plusieurs dizaines de chapitres. Ces récits sont souvent inspirés d’expériences en jeu, auxquelles on tente parfois d’insuffler un ton épique en les présentant comme « chanson de geste » et en utilisant quelques expressions « qui font médiéval », à l’instar de ce que l’on peut trouver dans des films comme Les Visiteurs. D’autres optent pour une présentation de type « manuscrit enluminé » dont on tourne les pages26.

12Même s’il est clair que la « tentation médiévale » reste très marginale, un certain souci historiographique n’est pas toujours absent de ces productions, et en particulier quand il s’agit de décrire le background* du jeu27. En effet, certains joueurs proposent de véritables entrées encyclopédiques sur tous les aspects historiques, légendaires, ethniques ou géographiques du jeu. Ainsi un joueur propose-t-il par exemple une « Histoire des Trolls »28. Les commentaires que peuvent faire ses lecteurs sont particulièrement éclairants. Outre les corrections orthographiques ou grammaticales que signalent certains, d’autres relèvent et corrigent immédiatement les inexactitudes de cette « Histoire ». Et surtout, on demande à l’auteur de « citer ses sources », insistant sur le fait que certaines de ses affirmations ne sont en fait que des hypothèses et qu’il faudrait donc les présenter comme telles. Plusieurs auteurs de ces commentaires appuient leurs explications sur des livres que l’on peut trouver et lire dans le jeu, sur les parties historiques du site officiel consacré à WoW, et sur ce que l’on trouve dans les autres jeux consacrés à l’univers Warcraft29. On peut ainsi assister à de véritables petits débats historiographiques, dans lesquels on s’affronte à coups de sources et d’hypothèses, et qui témoignent donc du sérieux et du travail que certains sont prêts à investir autour du jeu, mais aussi hors de celui-ci !

13Pour conclure sur ce point, j’aimerais revenir au jeu au travers de ce qui constitue sans doute son aspect le plus médiévalisant : le Roleplay* (RP). Il présente l’intérêt d’être laissé à l’initiative des joueurs et non imposé par le jeu lui-même : il s’agit d’incarner son personnage, de lui donner une histoire et d’agir, de parler, en conformité avec celle-ci. Même si elle ne concerne qu’une très faible minorité de joueurs, une telle démarche demande souvent un grand investissement de leur part. On remarque que les guildes RP sont bien plus nombreuses du côté de l’Alliance, pour laquelle l’inspiration médiévale est la plus présente, et sans doute parce qu’il est plus facile de se mettre dans la peau d’un chevalier humain que d’un chaman orc. L’utilisation d’un vocabulaire « moyenâgeux » est dès lors recommandée et certaines de ces guildes offrent à leurs membres des backgrounds extrêmement fouillés, même s’ils ne sont pas exempts d’anachronismes. Ainsi la guilde Duché d’Aarkorrie30 propose-t-elle un retour au médiéval dans sa distinction entre trois Maisons, Wernoriae (Militaire), Malaky (Spirituelle) et Artwendor (Politique et diplomatique), qui rappelle la tripartition dumézilienne de la société médiévale31, mais ajoute que « [t] out Aarkonien, même de la plus basse extraction, dispose pourtant d’un terrible pouvoir : le bulletin de vote ! » Le Moyen Âge est donc toujours à la fois présent et absent, mais c’est justement cette distance par rapport à l’histoire académique qui autorise les ramifications créatives les plus échevelées, nous donnant ainsi l’image d’un Moyen Âge vu... de loin !

Vers une professionnalisation : bande dessinée, Machinima*, film et musique

14WoW, on l’a dit, est un jeu médiévalisant, dont les graphismes sont volontiers qualifiés de cartoon (ce qui fait leur succès et surtout leur permet de mieux résister au temps que des jeux plus réalistes). Cela n’est sans doute pas étranger au fait que des joueurs ne se sont plus contentés de fanarts, mais sont allés explorer l’univers de la bande dessinée, ce qui suppose, en plus d’un certain talent pour le dessin, la capacité de développer un scénario, parfois sur un très grand nombre de planches. Je distinguerais trois façons de manier la bande dessinée à partir du jeu. La première se sert directement du moteur graphique du jeu et pourrait être comparée au roman-photo32. L’auteur prépare sa mise en scène en jeu, puis fait une capture d’écran qui est ensuite retravaillée pour donner une case, qui sera disposée sur une planche et dans laquelle il incrustera bulles et récitatifs. Cela suppose bien souvent de trouver des personnes prêtes à collaborer en jeu, pour avoir plusieurs personnages dans chaque case et les mettre en scène, à l’instar des acteurs pour un roman-photo33.

15Le second type de bandes dessinées relève de ce que l’on pourrait appeler les webcomics. Dans ces parutions régulières, il s’agit en quelques cases (ou parfois une seule) de proposer sous un angle le plus souvent humoristique une situation inspirée de la mécanique du jeu et qui peut avoir un côté absurde. En français, Noobz-online34, qui existe aussi en version anglaise, sort ainsi chaque mercredi depuis mars 2008 (soit 35 planches à l’heure où j’écris). Il existe davantage de choix en anglais, notamment le site de Keydar35 qui met en scène des personnages récurrents (163 planches !) ; ou le site de Woody Hearn36 qui propose pratiquement chaque jour une case humoristique autour d’un jeu (pas uniquement WoW) depuis juillet 2000 et totalise plus de 1 800 dessins. Ce dernier contient même une boutique en ligne qui vend des objets reprenant certains dessins de l’auteur. On voit dans cet exemple comment on bascule du fandom vers une professionnalisation37.

16La troisième forme d’adaptation relève de ce que l’on pourrait appeler la bande dessinée classique : elle met en scène des personnages, dont on va pouvoir suivre les aventures sous forme d’albums. Ici, le média de départ reste bien souvent Internet, mais les auteurs tentent aussi l’aventure papier. C’est ainsi que s’inspirant de son expérience de jeu, Grégory Maklès nous propose au fil des semaines et avec humour les aventures de son orc voleur Stevostin38. Devant le succès que rencontre le personnage, une édition papier a été proposée, qui reprend les dessins de son site, mais en les colorisant et en ajoutant de nouvelles planches39. Un second tome est en préparation, à partir de la suite des aventures de Stevostin, elles aussi publiées en partie sur le Net. Dans ce cas, il existe une véritable synergie entre les deux médias, le premier permettant à l’auteur d’être directement en contact avec ses lecteurs qui peuvent laisser des commentaires à chaque nouvelle planche. Certaines œuvres donnent même naissance à de véritables petites entreprises, comme dans le cas de Looking for groupe40, intégralement publié en ligne. Ryan Sohmer (scénariste) et Lar Desouza (dessinateur) livrent ainsi pratiquement une planche par semaine (soit un total de 192 planches en octobre 2008), mais ils sont en outre entourés d’une équipe de quatre autres personnes (pour le site et la vente de produits dérivés, dont une version papier de la BD – identique à la version Internet). Alors que dans le cas de Stevostin, les situations sont directement inspirées du jeu et de ses mécanismes (interactions entre personnages, système de quêtes, etc41), Looking for group en revanche se situe bien dans l’univers de WoW, mais se détache du contexte ludique pour devenir une création à partir d’un univers donné (comme le serait une franchise, à l’instar de StarWars par exemple).

17La possibilité d’enregistrer les sessions de jeu en mode vidéo a permis la naissance d’un nouveau genre cinématographique, ouvert à tous à condition de disposer de temps et de développer les compétences nécessaires : les machinimas. Il s’agit de films réalisés à partir du moteur graphique du jeu, qui sont ensuite montés et retravaillés à l’aide de logiciels spécifiques. Si la plupart de ces films sont courts et ne consistent qu’en une démonstration d’habileté en jeu, notamment lors de combats contre d’autres joueurs, un certain nombre de véritables créateurs émerge. Ils font montre d’un réel talent tant au niveau de la maîtrise des outils vidéos, que du scénario, voire de la direction d’« acteurs ». En effet, derrière chaque personnage se tient un joueur qui doit suivre les instructions du metteur en scène, sans partager avec lui autre chose qu’un espace virtuel, puisqu’ils peuvent parfaitement se trouver à des milliers de kilomètres de distance l’un de l’autre. Du simple pastiche ou clip vidéo, que l’on peut réaliser seul ou avec quelques amis42, les machinimas vont jusqu’à de véritables « superproductions » engageant la participation de plusieurs centaines de joueurs pour des scènes dont le montage et le doublage réclament parfois plusieurs mois de travail de post-production43. Enfin, on peut trouver quelques parodies sur le monde des joueurs44, filmées par et avec des acteurs (souvent professionnels, mais encore peu connus et qui sont eux-mêmes des joueurs), sur le modèle des sitcoms (dans le genre de Caméra Café). Ce n’est plus le jeu, mais les travers et les petites manies de celui qui est devant son écran, en lesquels chacun peut se retrouver, qui sont ainsi mis en scène.

18Le dernier domaine dans lequel s’illustre la créativité des joueurs est celui de la musique (pratiquement tous les genres sont représentés, souvent en lien avec des machinimas)45, et des créations audio comme les podcasts46 et les sketchs audio (souvent qualifiés de saga mp3)47.

19Les jeux dans ces univers virtuels, à l’instar d’autres divertissements comme la télévision, sont particulièrement « chronophages », à cette différence que le temps que l’on y consacre ne se passe pas exclusivement en jeu : la plupart des joueurs consultent régulièrement des sites dédiés ou participent à des forums de discussion, ce que l’on pourrait qualifier d’activité para-ludique. Mais ce qui nous a ici intéressé constitue un second niveau de distanciation, méta-ludique, puisque l’on ne se sert plus du jeu en tant que simple utilisateur, mais qu’il devient un support pour la création. Il ne faut cependant pas perdre de vue que cela reste marginal, tant du point de vue du nombre de ces créateurs (si on le rapporte au nombre de joueurs), que du public que ces créations vont toucher. En effet, c’est sans doute là un des paradoxes d’Internet, qui ouvre tout à tous, mais est la plupart du temps très segmenté : on l’utilise pour consulter ce avec quoi l’on est déjà familier. On ne trouve ainsi la plupart de ces œuvres que sur des sites consacrés au jeu, et que seuls les joueurs consultent. À cela, il faut ajouter que bien souvent le vocabulaire utilisé, les références au background supposent une certaine connaissance du jeu, ce qui ne favorise évidemment pas la diffusion hors d’un cercle de personnes possédant cette culture partagée. Il faut donc envisager ces jeux comme une pratique culturelle communautaire, à ce détail près que ses pratiquants sont éloignés dans l’espace réel et ne se retrouvent bien souvent qu’au sein de ces espaces virtuels. Il n’empêche que de telles interactions et créations dans des mondes virtuels peuvent avoir des effets bien réels et nous amènent alors à interroger la pertinence d’une stricte distinction entre réalité et virtualité, aussi bien qu’entre consommation et création.